Le Tailleur de pierres de Saint-Point/11

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Lecou, Furne, Pagnerre. (p. 243-276).


CHAPITRE XI.



I.

Je remontai le dimanche suivant ; je le trouvai au fond du ravin, à peu près à l’endroit où son frère l’aveugle était tombé ou s’était jeté dans la nuit de son désespoir. Il était assis non loin de ses chèvres, qui broutaient l’extrémité des jeunes tiges sur les escarpements des deux bords du ravin. Le bruit qu’elles faisaient en secouant les jeunes branches, en détachant le gravier sous leurs sabots de corne, et le petit gazouillement du ruisseau sur les cailloux de son lit empêchaient Claude dé m’entendre. Il était au pied d’un sorbier dont les feuilles légères et découpées laissaient pleuvoir sur lui et sur l’herbe autour de lui de légers rayons du soleil dans l’ombre, comme des lucioles vivantes se poursuivant la nuit sur le bord d’un large fossé. Des multitudes d’oiseaux chantaient, sifflaient, gazouillaient, volaient parmi les branches de chêne, de frêne, de hêtre, de cerisier sauvage au-dessus de sa tête. Des fleurs de ténèbres et d’humidité nuançaient çà et là le tapis déchiré de gazon, et pendaient en touffes et en bouquets jusque sur le lit du ravin comme pour respirer l’eau qu’elles parfumaient à leur tour. L’air du midi tombant d’un ciel calme et embrasé s’insinuait à travers ce dôme d’arbustes et attiédissait la fraîcheur ordinaire du ravin. On ne voyait à travers les branches que de petits pans de ciel bleu qui faisaient paraître la verdure des feuilles plus crue et plus foncée en contraste avec le firmament. Les moucherons s’échappaient par nuages de l’eau chaque fois qu’un oiseau s y abattait pour boire. Ils flottaient comme de petites nuées vivantes au-dessus de l’écume du ravin, et le rayon du soleil, en les traversant, les faisait reluire de toutes les couleurs de leurs ailes comme des arcs-en-ciel ailes sur des cascades de vie débordante.

II.

Au milieu de ce site, bien plus enchanté pour Claude que pour moi, puisqu’il était la scène de son enfance, de toute sa vie, et qu’il le revêtait, pour ainsi dire, de toutes ses impressions, de tous ses souvenirs, Claude semblait absorbé dans la contemplation de ce qui l’entourait. On eût dit qu’il faisait partie vivante, végétante ou pétrifiée de la terre, et qu’il y était aussi enraciné que le tronc du sorbier contre lequel il s’appuyait. Je me gardai bien de le déranger par aucun bruit importun et prématuré ; j’étais curieux de voir vivre et d’entendre respirer cet homme devant Dieu seul.

Il y était, en effet, comme toujours, par la pensée et par l’adoration mais il ne se doutait pas qu’il y avait un regard et une oreille entre son âme et Dieu.

III.

Il traçait avec distraction des lignes sur le sable avec une branche de noisetier qu’il tenait à la main. Il faisait rouler du pied des grains de sable ou de petits graviers dans l’eau, en paraissant écouter avec un certain charme le petit bruit de cloche plaintive que ces chutes faisaient rendre au bassin. Il appelait par son nom tantôt une chèvre, tantôt l’autre ; il sifflait son chien ; il suivait de l’œil le papillotement des rayons sur l’eau ; il s’accoudait tantôt sur un bras, tantôt sur l’autre ; il fermait et il rouvrait tour à tour sa lourde paupière, comme pour contenir ou pour laisser évaporer ses pensées. Il avait de longs intervalles pendant lesquels on ne l’entendait pas plus aspirer son souffle que s’il eût été mort, puis de longues et inépuisables respirations, comme s’il eût voulu épancher toute sa vie dans une haleine. On voyait qu’il y avait à la fois du calme et du mouvement dans cette âme, et qu’elle ressemblait à la mer, qui coupe ses majestueux silences par de majestueuses ondulations. L’enthousiasme intérieur pesait évidemment sur lui comme Dieu, père invisible, sur son Océan. Il priait.

IV.

Que n’aurais-je pas donné pour traduire en paroles cette prière sourde, cette invocation muette qui se passait toute ainsi entre ses lèvres et son cœur ? On n’a jamais noté les palpitations d’une âme simple, plus belles sans doute mille fois que les hymnes des poètes et les prières savantes et étudiées de ceux qui font profession d’enthousiasme et de contemplation. Il ne me fut pas donné d’en saisir autre chose que la contre-empreinte sur sa physionomie, dans son attitude, dans ses gestes, et quelquefois le nom de Dieu qu’il prononçait en inclinant le front ou en élevant ses regards vers la cime des arbres. Mais dans l’accent avec lequel il prononçait ce nom, il y avait toute une révélation de la présence et de la sainteté de son Créateur. J’entendis distinctement aussi le nom de Denise, et ces mots huit ou dix fois répétés : Es-tu là ? — Me vois-tu ? — Est-ce toi, Denise, qui me réponds dans l’âme ? Dis-moi donc quand il plaira au bon Dieu de nous réunir. — Je suis bien impatient peut-être, n’est-ce pas ? C’est bien mal à moi de ne pas savoir attendre la volonté de là-haut, que tu sais, toi ! Mais la montagne est si seule sans toi ! Obtiens donc du bon Dieu qu’il ait pitié de Claude ? Denise ! Denise !… que la vie me dure ! Et quelques autres paroles confuses et entrecoupées comme celles-là. Puis, comme s’il eût eu honte de son impatience et comme s’il eût rougi de s’attendrir ainsi sur lui-même, il se leva, s’essuya les yeux, sourit tristement au soleil qu’il apercevait en haut sur l’extrémité du ravin, et remonta lentement la pente de mon côté. Je fis alors du bruit dans les feuilles et quelques pas, comme si je venais d’arriver seulement aux Huttes, et comme si je cherchais Claude vers l’enclos de roches. À ce bruit, il me reconnut, remonta tout à fait, me salua son bonnet à la main et ses cheveux au vent. Je lui serrai la main avec un sentiment d’amitié véritable, que je reconnus dans l’impression forte et confiante de sa propre main. Nous allâmes, en causant de la beauté de la saison et de la sérénité du jour, nous asseoir sous le grand châtaignier, dont ses feux de berger dans son enfance avaient creusé le tronc et calciné les racines.

V.

Après avoir ramené insensiblement et par de longs et flexibles détours la conversation sur lui-même et sur sa vie passée : Eh bien ! Claude, lui dis-je, étiez-vous suffisamment heureux dans cette vie de dévouement à vos frères pendant votre tour de France, et ne pensiez-vous jamais qu’à soulager vos camarades, à Dieu et aux livres que le vieillard vous lisait sur ses perfections et sur votre destinée après cette existence ?

— Oh monsieur, me répondit-il, je pensais bien aussi trop souvent à autre chose, au pays, à la montagne, à ma mère, à mon frère, à ma petite sœur et à Denise. Plus j’essayais de chasser ces idées, qui me rendaient le marteau si lourd dans la main et le goût du pain si amer, plus elles me revenaient toujours malgré moi. Mes camarades se moquaient de moi en badinant et m’appelaient le songeur. — Dis donc, Claude ! me disaient-ils, est-ce que tu as oublié quelqu’un dans les étoiles, ou est-ce que tu as perdu quelque chose dans les montagnes, que tu regardes ainsi, en soupirant, toujours en haut ? Je devenais tout rouge, monsieur, et je ne savais quoi répondre. Hélas ! ce n’était que trop vrai que j’avais tout laissé et tout perdu sur les hauteurs ; et toutes les fois qu’en sortant des villes pour me promener les dimanches, ou en traversant les plaines d’un pays, je voyais des cimes de montagnes comme celle-ci et une fumée de hutte ou de bûcheron montant de derrière des sapins, je ne pouvais en détacher mes yeux. Quand je portais la main pour mieux voir, je ramenais mes doigts tout mouillés. Je me disais : C’est comme chez nous ! Il y a peut-être des ravins, des roches, des chevreaux qui broutent, des eaux qui coulent en chantant par les rigoles, un foyer où l’on jette les fagots fleuris pour faire la soupe de la famille ; une vieille mère, une belle fiancée, une Denise !… Et puis, je me sentais les jambes si lasses que je ne pouvais plus marcher, et que j’étais forcé de m’asseoir sur le revers du fossé, en face de ces chaînes hautes d’où me descendaient ces pensées au cœur. En un mot, monsieur, j’avais ce que nous appelons, nous autres, le mal du pays, la maladie, presque la seule que nous ayons, la maladie du pauvre monde qui, n’ayant pas grand chose à aimer autour d’eux, se mettent à aimer le coin de terre qui les a portés. Je pense que c’est comme ce châtaignier : si on le transplantait, qui regretterait et qui aimerait la motte de terre qui a nourri ses racines !

VI.

Et alors, monsieur, et à chaque moment, le jour et la nuit, je me donnais tout seul un moment de peine et de plaisir en me disant : Pensons librement à eux. Qu’est-ce qu’ils disent ? Qu’est-ce qu’ils font là-haut, juste au moment où je pense ? Voilà la nuit, ils rentrent à la hutte, ils rallument le feu pour le souper ; voilà le matin, ils sortent avec leurs râteaux et leurs sarcloirs sur l’épaule pour aller nettoyer le pré ou l’auge ; voilà midi, ils mangent ensemble à l’ombre du foyard, au coin du champ ; voilà le soir, ils se reposent sur la porte et ils font peut-être leurs prières en pensant à moi ! Voilà le printemps, ils lavent les agneaux à la fontaine ; voilà l’été, ils rapportent sur l’aire devant la maison les gerbes d’où pendent des pavots coupés, et qui sonnent comme des fils de laiton quand elles sont sèches et que le fléau tombe dessus. Denise, ma mère et ma sœur les foulent les pieds nus, pendant que mon pauvre frère écosse les pois tout seul dans un coin de la cour, de peur qu’il ne blesse quelqu’un avec son fléau. Voilà l’automne, ils battent les châtaigniers. Voilà l’hiver, ils se chauffent à la lueur du creusieu, à la chaleur des moutons dans l’écurie, en tillant le chanvre ou en cassant les noisettes pour faire l’huile. Mais combien sont-ils ? Ma mère y est elle encore ? Est-elle bien voûtée ? Ses mains, qui commençaient à maigrir, tremblent-elles ? Y a-t-il de nouveaux enfants autour des tabliers des femmes ou dans des berceaux au pied du lit ? Ah ! monsieur, je ne pouvais plus jamais m’arrêter, une fois que je me dessinais en idée toutes ces choses devant les yeux, et que je me faisais en moi-même toutes ces questions auxquelles je me répondais sans savoir, tantôt d’une manière, tantôt d’une autre. C’étaient comme des rêves réveillés, quoi !

VII.

Et plus le temps s’écoulait, et plus ces pensées se cramponnaient à mon esprit, comme ces lierres qui se cramponnent d’autant plus à ces murs qu’ils vieillissent plus. Enfin je n’y pouvais quelquefois plus tenir. Je me disais : Allons, retournons-y demain ; n’y a-t-il pas sept ans ? N’est-il pas tombé assez de neige et de feuilles mortes sur le sentier où nous nous sommes dit adieu, Denise et moi ? Pense-t-elle à moi seulement, maintenant, autrement que comme une sœur pense à un frère absent ? N’est-elle pas mariée et heureuse depuis si longtemps ? N’a-t-elle pas plusieurs petits qui pendent à sa robe ou qu’elle porte sur son sein en allant aux roches ? Cette idée, que nous avions eue autrefois l’un pour l’autre, n’est-elle pas passée des milliers de fois de son cœur, comme l’eau de la neige fondue au printemps a passé des milliers de fois dans le lit du ravin ? Peut-être qu’ils seront bien aises de me revoir, au contraire ? Peut-être que ma mère me demande à son lit de mort ? Peut-être qu’ils ont plus de bouches à nourrir à la maison qu’ils n’ont de bras pour piocher, pour semer et pour moissonner ? Peut être qu’ils ont besoin d’un ouvrier, qu’ils n’ont point de gages à donner à un valet ou à une servante, et qu’ils disent entre eux : — Ah ! si Claude était là ! — Il me semblait les entendre, monsieur, tout comme s’ils avaient parlé à côté de moi, à mon oreille.

VIII.

À la fin, sans m’en rendre bien compte à moi-même, je me rapprochai insensiblement du pays. Je vins travailler de Toulon à Bercelonnette dans les Basses-Alpes, puis à Grenoble, puis aux carrières de Vienne en Dauphiné, puis aux carrières du Courson sur la Saône, où l’on taille des pierres pour la ville de Lyon, puis à Belleville, puis à Ville-franche en Beaujolais, puis à Mâcon, d’où l’on voit les revers des montagnes où sont les Huttes, noircies le soir comme un mur à moitié démoli, contre le ciel. Ah ! une fois que je fus là, je retenais bien encore mes pieds par ma volonté, monsieur, mais je ne pouvais plus retenir mes yeux. Aussitôt que je les levais de dessus ma pierre de taille, ils voyageaient d’eux-mêmes vers ces montagnes. C’était si dur, monsieur, de me dire : Dans sept heures de marche tu te contenterais, tu serais où tu voudrais être, tu verrais ce que tu veux voir ! Eh bien, non ! tu n’iras pas, tu te borneras à regarder de loin ton pays ! On ne saura pas encore que tu en es et que tu as passé si près d’eux !

IX.

Vous me direz : Mais vous ne donniez donc aucune nouvelle de vous, et vous ne receviez donc aucune nouvelle des autres ! D’abord, monsieur, ni moi ni personne de la maison nous ne savions lire ou écrire et puis je n’avais jamais rencontré un garçon de la montagne dans les chantiers qui pût me dire ceci ou cela du pays. Ensuite, faut-il vous le dire ? tout en désirant tant savoir ce qui était arrivé depuis mon tour de France à la maison, j’avais peur de l’apprendre. Je sais bien que c’est une contradiction, mais c’est comme ça. Est-ce que vous n’avez pas senti quelquefois que l’homme était, pour ainsi parler, double, et que, pendant que l’un désirait une chose, l’autre craignait en lui-même ? Donc, pas un mot des Huttes n’était venu à moi depuis si longtemps, et pas un mot de moi n’était arrivé aux Huttes. C’était pour moi comme un autre monde où j’aurais vécu avant la mort, et que je ne reverrais jamais qu’après ma résurrection.

X.

Mais, depuis que je m’étais laissé entraîner par moi même, et comme malgré moi, à revenir si près, et depuis que je mesurais des yeux, tout le jour, le nombre de pas que j’avais seulement à faire pour arriver à ces montagnes et pour revoir la famille, je n’étais plus si maître de mes jambes ni de ma volonté. J’étais quelquefois comme fou de désir, monsieur ; mon cœur battait comme s’il avait voulu s’échapper de ma veste et aller sans moi là-bas.

Je ne dormais plus, ou je dormais quasi éveillé, en voyant en songe toutes sortes de choses de la maison, que je ne pouvais plus effacer de mes yeux quand j’étais réellement réveillé. Je devenais encore plus silencieux que d’habitude ; je n’avais plus goût même à soulager celui-ci ou celui-là par mon travail, et, pour comble, je ne priais quasi plus le bon Dieu, ou du moins je ne m’entendais pas moi-même quand je marmottais mes prières. Oh ! ce fut un terrible temps de ma vie ! Je me repentis bien d’être venu si près, et je formai bien souvent la nuit le projet de retourner à Toulon ou à Bayonne, et de rester à jamais si loin, si loin, que je n’eusse pas la tentation qui me travaillait l’esprit. Mais, bah ! quand le jour revenait et que je revoyais la montagne, c’était fini, c’était comme si j’avais eu des semelles de plomb aux deux pieds ; je ne pouvais plus partir.

XI.

Voilà exactement comme je vivais pendant ces quinze malheureux jours, et plût à Dieu que j’eusse écouté la voix qui me retenait, au lieu d’écouter celle qui m’appelait aux Huttes. Mais Dieu sait le meilleur ! Ce fut plus fort que moi. Une nuit que je ne pouvais pas absolument m’endormir et que les tempes me battaient sur l’oreiller comme les ailes d’un oiseau qui veut briser sa cage, je me relevai en sursaut, je m’habillai sans me donner le temps de penser à ceci ou à cela ; je pris mon sac sur mon dos et je me mis à marcher à travers la campagne et la nuit sombre sans sentir la terre sous mes pieds, comme on dit que les fantômes marchent. J’étais tout en sueur ; mais ma sueur était froide comme si on m’avait jeté un seau d’eau sur la tête. Avant que le jour se fît là-bas sur le mont Blanc, j’étais déjà au pied des montagnes. Je montai par les sentiers et par les bois de sapins sans souffler seulement et sans m’asseoir sur aucune pierre. Il me semblait que je monterais toujours, toujours, sans jamais atteindre. Pourtant, quand le soleil en plein vint me réchauffer un peu et que le grand jour me rendit un peu de raison, je me dis : Où est-ce que tu vas, et qu’est-ce que tu vas faire ? Sais-tu seulement si ta mère vit ? si ton frère, heureux avec Denise, ne te verra pas avec jalousie à la maison, sachant que Denise t’avait donné son cœur avant que ta mère lui donnât sa main ? Sais-tu si tu ne troubleras pas le cœur de Denise par ta vue ? Sais-tu si tout le bonheur de la maison ne disparaîtra pas à ton arrivée, comme l’ombre de ces arbres est chassée par le soleil ? Et si cela est, de quoi t’aura servi d’avoir été courageux et bon une fois, et absent tant d’années de ta jeunesse, pour perdre en une heure tout le fruit de ta peine ? Ne vaut-il pas mieux qu’ils te croient tous mort, comme ils doivent le croire, n’ayant jamais plus entendu parler de toi ? Enfin, mille choses comme cela, monsieur. De telle sorte que je faisais un pas et puis que je reculais de deux, que je reprenais mon élan et puis que je m’arrêtais, regardant la terre et le bout de mes souliers, immobile, sans respiration, comme un mort debout. Ah ! monsieur, quelle marche douloureuse ! comme si j’avais monté un Calvaire, voyez-vous !

XII.

Ne pouvant ni me résoudre à revenir sur mes pas ni me décider à continuer plus avant, et voyant le soleil de midi tellement clair que les bergers pourraient me reconnaître de loin et porter la nouvelle de mon retour au pays, aux Huttes, je m’enfonçai un peu à l’écart du sentier contre une roche, et je me mis la tête dans mes mains pour réfléchir. Non, que je me dis, je ne peux pas retourner, c’est trop avancé ; il y a des cordes qui me tirent le cœur, tellement que mon cœur y resterait si j’essayais de tirer de l’autre côté. Je verrai demain la maison de ma mère, je saurai qui vit ou qui meurt sous le toit de mon père ; je ne m’en irai pas sans que la voix de Denise ait encore une fois réjoui mon oreille, si Denise vit encore du moins ! Mais je ne me ferai pas voir, j’attendrai ici que la nuit soit venue, je marcherai nu-pieds, je retiendrai mon souffle pour ne pas éveiller le chien, je m’approcherai comme un voleur, hélas ! pour voler un seul coup d’œil sur ceux que j’ai tant aimés et tant regrettés.

XIII.

Comme je parlais ainsi en dedans de moi, le visage vers la terre, sans rien voir et sans rien écouter du dehors, voilà que j’entends une voix toute cassée qu’il me semble reconnaître et qui me crie du sentier : C’est donc vous, monsieur Claude ? On disait que vous étiez mort et qu’on ne vous reverrait plus jamais au pays ! Ce n’était donc pas vrai ! Comme vous avez l’air riche à présent une bonne veste, un chapeau encore bon, et de fort bons souliers à clous ! Donnez-moi donc un sou par charité. Je suis le vieux Sans aime ! Je levai la tête tout tremblant à cette voix et je reconnus le pauvre idiot qui courait les montagnes, sa besace sur le dos, depuis son enfance, et qu’on appelait dans le pays l’innocent ou le Sans aime. Les années ne l’avaient guère changé, si ce n’est que les cheveux qui sortaient de son bonnet de laine déchiré étaient blancs au lieu d’être gris, comme ils étaient déjà quand j’étais petit. Le temps glisse sur ces hommes innocents, voyez-vous, monsieur, comme la pluie sur ces roches, parce qu’ils ne le sentent pas passer. Ils ne sont jamais vieux, parce qu’ils sont toujours enfants. — Ah ! bonjour, mon pauvre innocent, que je lui dis ; tu m’as donc bien reconnu tout de même ? Mais qu’est-ce qu’ils font aux Huttes ?

Je tremblais de sa réponse.

— Aux Huttes ? me répondit-il. Ah ! je ne sais pas ; il y a bien six ans que je n’ai pas passé par les Huttes, voyez-vous, parce qu’ils ont un nouveau chien qui aboie comme un loup. Je m’écarte quand j’ai à passer la montagne, et je regarde de loin leur fumée, de peur que les enfants ne me lancent le chien. Je ne sais ce qu’est de venu l’aveugle, ni la mère, ni Denise, ni la petite ; j’ai bien seulement vu les débris de loin sur les rochers ; mais voilà tout. Mais que vous avez donc de beaux habits et de beaux souliers !

XIV.

Cette admiration obstinée de l’innocent pour ma veste et pour mes souliers me fit venir une idée, monsieur. Je me dis : Si je changeais avec lui, et si je me servais de sa besace, de sa chemise de toile, de son bonnet et de ses sabots pour m’approcher des Huttes sans qu’on soupçonnât autre chose de loin que l’innocent, je pourrais voir et entendre sans être reconnu, et, si je vois qu’ils n’ont pas besoin de moi à la maison, eh bien, je m’en retournerai sans avoir rien dérangé dans le cœur de personne. Je n’eus pas de peine à persuader à l’innocent de changer ses sabots contre mes souliers, sa tunique de toile contre ma veste, son manteau troué et sa besace vide contre mon chapeau. Cela fait, je lui donnai cinq sous pour aller me faire une commission soi-disant dans un village à huit lieues de la montagne, afin de l’éloigner pour deux ou trois jours des Huttes. Il partit content sans se douter de rien, la pauvre âme, et moi je m’enfonçai davantage sous les sapins, de peur d’être vu par quelque berger. Je mangeai des croûtes de pain que l’innocent avait laissées dans sa besace, et je bus dans le creux de ma main à une source que j’avais trouvée quand je gardais les chevreaux. J’attendis ainsi, en priant Dieu et en pensant à la maison, que la nuit bien noire eût enveloppé les sapins. Je mis les sabots de l’idiot sur le sentier, afin qu’il pût les retrouver à son retour, et je m’avançai nu-pieds et sans bruit vers les Huttes.

XV.

Le hasard voulut qu’en approchant de la maison, où je voyais briller une petite lumière, je fus rencontré par le chien qui revenait de chasser tout seul un lièvre ou un lapin dans les roches. Il jeta deux ou trois voix au bruit et s’élança sur les haillons de l’innocent pour les mordre. Mais je lui laissai la besace dans les dents, et, l’ayant appelé à demi-voix par son nom, il lâcha le haillon, se rapprocha peu à peu, en grondant de moins en moins, comme quelqu’un qui n’est pas sûr s’il faut se fâcher ou rire ; puis, m’ayant flairé de plus près, il me reconnut à son tour, me couvrit de caresses et s’attacha à moi sans plus vouloir me quitter. Cela fit que personne dans la maison ne fut avisé de mon approche.

XVI.

Il pouvait être à peu près deux heures avant minuit. Il n’y avait ni lune ni étoiles dans le ciel des nuages noirs couvraient tout. On ne voyait rien qu’une petite étincelle sortant d’une vitre d’une lucarne basse qui ouvrait dans le mur de fond de la maison, du côté du rocher qui domine le ravin. On n’entendait rien que quelques petits frissons de vent dans les bruyères, le travail précautionneux des taupes sous les buissons et le marmottement de l’eau courante au fond du grand abîme où j’étais tout à l’heure, monsieur. Je marchai doucement, doucement, faisant bien attention à ne pas faire rouler un caillou et à ne pas faire bruire une herbe sous mes pieds nus. À mesure que j’approchais, je me sentais plus envie de m’en retourner, sans avoir été plus avant, de peur de savoir ce qui me ferait ensuite trop de chagrin d’avoir appris. Dieu ! me disais-je, si je n’allais revoir ni ma mère, ni mon frère, ni Denise autour du foyer, mais quelques visages de femme et d’homme et d’enfants étrangers, entrés, comme les fourmis que vous voyez là, dans la maison vide de l’escargot ! qu’est ce que je deviendrais ? Oui, oui, il vaut mieux s’en aller, avoir revu le mur, la fumée et la lueur du creusieu, et croire que tout est encore là comme de mon temps.

XVII.

Deux ou trois fois je m’arrêtai, et je fis un pas pour remonter d’où je descendais. Vous ne croiriez jamais, monsieur, que ce fut le chien qui me retint et qui me força à redescendre. Il grondait, il me léchait les pieds, il me mordait le bord de mes haillons comme pour me forcer à revenir avec lui. Je craignais le bruit qu’il allait faire, et je continuai à le suivre. Mais, pour dire vrai, je ne savais déjà plus ce que je faisais ou ce que je ne faisais pas. J’étais comme ces hommes qui marchent et qui pensent, dit-on, en dormant.

Je n’osai pourtant jamais, malgré le chien, me diriger du côté de la cour de l’étable et de la porte de la maison. Je descendis dans le ravin, je remontai l’autre bord en me tenant avec les orteils aux racines et avec les mains aux herbes. Arrivé en haut, je grimpai encore le rocher que vous voyez qui sert de base à la hutte, et je me trouvai droit contre le mur, tout à côté de la petite lucarne éclairée, qui était encore toute comme grillée en dehors par les fils des feuilles et des grappes de notre lierre.

XVIII.

J’écoutai un peu mais je n’entendais rien que les coups sourds de mon cœur dans ma poitrine, comme ceux du blutoir d’un moulin qu’on a détraqué. J’écartai petit à petit les grappes et les feuilles du lierre, et je parvins, sans être entendu, à faire à ma tête une étroite ouverture par laquelle je pouvais voir à travers la vitre ce qui se faisait dans la maison. Mais, au premier moment, j’avais beau regarder, je ne voyais qu’un brouillard de feu, tant le trouble et l’impatience de mon esprit m’avaient jeté un nuage sur la vue. Peu à peu, ça se débrouilla pourtant, et je commençai à apercevoir un feu dans l’âtre et des figures qui allaient et qui venaient autour de la flamme, en faisant résonner leurs sabots sur les cadettes de pierre du plancher. Mais je ne pouvais me dire encore si c’étaient des hommes ou des femmes, des vieillards ou des enfants. Ô ciel ! me disais-je, si j’avais tant seulement une fois entrevu le corsage de Denise, ça me soulagerait, et je pourrais mieux voir les autres. Puis je me sentais froid à tous les membres, et je me disais : Mais si elle n’y était plus ! Ah ! quel moment, monsieur, quel moment ! une éternité ne dure pas plus qu’une minute comme celle-là !

XIX.

À la fin, mes yeux ou les vitres s’éclairèrent ; un gros fagot de genêts jeta une grande flamme dans le foyer et illumina toute la chambre… Denise, Denise ! m’écriai-je tout bas. C’était elle, monsieur, je l’avais bien vue passer à la lueur du feu. Elle portait quelque chose à la main comme une tasse qu’elle était venue prendre sur le feu, et elle la portait du côté de l’ombre, vers un lit qui était au fond de la chambre. Je tombai un instant à la renverse sur un tas de fagots qui étaient sur le rocher, et il me fallut un effort et du temps pour me remettre sur mes jambes et pour reprendre ma place à la lucarne. Alors non-seulement je vis mais j’entendis distinctement une voix cassée et amicale, la voix de ma mère, qui disait du fond du lit : « Merci, ma pauvre Denise je te donne bien des ennuis et je te fais coucher bien tard et lever matin mais, grâce à Dieu, tu n’auras pas longtemps à prendre ces peines ; le bon Dieu ne tardera pas à me mettre en repos. »

Ah ! monsieur, je compris que ma mère était bien malade, mais qu’au moins je pourrais lui dire adieu et recevoir sa bénédiction avant son décès. Le cœur me fendit et je me pris à pleurer.

XX.

Je passai la main contre la vitre pour effacer le brouillard de mon souffle qui m’empêchait de nouveau de tout voir dans la chambre, et voilà ce que je vis :

D’abord, l’escabeau de ma mère auprès du feu était vide on avait mis dessus le coffre à sel et le sac de farine de blé noir. Je compris que ma mère ne sortait plus du lit depuis longtemps, et que sa place était pour jamais vacante au coin de la cendre.

Ensuite, je vis le petit trépied de bois de noyer sur lequel s’asseyait tous les soirs mon frère pour tiller le chanvre, renversé, les pieds en l’air, dans un coin de la chambre. Son bâton d’aveugle, qu’il tenait toujours entre les jambes, même à la maison, pour toucher de loin ceci ou cela, était rangé avec des manches de pioche et de râteau contre le mur, le long de la pierre de la cheminée, et il y avait dessus de la poussière et des toiles d’araignée. Je me doutai que mon pauvre frère était mort, puisque l’aveugle n’avait plus besoin de bâton. Dieu ! déjà deux places vides en si peu de temps. Je fondis en larmes, et je m’écartai un moment de la lucarne, de peur qu’on ne m’entendît sangloter du dedans.

Ce que c’est que de nous, monsieur ! Essayez donc de vous en aller huit ans de votre château, qu’on dit si plein de monde, de tendresse, de richesse, et puis revenez-y, vous verrez. Ah non, monsieur, je ne vous souhaite pas un quart d’heure comme celui-là !

XXI.

Je revins à la fenêtre après avoir pleuré. Denise venait de se rasseoir devant le feu pour déshabiller les enfants car il y avait deux petits enfants de quatre à six ans qui allaient et venaient à travers la maison pendus à son tablier j’avais oublié de vous le dire.

Donc, je pus voir Denise tout à mon aise, , car elle avait le dos de sa chaise tourné contre la porte et le visage, bien éclairé par la flamme, tourné du côté de la lucarne. Ah ! monsieur, ce n’était plus la même Denise que j’avais laissée. Elle était tout autre, mais on reconnaissait bien toujours la même sous l’autre, la belle jeune fille de dix-huit ans sous la jeune veuve de vingt-six ans. Il semblait qu’il n’y eût qu’à passer la main sur l’ombre de son visage pour la retrouver tout comme elle avait été avant mon tour de France. Elle avait sa robe de laine galonnée de noir, ses joues plus blanches, les coins de la bouche un peu plus abaissés vers le menton, le tour des yeux un peu plus taché de bleu, comme quelqu’un qui a reçu une légère meurtrissure au-dessous des paupières, le corsage un peu plus bas, les bras encore plus blancs de peau et tant soit peu plus maigres.

Une personne qui n’a pas vieilli, mais qui a souffert ou qui a pleuré les nuits, enfin ! voilà comme était Denise ! Ah ! je ne pouvais pas en détacher mes yeux, et je me disais Pauvre Denise ! pauvre Denise ! que n’étais-je là pour t’épargner des peines et de l’ouvrage ! Je t’aime encore mieux comme cela que quand il n’y avait pas une larme dans le coin de tes yeux et pas un coup de doigt de chagrin sur la peau de tes joues ! Dieu que tu me plais mieux encore ainsi que plus jeune et plus avenante ! Ah ! je ne pourrai plus être ton fiancé ! Mais que je voudrais être ton secours et ton serviteur, sans autre gage que de voir et de tenir tes petits enfants orphelins sur mes genoux !

XXII.

Quand elle les eut à moitié déshabillés, ses deux petits, je veux dire un garçon de six ou sept ans et une petite fille de quatre ou cinq ans, et qu’on vit leurs jolies petites épaules roses qui sortaient de leurs chemises de toile bien propre, elle les fit mettre à genoux devant son tablier, et je l’entendis qui marmottait à demi le Pater, dont elle leur faisait répéter les mots, les mains jointes, presque endormis qu’ils étaient déjà. Dieu ! que c’était joli à voir, monsieur, cette jeune femme avec ces petits dont le bon Dieu avait pris le père, toute seule abandonnée au milieu de la montagne, la nuit, à côté d’une vieille mère mourante faisant parler ses deux jolis enfants du père qu’ils ne voyaient pas dans le ciel, tout comme s’ils l’avaient vu, et les embrassant après sur le front ou sur la bouche, pour les récompenser d’avoir bien dit son nom après elle !

Quand ça fut fini, elle leur dit : À présent que vous avez bien dit votre prière au bon Dieu pour nous, mes petits, il faut que nous la disions en finissant pour les autres. Et, comme pour mieux fixer leur attention par quelque chose de visible, elle tendit le bras gauche contre le mur, et elle en détacha quelque chose qui pendait à un clou à côté de la cheminée. C’était mon sac de tailleur de pierre, monsieur, que j’avais laissé à la maison par oubli le jour où je m’étais sauvé sans dire adieu à mon frère, et qui était resté là, comme un souvenir de moi, juste où je l’avais mis. Elle le prit donc et le mit sur ses genoux devant les mains jointes des deux enfants. Je vis briller quelque chose sur le sac, monsieur c’était la croix de laiton de son ancien collier, qu’elle m’avait voulu donner en partant et que je n’avais pas voulu prendre. Il paraît que depuis ce jour elle n’avait pas voulu remettre ce collier et cette croix à son cou, et qu’elle les avait laissés attachés avec une épingle sur mon petit sac de cuir.

— Allons, mes enfants, dit-elle, maintenant faites une prière devant ce crucifix au bon Dieu, pour qu’il mette l’âme de votre père dans son paradis.

Et les petits baissèrent la tête comme elle.

— Faites une prière pour que le bon Dieu soulage et guérisse votre grand-mère, qui est malade, et pour qu’il nous la conserve au moins jusqu’à ce que vous soyez grands.

Et ils baissèrent la tête comme elle.

— Faites une prière pour votre oncle Claude, dont nous parlons tous les jours, et dont voilà le sac sous ce crucifix, afin que, s’il est mort, le bon Dieu lui fasse grâce et miséricorde parmi ses anges, et que, s’il est vivant, le bon Dieu prenne soin de lui dans les pays bien loin, bien loin, où il voyage, qu’il lui fasse trouver une bonne femme et des enfants comme vous, qui l’aiment bien et qui le soulagent dans son travail.

Et ils baissèrent la tête comme elle, mais elle la tint plus longtemps baissée encore que pour les autres ; et, en approchant le crucifix et le sac de ses lèvres pour baiser la croix, elle toucha le sac de ses lèvres avant de le rependre au clou.

Et je connus que Denise avait encore son amitié pour moi. Je n’en voulus pas voir davantage, monsieur.