Le Talisman, morceaux choisis/Derniers Momens d’une Amie

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A. Levasseur et F. Astoin, éditeurs — Giraldon-Bovinet (p. 142-148).


DERNIERS MOMENS D’UNE AMIE.


Il est minuit !… Assise près de son lit, je regarde en frémissant, ses traits se décomposant de minute en minute ; j’écoute avec anxiété sa respiration devenant de plus en plus pénible ; et je recueille avec désespoir, le peu de mots touchans, que sa faible voix nous adresse encore, malgré ses vives douleurs, qui se peignent sur son doux visage ; et dont elle ne se plaignit pas une fois !… il est minuit !… et dans deux heures, les battemens de ce cœur noble et généreux auront cessé !… Cette sentence terrible, une sœur de charité nous l’a prononcée avec ce calme que donne l’habitude de pareilles scènes, lui offrent des exemples nouveaux de notre néant ! Préparant une potion qui doit adoucir des maux cruels, mais qui ne saurait les guérir, cette bonne sœur nous détaille paisiblement les crises qui amèneront la dernière ; et auxquelles le repos éternel succédera !… Elle ne conçoit pas nos larmes ; la résignation est pour elle une chose si simple, qu’elle s’étonne de ne la pas voir pratiquer autour d’elle. Vouée à ses saints devoirs depuis son enfance, séparée d’une famille qu’elle a quittée volontairement pour suivre une vocation qui lui ordonne de tout oublier, hors Dieu et le malheur du prochain, sœur Ursule ne peut savoir tout ce qu’il y a de déchirant dans la perte d’une amie parfaite, qui partagea nos peines et se réjouit de nos rares plaisirs ! Cependant son amc angélique ne blâme pas des pleurs qui l’élonnent ; ses lèvres pures n’articulent que des paroles consolantes ; mais dans un tel moment, elles sont sans effet ! Plus tard, nous nous les rappellerons sans doute, pour nous aider à supporter une séparation sans fin ; en présence de l’agonie d’un être chéri, conservant cette sensibilité exquise qui la fit aimer et troubla sa vie, rien ne peut donner la force que le temps accorde : il faut pleurer !

Comment peindre ce qui se passait en moi, lorsque, pour la première fois, j’étais témoin d’un spectacle si pénible et si solennel !… cette mourante, si courageuse, si soumise à l’arrêt qu’elle a voulu connaître, a été constamment pour moi bonne, obligeante et dévouée ! Peu de jours avant, elle était encore brillante, et recherchée pour son esprit piquant, dans le salon de madame la comtesse de Balbi, où la médiocrité ne saitrait être admise ; tant de grâce, d’amabilité et de douceur ne seraient bientôt plus qu’un souvenir !… Lady Edouard Fitzgerald citée pour sa ravissante beauté, son élégance, et son courage lors des premiers troubles d’Irlande, où elle exposa ses jours pour porter à son époux, prisonnier, les consolations du plus tendre amour, et les conseils du caractère le plus ferme, lady Fitzgerald, pleine de talens et des qualités les plus attacliantes, ne serait dans deux heures qu’un cadavre effrayant !… Oh ! que de réflexions devaient faire naître ces instans fugitifs, où, un pied dans la tombe, elle était encore parmi nous, un modèle de la piété la plus sublime !

Éclairée sur son état, par nos larmes, elle voulut recevoir les sacrera eus, et demanda avec instance un ecclésiastique qui put, disait-elle, lui inspirer la force de nous quitter. Ce fut moi qu’elle chargea du triste soin de le lui amener. L’homme respectable qui possédait sa confiance était à Montauban, d’où elle arrivait comme pour exhaler son dernier soupir au milieu de ce qu’elle aimait. L’abbé Madeleine, si religieux, si sévère pour lui, si indulgent pour tous, me parut appelé plus que tout autre au bonheur de réconcilier la plus belle ame avec son Créateur. Il vint !… Son zèle, sa persuasive éloquence, l’onction si simple de ses discours, firent plus que nous n’osions espérer. Il donna à notre malade un véritable bonheur de quitter ce monde où elle avait tout souffert des peines des autres ; et elle courut le plus vif désir d’habiter celui où elle pourrait intercéder pour nous. Heureuse, tranquille, elle nous exhortait à ne pas gémir sur la fin de longues souffrances. En contemplant l’admirable sérénité répandue sur son angélique physionomie, nous eussions dû, en effet, nous réjouir ; mais nous ne la verrions plus, l’égoïsme arrachait des sanglots de nos cœurs brisés.

Absorbée dans une douleur, partagée par tout ce qui l’entourait, le temps fuyait, sans que je calculasse qu’il ne m’en restait guère, pour entendre cette voix si touchante. Je lus brusquement tirée de cet engourdissement du malheur, parla sœur Ursule, qui commençait les prières sublimes des agonisans La malade y répondit d’abord ; mais insensiblement ses accens devinrent entrecoupés, inintelligibles, puis ils cessèrent ; et ses regards seuls exprimèrent sa foi vive et confiante. Bientôt ils se ternirent ; un voile s’étendit sur ses yeux levés vers le ciel, sa main pressa le crucifix placé sur sa poitrine… elle expira… et nous restâmes anéantis de celle perle irréparable, comme si nous eussions été frappés d’un coup inattendu.

Qu’il me soit permis de retracer ici, quelques-unes des actions qui méritèrent à milady Fitz Gérald, l’enthousiasme qu’elle inspira en Angleterre.

Lord Édouard avait une imagination trop ardente, un cœur trop grand, des idées trop justes pour ne pas gémir sur l’abus d’un pouvoir arbitraire ; aussi adopta-t-il avec ardeur les principes de noire première révolution, qui lui parut devoir procurer une réforme utile, il ne voulut voir que ce qu’elle avait de généreux, et résolut de faire tourner au profit de son pays un système qui lui semblait promettre le bonheur à ses concitoyens. Lorsque les crimes de 93 vinrent lui apprendre combien le peuple français avait pu être égaré et entraîné hors de son caractère, lord Édouard n’en persista pas moins à croire que les agents d’un parti étaient criminels, mais que leurs opinions premières pouvaient amener une régénération favorable en Irlande, et il se déclara chef d’une insurrection qu’il croyait pouvoir maîtriser au point de n’amener que les résultats les plus avantageux.

Ses projets furent découverts, on l’arrêta. Sa jeune compagne venait d’accoucher lorsqu’elle apprit cet événement. Sans calculer tout le danger auquel elle s’exposait, elle chercha les moyens de s’introduire dans la prison de son mari, pour lui annoncer que les papiers qui devaient le compromettre étaient brûlés. Ne pouvant réussir, elle ne se découragea pas. Ses démarches étant surveillées, elle feignit un voyage et resta cachée trois jours dans une tourbière pour attendre un fidèle serviteur ; il devait lui apporter une somme en or assez considérable pour séduire le geôlier ; lorsqu’elle eut reçu ce qu’elle attendait si impatiemment, elle sortit du cloaque infect qui lui servait il asile, se déguisa en homme, parvint jusqu’à son époux, et sachant que son jugement ne pouvait être que terrible[1], les aveux de ses complices ayant été positifs et accablans, lady Édouard lui apportait deux pistolets, et elle lui déclara que, ne pouvant supporter la vie sans lui, elle le suppliait de tirer sur elle, et de se tuer ensuite, pour éviter de périr par la main du bourreau !

Lord Édouard, brave, résolu quand il ne s’agissait que de lui, manqua de courage lorsqu’il était question de la femme pour laquelle il éprouvait le plus ardent amour ; cette hésitation se prolongeant malgré les instances de lady Fitz Gérald, les gardiens de la prison, instruits par un espion, vinrent séparer ces deux époux qui ne devaient plus se revoir !…

Lady Édouard se vit forcée de s’expatrier. Elle se rendit à Hambourg où son éclatante beauté et son adorable caractère lui valurent de nombreux admirateurs. Suivie dès qu’elle se montrait, elle ne fut jamais enorgueillie d’hommages unanimes, et conserva toujours une simplicité, une indulgence et une bonté incomparables.

L’opposition en Angleterre afficha pour elle les sentimens d’enthousiasme les moins équivoques ; son portrait se vendait de mille manières différentes ; elle était représentée dans toutes les circonstances les plus touchantes de sa vie, et les ennemis de la cour la vengèrent d’une injuste proscription. Elle fut exilée comme compagne de lord Edouard ; on lui fit aussi un crime d’avoir été élevée à Bellecliasse avec les enfans du duc d’Orléans.

Revenue et fixée en France depuis quinze ans, elle habitait une jolie terre auprès de Montauhan, et y répandait de nombreux bienfaits. Son nom sera toujours prononcé avec admiration dans la société, et dans les chaumières il le sera avec respect et reconnaissance. Les gens du monde se souviendront de la belle et héroïque lady Fitz Gerald ; les pauvres garderont le souvenir de la bonne et bienfaisante Paméla[2].

Georgette Ducrest.
  1. Il devait être décapité et traîné sur la claye. Il mourut dans sa prison à la suite d’horribles douleurs d’entrailles.
  2. Il est impossible de ne pas citer ici, comme preuve de l’attachement passionné qu’inspirait lady Édouard à tout ce qui l’approchait, le dévouement de sa femme de chambre, qui a passé vingt et une nuits près de son lit, sans vouloir prendre un instant de repos.