Le Talisman, morceaux choisis/Fragment d’une Comédie

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A. Levasseur et F. Astoin, éditeurs — Giraldon-Bovinet (p. 56-57).


FRAGMENT D’UNE COMÉDIE


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Le front pâle, et les doigts chargés d’anneaux gothiques,
Voyez, dans nos salons, ces jeunes romantiques
Qui, pour singer Lara, se faisant mille efforts,
Incapables du crime, affectent le remords.
Un cœur pur les condamne à des vertus faciles,
Mais contre leur destin follement indociles
Chacun d’eux, à l’entendre, est indigne du jour ;
Il méprise la vie et déteste l’amour.
Jeune, en proie aux tourmens d’un éternel veuvage,
Le monde n’est pour lui qu’une mer sans rivage
Où, bravant tour à tour la tempête et le sort,
Il se plaît à souffrir en attendant la mort.

C’est ainsi qu’étendu mollement sur la soie,
Dans ces fêtes du soir où préside la joie,

Entoure de parfums, de femmes et de fleurs,
Un nouveau misantrope exhale si s douleurs.
Mais de ses longs ennuis la triste litanie
S’interrompt tout à coup ; une vive harmonie,
De la danse et des jeux vient donner le signal.
Alors, d’un air distrait, il cherche dans le bal
La beauté qui pourrait fléchir son àme altière —
Et va droit inviter la plus riche héritière.
Car pour ces cœurs voués au remords, au regret,
Les seuls dons de Plutus ont encor quelque attrait.
J’en connais dont le front s’abîmait sous l’orage,
Qu’une planche dorée a sauvé du naufrage ;
Mais sans bénir le ciel du secours généreux,
Il traîne dans le faste un exil douloureux ;
En vain sa femme est belle, et voudrait le distraire ;
Aux maux qu’il s’est promis rien ne peut le soustraire ;
Fidèle imitateur d’un sombre original,
Il suit, d’un pas hardi, le sentier infernal,
Y rencontre Lara, s’égare sur ses traces,
Et perdant, sans retour, le naturel, les grâces,
De son jeune âge enfin le charme tout puissant,
Il succombe au regret de mourir innocent.

Mme Sophie Gay.