Le Talisman (Laprade)

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Les Voix du silenceE. Dentu (p. 126-140).


IV

Le Talisman


 
Des pins sont clair-semés sur les bruyères sèches,
Noirs au fond d’un ciel rouge, aigus comme des flèches.
Des pics, à l’horizon fermé de toute part,
Des sommets dentelés déchirent le regard.
Voyez, dans ce ravin où, sur la roche aride,
Un vieux hêtre amaigri verse une ombre torride,
Seul dans son manteau sombre, étendu comme un mort,
Voici le cavalier, sans son cheval ; il dort.
Le fidèle Bayard, expirant à la peine,
Gît exposé, là-bas, aux corbeaux de la plaine.

La cuirasse et l’écu sont faussés ; le haubert,
Bosselé, d’une rouille épaisse est recouvert.
Le preux n’a sous sa main qu’un tronçon de sa lance ;
Sa harpe a disparu. Son glaive et sa vaillance,
Son vœu de marcher droit dans son âpre sentier
Et son amour… c’est tout ce qu’il gardait d’entier,

Il s’éveille, et debout, l’œil fier, sans un murmure,
Il prie, en rajustant tous ces lambeaux d’armure.
Or, voilà qu’en formant un grand signe de croix,
Il sent, contre l’acier, s’agiter, sous ses doigts,
Un chapelet de buis… Ô trouvaille imprévue !
Celui qui l’autre soir, s’il en croit à sa vue,
Bénissant et charmant les longueurs du chemin,
S’égrenait sur son cœur dans une blanche main.
D’où vient ce don ? quelle est cette fortune étrange ?
Est-ce un larcin commis pour lui par son bon ange ?
Sa dame est donc venue, elle a prié pour lui,

Veillé sur son sommeil, pleuré de son ennui !
La belle au jupon court, rustiquement coiffée,
Au lieu d’une bergère est peut-être une fée ?
Peut-être elle se cache et paraîtra soudain ?

« J’ai sa douce pitié… si c’était son dédain !
Mais qu’il vienne d’un ange ou soit donné par elle,
Que l’adorable enfant soit fée ou pastourelle,
Ce présent m’est un gage, un espoir assuré ;
C’est le vrai talisman et par lui je vaincrai. »

Et, déjà, d’un pas ferme il a repris sa route,
Guéri de sa fatigue et sauvé de son doute,
Paisible, et d’un regard qui brave le destin
Interrogeant l’espace et l’horizon lointain.

Là-bas, à l’occident, apparaît comme un rêve
Un mont étrange, assis sur une large grève ;

Ses pieds semblent baignés par un Océan noir ;
Un nuage léger, vermeil, riant à voir,
Dorant de ses reflets la nuit qui l’environne,
Descendu sur son front le voile et le couronne.
Dans l’or de ces brouillards fantasques et charmants
L’œil se joue et bâtit de vagues monuments :
Le voyageur subit ce merveilleux prestige ;
Un instinct vers ce but, malgré lui, le dirige :
Il marche, en méditant, plein de joyeux accords ;
Le vol de sa pensée a soulevé son corps.


« Triste et seul je portais la vie
Pour garder l’honneur jusqu’au bout.
Je combattais, sans autre envie
Que mourir en restant debout.

Sans m’avouer ma lassitude,
Je sentais bien, à chaque pas,

Que l’orgueil et la solitude
Au plus fort ne suffisent pas.

Je vivais, chevalier sans dame,
Sans ferveur, à peine chrétien ;
Je me disais du fond de l’âme :
Rien ne m’est plus, plus ne m’est rien.

J’allais par hasard, par miracle :
Las d’agir, plus las de rêver ;
En touchant le but ou l’obstacle,
Je n’aurais pu me relever.

Aujourd’hui, tout me sollicite
A tenter l’œuvre en qui j’ai foi ;
Je sens mon cœur qui ressuscite ;
Et mon but s’approche de moi.


Vainqueur, j’ai des témoins, un juge ;
Je sais quels prix me sont offerts.
Vaincu, je connais mon refuge :
Deux bras chéris me sont ouverts.

J’ai des amours sûrs et fidèles,
Si tout le reste est hasardeux.
J’étais las… mon ange a des ailes
Pour nous emporter tous les deux.

Quoi donc me reste inaccessible,
Si Dieu me garde un tel secours ?
A cœur aimant rien d’impossible :
L’inconnu m’appelle et j’y cours. »


UNE VOIX.


Oui, tu l’as bien comprise, et tu parles pour elle :
C’est bien ce fier amour qu’elle veut t’inspirer.

Dieu tira de vos cœurs cette double étincelle,
          Pour luire et non pour dévorer.

Gardez l’ardent rayon pur de tout vil mélange.
Pour faire ici le bien, pour monter vers le beau,
Elle et toi, vous serez les deux mains du même ange,
          Les deux ailes du même oiseau.

C’est pour souffrir à deux qu’on se trouve et qu’on s’aime.
Qu’importe la douleur ou le plaisir banal,
Si plus haut vers le ciel, plus haut dans l’idéal
          On est porté par l’amour même ?


CHANSON DES GNOMES.


Écoutez, joyeux démons,
          Les sermons

D’un amour à face blême,
Préludant, soir et matin,
          Au festin,
Par des propos de carême.

Oh ! les tristes amoureux,
          Sots, peureux,
Glacés, transis par les fièvres,
Qui, pouvant boire à plein cœur
          Ma liqueur,
S’enivrent du bout des lèvres !

Que c’est bien passer le temps
          Du printemps ;
Quels doux plaisirs sont les vôtres !
Eh quoi ! lèvres de corail,
          Dents d’émail,
Pour dire des patenôtres ?


On laisse — et l’on croit aimer ! —
          Tout chômer :
Œil lutin, bras de sirène,
Sein de lis et cheveux d’or,
          Ce trésor
A faire un manteau de reine.

Mêlez donc, vous ferez mieux,
          Ces cheveux
Au crin des âpres cilices ;
Faites-en, triste jouet,
          Un long fouet
Pour fustiger les novices.

Qu’on me vienne, en tel émoi ;
          Faire à moi
Cette morale imprudente ;
Je mets vite à la raison,

En prison,
Les lèvres de la pédante !

Honnis soient le Saint-Graal,
          L’idéal,
Et nargue de la croisade !
Au coin du bois, pour saisir
          Le plaisir,
Viens te mettre en embuscade.

Tu vas contre le courant
          Du torrent,
Il est plus doux de le suivre.
Pourquoi chercher des tournois,
          Des exploits
Comme on en fait dans les livres ?

Pourquoi jeûner, dans l’espoir

          De t’asseoir
Chez ceux de la Table ronde,
Quand le festin de l’amour,
          Nuit et jour,
Est servi pour tout le monde.


UNE VOIX.


Va ! rêve encor vertus et travaux fabuleux,
Coupes de diamants d’un sang divin remplies,
Amour éternisé dans un champ de lis bleus…
La terre n’a de bon que ces saintes folies.

Un prodige s’est fait : le triste abandonné
A trouvé sur sa route une sœur douce et tendre ;
Ce miracle d’amour, c’est à toi de le rendre,
De le rendre en honneur à qui te l’a donné.

Poursuis donc ta chimère, escalade les nues ;

Devant ce talisman les deux s’abaisseront ;
Monte ! et si tu ravis des perles inconnues,
Reviens en étoiler son front.


La montagne au couchant rayonnait haute et Gère.
Lui fasciné, poussé du cœur vers la lumière,
Il court, et dans sa foi rien ne peut l’ébranler ;
Mais le brillant sommet paraissait reculer.
Chaque jour, forçant l’homme à de nouveaux miracles,
Abrégeant la distance entassait les obstacles.
Tous ses premiers combats n’étaient que jeux d’enfant :
Cent hydres succédaient à l’hydre qu’il pourfend ;
Des gouffres ténébreux s’ouvraient dans chaque ornière ;
Tout l’enfer s’amassait pour la lutte dernière.
Un monstre à chaque pas, né de l’air ou du sol,
Lui barrait le chemin, le heurtait dans son vol ;
Ce n’étaient que géants, dragons de toutes tailles ;
Et le fer s’ébréchait sur leurs dures écailles.

Dès qu’un instant, le bras se reposait vainqueur,
D’autres plus grands périls venaient tenter le cœur :
Le monde est tout fleuri de ces dangers qu’on aime ;
Il faut, à chaque pas, percer un stratagème,
Du fruit le plus vermeil repousser le poison,
Et du lis le plus blanc la noire trahison.
Des belles aux bras nus, formant un joyeux groupe,
L’enlaçaient dans la ronde et lui tendaient la coupe.
D’insidieux festins, sous des rosiers servis,
S’offraient à tous les sens du même coup ravis.
L’insecte aux feux impurs le piquait sous le frêne.
Tout arbre a sa dryade et tout flot sa sirène ;
Sur tous les lacs, émus du bruit des instruments,
On voit, de chaque rive, en des lointains charmants,
Briller la harpe d’or entre deux seins de neige.
Jusqu’aux nids des ramiers qui vous dressent leur piège.
On boit dans l’air des soifs qu’on ne peut apaiser,
Et tout ce qu’on écoute a le son d’un baiser.

Il part ; et si la dent ou la griffe le blesse,
Le sourire émoussé meurt contre sa sagesse,
Et pas plus le soupir que le rugissement
De son ferme sentier ne l’écarté un moment.
Il parviendra ! Voici le rocher sur la grève :
Ses deux mains ont touché ce qu’avait vu son rêve.
Mais combien las, vieilli, consumé par l’effort,
Et dans quel dénuement il va gagner le port !
N’ayant pour assaillir la muraille escarpée
Qu’un chapelet de buis et qu’un tronçon d’épée.

Au milieu d’un jardin fermé d’un haut rempart,
L’immaculé donjon invitait le regard ;
Il émergeait de l’ombre et de la roche noire ;
Le jour naissant jouait sur les créneaux d’ivoire,
Et le preux saluait du cœur la blanche Tour.
Du long mur qui l’enserre il fait vingt fois le tour :
Pas de brèche, une porte unique, elle est barrée !

Il n’aboutira donc qu’à mourir sur l’entrée !
Le mur est de granit et la porte est de fer ;
Nul ne la brisera, demain pas plus qu’hier.
Morne et baissant la tête et ne sachant que faire,
Le preux sur sa poitrine aperçoit le rosaire :
Son talisman parlait et s’offrait, il comprit,
Lui fit toucher la porte… et la porte s’ouvrit.