Le Tannhaeuser, légende (Heine)

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LE TANNHAEUSER

LÉGENDE


1836


Bons chrétiens, ne vous laissez pas envelopper dans les filets de Satan ; c’est pour édifier votre âme que j’entonne la chanson du Tannhaeuser.

Le noble Tannhaeuser, ce brave chevalier, voulait goûter amours et plaisirs, et il se rendit à la montagne de Vénus, où il resta sept ans durant.

« — Ô Vénus, ma belle dame, je te fais mes adieux. Ma gracieuse mie, je ne veux plus demeurer avec toi ; tu vas me laisser partir. »

« — Tannhaeuser, mon brave chevalier, tu ne m’as pas embrassée aujourd’hui. Allons, viens vite m’embrasser, et dis-moi ce dont tu as à te plaindre.

» N’ai-je pas versé chaque jour dans ta coupe les vins les plus exquis, et n’ai-je pas chaque jour couronné ta tête de roses ? »

« — Ô Vénus, ma belle dame, tes vins exquis et les tendres baisers ont rassasié mon cœur ; j’ai soif de souffrances.

» Nous avons trop plaisanté, trop ri ensemble ; les larmes me font envie maintenant, et c’est d’épines et non de roses que je voudrais voir couronner ma tête. »

« — Tannhaeuser, mon brave chevalier, tu me cherches noise ; tu m’as pourtant juré plus de mille fois de ne jamais me quitter.

» Viens, passons dans ma chambrette ; là nous nous livrerons à d’amoureux ébats. Mon beau corps blanc comme le lis égaiera ta tristesse. »

« — Ô Vénus, ma belle dame, tes charmes resteront éternellement jeunes ; il brûlera autant de cœurs pour toi qu’il en a déjà brûlé.

» Mais lorsque je songe à tous ces dieux et à tous ces héros que tes appas ont charmés, alors ton beau corps blanc comme le lis commence à me répugner.

» Ton beau corps blanc comme le lis m’inspire presque du dégoût, quand je songe combien d’autres s’en réjouiront encore. »

« — Tannhaeuser, mon brave chevalier, tu ne devrais pas me parler de la sorte ; j’aimerais mieux te voir me battre, comme tu l’as fait maintes fois.

» Oui, j’aimerais mieux te voir me battre, chrétien froid et ingrat, que de m’entendre jeter à la face des insultes qui humilient mon orgueil et me brisent le cœur.

» C’est pour t’avoir trop aimé que tu me tiens sans doute de tels propos. Adieu, pars donc, je te le permets ; je vais moi-même t’ouvrir la porte. »




À Rome, dans la sainte ville, l’on chante et l’on sonne les cloches ; la procession s’avance solennellement, et le pape marche au milieu.

C’est Urbain, le pieux pontife ; il porte la tiare, et la queue de son manteau de pourpre est portée par de fiers barons.

« — Ô Saint-Père ! pape Urbain, tu ne quitteras pas cette place sans avoir entendu ma confession et m’avoir sauvé de l’enfer. »

La foule élargit son cercle ; les chants religieux cessent. Quel est ce pèlerin pâle et effaré, agenouillé devant le pape ?

« — Ô Saint-Père ! pape Urbain, toi qui peux lier et délier, soustrais-moi aux tourments de l’enfer et au pouvoir de l’esprit malin.

» Je me nomme le noble Tannhaeuser. Je voulais goûter amours et plaisirs, et je me rendis à la montagne de Vénus, où je restai sept ans durant.

» Dame Vénus est une belle femme, pleine de grâces et de charmes ; sa voix est suave comme le parfum des fleurs.

» Ainsi qu’un papillon qui voltige autour d’une fleur pour en aspirer les doux parfums, mon âme voltigeait autour de ses lèvres roses.

» Les boucles de ses cheveux noirs et sauvages tombaient sur sa douce figure ; et lorsque ses grands yeux me regardaient, ma respiration s’arrêtait.

» Lorsque ses grands yeux me regardaient, je restais comme enchaîné, et c’est à grand’peine que je me suis échappé de la montagne.

» Je me suis échappé de la montagne ; mais les regards de la belle dame me poursuivent partout ; ils me disent : Reviens, reviens !

» Le jour, je suis semblable à un pauvre spectre ; la nuit, ma vie se réveille, mon rêve me ramène auprès de ma belle dame ; elle est assise près de moi, et elle rit.

» Elle rit, si heureuse et si folle, et avec des dents si blanches ! Oh ! quand je songe à ce rire, mes larmes coulent aussitôt.

» Je l’aime d’un amour sans bornes. Il n’est pas de frein à cet amour ; c’est comme la chute d’un torrent dont on ne peut arrêter les flots.

» Il tombe de roche en roche, mugissant et écumant, et il se romprait mille fois le cou plutôt que de ralentir sa course.

» Si je possédais le ciel entier, je le donnerais à ma dame Vénus ; je lui donnerais le soleil, je lui donnerais toutes les étoiles.

» Mon amour me consume, et ses flammes sont effrénées. Seraient-ce là déjà le feu de l’enfer et les peines brûlantes des damnés ?

» Ô Saint-Père ! pape Urbain, toi qui peux lier et délier, soustrais-moi aux tourments de l’enfer et au pouvoir de l’esprit malin ! »

Le pape lève les mains au ciel et dit en soupirant : « — Infortuné Tannhaeuser, le charme dont tu es possédé ne peut être rompu.

» Le diable qui a nom Vénus est le pire de tous les diables, et je ne pourrai jamais t’arracher à ses griffes séduisantes.

» C’est avec ton âme qu’il faut racheter maintenant les plaisirs de la chair. Tu es réprouvé désormais et condamné aux tourments éternels. »




Le noble chevalier Tannhaeuser marche vite, si vite, qu’il en a les pieds écorchés, et il rentre à la montagne de Vénus, vers minuit.

Dame Vénus se réveille en sursaut, sort promptement de sa couche, et bientôt enlace dans ses bras son bien-aimé.

Le sang sort de ses narines, ses yeux versent des larmes, et elle couvre de sang et de larmes le visage de son bien-aimé.

Le chevalier se met au lit sans mot dire, et dame Vénus se rend à la cuisine pour lui faire la soupe.

Elle lui sert la soupe, elle lui sert le pain, elle lave ses pieds blessés, elle peigne ses cheveux hérissés, et se met doucement à rire.

« — Tannhaeuser, mon brave chevalier, tu es resté longtemps absent. Dis-moi quels sont les pays que tu as parcourus ? »

« — Dame Vénus, ma belle mie, j’ai visité l’Italie ; j’avais des affaires à Rome, j’y suis allé, et puis je suis revenu en hâte auprès de toi.

» Rome est bâtie sur sept collines : il y coule un fleuve qui s’appelle le Tibre. À Rome, je vis le pape ; le pape te fait dire bien des choses.

» Pour revenir de Rome, j’ai passé par Florence ; j’ai traversé Milan et escaladé hardiment les Alpes.

» Pendant que je traversais les Alpes, la neige tombait, les lacs bleus me souriaient, les aigles croassaient.

» Du haut du Saint-Gothard j’entendis ronfler la bonne Allemagne ; elle dormait là-bas du sommeil du juste, et sous la sainte et digne garde de ses chers roitelets.

» J’avais hâte de revenir auprès de toi, dame Vénus, ma mie. On est bien ici, et je ne quitterai plus jamais ta montagne. »