Le Tarif des douanes et les enquêtes

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Le Tarif des douanes et les enquêtes
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 31 (p. 895-921).
LE
TARIF DES DOUANES
ET
LES ENQUÊTES

Les débats qui s’engageront prochainement devant les chambres sur la législation douanière du pays, à la suite des enquêtes ouvertes par le sénat et par la chambre des députés, méritent au plus haut degré l’attention publique. Il s’agit de savoir si le nouveau tarif général sera rédigé sous l’inspiration protectionniste ou sous l’inspiration libérale, si les réformes inscrites dans les traités de 1860 seront maintenues ou répudiées, enfin si ces traités, parvenus à leur échéance, pourront être renouvelés dans des conditions semblables à celles qui ont été stipulées lors des premières négociations. Ces trois questions, qui s’enchaînent et se confondent, ont par elles-mêmes une telle gravité qu’elles doivent être étudiées et résolues en dehors de toute préoccupation de parti politique.

Comment ce débat, assez restreint à l’origine, s’est-il étendu et agrandi au point de créer l’agitation dont nous sommes aujourd’hui témoins ? Il y a trois ans, personne ne songeait à réviser, dans son ensemble, le régime libéral établi en 1860 ; les partisans de l’ancienne prohibition semblaient avoir complètement disparu ; les protectionnistes ne réclamaient que l’élévation de certaines taxes au profit d’industries en souffrance, et ils admettaient que cette assistance du tarif ne devait être que temporaire. Non-seulement il n’y avait aucune opposition au renouvellement des traités, mais encore la grande majorité des chambres de commerce, y compris celles qui représentent la cause protectionniste, insistaient pour que nos rapports d’échange avec l’étranger fussent garantis par des conventions formelles contre les variations éventuelles des législations douanières. Dans ces termes, la rédaction d’un tarif général, reproduisant à peu près les taxes de 1860, paraissait devoir être facile et les négociations avec les cabinets étrangers pouvaient s’ouvrir efficacement. En quelques mois, tout a changé de face. Il est survenu, en France et en Europe, une crise industrielle et commerciale qui a partout amené un ralentissement très sensible du travail et des échanges ; la guerre d’Orient a prolongé cette crise en l’aggravant ; plusieurs gouvernemens, dont les finances sont obérées, ont résolu, à l’exemple des États-Unis, de se créer des ressources par l’augmentation des droits de douane. Les protectionnistes ont profité de ces incidens. En France comme ailleurs ils ont relevé leur ancien drapeau, sous l’invocation du travail national et de l’intérêt populaire. Ils ont prétendu que le libre échange avait compromis la prospérité du pays, provoqué la crise, préparé des désastres, que l’on devait, sans plus tarder, retourner aux saines doctrines qui avaient cours avant 1860, qu’il fallait, à défaut de prohibition, surtaxer les produits étrangers et défendre l’industrie par l’armure d’un bon et solide tarif, en renonçant à ces traités dans lesquels le gouvernement s’exposait à des concessions imprudentes et irrévocables. C’est ainsi que peu à peu s’est ranimée la querelle entre les deux systèmes de législation commerciale, entre la protection et le libre-échange. Les anciens adversaires, que l’on pouvait croire, sinon réconciliés, du moins retirés de la lutte active, se retrouvent en présence sur le terrain où ils ont naguère si ardemment combattu. Ils se rencontrent, comme autrefois, devant les commissions d’enquête ; ils reforment des associations et des ligues ; ils font retentir toutes les voix de la publicité. Rien de plus légitime que ces appels à l’opinion ; rien de plus utile, s’il doit en résulter, par la décision du parlement, un arrêt définitif sur la législation économique qui convient le mieux à notre pays et à notre temps.


I

S’il ne s’agissait que d’un principe, le procès entre le régime de la protection et le régime de la liberté des échanges serait bientôt jugé ; mais devant le législateur la question est posée sur le terrain des intérêts. Tous les efforts des protectionnistes tendent à démontrer que la réunion de leurs intérêts particuliers représente l’intérêt général et qu’il y a profit pour le pays à défendre par des barrières plus ou moins élevées le marché intérieur contre les produits étrangers. Il ne suffit donc pas d’établir l’excellence d’un principe ; il importe également de prouver que l’application de ce principe concorde avec l’intérêt public, et que la législation qui s’en inspire est celle qui doit profiter le plus sûrement à l’ensemble de la nation.

Dans l’état social tel qu’il est présentement constitué, la liberté du travail peut être considérée comme une liberté fondamentale ; elle figure au premier rang des libertés nécessaires. L’échange est un travail aussi bien que la production. Tout ce qui arrête ou gêne son mouvement est une atteinte directe à une liberté essentielle. — Dans notre état politique, qui tend de plus en plus à supprimer les privilèges corporatifs, les redevances personnelles, les impôts particuliers, il n’est plus possible de maintenir ni de faire revivre un régime qui a pour effet d’augmenter artificiellement le bénéfice de telle ou telle branche de travail et de créer ainsi, au profit de certaines catégories de citoyens, un privilège, un revenu, un véritable impôt. L’impôt n’est dû qu’à l’état. — Enfin, si l’on se place au point de vue des relations internationales, il est certain que l’établissement des barrières de douanes est en contradiction absolue avec les progrès matériels qui rapprochent les peuples au moyen des chemins de fer, de la navigation à vapeur, des télégraphes, etc. Comment, en présence de-cette union presque universelle, proclamer une loi de divorce ?

Il n’est plus nécessaire, après tant de démonstrations éloquentes, de développer les argumens qui recommandent la liberté des échanges ; il suffit de les énoncer dans les termes les plus concis, en rappelant qu’il s’agit non-seulement d’un attribut de liberté, mais encore d’un droit de propriété auquel il ne peut être touché que sous la pression d’une nécessité absolument impérieuse. On ouvre des enquêtes afin de reconnaître dans quelle mesure, à quel degré il semble utile d’abaisser ou de relever les taxes douanières. Cette procédure est incorrecte. Les enquêtes devraient porter sur le point de savoir s’il est nécessaire de déroger, dans un intérêt spécial et déterminé, à la liberté du travail, au droit de propriété. Un tarif crée une servitude, une diminution de jouissance ; il équivaut à un acte d’expropriation pour cause d’utilité publique. Il ne serait pas indifférent que la question fût ainsi posée, conformément aux règles logiques et à l’inverse de ce qui est pratiqué dans les enquêtes officielles. Le législateur ne cesserait pas un seul instant d’être éclairé par les principes, et il n’admettrait les exceptions qu’à la suite d’un examen rigoureux, tandis que, par le mode actuel, acceptant ou subissant tout d’abord comme un fait existant et acquis le tarif protecteur, il risque de perdre sa voie et de ne point rencontrer la lumière au milieu des arguties que lui opposent les coalitions d’intérêts particuliers. Les exceptions, c’est-à-dire les taxes indues ou exagérées, demeurent la règle, et la liberté du travail est encore une fois reléguée au second plan.

Quoi qu’il en soit, et sans insister davantage sur les démonstrations théoriques, il vaut mieux s’attacher à l’étude des faits qui doivent influer sur la rédaction de nos lois douanières et rechercher si le régime libéral, en matière d’échanges internationaux, est favorable ou nuisible à l’intérêt public. Il y a vingt ans, cet examen était difficile, et les réformes que sollicitaient les libre-échangistes pouvaient être contestées ; car la prohibition régnait encore dans la plupart des tarifs, et la concurrence entre les forces industrielles des différens pays ne s’exerçait que dans des proportions restreintes. On en était donc réduit de part et d’autre à des affirmations et à des dénégations sans preuves ; on discutait sur une hypothèse, et il était permis au législateur d’hésiter entre la confiance des partisans de la réforme et la défiance des partisans du régime existant. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Le système libéral a franchi une première étape d’expérience ; la concurrence internationale a été tolérée, encouragée, pratiquée dans une plus large mesure ; on connaît les résultats de cet essai de réforme, et le débat s’appuie, non plus sur une hypothèse, mais sur les faits accomplis. L’opinion publique est donc en possession des argumens extérieurs qui, sans exclure les démonstrations doctrinales, sont de nature à l’éclairer le plus sûrement et à la fixer.

C’est en 1860 qu’a été conclu entre la France et l’Angleterre un traité de commerce, suivi, dans une courte période, de plusieurs conventions analogues entre la France et les principales nations de l’Europe. À partir de cette époque, le commerce extérieur de la France s’est considérablement accru. Les protectionnistes affirment que l’augmentation se produisait également sous l’ancien régime douanier et que, grâce au développement des chemins de fer, elle aurait atteint les mêmes chiffres par une gradation plus régulière. Cette assertion est peu admissible. Sans doute, même sous la prohibition, le commerce de la France, de même que celui de tous les pays, était en voie de progrès ; ce progrès était dû à l’amélioration des procédés industriels, au perfectionnement des moyens de transport et à l’augmentation de la richesse générale ; mais il est certain que ces trois causes ont produit un résultat d’autant plus grand, quant au mouvement des échanges, qu’elles ont été secondées par la réforme de la législation internationale. Ainsi c’est par milliards que depuis 1860 la statistique chiffre la progression du commerce extérieur, alors que précédemment cette progression avait des allures beaucoup plus modestes. Au surplus, comment les protectionnistes peuvent-ils attribuer hypothétiquement à l’ancien régime une égale vertu d’expansion pour les rapports avec l’étranger ? Puisqu’ils accusent le libre-échange de livrer le marché national à l’invasion des produits du dehors, ils commettent une singulière contradiction en prétendant que le régime, opposé par eux au libre-échange, aurait procuré le même chiffre d’affaires ! Non, il ne saurait exister le moindre doute sur les résultats du traité de 1860, quant au mouvement accéléré que les rédactions du tarif ont imprimé aux transactions commerciales. La France a importé des marchandises étrangères, elle a exporté des produits français dans des proportions qui n’auraient pu être atteintes avec le maintien des prohibitions et des taxes élevées. C’est là un point indiscutable, dont témoignent toutes les statistiques et qui doit être entièrement attribué à la réforme.

Cependant, lors même qu’ils admettent cette activité croissante des échanges, les protectionnistes ne se tiennent pas pour battus. En feuilletant à leur tour les documens statistiques, ils découvrent qu’avant 1860 la somme annuelle de nos importations excédait celle des exportations et que, depuis 1860, l’effet contraire s’est plus d’une fois produit ; d’où il résulterait, suivant eux, que le mouvement des affaires nous a été défavorable, en nous laissant, pour le solde des opérations, débiteurs de l’étranger. Les économistes ont depuis longtemps fait justice de cet argument connu sous le nom de « balance du commerce ; » mais on ne saurait dire que leurs dissertations aient obtenu jusqu’ici plein succès. La « balance du commerce » continue à jouer un grand rôle dans les discussions relatives au tarif ; elle a conservé dans l’opinion populaire et même en hauts lieux une partie de son ancien prestige. Être obligé d’acheter plus qu’on ne peut vendre, avoir à payer plus qu’on ne reçoit, parfaire le solde par un appoint en numéraire, voilà, répète-t-on encore, un signe d’évidente infériorité, un symptôme d’appauvrissement, un acheminement vers la ruine ! Et l’on part de là pour attester que la réforme de 1860 a commencé la ruine de la France.

C’est en vain que l’on engage les protectionnistes à consulter plus attentivement les statistiques et à observer que l’excédant des exportations, pendant certaines années, provient d’une plus grande introduction de matières premières utilisées par notre industrie ou de denrées alimentaires destinées à combler le déficit accidentel de nos récoltes. Vainement on leur prouve que, prise dans son ensemble, l’exportation des produit s fabriqués, qui représente particulièrement, suivant eux, le travail national, n’a jamais cessé de s’accroître et d’excéder le chiffre des produits similaires qui nous arrivent de l’étranger. Cette dernière considération, empruntée à leur propre doctrine, puisqu’elle montre l’étranger restant débiteur de notre production industrielle, ne les arrête pas, et ils s’en vont répétant que la France se ruine.

Entreprendre ici la réfutation de ce qu’on appelle encore la théorie de la balance du commerce et redire à ce sujet ce qui a été professé maintes fois par les économistes les plus autorisés, ce serait peine inutile. Il est également superflu de se livrer à une aride discussion de chiffres et d’expliquer comment l’écart signalé entre la somme des marchandises importées et celle des marchandises exportées est dû pour une grande part au mode d’évaluation adopté par la statistique officielle. En réalité, si, au lieu de se borner à lire les tableaux de douanes on tenait compte de tous les élémens d’échange, des nombreuses opérations commerciales et financières qui ne peuvent pas être constatées aux frontières et qui par conséquent ne figurent pas dans ces tableaux, on reconnaîtrait que l’argument des protectionnistes manque absolument de base pour ce qui concerne la France et que la balance nous serait plutôt profitable que désavantageuse. Ce qui est plus éloquent et plus saisissant que les théories contestées ou mal comprises et que les chiffres toujours contestables, c’est le résultat visible, palpable, du premier essai de réforme qui a été tenté dans notre législation économique. De bonne foi, à dater de 1860, s’est-on aperçu que la France est en train de se ruiner ?

Tout au contraire, il est impossible de ne point observer que précisément à partir de cette date toutes les conditions de la vie matérielle se sont sensiblement améliorées. Le trésor public a consacré des sommes considérables aux grands travaux qui forment le capital de la nation ; les fortunes privées se sont accrues, le bien-être s’est répandu dans les diverses classes sociales, par suite de l’élévation des salaires et de l’augmentation des profits. Les caisses d’épargne, les caisses de retraite, les caisses de secours mutuels, les institutions de toute nature, créées pour mettre en réserve les économies du travail, se sont multipliées avec des recettes de plus en plus abondantes. Récemment, il a fallu faire face au paiement de dépenses extraordinaires causées par d’épouvantables désastres, et la France a trouvé dans ses ressources immédiates et dans son crédit le moyen d’y pourvoir. Que nous parle-t-on d’un pays ruiné ? A quoi bon calculer, peser, mesurer ce qui a été importé et ce qui a été exporté sous l’œil de la douane et demander à une statistique pour le moins incertaine des argumens favorables ou contraires à une législation commerciale, alors que les faits, à la portée de chacun de nous, se chargent de fournir une démonstration plus éclatante que la lumière du jour ? Il est clair que, si le pays était appauvri par la réforme douanière, il aurait été absolument incapable d’augmenter ses dépenses intérieures, d’accroître ses épargnes et de résister aux calamités et aux crises qui l’ont soumis depuis 1870 à de si rudes épreuves ; ses économies réalisées auraient été bien vite absorbées, et il lui eût été impossible d’en reconstituer de nouvelles. — Il est donc permis de répondre aux protectionnistes qui crient à la ruine, d’abord que la ruine, fort heureusement, n’existe pas, et que l’activité du travail s’est traduite, au contraire, par de sérieux bénéfices, puis que cette activité et ces bénéfices coïncident avec l’extension de nos échanges avec l’étranger. La conclusion la plus modeste que nous puissions tirer de cet ensemble d’observations, c’est que les assemblées législatives, appelées à se prononcer sur le régime des tarifs, n’ont plus à revenir sur la réforme qui a été accomplie et que l’expérience ne leur fournit aucun motif, aucun prétexte pour retirer ou pour restreindre les franchises appliquées depuis près de vingt ans. La réforme de 1860 doit être mise hors de cause et tenue pour définitive.

Cette opinion est-elle contredite par les documens produits au cours des enquêtes qui ont été successivement ouvertes au sénat et à la chambre des députés ? C’est ce qu’il convient d’examiner.


II

L’enquête prescrite en novembre 1877 par un vote du sénat avait pour objet de « rechercher les causes des souffrances de l’industrie et du commerce, et les moyens d’y porter remède. » L’intérêt politique n’avait pas été étranger à la mesure. On était au lendemain des élections législatives, d’où était sortie une majorité contraire au ministère du 16 mai. Les promoteurs de l’enquête croyaient faire peser sur l’avènement de ce ministère la responsabilité de la crise industrielle. La composition de la commission de dix-huit membres, élue en séance publique, déconcerta ce calcul ; mais les protectionnistes ne laissèrent point échapper l’occasion d’engager la campagne à leur profit, et la nomination de M. Pouyer-Quertier comme président de la commission indiquait suffisamment dans quel esprit, vers quel but l’enquête allait être dirigée. — Deux mois après le vote qui ordonnait l’enquête du sénat, le gouvernement présentait à la chambre des députés (le 21 janvier 1878) le projet de loi relatif à l’établissement du tarif des douanes. Pour éclairer ses études, la commission législative ouvrit de son côté une enquête dans laquelle il s’agissait non pas seulement d’un examen général de la situation économique du pays, mais encore de l’examen spécial de chaque industrie, de chaque branche de travail, dont le nouveau tarif était destiné à régir les conditions par rapport à la concurrence étrangère. — Ces deux enquêtes, parallèlement organisées, se complètent l’une par l’autre ; leurs procès-verbaux, qui ont été publiés, seront fréquemment invoqués dans le cours de la prochaine discussion sur le tarif.

La première observation qui se dégage de l’enquête du sénat, c’est que les souffrances de l’industrie et du commerce peuvent être attribuées à des causes multiples, complètement indépendantes de la concurrence étrangère. Ainsi, il a été reconnu que la crise n’atteint point seulement la France ; elle est générale, elle s’étend à tous les pays manufacturiers, à tous les marchés. Il y a eu partout excédant de production et ralentissement de la consommation intérieure ; — excédant de production, parce que l’industrie, réalisant des bénéfices considérables en 1872 et en 1873, a développé son travail outre mesure, sans prévoir le temps d’arrêt qui suit invariablement une période de prospérité exceptionnelle, — ralentissement de consommation, parce que plusieurs nations, y compris la France, ont éprouvé dans leur gouvernement intérieur des secousses plus ou moins violentes et des malaises financiers qui ont affecté les revenus et les salaires. En outre, la réduction simultanée du commerce extérieur s’explique par la fermeture du marché américain et par la guerre d’Orient. Ce n’est point la première fois que l’on assiste à des crises provenant de ce que la production n’est plus proportionnée avec la consommation, ni que l’on subit les conséquences de ce dérangement d’équilibre. Le phénomène est destiné à se représenter, car il est dans l’ordre naturel ; il se manifeste tantôt sur le marché général, tantôt dans une région déterminée ; il atteint soit l’ensemble des produits, soit telle ou telle catégorie de marchandises. On peut déplorer ces alternatives, parfois si brusques, qui viennent troubler l’harmonie du monde économique et compromettre le mouvement normal des affaires ; mais il n’existe pas de procédé législatif pour remédier à cet inconvénient. La réglementation serait inefficace pour activer ou contenir le travail. La liberté seule est capable de résoudre le problème, qui consiste à remettre l’offre en rapport avec la demande ou la demande avec l’offre, c’est-à-dire à faire que les besoins de vente et les facultés d’achat se rencontrent dans des conditions qui leur soient respectivement profitables.

Indépendamment de cette cause générale de la crise, l’enquête du sénat a signalé le préjudice qu’ont éprouvé de grandes industries par suite de l’irrégularité des saisons. Pendant trois ans, l’hiver a été d’une clémence exceptionnelle, et les produits fabriqués à l’usage de cette saison n’ont point trouvé la quantité habituelle d’acheteurs. Il y a eu là, pour diverses branches de travail, une cause très sérieuse de pertes. Le législateur n’y peut rien, pas plus qu’il ne peut parer aux méventes qui résultent souvent des variations inattendues de la mode.

La métallurgie est certainement l’une des industries les plus atteintes. Une part de ses souffrances est due à la substitution du rail d’acier au rail de fer. Le rail d’acier a une durée beaucoup plus longue ; s’il a l’avantage de procurer une grande économie pour l’entretien des voies ferrées, son adoption a pour effet de diminuer dans des proportions très sensibles le travail des usines qui fabriquent les anciens rails, et de plus les rails usés que l’on remplace reviennent sur le marché et font concurrence aux fontes et aux fers bruts. L’acier détrône le fer ! C’est une véritable révolution, et l’on sait que toute révolution laisse après elle des victimes. Ce qui arrive pour la métallurgie se produit également pour d’autres industries moins importantes, et l’on n’a point à regretter ces incessantes manifestations du progrès. La crise qui s’ensuit échappe à l’action du législateur et demeure sans remède.

Il n’en serait pas de même de la surcharge d’impôts qui pèse sur la France depuis ses désastres. On l’évalue à 750 millions, et l’on fait remarquer en même temps que depuis vingt années l’Angleterre a pu opérer des réductions de droits pour une somme qui dépasse 700 millions. Cet argument a été invoqué dans l’enquête pour établir que la France, si lourdement surtaxée, ne serait plus en mesure de lutter avec l’Angleterre, si largement dégrevée. En examinant de près les chiffres au moyen desquels est présentée cette comparaison, il serait facile de montrer qu’une partie des taxes modifiées en sens contraire dans chacun des deux pays n’exerce pas d’influence directe sur le prix de revient des produits manufacturés, et que l’argument, très saisissant à première vue, n’a point toute l’importance qui lui est attribuée. Cette réserve faite, on ne saurait méconnaître que les impôts excessifs qui pèsent sur les producteurs et sur les consommateurs français ont dû aggraver le malaise qui date de 1875, et il convient de s’en préoccuper très sérieusement : mais il faut en même temps considérer que, si depuis vingt ans l’Angleterre a eu l’heureuse fortune de pouvoir diminuer quelques-unes de ses taxes dont le montant, même après ces dégrèvemens, demeure encore fort élevé, les autres pays de l’Europe et les États-Unis ont eu à subir, comme la France, de très grandes augmentations d’impôts. L’Allemagne, l’Autriche, la Russie, l’Italie, ont vu leurs budgets s’enfler de nombreuses surtaxes, de telle sorte que, pour la concurrence, le travail de ces nations est soumis à un renchérissement à peu près égal à celui. qui est signalé en France, sans compter que leur crédit et leurs ressources financières sont loin d’aller de pair avec les nôtres.

De ces observations, recueillies au sujet de la crise industrielle et commerciale, il résulte clairement que la réforme de 1860, que les traités conclus à partir de cette époque en vue d’étendre les rapports d’échange avec l’étranger, ne sont point responsables de cette crise, dont l’origine et la persistance s’expliquent par de tout autres motifs. Aussi la commission du sénat ne s’est-elle point crue autorisée par les documens de l’enquête à condamner en principe le régime libéral ni le système des traités de commerce que la plupart des manufacturiers, entendus par elle, avaient attaqués dans les termes les plus vifs ; mais, composée en majorité de protectionnistes, elle a demandé que la question des traités fût réservée, que l’on se bornât à proroger provisoirement les conventions existantes, et que le nouveau tarif général, destiné à servir de règle pour les négociations ultérieures, fixât des droits plus élevés au profit des industries en souffrance[1]. Pour atténuer une crise qui provient de causes multiples, elle n’a indiqué d’autre remède que le relèvement des taxes douanières. Il est permis de dire que la consultation n’est point complète, que les docteurs, après avoir observé exactement les symptômes du mal, n’ont point ordonné de remède approprié, et que, si une plus forte dose de protection servie par les douaniers devait être efficace, il vaudrait mieux revenir franchement tout de suite à l’ancien régime de la prohibition. Au surplus l’enquête est demeurée en quelque sorte à l’état platonique, en ce sens qu’elle n’a été l’objet d’aucune discussion au sein du sénat. Cette assemblée n’avait pas à délibérer sur un programme conçu en termes généraux, puisque dans le même moment le projet d’un tarif complet était soumis à la chambre des députés et que la question devait se présenter ultérieurement devant le sénat avec des propositions chiffrées sur chaque article. Au point de vue pratique, l’enquête à laquelle s’est livrée de son côté la commission de la chambre des députés, sous la présidence de M. Jules Ferry, intéresse plus directement l’œuvre législative.

Il s’agit là en effet d’une investigation portant sur une proposition formelle et embrassant toutes les questions, principales et accessoires, qui se rattachent à la fixation du tarif. En premier lieu, les droits inscrits dans le projet qui a été préparé par le gouvernement, après avis du conseil supérieur du commerce et du comité consultatif des arts et manufactures, sont-ils convenablement établis ? Pourraient-ils être abaissés ou relevés ? Puis, le taux proportionnel des droits étant réglé, les droits spécifiques, c’est-à-dire au poids, doivent-ils être substitués aux droits à la valeur qui ont été appliqués, d’après les traités, à un certain nombre de marchandises ? Faut-il maintenir les surtaxes d’entrepôt et conserver le régime des admissions temporaires, qui, limité d’abord à quelques articles, a reçu peu à peu une grande extension et dont les résultats ont donné lieu à de fréquentes controverses ? Enfin, les traités de commerce étant expirés, la France est-elle intéressée à les renouveler, à créer ainsi des tarifs conventionnels modifiant, au regard de divers pays étrangers, le tarif général, et, dans le cas de l’affirmative, la clause « de la nation la plus favorisée » doit-elle continuer à être insérée dans les conventions ? — Telles sont les questions précises auxquelles ont eu à répondre les déposans admis devant la commission d’enquête.

Il n’est pas indifférent de faire observer que le projet de tarif présenté par le gouvernement contient diverses augmentations de taxes, si on le compare avec le régime établi par le traité de 1860. Parmi ces augmentations, les unes sont motivées par l’intérêt fiscal et dégagées de toute idée de protection ; les autres sont, au contraire, destinées à limiter l’importation du produit étranger. En outre la substitution proposée des droits spécifiques aux droits à la valeur a pour effet d’augmenter le taux proportionnel de la taxe pour de nombreuses catégories de marchandises, notamment pour celles qui se vendent au plus bas prix et qui appartiennent à la grande consommation. Bien que le gouvernement ait déclaré, dans l’exposé des motifs, qu’il entendait « prendre les taxes inscrites au tarif conventionnel pour base de notre régime économique, » le nouveau tarif est, en réalité, moins libéral que le tarif conventionnel appliqué depuis 1860. La commission législative ne doit pas perdre de vue ce premier point, qui est incontestable. Ce n’est pas seulement une halte dans la voie de la réforme, c’est un mouvement en arrière, et l’on comprend que les protectionnistes, encouragés par cette concession, apportent dans le débat, aujourd’hui rouvert à leur profit, une ardeur et des espérances auxquelles ils semblaient avoir depuis longtemps renoncé.

La commission des tarifs a donc vu comparaître devant elle les représentans de la plupart des industries, plaidant et concluant dans leur propre cause, armés d’argumens techniques, de prix de revient et de prix courans, étalant leur misère et déposant presque leur bilan, les uns pour démontrer que le projet de loi ne leur accorde pas une protection suffisante, les autres pour supplier que l’on se garde de modifier, par un dégrèvement quelconque, les tarifs établis. Il y a bien eu, dans ce concert de plaintes et de réclamations, quelques notes discordantes ; ainsi, fidèles à des traditions fondées sur les intérêts qu’elles représentent, les chambres de commerce de Lyon et de Bordeaux ont protesté par la voix de leurs délégués contre les tendances protectionnistes ; plusieurs industriels sont venus déclarer que le régime des droits de douane leur est plus nuisible qu’utile ; en dehors des rangs de l’industrie, il s’est rencontré des défenseurs de la liberté commerciale qui ont obtenu de la commission l’attention bienveillante qu’ils méritaient. L’enquête, il faut le reconnaître, a été aussi complète que possible, M. Jules Ferry et ses collègues ayant accueilli tous les intérêts, toutes les opinions qui désiraient se faire entendre ; mais on comprend aisément que, dans les enquêtes de cette nature, ce sont les intérêts qui se montrent les plus empressés, qui encombrent l’audience et qui parlent le plus haut. C’est ainsi que la commission a été le plus souvent condamnée à écouter des plaidoyers protectionnistes et que dans les procès-verbaux de l’enquête les demandes d’augmentation des tarifs tiennent la plus grande place.

Il en a été absolument de même, lors de l’enquête de 1860, devant le conseil supérieur du commerce qui fut chargé de fixer le taux des tarifs limités au maximum de 30 pour 100 par le traité anglo-français. La situation était alors beaucoup plus délicate, car on s’attaquait à la prohibition pour ouvrir le marché français à la concurrence des produits britanniques, tout en prenant les précautions nécessaires pour que cette concurrence, à ses débuts surtout, ne vînt pas écraser l’industrie nationale. Il y avait là un double problème à résoudre, et les rédacteurs des nouveaux tarifs se trouvaient nécessairement dans le plus sérieux embarras, puisque la statistique du passé prohibitif, statistique composée de zéros à la colonne des importations, ne leur fournissait aucun élément d’information, même approximative, pour l’établissement des taxes qui devaient réaliser les intentions du traité. L’incertitude était d’autant plus grande que tous les industriels réclamaient énergiquement la totalité de la protection de 30 pour 100 que la convention avait stipulée comme un maximum, et se déclaraient perdus, eux et leurs ouvriers, si le gouvernement commettait l’imprudence d’adopter un tarif inférieur. — Comment résister, disaient-ils, à l’industrie anglaise, qui obtient au plus bas prix les métaux, la houille, les matières premières apportées de tous les points du monde dans ses vastes entrepôts, et le crédit qui entretient et développe le travail ! Et s’il arrive par hasard que pour certains produits la France n’ait pas à redouter au même degré la concurrence anglaise, prenez garde à la Belgique, à l’Allemagne, à la Suisse, qui, fabriquant ces produits dans des conditions d’économie exceptionnelle, nous les enverront par la voie de l’Angleterre, en attendant qu’elles obtiennent à leur tour le bénéfice d’un traité qui leur ouvrira l’accès direct de notre marché. La suppression des prohibitions, ce n’est qu’un péril : un tarif au-dessous de 30 pour 100, c’est la ruine ! — Voilà quel était le langage des manufacturiers, multipliant à l’appui de leurs déclarations les calculs les plus détaillés sur les ressources comparées des industries étrangères et de l’industrie française. Le conseil supérieur ne céda point à ces exigences, puisqu’il adopta pour la plupart des articles un régime de taxe variant de 15 à 20 pour 100 ; mais ne doit-on pas reconnaître que ses décisions furent influencées, dans une certaine mesure, non-seulement par le bruyant concert de plaintes et de supplications qui s’exécuta devant lui, mais encore et surtout par cette considération que, les tarifs conventionnels ayant une durée ferme de dix ans pendant lesquels l’erreur était irréparable, il valait mieux dans le doute pécher par excès que par insuffisance de protection ? En d’autres termes, si les membres du conseil supérieur de 1860 avaient pu lire dans l’avenir et prévoir sûrement les résultats de leurs tarifs, ils n’auraient pas hésité à établir des droits moins élevés, qui auraient été suffisans pour sauvegarder les intérêts de l’industrie française. Par conséquent, prendre, pour type de notre loi douanière en 1879 le régime de taxes adopté en 1860, c’est demeurer bien en deçà des réformes qui auraient dû être accomplies il y a dix-neuf ans, c’est faire à l’intérêt exclusif des manufacturiers une concession exagérée et injustifiable, à moins que l’on ne prouve que depuis dix-neuf ans la France serait tombée en pleine décadence industrielle.

Les deux enquêtes se ressemblent d’ailleurs d’une manière frappante : ce sont les mêmes argumens répétés souvent par les mêmes organes. La commission des tarifs a entendu quelques-uns de ces manufacturiers qui, en 1860, avaient fait part de leur mort prochaine, et qui venaient de nouveau, en 1878, prononcer le de profundis sur leur industrie. Elle a subi pareillement leurs statistiques, leurs comptes de fabrication, leurs prix de revient. Elle pouvait s’y attendre, puisque c’est le même procès qui s’agite, mettant en mouvement les mêmes intérêts et les mêmes plaideurs qu’en 1860 ; mais il lui était permis d’espérer qu’une partie, des arguties, maintes fois jugées et condamnées, qui allongent sans utilité les plaidoyers protectionnistes, lui seraient épargnées, que l’on n’imposerait pas à sa patience cette kyrielle de chiffres qui, même s’ils sont exacts, ne prouvent rien contre l’évidence des faits, et qu’elle ne serait plus sollicitée d’évaluer pour chaque industrie, pour chaque industriel, le prix de revient. L’argument du « prix de revient, » auquel on persiste à donner une si grande place dans cette discussion, doit être absolument écarté, attendu que s’il est possible d’établir pour une usine déterminée le compte de fabrication, il est impossible d’obtenir pour l’ensemble des usines se livrant à un travail semblable une moyenne qui soit d’une exactitude suffisante pour servir de base à la fixation d’un tarif général. Prenez deux filatures : le prix de revient de l’une n’est pas le prix de revient de l’autre. Tous les élémens de l’une à l’autre varient dans des proportions qui défient les calculs les plus scrupuleux : frais généraux, prix des matières, main-d’œuvre, transports, moyens de crédit, procédés et ressources de vente, tout diffère, même si la comparaison s’applique à deux établissemens placés en apparence dans des conditions égales. En outre, quel coefficient donner dans ce calcul à la personnalité de l’industriel qui dirige l’usine, à son expérience, à son habileté, à son activité, bref, à ses qualités morales et intellectuelles qui contribuent évidemment à faire varier le prix de revient ? Non, le législateur n’a pas à tenir compte d’un argument qui n’a de valeur que pour les intérêts particuliers et qui ne concerne à aucun degré l’intérêt public. Tout ce que l’enquête contient à ce sujet (et pour certaines industries l’enquête ne contient pas autre chose) doit être considéré comme nul et non avenu. La meilleure démonstration que l’industrie française peut travailler et vivre dans les conditions légales qui lui ont été faites par les tarifs de 1860, c’est qu’elle est encore debout, après avoir traversé de bons et de mauvais jours, survivant aux crises commerciales, financières, nationales, qui l’ont plus d’une fois éprouvée durant cette période de dix-neuf ans, survivant à la sentence de mort qu’elle avait prononcée contre elle-même, lorsqu’elle s’était crue menacée par la concurrence.

Il semble donc inutile d’analyser, même sommairement, cette longue série de dépositions qui, dans l’enquête actuelle, ont été consacrées à la défense des intérêts de chaque industrie ; mais on ne saurait négliger quelques traits particuliers qui caractérisent cette enquête et la distinguent de la précédente. Il faut observer d’abord que, malgré la discipline du parti protectionniste, quelques-uns des intérêts, autrefois coalisés contre notre réforme douanière, se sont détachés du gros de l’armée et s’opposent aux surtaxes que réclament leurs anciens alliés. Certaines catégories de tissage ne sont plus d’accord avec la filature ; les imprimeurs sur étoffes protestent contre les droits à l’aide desquels seraient protégés les produits chimiques, la laine peignée ne s’entend plus avec la laine cardée ; beaucoup d’industries sollicitent la suppression complète des droits sur la houille, pendant que les représentans des houillères déclarent que le maintien du tarif leur est indispensable, etc. Il n’y a, dans ces attitudes respectives, que la contradiction naturelle des intérêts ; les questions de principe demeurent tout à fait étrangères à ce débat intérieur de la protection ; mais il n’en résulte pas moins que toute augmentation sur le tarif actuel fera certainement plus de mécontens que de satisfaits. Si chacun veut être protégé pour les produits qu’il vend, chacun est disposé à considérer comme abusive ou excessive la protection dont profitent les produits qu’il achète. Les procès-verbaux des enquêtes trahissent en maints endroits le conflit qui existe désormais entre les industries différentes, quelquefois entre les branches spéciales d’une même industrie, et il est évident que, par l’effet de la division du travail, ces oppositions d’intérêts ne pourront que se multiplier. Avec la liberté des échanges ou avec les taxes très réduites, la difficulté disparaîtrait ; mais, sous le régime de la protection, elle devient presque insurmontable. La commission des tarifs a dû s’en rendre compte. Le parti protectionniste n’est plus aujourd’hui compact comme il l’était en 1860 ; il comprend des groupes qui se divisent en sous-groupes, à l’instar des partis politiques, et le moindre sous-groupe n’hésite pas, si son intérêt l’y convie, à déchirer l’ancien drapeau.

En même temps, la publicité très justement donnée à l’enquête, sa durée, les tendances protectionnistes qui se révèlent dans plusieurs passages de l’exposé des motifs, les mêmes tendances attribuées, à tort ou raison, à la majorité de la commission, toutes ces circonstances ont fait que nombre d’industries sont accourues à l’enquête avec un empressement inattendu et se sont ruées en quelque sorte à l’assaut du tarif. Pourquoi en effet ne pas protéger ceux-ci, quand on protège ceux-là ? Chacun n’a-t-il pas droit à une part de ce budget ? Et alors ont défilé devant la commission du tarif les solliciteurs et les réclamans de toute provenance, ceux-ci pour le vinaigre ou la bière, ceux-là pour les chapeaux de paille, les uns pour les peaux de lapin, les autres pour les joujoux, pour les soldats de plomb et les a bébés, » qui ne peuvent encore, parait-il, résister à la concurrence de l’Allemagne. Et les sièges de canne, et les crayons, et les serinettes, et les violons, et les carreaux de briques, et le cirage, et les boutons de chemise, et l’amidon, et les sardines ! Tout cela est venu réclamer son obole de protection contre la concurrence étrangère. Cette représentation, trop prolongée peut-être, a dû parfois égayer nos législateurs ; il est à souhaiter qu’elle les ait suffisamment édifiés sur la valeur des argumens produits dans le sens d’une aggravation de droits et sur l’âpreté presque ingénue de ceux qui prétendent exploiter à leur profit les taxes douanières.

Voici, par exemple, les fabricans d’alun et de sulfate d’alumine. L’ancien tarif fixait un droit de 30 francs par 100 kilogrammes, qui s’est trouvé réduit à 1 fr. 15 cent, pour la provenance italienne, en vertu du traité. Le nouveau tarif propose ce même droit de 1 fr. 15 cent, à titre général Nos fabricans réclament 8 francs. Il s’agit d’une matière nécessaire à l’industrie ; sa production emploie une douzaine d’établissemens, qui paient environ 1,500,000 francs de main-d’œuvre. Or il se trouve que l’Italie obtient l’alun à très bas prix et peut nous le fournir en quantités indéfinies. Le dommage est si grand pour les fabriques d’alun qu’il faut y mettre ordre au moyen d’un gros droit. Ce n’est pas tout : il y a près de Rome, à Tolfa, dans l’ancien domaine du pape, un terroir qui donne l’alun presque naturel. Sous le gouvernement pontifical, qui ne s’occupait pas des choses d’industrie, ce terroir n’était pas exploité ; mais depuis qu’il appartient au royaume d’Italie, une société s’est avisée de le mettre en valeur, et elle vend aujourd’hui cette terre d’alun. Il convient donc de surtaxer non-seulement l’alun et le sulfate d’alumine, mais aussi la terre de Tolfa. Jusqu’ici le raisonnement est conforme à la doctrine protectionniste. Mais on fait remarquer aux fabricans d’alun que, malgré les désavantages dont ils se plaignent, ils ont pu exporter à l’étranger, en Russie, en Espagne, en Amérique, des quantités assez considérables d’alun français, ce qui semblerait indiquer une situation relativement prospère. Nullement, répondent-ils, et ici il faut citer : « Nous avons pu jusqu’ici exporter 3 millions de kilogrammes par an, parce que les prix de vente à l’extérieur étant rémunérateurs, nous faisions des sacrifices sur nos bénéfices pour exporter à des prix inférieurs à ceux de l’intérieur ; cette manière de procéder ne nous est plus possible aujourd’hui, les bénéfices à l’intérieur ayant disparu. » Par conséquent les fabricans d’alun se servaient du tarif pour faire payer plus cher en France qu’en Russie leurs produits protégés ; c’était le consommateur français qui payait une partie du prix de l’alun, acheté par le consommateur russe. De la part de ces fabricans, l’aveu n’est pas dépourvu de naïveté ; mais pour nous, pour la commission du tarif, il est plein d’enseignemens.

L’enquête fournit maints exemples de demandes aussi peu justifiées. Telle industrie réclame une augmentation de droits, parce qu’il a été découvert en Allemagne ou ailleurs un procédé perfectionné qui permet à la concurrence étrangère de travailler à plus bas prix ; d’après ce raisonnement, le tarif serait le châtiment du progrès. Telle autre industrie reconnaît qu’elle se trouve dans de bonnes conditions, elle se vante même d’exporter la plus grande partie de ses produits, elle se passerait actuellement de toute protection douanière ; mais elle est prévoyante, elle suppose que tôt ou tard il pourrait se créer au dehors des fabriques similaires, et elle désire être rassurée par des taxes préventives. La commission ne s’arrêtera certainement pas à de pareils argumens ; il est utile néanmoins de les faire connaître pour montrer quelle est en cette matière la logique des intérêts privés.

On dit et on répète que ces intérêts privés représentent un grand intérêt général, qu’il s’agit de la richesse et de la prospérité du pays, du salaire de millions d’ouvriers, de la protection du travail national. Tel était en 1860 et tel est encore aujourd’hui le langage des industriels. Nous admettons qu’il est sincère, mais n’a-t-il point perdu toute autorité, depuis que l’expérience a démontré les avantages de la réforme économique ? La suppression des prohibitions a-t-elle appauvri le pays, réduit les salaires, ralenti le travail ? Le législateur ne saurait plus se laisser émouvoir par ces déclamations surannées. L’intérêt général, l’intérêt national n’est point là où les protectionnistes s’obstinent à le placer. Pour le consulter sérieusement, on ne doit pas s’en tenir à l’opinion des citoyens qui fabriquent et vendent les produits ; il faut s’adresser également à ceux qui les achètent et les consomment, c’est-à-dire à la nation tout entière. Or, que la nation le sache bien, s’il était donné satisfaction aux demandes de taxes et de surtaxes qui ont été réclamées devant la commission d’enquête, ce serait le consommateur français qui paierait les frais de ce savant régime. Plus encore que par le passé, tous les produits dont il a besoin seraient grevés de droits ; d’un supplément d’impôt qui ne profiterait même pas à l’état. En outre, comme on vient de le voir, le consommateur français serait en certains cas exposé à payer ses produits plus cher, à seule fin de permettre qu’ils soient vendus plus bas au consommateur étranger. Non, l’intérêt général ne réside point dans ce renchérissement artificiel qui frappe la totalité des citoyens : il exige au contraire que la communauté possède les plus grandes facilités d’approvisionnemens, qu’elle ait accès aux divers marchés, qu’elle soit mise en état de tirer parti des avantages naturels et des progrès industriels qui se révèlent en France et dans le monde entier. Les lois qui empêchent les échanges, les combinaisons qui font la cherté sont condamnées par l’intérêt général aussi bien que par les-principes supérieurs de justice et d’égalité devant l’impôt.

Les protectionnistes invoquent sans cesse l’intérêt des ouvriers. A les entendre, la réduction des tarifs entraînerait la liquidation de nombreuses usines et causerait la ruine du salaire. Ne vaut-il pas mieux, disent les avocats de la filature et du tissage, maintenir des taxes qui ne représentent le plus souvent qu’une proportion infiniment petite, quelques centimes, dans le prix de vente du produit fabriqué, et obtenir par ce moyen la double sécurité du capital et du travail ? Le même raisonnement était employé lorsque l’on proposait, en 1872, de rétablir les droits sur le coton brut et sur d’autres matières premières ; on alléguait, pour excuser cette proposition purement fiscale, que la taxe serait sans influence appréciable sur le coût des vêtemens. Quelques centimes en effet, ce n’est guère ; mais les centimes ajoutés aux centimes peuvent former un gros total, et c’est précisément ce qui arrive par l’effet des tarifs. S’il est vrai que l’ouvrier tisseur profite, comme son patron, de la taxe appliquée aux tissus, il paie de son côté une part de la prime qui est allouée sous la même forme à toutes les industries dont sa famille consomme les produits. Les quelques centimes qu’il reçoit en plus pour son salaire journalier sont largement dépassés par l’accumulation de ceux qu’il paie indirectement, mais très réellement, pour les salaires des autres. En définitive, tous les ouvriers sont plus ou moins lésés par ce prétendu régime de protection nationale, ils sont lésés comme consommateurs, au même titre et peut-être dans une plus grande proportion que les autres catégories de citoyens.

Ce point établi, est-il nécessaire de discuter l’hypothèse désespérée par laquelle on nous représente les ateliers fermés et les ouvriers sans travail ? Nous avons entendu cette même menace en 1860 et nous savons ce qu’il faut en craindre ; mais, à supposer que l’expérience ne nous ait pas éclairés en nous donnant confiance, est-ce qu’il est possible d’imaginer qu’une nation telle que la nôtre, avec son sol, avec ses aptitudes si variées, avec ses ressources de tout genre, va désarmer, abdiquer le travail, rester inerte devant la concurrence des autres nations et qu’il n’y aura plus chez elle d’emploi ni pour les capitaux ni pour les bras ! Notre pays gardera toujours ses avantages naturels, et la concurrence, en le forçant à améliorer ses procédés de fabrication, rendra le travail plus actif en même temps qu’elle le délivrera de quelques industries ruineuses. Ruineuses en effet sont les industries qui ne peuvent vivre qu’à la condition de se sentir protégées par des taxes trop élevées ; ruineuses pour le pays, parce qu’elles dépensent, en capital et en main-d’œuvre, une force perdue qui serait utilisée dans d’autres branches de travail ; ruineuses pour les consommateurs, c’est-à-dire pour tout le monde, parce qu’elles prélèvent sur nos besoins un impôt exorbitant. Eh bien ! soit, quelques industries succomberont, et il se pourra que des ateliers soient fermés au travail. Cette hypothèse, si pénible qu’elle soit, et d’ailleurs très limitée, est-elle de nature à retenir le législateur ? Les crises partielles et momentanées de la main-d’œuvre, qui surviennent en tout pays, soit par suite du ralentissement des transactions, soit à cause de faillites particulières, sont tout aussi douloureuses pour les familles d’ouvriers, et ce n’est point à la loi, œuvre d’intérêt général et permanent, que l’on demande d’y porter remède. Sans remonter bien loin dans le passé, l’intérêt des ouvriers a-t-il empêché les filateurs, les tisseurs et tant d’autres de remplacer l’ancien mode de travail par le travail mécanique, en réduisant au chômage un grand nombre de bras ? Aujourd’hui même ne voyons-nous pas les ouvriers qui se livraient à la culture et à la préparation de la garance congédiés devant l’introduction de la garance artificielle que nos manufacturiers n’hésitent pas (et ils ont raison) à faire venir de l’étranger où elle coûte moins cher ? Ces conséquences sont inévitables ; elles accompagnent chaque évolution du progrès industriel, elles affectent tantôt le capital, tantôt la main-d’œuvre. Il n’appartient pas aux patrons d’en tirer un argument pour la question qui se discute, et ils commettent une faute grave lorsqu’ils tentent d’exciter par ce moyen les passions des populations ouvrières.

Il a été souvent fait mention, dans la partie de l’enquête relative aux tarifs, de la concurrence américaine. Avant la guerre de sécession, les États-Unis recevaient de l’Europe, en échange de leurs produits agricoles, une grande quantité de produits fabriqués, Après la guerre, le gouvernement, obligé d’augmenter les recettes du trésor, a imposé sur les marchandises étrangères des droits d’entrée fort élevés. Ce tarif a déterminé les Américains à produire eux-mêmes les articles que l’Europe leur fournissait et à développer leurs manufactures. L’exposition universelle de 1878 a prouvé les progrès considérables qu’ils ont réalisés dans les formes les plus variées de l’industrie, et il résulte des statistiques commerciales que leurs exportations augmentent rapidement, tandis que les importations diminuent. On cite des envois de machines américaines en Angleterre, et il paraît que les cuirs américains sont prêts à envahir l’Europe. Le régime douanier, qui a été adopté de l’autre côté de l’Atlantique, a produit des effets dont l’industrie européenne s’est montrée aussi effrayée que surprise ; n’est-il pas rationnel cependant que l’importation, barrée par un tarif presque prohibitif, se soit arrêtée, que la fabrication se soit développée afin de pourvoir à la consommation privée de ses approvisionnemens extérieurs, et que l’exportation ait été nécessaire pour écouler le surplus d’une production surexcitée par les circonstances et par le génie particulier des Américains ? Il reste à savoir si ce régime économique tournera définitivement à l’avantage des États-Unis. Au début, il paraissait merveilleux ; le capital et la main-d’œuvre étaient largement rémunérés, les salaires haussaient avec les profits, et, la spéculation aidant, le travail allait à toute vapeur. C’était la lune de miel de la prohibition. Cette prospérité fondée sur un tarif n’a point duré ; bientôt s’est ouverte la période des crises ; l’encombrement a déprécié les marchandises, les salaires ont subi une baisse énorme, les consommateurs, gorgés de produits nationaux, se sont plaints d’être privés des articles européens qui répondaient naguère à leurs besoins et à leurs goûts ; les villes maritimes ont souffert de la diminution du trafic avec l’Europe ; bref le malaise et le mécontentement se propagent, et l’on s’en prend au tarif, contre lequel s’élèvent, de toutes parts, d’énergiques réclamations. Aux États-Unis, une question qui est ardemment discutée est vite résolue. Il est donc permis de s’attendre à la prompte issue de cette aventure prohibitionniste qui a jeté le trouble dans les affaires du monde entier.

Quoi qu’il en soit, cette explosion industrielle laissera des traces, et une partie des manufactures, créées dans la serre chaude de la prohibition, doit survivre à la réforme du tarif. Ce n’est après tout que la réalisation hâtive d’un progrès infaillible. Jusqu’ici les États-Unis, occupant d’immenses espaces, se consacraient principalement au travail agricole : ils comptent aujourd’hui une population de 40 millions d’âmes ; ils ont vu successivement s’élever de grandes villes, devenues des foyers de main-d’œuvre et des centres de consommation ; ils ont la houille, le fer, les matières premières les plus précieuses ; leurs communications intérieures sont desservies par de magnifiques cours d’eau naturels, par des canaux, par 100,000 kilomètres de voies ferrées ; ils possèdent, en un mot, tout l’outillage, toutes les ressources qui constituent une nation industrielle. Ils devaient donc plus ou moins tôt tourner leurs efforts vers les manufactures, mettre directement en œuvre ce qu’ils produisent et engager la lutte de concurrence avec les fabriques de l’Europe. On s’étonne de cet événement comme s’il était imprévu ; on le dénonce comme une révolution qui menace les usines de France, d’Angleterre, d’Allemagne, et l’on supplie les gouvernemens d’user des rigueurs du tarif pour en conjurer les effets ! Ce n’est pourtant pas la première révolution de ce genre, et ce ne sera point la dernière ; il existe encore de par le monde des nations qui s’aviseront de vouloir nous expédier des produits achevés au lieu de nous vendre des matières premières ; l’Inde un jour tissera une plus grande part de ses cotons, l’Australie de ses laines, la Chine et le Japon de leurs soies. Qui oserait prétendre qu’il faut empêcher cela ? Comment aurait-on la pensée de maudire et de repousser ces dons du travail qui contribuent, par l’échange, au bien-être universel ? Que l’on y réfléchisse, en négligeant les détails infimes des intérêts particuliers pour ne consulter que le sentiment supérieur de l’intérêt général : ce serait commettre un acte vraiment barbare que de surtaxer ainsi le progrès et de priver toute une nation des avantages que les autres pays auraient la sagesse de s’approprier. Ne nous alarmons pas de voir les États-Unis entrer à leur tour dans la carrière industrielle. S’ils réussissent, l’Europe est de force à rivaliser avec eux, et il ne résultera de cette lutte qu’un échange plus actif des produits. Les États-Unis sont-ils dès aujourd’hui pour nous des concurrens plus redoutables que ne l’étaient l’Angleterre et la Belgique lors de la conclusion des traités de 1860 ? La France est demeurée supérieure dans certaines branches de travail, inférieure pour d’autres, et finalement l’accroissement des transactions internationales a profité à la France comme à la Belgique et à l’Angleterre. Le régime des traités est en effet le complément ou plutôt le correctif de la loi douanière ; aussi devait-il être compris dans le programme de la commission d’enquête, et il convient de s’y arrêter avant de terminer cette étude sur le tarif.


III

Tant que le libre-échange ne sera pas universellement pratiqué, il y aura des traités de commerce, et les tarifs de douane seront partiellement modifiés par des conventions diplomatiques. Cette procédure n’est qu’un expédient dont nous avons déjà, dans un précédent travail[2], exposé les inconvéniens et les avantages ; quels que soient ces inconvéniens, il est et sera longtemps encore nécessaire pour étendre les opérations du commerce extérieur, et surtout pour procurer à l’industrie et au négoce la sécurité dont ils ont besoin ; il est particulièrement indispensable pour les pays qui se livrent avec le plus d’activité et de succès au travail manufacturier, les produits de ce travail étant le plus exposés aux rigueurs des tarifs. Par conséquent, il est peu de nations qui aient autant d’intérêt que la France à conclure des traités de commerce.

Il suffit, pour s’en rendre compte, de se rappeler à quel point l’industrie et le commerce de la France ont été tout récemment troublés dans leurs relations avec l’Italie et avec l’Autriche, par suite de l’expiration des traités qui n’avaient pas été remplacés par des conventions nouvelles. De même, à défaut de traité, nos rapports avec l’Espagne ont été pendant plus d’un mois très gravement compromis. Il a fallu d’urgence, et sous le coup d’unanimes réclamations, recourir à des arrangemens provisoires qui ont permis la reprise des affaires en attendant que les tarifs conventionnels soient, de part et d’autre, réglés à titre définitif.

L’émotion n’a pas été moindre sur l’avis de la dénonciation des traités conclus avec l’Angleterre et avec la Belgique. Cet acte n’aura son effet qu’au 1er janvier 1880 ; les conventions dénoncées resteront en vigueur jusqu’à la fin de la présente année ; mais si, dans ce délai, on ne parvient pas à s’entendre sur les clauses des conventions nouvelles, à quels tarifs, à quel régime seront soumises les marchandises échangées entre la France et l’Angleterre, entre la France et la Belgique ? Il s’agit là de milliards qui se composent tout à la fois de produits agricoles et de produits manufacturiers ; il n’y a pas une branche de travail qui ne soit touchée par cet acte de dénonciation qui a procédé de l’unique initiative de notre gouvernement, et auquel on pouvait d’autant moins s’attendre qu’il est de nature à provoquer, au point de vue constitutionnel, une objection des plus sérieuses. D’après l’article 8 de la loi qui règle les rapports des pouvoirs publics, l’approbation des traités de commerce est réservée au vote des deux chambres. La constitution a voulu que la représentation nationale fût expressément appelée à se prononcer sur des actes qui engagent à un si haut degré les intérêts du pays, en modifiant les conditions de son agriculture, de son industrie et de son commerce. Or dénoncer sans consultation préalable un traité qui, après être arrivé à son terme, continuait à être régulièrement exécuté par voie de prorogation tacite, déchirer une convention qui avait près de vingt ans de durée, n’est-ce point modifier de la manière la plus complète les conditions de l’agriculture, de l’industrie et du commerce ? Une mesure de cette importance ne doit-elle point, par analogie, être accompagnée des précautions et des formalités que la loi constitutionnelle a prescrites pour la conclusion de cette catégorie de traités internationaux ? La question a été posée, et il est essentiel qu’elle soit résolue. Si la loi n’est pas suffisamment explicite, il convient qu’elle soit complétée par une décision de jurisprudence parlementaire, car, quels que puissent être les motifs de l’acte de dénonciation, il paraît difficile, en l’état de nos institutions politiques, d’abandonner à l’unique appréciation du pouvoir exécutif des mesures d’une telle gravité. En tout cas, de même que les intérêts du commerce extérieur ont souffert de l’interruption, si courte pourtant, de nos anciens rapports avec l’Espagne, l’Italie et l’Autriche ; de même ils souffriraient, et dans une proportion vraiment incalculable, de la rupture effective des relations qui, depuis vingt ans, se sont développées avec l’Angleterre et la Belgique. D’après les incidens qui viennent de se présenter et par les inquiétudes qui se sont répandues dans tous les centres de commerce, on peut juger de l’utilité, de la nécessité des traités.

Dans la pensée du gouvernement la dénonciation des traités a pour objet de rendre plus libre et plus parfaite la rédaction du tarif général. La France étant déliée de tout engagement envers les pays étrangers, il devient loisible aux chambres d’augmenter ou de réduire les droits selon les renseignemens qui auront été recueillis par les commissions d’enquête, de réparer les erreurs qui auraient été commises dans les anciennes conventions, de donner satisfaction à tous les vœux légitimes et d’établir solidement, au moyen d’un tarif complet, les bases du régime douanier. Ce tarif une fois réglé, le gouvernement pourra ouvrir de nouvelles négociations avec les différens cabinets ; il aura été éclairé par les enquêtes sur les intérêts de l’industrie ; il saura, par le vote des chambres, dans quel sens il lui sera permis de négocier, quelle sera l’étendue ou la limite des concessions à faire en échange de celles qu’il serait désirable d’obtenir, et il traitera plus sûrement. — Tel est le plan de conduite qui paraît avoir été adopté et par lequel on espère arriver successivement à la possession d’un tarif qui favorise l’industrie et l’agriculture et de traités qui favorisent le commerce.

Il est à craindre que cette combinaison, si logique en apparence, ne rencontre beaucoup de difficultés. En premier lieu, réussira-t-on à voter, dans le cours de cette année, le tarif général ? Si le tarif n’est pas voté, quelle sera notre situation vis-à-vis de l’Angleterre et de la Belgique, à partir du 1er janvier 1880 ? Le tarif conventionnel aura cessé d’exister, et il ne sera pas possible d’appliquer l’ancien tarif, qui est rempli de prohibitions. Il faudra donc recourir à une convention provisoire, analogue à celle qui vient d’être signée avec l’Autriche ; est-on certain que le gouvernement anglais voudra, s’en tenir à une prorogation pure et simple ? A défaut de prorogation concertée, la France pourra continuer à percevoir sur les provenances d’Angleterre et de Belgique les droits de 1860 ; mais est-on sûr que la Belgique et l’Angleterre useront à notre égard du même traitement ? — Supposons que le tarif général soit voté avant la fin de l’année, aura-t-on le temps nécessaire pour engager, suivre et terminée des négociations en vue de traités nouveaux, exécutoires en 1880 ? Ainsi, tout est incertitude, même dans l’hypothèse la plus favorable, et les alarmes, exprimées déjà par les principales chambres de commerce, ne sont que trop fondées.

Ce n’est pas tout ; ou les droits inscrits au tarif général seront votés comme indiquant un minimum, une limite au-dessous de laquelle le gouvernement ne devra point descendre dans les futurs traités, ou bien ils seront calculés de manière à comporter certaines réductions qui pourront être consenties en faveur des pays désireux de traiter avec nous. Dans le premier cas, on créerait à notre diplomatie une situation inextricable, car il ne lui resterait rien à offrir dans les négociations ; elle aurait les mains liées pour la moindre des concessions qui lui seraient demandées, et si, pour peser sur la partie adverse, on la menaçait d’appliquer à ses importations une taxe différentielle, soit 10 ou 15 pour 100 en sus du tarif général, on entrerait dans une voie de représailles qui serait tout à fait impolitique et désastreuse. Dans le second cas, si pour faciliter des négociations éventuelles et à date incertaine, le nouveau tarif édictait des taxes exagérées, le consommateur français aurait à subir plus ou moins longtemps, sans compensation aucune, les effets de ces taxes qui rendraient moins abondans et plus coûteux sur notre marché un certain nombre de produits.

Quel que doive être le tarif, le régime des traités est devenu plus que jamais nécessaire, à raison de la sécurité qu’il procure aux transactions. Il faut protéger l’agriculteur, l’industriel, le commerçant contre les changemens trop fréquens de la législation économique, soit dans les pays étrangers, soit même dans leur propre pays. Les traités garantissent au travail que, pendant une période déterminée, ces conditions ne seront point modifiées, et cette garantie ne lui est pas moins précieuse contre les fluctuations de la loi nationale que contre les rigueurs éventuelles des lois étrangères. En France, par exemple, les impressions de l’esprit public sont si mobiles, les majorités de parlement obéissent à des influences si diverses, et, depuis quelque temps, les lois comme les constitutions sont faites et défaites d’une façon si imprévue que bien souvent, pour les entreprises de longue haleine, l’existence d’un traité de commerce a dû être considérée comme une sauvegarde. Quant à nos rapports avec l’étranger, il importe d’autant plus de les placer au moyen de conventions à l’abri des changemens de tarif que plusieurs états réalisent ou annoncent l’intention de hausser les droits de douane.

De la part des gouvernemens, ces relèvemens des tarifs ne procèdent que d’une pensée fiscale. Les énormes dépenses de guerre ont obéré les budgets ; il faut, à tout prix, procurer au trésor un supplément de recettes, et, comme on a épuisé l’impôt direct ainsi que les principales sources où s’alimentent les impôts de consommation, les financiers reviennent à l’impôt des douanes, dont la perception, déjà organisée, n’exige pas un surcroît de dépenses. En Espagne, en Italie, en Suisse, le langage officiel n’attribue aux propositions de surtaxes que le caractère d’un expédient fiscal et il désavoue toute idée de retour systématique au régime de la protection. Les industriels n’en profitent pas moins de ces tendances qui servent leurs intérêts particuliers, et ils soutiennent vigoureusement les ministres qui les aident, même sans le vouloir, à repousser les importations étrangères. Les protectionnistes de tous pays observent avec intérêt ces évolutions de la loi douanière dans une partie de l’Europe, et tout récemment ils ont dû trouver un nouveau sujet de triomphe dans les déclarations du prince de Bismarck, recommandant la révision des tarifs de l’Allemagne.

Les déclarations contenues dans un mémoire que le prince de Bismarck a adressé au conseil fédéral ont, avant tout, une portée financière. Le chancelier de l’empire entend diminuer le poids des impôts directs, qui sont devenus écrasans, et augmenter le chiffre des recettes qui proviennent des impôts indirects ; puis, examinant chacun de ces derniers impôts, il fait observer que « l’Allemagne est en retard sur d’autres états dans le développement financier de ses institutions douanières. » Il propose donc un système qui reporte sur la douane la portion de taxe dont sera déchargée la contribution directe. A cet effet, il maintient, sauf de légères augmentations, les tarifs qui frappent actuellement les produits fabriqués (tarifs qui sont inférieurs à ceux que l’on perçoit en France pour les articles similaires) ; il conserve la franchise pour les matières premières exotiques telles que le coton ; il suppose pour le surplus une taxe moyenne de 5 pour 100. C’est le principe de la « taxation universelle, » qui avait été adopté par l’ancien Zollverein et qui consiste à percevoir une part d’impôt sur tous les articles importés, mais une part légère sur chaque article. Que pour rallier des partisans à ce système, le prince de Bismarck ait fait vibrer, à la fin de son mémoire, la corde de la protection, cela n’est pas contestable ; si puissant qu’il soit, il n’est pas homme à engager une campagne sans rechercher des alliés ; il a donc flatté de son mieux les sentimens du parti protectionniste qui est demeuré influent dans plusieurs régions de l’Allemagne et qui se trouve fortement représenté dans les assemblées politiques ; mais l’on ne doit pas perdre de vue qu’il s’agit de réviser des taxes relativement très modérées ou de créer des taxes nouvelles qui seraient en moyenne de 5 pour 100. Par conséquent, s’il est regrettable de voir en Allemagne comme en Italie l’avidité besoigneuse du fisc pénétrer dans les tarifs, il n’est pas exact de prétendre que ces deux pays répudient les principes libéraux en matière d’échange et que la France doit à leur exemple se replacer sous l’égide de la protection douanière.

Ce qui résulte le plus clairement de ces symptômes, c’est que les nations qui occupent les premiers rangs dans l’industrie sont très intéressées à tenir dans les liens des traités de commerce les tarifs étrangers et à négocier des conventions qui les garantissent contre les surtaxes fiscales ou autres dont elles sont menacées. La France est au nombre de ces nations qui ont besoin d’écouler au dehors l’excédant de leurs produits. Quel préjudice pour l’agriculture de nos régions de l’ouest, si le marché anglais leur était moins libéralement ouvert ! Quel désastre pour notre industrie en général, et spécialement pour l’industrie parisienne, si les pays qui nous entourent venaient à la frapper de surtaxes ! La France aurait beaucoup à perdre à un changement de régime qui, supprimant les garanties des traités, apporterait dans le mouvement de ses échanges une profonde perturbation.

Après avoir donné en 1860 le signal de la réforme économique, convient-il à notre pays de déserter la cause libérale, de désavouer les progrès accomplis et de reculer vers l’ancien régime ? Devons-nous, après tant de luttes, aider à la restauration des monopoles et des privilèges ? Quelle contradiction ! La réforme nous a rendus plus riches et plus prospères, elle nous a dotés d’un commencement de liberté, elle a favorisé le travail, elle est destinée à seconder la politique de paix et de rapprochement entre les peuples. Et l’on songe à lui faire rebrousser chemin ! On ose demander aux législateurs d’une démocratie de renier leurs principes et de sacrifier à des intérêts passagers et secondaires un intérêt supérieur et permanent ! La prétention est insoutenable. On ne devrait désormais toucher aux droits de douane que pour les abaisser, modifier le régime des échanges que pour l’étendre.

Sans doute, il est à regretter que la révision du tarif coïncide avec une crise presque universelle, qui fournit aux adversaires de la liberté des échanges un argument de circonstance pour exiger ce qu’ils appellent la protection. Le débat se trouve ainsi détourné de son véritable objet. Cependant l’enquête du sénat, en faisant connaître les causes générales de la crise, a montré que celle-ci ne peut pas être attribuée à une insuffisance prétendue du tarif, et l’enquête de la chambre des députés a dû prouver à la commission législative que, pour la plupart des industries, ce n’est point à coups de surtaxes que l’on aura raison du présent malaise. Comment d’ailleurs mettre d’accord les intérêts qui ont comparu devant la commission, les uns sollicitant des augmentations de droits, les autres des réductions, ceux-ci plaidant contre les importations étrangères, ceux-là pour leurs exportations ; tous, en un mot, prenant pour point de départ leur profit particulier ? Tâche impossible. Sur ce terrain si difficile, le conflit éclate à chaque pas : ce qui fait la fortune de l’un fait la ruine de l’autre ; on ne saurait créer ou fortifier un privilège sans causer en même temps un préjudice. Quel est le législateur qui oserait aujourd’hui s’attribuer un tel arbitrage ? La liberté seule, nous le répétons, est capable de régler tous ces différends, et s’il n’est pas encore permis d’y atteindre, si l’on juge prudent de tenir compte de la crise actuelle et de réserver pour un temps plus opportun le progrès de la réforme douanière, au moins convient-il de ne pas reculer d’un pas dans la route qui a été tracée. En adoptant pour règle absolue de n’admettre dans le nouveau tarif aucune augmentation des droits inscrits depuis 1860 dans les tarifs conventionnels, le gouvernement et la chambre rendraient plus simple et plus rapide le débat qui va s’ouvrir. Peut-être, au fond, les protectionnistes, qui ont fait tant de bruit dans la commission d’enquête, ne souhaitent-ils pas autre chose que le maintien du régime actuel, et n’ont-ils protesté si énergiquement que dans la crainte de voir abaisser les taxes qui leur profitent ; de leur côté, les partisans du libre-échange, confians dans l’excellence du principe, se résigneraient à l’ajournement des franchises complètes que l’avenir leur promet.

Il n’y a pas, croyons-nous, d’autre tactique à conseiller pour l’heure présente. Un tarif modéré est nécessaire pour faciliter le renouvellement des traités de commerce. Il importe à tous égards que nos relations d’échanges avec les pays étrangers ne demeurent point dans les conditions provisoires et précaires qui viennent de leur être faites par l’expiration ou par la dénonciation des anciens traités. Considérée à ce point de vue, la question n’est plus seulement de l’ordre économique ; elle engage au plus haut degré la politique générale. Plier sous la pression d’idées rétrogrades, exposer la France à l’isolement, ce serait, au temps où nous sommes, une politique étrange, aussi contraire à l’honneur du gouvernement qu’aux intérêts du pays.


C. LAVOLLEE.

  1. Voici le texte de la résolution proposée par la commission du sénat (rapport de M. Ancel) :
    « Le sénat engage le gouvernement à réserver, quant à présent, la question des traités de commerce et à proroger simplement ceux qui existent jusqu’à la promulgation du nouveau tarif des douanes, dont le parlement est saisi.
    « Ce tarif général, qui devra être établi dans le plus bref délai possible, sera appliqué, provisoirement, à tous les pays qui nous accorderont le traitement de la nation la plus favorisée et ne grèveront pas nos produits de droits supérieurs aux nôtres. Pour les nations qui ne nous accorderaient pas ces conditions, le tarif serait majoré dans une proportion que les chambres détermineront.
    « Le sénat demande que les droits qui protègent actuellement nos industries ne soient diminués pour aucune et qu’ils soient relevés dans une mesure suffisante pour celles qui sont en souffrance, »
  2. Voir, dans la Revue du 15 février 1877, les Traités de commerce et les Tarifs de douane.