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Le Termite/1/51

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Le Termite (1889)
Albert Savine (p. 69-78).
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V

— Tu ne feras donc rien aujourd’hui, limace !

Noël reprit la plume, vingt fois la retrempa dans l’encre. Il essaya de « partir » au hasard, follement, de prendre cet élan que certains ne prennent qu’après des mois de souffrance ou de vide. L’éternel « demain » plana sur lui, le demain du miracle et de la pierre philosophale où les littérateurs mettent leurs espérances comme un Napolitain dans la loterie.

Il rêva le prodige dispensant la richesse nerveuse, la joie de créer, l’intervention d’un dieu dans l’infanterie des épithètes et l’artillerie des paragraphes. Mais il connaissait trop le mirage, ses anémies induisant au noctambulisme, aux coléreuses disputes de minuit, au partage de Paris entre bocks aigres, et tous les dévorés du monstre, les fantômes du ratage, les rhétoriques naïves et faisandées tout ensemble, les chairs recuites de nicotine et de salicylate, les dédains factices et les mépris nourris au biberon du mensonge.

— Va donc, animal !

La plume grinça, bâcleuse de phrases, lancée comme une charrue folle aux sillons noirs de l’écriture, puis les barres furieuses, les reprises, les rechutes, le néant, l’impossible !

Il grelotta d’impuissance, dans une nudité d’âme, une chute sous le gel. À peine s’il entendait une voix en lui, une voix monotone dans un désert stérile, un prophète à la phrase unique, prêchant la déchéance. Quelque chose le dévorait, l’absorbait, lui râtissait le cerveau : le grouillement des minutes perdues pareilles à des larves sous une emblave.

— Oh ! quand on n’est pas en train !

La plume tomba, Servaise s’accorda le farniente. Presque immédiatement l’être intime bouillonna, un pêle-mêle de chapitres, un grondement de torrent, tout ce qu’il écrirait « plus tard ». Il en sourit, ironique, sans que l’élan cessât, sans que la marée des phrases s’interrompît dans son crâne bavard d’écrivain.

Des minutes ivres coulèrent, un crescendo, tous les cuivres de l’orchestre. Enfin la pensée dévia, le monologue créateur céda au poème passionnel, au culte de Riquet à la Houppe, un fleuve d’amour monta par les sécheresses littéraires, une imbibition de la peau, des délices analogues à celles qui suivent les pluies de mai quand les forêts ruissellent et projettent leurs aromates sur les plaines.

— Ah ! la cahute, l’île, les cataclysmes, toute la naïve iliade des passions, tout ce qui éloigne des hommes et des codes.

Une gravure rousse, à la muraille, fixa l’utopie de Noël ; au-dessus d’eaux antiques, du dormassement vénérable d’un lac-fleuve, une terre est née, vierge et timide, adolescente aux arbres légers, savane-promontoire bordée des glaives du roseau, lagune tremblante où les dentelles de gramen et les laines du cryptogame abritent les bestioles peureuses.

Sur les feuilles rousses, sur les escadres de l’iris et du nénuphar, partout un réveil de prunelles, un frisson d’animalité inférieure. Mais la lueur des âges, une pure et très ancienne lueur, émerge par les peupliers et les saules, une grâce enlaceuse embaume les cimes et féconde l’alluvion des jeunes. Le sacre de l’amour, l’antique soupir des races neuves erre et domine, le miracle de la multiplication baigne la gravure, la joie d’enfantement et l’abondance sourd de chacune des hachures de la vieille encre jaunissante.

Servaise silla par les eaux libres de la gravure, par les havres du delta, sous la lueur des âges, où tous les « Veux-tu ? » des cantiques d’amour tremblaient au rebord des grottes.

Puis, soudain, le souvenir net, l’ennui de vivre, les bronches suffoquées, Mme Chavailles estompée en fantasmagorie mauvaise, cruelle, suave, les croulements sur un siège, poings clos, lèvres détendues par le sanglot qui s’étouffe tout au fond de la poitrine…


Un coup de sonnette, la caricature du concierge tendant un gros pli d’imprimerie dans un croisé de ficelle. Servaise le happa et l’ouvrit. C’étaient les premières épreuves de son volume de nouvelles. Il poussa un soupir, l’afflux nerveux de l’écrivain se joignit au remous de la souffrance :

— Eh ! le voilà l’oubli !… Je vais me payer du noir, du noir bon teint… du noir de funérailles.

Il ne se trompait point. Dès qu’il eut déplié les feuilles, la qualité parcimonieuse du papier, la négligence de l’impression, ce lui fut un coup au cœur, comme un symbole de l’indifférence et du mépris des gens pour ses œuvres. Puis la lecture traînarde, plume haute, lui emplit l’âme d’une haleine de cave.

Une sénilité amère flottait sur le récit, une conception de futile et de néant rampant à tous les sentiers de la pensée. Les arrêts de la lecture, le trait correcteur de l’encre, les petites lettres tracées en marge, c’étaient des essoufflements, des charges de fardeaux. Les pages hachurées apparaissaient chimériques et grotesques, à jamais illisibles. Et quel frisson de colère aux coquilles absurdes, aux déformations de la phrase aboutissant à la parodie !

Le pire résidait dans la transposition même de la forme. Au mode vivant et palpitant, personnel et intime de l’écriture, la substitution des caractères automates soulevait la sensation d’une exposition au pilori, de secrètes pudeurs découvertes à la risée populacière ? Car, si les œuvres jugées infimes et faites sans espérance se haussent à l’enrégimentation typographique comme un imbécile dans un uniforme, les pages amantes, les fines compagnes de la solitude intellectuelle croulent d’autant, se vêtent de glaciale trivialité.

Lorsque le paquet d’épreuves fut corrigé, replié sur la table, Servaise sombra dans une langueur de toute la chair. L’œuvre de son cerveau, cette substance grise étalée là, elle se classa, elle se fondit dans le terreau des œuvres collectives. Ni bonne ni mauvaise, faite de main d’ouvrier, échenillée, sarclée, binée avec scrupule, elle se dégagea en teinte neutre, estimable et vaine, humble yole passagère parmi les steamers des créateurs…

Puis sa respiration s’aviva, un étourdissement rougit ses tempes pâles, toute la révolte, la sombre émulation — presque la haine — contre les précurseurs, l’enflure de son « moi » au mascaret des orgueils. Il reprit les feuillets pour les relire à voix haute (avec une ruse déclamatoire). L’alcool de revanche l’étourdit, une indulgence rageuse pour sa propre personne. Il retrouva la douceur des passages favoris, la saveur des adjectifs. Le courage et l’espoir rouvrirent en lui leurs perspectives. Il se cria à voix haute :

— C’est du vrai… c’est du neuf… et de la poigne… et sans concession…

Il claqua de la langue comme pour déguster un vin authentique :

— Pas de campêche… pas de roublardise !

Mais déjà le sang lui redescendait ; morne, il eut vaguement conscience de la duplicité de cette colère semblable à celle dont se grisent les femmes nerveuses…

Les jours suivants, la torture reprit, alternée des mêmes révoltes. Cependant, quand les épreuves se furent accumulées, usant la répugnance typographique, des espoirs légers frétillèrent en Noël comme des larves au déclin de mars. Aux « bonnes feuilles » sur papiers moins caducs, où l’épidémie des coquilles s’atténuait, il eut de rapides pulsations vaniteuses, une joie subite à se lire, de gais rayons cérébraux…

Au dernier « bon à tirer », attendant la réalité, le « volume », le monde fut vide, la peur de l’inconnu parcourut le jeune homme : restait le fétichisme du joueur, la vision lointaine d’une victoire de loterie. Âme errante, la sentine de l’éditeur devint son phare, la crique où il courait chaque jour causailler avec deux ou trois rôdeurs littéraires. Il y simulait de grandes espérances, il parlait sourdement, avec maladresse, toujours laissant percer la soif de réclame, l’effroi d’un lancement avorté.

Quand l’éclosion survint, la subite apparition du nouveau-né aux étalages, quelle épouvante, quels souhaits pour la paix de l’Europe, pour la santé de l’empereur d’Allemagne, et que Boulanger ne bouge et que les Balkans se taisent !

— Dans l’attente funèbre des semaines pendant lesquelles le sort d’un livre se décide, Servaise galopa par le monde en faux brave, acharné à cueillir le pain sec des éloges assaisonnés de vitriol, la morsure des sous-entendus, les noms des maîtres lui volant en douche sur la tête, les écrasements de la comparaison féroce, les lessives polies.

Tout parut préférable à la solitude, à l’attente, au silence, aux marches par la chambre, à la sensation de banni, d’exilé, d’enseveli qui le terrassait dès qu’il n’entendait plus le bruit des voix, dès qu’il sortait de la gesticulation des brasseries ou des murmures des salons littéraires.