Le Testament d’un excentrique/I/8

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Hetzel (p. 105-118).

« Tom, envoie un coup droit dans la poitrine de Monsieur… »

VIII

tom crabbe entraîné par john milner.

Onze par cinq et six, ce n’était pas, en somme, un coup à dédaigner, du moment qu’un joueur n’amène pas neuf par six et trois ou par cinq et quatre pour aller à la vingt-sixième ou à la cinquante-troisième case.

Ce qu’il y avait à regretter, peut-être, c’était que l’État indiqué par ce numéro onze fût précisément très éloigné de l’Illinois, et nul doute que Tom Crabbe en eût éprouvé quelque dépit, — ou du moins son entraîneur, John Milner.

Le sort les envoyait au Texas, le plus vaste des territoires de l’Union, à lui seul d’une superficie supérieure à celle de la France. Or, cet État, situé au sud-ouest de la Confédération, confine au Mexique, dont il n’a été séparé qu’en 1835, après la bataille gagnée par le général Houston contre le général Santa-Anna.

Deux itinéraires principaux permettaient à Tom Crabbe d’atteindre le Texas. Il pouvait, en quittant Chicago, ou se rendre à Saint-Louis et prendre les steamboats du Mississippi jusqu’à la Nouvelle-Orléans, ou suivre la voie ferrée qui conduit à la métropole de la Louisiane, en traversant les États de l’Illinois, du Tennessee et du Mississippi. De là, on étudierait le chemin le plus court pour gagner Austin, la capitale du Texas, lieu marqué dans la note de William J. Hypperbone, soit par les railroads, soit à bord de l’un des steamers qui font le service entre la Nouvelle-Orléans et Galveston.

John Milner crut devoir donner la préférence au chemin de fer pour transporter Tom Crabbe en Louisiane. En tout cas, il n’avait point de temps à perdre comme Max Réal, ni le loisir de muser en route, puisqu’il fallait que le 16, il fût de sa personne au terme du voyage.

« Eh bien, lui demanda le chroniqueur de la Freie Presse, après que le résultat du tirage eut été proclamé le 3 mai dans la salle de l’Auditorium, quand partez-vous ?…

— Dès ce soir.

— Votre malle est prête ?…

— Ma malle… c’est Crabbe, répondit John Milner. Il est rempli, fermé, ficelé, et je n’ai plus qu’à le conduire à la gare.

— Et que dit-il ?…

— Rien. Dès que son sixième repas sera achevé, nous irons ensemble prendre le train, et je le mettrais aux bagages, si je ne craignais un excédent.

— J’ai le pressentiment, reprit le chroniqueur, que Tom Crabbe sera favorisé de la même chance…

— Moi aussi, déclara John Milner.

— Bon voyage !

— Merci. »

L’entraîneur ne tenait pas à imposer l’incognito au Champion du Nouveau-Monde. Un personnage aussi considérable — au point de vue matériel — que Tom Crabbe n’aurait pu passer inaperçu. Son départ ne fut donc point tenu secret. Il y eut foule, ce soir-là, sur les quais de la gare, pour le voir se hisser dans son wagon au milieu des hurrahs. John Milner monta après lui. Puis le train démarra, et peut-être la locomotive sentit-elle un surcroît de charge, dû au transport du pesant pugiliste.

Pendant la nuit, le train dévora trois cent cinquante milles, et, le lendemain, il atteignit Fulton à la limite de l’Illinois, sur la frontière du Kentucky.

Tom Crabbe ne s’inquiétait guère d’observer le pays qu’il traversait, — un État relégué au quatorzième rang dans l’ensemble de l’Union. Sans doute, à sa place, Max Réal et Harris T. Kymbale n’eussent pas manqué de visiter Nashville, la capitale actuelle, et le champ de bataille de Chattanooga, sur lequel Sherman ouvrit les routes du Sud aux armées fédérales. Et puis, l’un en artiste, l’autre en reporter, pourquoi n’auraient-ils pas fait un à droite d’une centaine de milles jusqu’à Grand Junction afin d’honorer Memphis de leur présence ? C’est la seule importante cité que l’État possède sur la rive gauche du Mississippi, et elle a belle apparence, dressée sur la falaise, qui domine le cours du superbe fleuve, semé d’îles en pleine verdure.

Mais l’entraîneur ne crut pas devoir s’écarter de son itinéraire pour permettre aux deux énormes pieds de Tom Crabbe de fouler cette cité à dénomination égyptienne. Aussi n’eut-il pas l’occasion de demander pourquoi, il y a quelque soixante ans, puisque Memphis est fort éloigné de la mer, le gouvernement y avait établi des arsenaux et des chantiers de construction, actuellement abandonnés du reste, ni d’entendre la réponse qui lui eût été faite : en Amérique, on commet de ces erreurs, tout comme ailleurs.

Le train continua donc d’emporter le deuxième partenaire et son indifférent compagnon à travers les plaines de l’État du Mississippi. Il passa par Holly Springs, par Grenada, par Jackson. Cette dernière ville est la capitale, peu considérable, d’un territoire que l’exclusive culture du coton a laissé fort en retard du mouvement industriel et commercial.

Là cependant, et durant une heure à la gare, l’arrivée de Tom Crabbe produisit un gros effet. Plusieurs centaines de curieux avaient voulu contempler le célèbre donneur de coups de poing. Certes, il ne possédait pas la taille d’Adam, auquel on attribuait, avant les rectifications de l’illustre Cuvier, quatre-vingt-dix pieds, ni celle d’Abraham, dix-huit pieds, ni même celle de Moïse, douze pieds, mais c’était encore un gigantesque type de l’espèce humaine.

Or, parmi les curieux se trouvait un savant, l’honorable Kil Kirney, lequel, après avoir mesuré avec une extrême précision le Champion du Nouveau-Monde, crut devoir faire quelques réserves, et voici ce qu’il n’hésita pas à déclarer ex professo :

« Messieurs, d’après les recherches historiques auxquelles je me suis livré, j’ai pu retrouver les principaux calculs de mensuration qui se rapportent aux études gigantographiques, chiffrés d’après le système décimal. Au dix-septième siècle apparut Walter Parson, haut de deux mètres vingt-sept. Au dix-huitième siècle apparurent l’Allemand Muller de Leipsig, haut de deux mètres quarante, l’Anglais Burnsfield, haut de deux mètres trente-cinq, l’Irlandais Magrath, haut de deux mètres trente, l’Irlandais O’Brien, haut de deux mètres cinquante-cinq, l’Anglais Toller, haut de deux mètres cinquante-cinq, et l’Espagnol Élacegin, haut de deux mètres trente-cinq. Au dix-neuvième siècle, apparurent le Grec Auvassab, haut de deux mètres trente-trois, l’Anglais Hales de Norfolk, haut de deux mètres quarante, l’Allemand Marianne, haut de deux mètres quarante-cinq, et le Chinois Chang, haut de deux mètres cinquante-cinq. Or, de la plante des pieds au sommet de la nuque, je ferai observer à l’honorable entraîneur que Tom Crabbe donne seulement deux mètres trente…

— Que voulez-vous que j’y fasse ! répondit non sans aigreur John Milner. Je ne peux pourtant pas l’allonger…

— Non, sans doute, reprit M. Kil Kirney, et je ne le demande pas… mais, enfin, il est inférieur à…

— Tom, dit alors John Milner, envoie un coup droit dans la poitrine de monsieur le savant, afin qu’il mesure aussi la force de ton biceps ! »

Le savant Kil Kirney ne voulut point se prêter à une expérience qui ne lui eût pas laissé le nombre réglementaire de ses côtes, et il se retira d’un pas digne et méthodique.

Quant à Tom Crabbe, il n’en fut pas moins salué des acclamations du public, lorsque John Milner eut porté en son nom un défi aux amateurs de boxe. Toutefois le défi ne fut pas relevé, et le Champion du Nouveau-Monde se rehissa dans son compartiment, tandis que les souhaits de bonne chance pleuvaient autour de lui.

Après avoir traversé du nord au sud l’État du Mississippi, la voie ferrée atteint la frontière de la Louisiane, à la station de Rocky Comfort.

En suivant le cours de la Tangipaoha-river, le train descendit jusqu’au lac Ponchartrain, dont il dépassa la rive occidentale par l’étroite langue de terre qui sépare ce lac de celui de Maurepas et sur laquelle repose le viaduc de Mauchac. À la station de Carrolton, il rencontra le fleuve, large environ de quatre cent cinquante toises, dont la boucle se replie pour contourner la cité louisianaise.

C’est à la Nouvelle-Orléans que Tom Crabbe et John Milner quittèrent définitivement le railroad, après un parcours de près de neuf cents milles depuis Chicago. Arrivés dans l’après-midi du 5 mai, il leur restait donc treize jours pour se rendre à Austin, la capitale du Texas, — temps très suffisant, bien qu’il y eût lieu de compter avec des retards possibles, soit par la voie de terre en utilisant le Southern Pacific, soit par la voie de mer.

Dans tous les cas, il n’eût pas fallu demander à John Milner de promener son Crabbe par la ville pour lui en faire admirer les curiosités. Si le hasard y envoyait quelque autre des « Sept », celui-là saurait mieux que lui s’acquitter de cette tâche. Austin était encore éloigné de plus de quatre cents milles, et John Milner ne songeait qu’à s’y transporter par le plus court et par le plus sûr.

Le plus court aurait été le chemin de fer, puisqu’il y a communication directe entre les deux villes, à la condition de trouver concordance entre les trains. En effet, après s’être avancé dans la direction de l’ouest à travers la Louisiane par Lafayette, Rarelant, Terrebone, Tigerville, Ramos, Brashear, vers la pointe du Lake Grand, il rejoint, à cent quatre-vingts milles de là, la frontière du Texas. À partir de ce point, la ligne reprend depuis la station d’Orange jusqu’à Austin sur un parcours de deux cent trente milles. Néanmoins, — peut-être avait-il tort, — John Milner donna la préférence à un autre itinéraire et pensa que mieux valait s’embarquer à la Nouvelle-Orléans pour le port de Galveston qu’un railroad relie à la capitale texienne.

Justement, il se trouva que le steamer Sherman devait, dès le lendemain matin, quitter la Nouvelle-Orléans à destination de Galveston. C’était une circonstance dont il fallait profiter. Trois cents milles de mer sur un bâtiment qui enlevait ses dix milles à l’heure, ce serait l’affaire d’un jour et demi, — deux jours si le vent n’était pas favorable.

John Milner ne jugea point à propos de consulter Tom Crabbe à ce sujet, pas plus qu’on ne consulte sa malle lorsqu’elle est bouclée pour le départ. Son sixième repas pris dans un hôtel du port, l’éminent boxeur ne fit qu’un somme jusqu’au matin.

Il était sept heures, lorsque le capitaine Curtis donna l’ordre de larguer les amarres du Sherman, après qu’il eut accueilli l’illustre Champion du Nouveau-Monde avec les égards dûs au second partenaire du match Hypperbone.

« Honorable Tom Crabbe, lui dit-il, je suis honoré d’avoir l’honneur de votre présence à mon bord ! »

Le boxeur n’eut pas l’air de comprendre ce que lui disait le capitaine Curtis, et ses yeux se dirigèrent instinctivement vers la porte du dining-room.

« Croyez bien, reprit le commandant du Sherman, que je ferai l’impossible pour que vous arriviez dans le plus court délai à bon port. Je ne ménagerai pas mon combustible, je n’économiserai pas ma vapeur. Je serai l’âme de mes cylindres, l’âme de mon balancier, l’âme de mes roues qui tourneront à toute vitesse afin de vous assurer gloire et profit ! »

La bouche de Tom Crabbe s’ouvrit comme pour répondre, et se referma aussitôt pour se rouvrir et se refermer encore. Cela indiquait que l’heure du premier déjeuner avait sonné à l’horloge stomacale de Tom Crabbe.

« Toute la cambuse est à votre disposition, déclara le capitaine Curtis, et soyez sûr que nous débarquerons à temps au Texas, dussé-je faire charger les soupapes et dût le navire en sauter…

— Ne sautons pas, répondit John Milner, avec ce bon sens qui le distinguait. Ce serait une faute… à la veille de gagner soixante millions de dollars ! »

Le temps était beau, et, au surplus, il n’y a rien à craindre dans les passes de la Nouvelle-Orléans, bien qu’elles soient sujettes à de capricieux changements que surveille le service maritime. Ce fut celle du sud que suivit le Sherman, entre les roseaux et les joncs de ses basses rives. Peut-être le nerf olfactif des voyageurs fut-il désagréablement affecté par les exhalaisons hydrogénées d’innombrables pustules qu’engendre la fermentation des matières organiques du fond ; mais il n’y a aucun danger d’échouement dans ce canal, devenu la véritable entrée du grand fleuve.

On passa devant plusieurs usines et entrepôts, groupés sur les deux bords, devant la bourgade d’Algiers, devant la Pointe à la Hache, devant Jump. D’ailleurs, à cette époque, l’étiage est élevé. En avril, mai et juin, le Mississippi se gonfle de crues régulières, et ses eaux ne descendent à leur minimum qu’en novembre. Le Sherman n’eut donc point à ralentir sa vitesse, et il atteignit sans encombre Port Eads, nom de l’ingénieur dont les travaux améliorèrent cette passe du sud.

C’est là que le Mississippi va s’absorber dans le golfe du Mexique, et son parcours n’est pas estimé à moins de quatre mille cinq cents milles[1].

Le Sherman, dès qu’il eut tourné les dernières pointes ; mit le cap à l’ouest.

Comment Tom Crabbe avait-il supporté cette partie de la traversée ?… Très bien. Après avoir mangé à ses heures habituelles, il alla se coucher. Puis il apparut frais et dispos le lendemain, lorsqu’il vint reprendre sa place à l’arrière du spardeck.

Le Sherman était déjà d’une cinquantaine de milles au large, et la côte très basse se dessinait à peine vers le nord.

C’était la première fois que Tom Crabbe se risquait à une navigation sur mer. Aussi, tout d’abord, le roulis et le tangage parurent l’étonner.

Cet étonnement amena sur sa large face, si rubiconde d’habitude, une pâleur croissante dont John Milner, très aguerri pour son compte, ne tarda pas à s’apercevoir.

« Est-ce qu’il va être malade ?… se demanda-t-il en s’approchant du banc sur lequel son compagnon avait dû s’asseoir.

Et, le secouant à l’épaule, il dit :

« Ça va-t-il ?… »

Tom Crabbe ouvrit la bouche, et, cette fois ce ne fut pas la faim qui mit en jeu ses masseters, bien que l’heure du premier repas fût sonnée. Or, comme il ne put la refermer à temps, un jet d’eau salée s’introduisit jusque dans sa gorge, au moment où le Sherman s’inclinait sous un fort coup de houle.

Tom Crabbe, déralingué du banc, s’abattit sur le pont.

Il était assez indiqué de le transporter au centre du steamer, où les oscillations sont moins sensibles.

« Viens, Tom, » dit John Milner.

Tom Crabbe voulut se relever, mais il s’y essaya en vain et retomba de tout son poids.

l’escouade combinant ses efforts…

Le capitaine Curtis, averti par la secousse, se dirigea vers l’arrière.

« Je vois ce que c’est… affirma-t-il… rien, en somme, et l’honorable Tom Crabbe s’y fera… Il n’est pas possible qu’un tel homme soit sujet au mal de mer. C’est bon… tout au plus pour les femmelettes, ou alors ce serait terrible chez un individu aussi fortement constitué ! »

Terrible, en effet, et jamais passagers n’assistèrent à plus lamentable spectacle. La nausée, on en conviendra, c’est plutôt le lot naturel des malingres et des souffreteux. Le phénomène s’accomplit alors de façon normale et sans violenter la nature. Mais un type de cette corpulence et de cette vigueur !… N’en serait-il pas de lui comme de ces monuments qui sont plus endommagés par un tremblement de terre que la frêle cabane d’un Indien ?… Celle-ci résiste alors que celui-là se disloque.

Et Tom Crabbe se disloqua, et il menaça de ne plus former qu’un monceau de ruines.

John Milner, très ennuyé, intervint.

« Il faudrait le déhaler, » dit-il.

Le capitaine Curtis appela le maître d’équipage et douze matelots pour ce surcroît de besogne. L’escouade, combinant ses efforts, tenta vainement de relever le Champion du Nouveau-Monde. Il fut nécessaire de le rouler le long du spardeck, comme un tonneau, puis de l’affaler sur le pont au moyen d’un palan, puis de le traîner jusqu’au rouf de la machine, dont le balancier semblait narguer sa masse impuissante, et il demeura à cette place en complète prostration.

« Voilà, fit observer John Milner au capitaine Curtis, c’est cette abominable eau salée que Tom a reçue en pleine figure !… Si encore c’était de l’alcool…

— Si c’était de l’alcool, répondit judicieusement le capitaine Curtis, il y a longtemps que la mer aurait été bue jusqu’à la dernière goutte, et il n’y aurait plus de navigation possible ! »

C’était vraiment jouer de malheur. Le vent, qui venait de l’ouest, changea cap pour cap, et souffla grand frais. De là, redoublement de roulis et de tangage. Puis, à marcher contre les lames, il y eut diminution considérable dans la vitesse du steamer. La longueur du voyage serait assurément doublée, — soixante-dix à quatre-vingts heures au lieu de quarante. Bref, John Milner traversa toutes les phases de l’inquiétude, tandis que son compagnon traversait toutes les phases de cet affreux mal, ballottement des intestins, troubles dans l’appareil circulatoire, vertiges tels que n’en provoque jamais la plus complète ivresse. En un mot, suivant une expression du capitaine Curtis : « Tom Crabbe n’était plus bon qu’à ramasser à la pelle ! »

Enfin, le 9 mai, après un furieux coup de vent, qui, par bonheur, fut de courte durée, les côtes du Texas, bordées de dunes de sable blanc, défendues par un chapelet d’îles, au-dessus desquelles voletaient des bandes d’énormes pélicans, apparurent vers trois heures du soir. Grosse économie pour le service du bord, Tom Crabbe, bien qu’il eût souvent et trop souvent ouvert la bouche, n’avait rien mangé depuis son dernier repas pris à la hauteur de Port Eads.

John Milner se berçait de l’espoir que son compagnon se ressaisirait, qu’il dompterait l’abominable mal, qu’il reprendrait forme humaine, qu’il serait enfin présentable, lorsque le Sherman, abrité de la haute mer dans la baie de Galveston, ne subirait plus les oscillations de la houle. Non ! le malheureux ne parvint point à se reprendre, même en eau calme.

La ville est située à l’extrémité d’une pointe sablonneuse. Un viaduc la réunit au continent, et c’est par là que se font les expéditions du commerce, entre autres celles du coton d’une importance considérable.

Le Sherman, dès qu’il eut évolué à travers la passe, alla se ranger contre son appontement.

John Milner ne put retenir un juron de fureur. Quelques centaines de curieux étaient là sur le quai. Prévenus par fil que Tom Crabbe s’était embarqué à la Nouvelle-Orléans pour Galveston, ils l’attendaient à son arrivée.

Et qu’allait leur présenter son entraîneur, au lieu et place du Champion du Nouveau-Monde, deuxième partant du match Hypperbone ?… Une masse informe, qui ressemblait plus à un sac vide qu’à une créature humaine.

John Milner tenta encore de provoquer le redressement physique de Tom Crabbe.

« Eh bien… ça ne va donc pas ?… »

Le sac resta sac, et la vérité est qu’il fallut le transporter sur une civière à Beach-Hotel où un appartement était retenu.

Quelques plaisanteries, quelques quolibets, éclatèrent à son passage, au lieu des hurrahs auxquels il était habitué, et qui avaient salué son départ de Chicago.

Mais, enfin, tout n’était pas désespéré. Dès le lendemain, après une nuit de repos et une série de repas habilement combinés, Tom Crabbe retrouverait sans doute son énergie vitale, sa vigueur normale, et il n’y paraîtrait plus…

Eh bien, pour peu que John Milner se fût tenu ce langage, il se serait encore trompé. La nuit n’apporta aucune modification dans l’état sanitaire de son compagnon. L’anéantissement de toutes ses facultés fut aussi profond le lendemain que la veille. Et pourtant on n’exigeait de lui aucun ressort intellectuel, dont il eût été incapable, mais un simple effort animal. Ce fut inutile. Sa bouche restait hermétiquement fermée depuis qu’il avait touché terre. Elle n’appelait pas la nourriture, et l’estomac ne faisait plus entendre ses cris accoutumés aux heures habituelles.

Ainsi s’écoula la journée du 10 mai, puis celle du 11, et c’était le 16, dernier délai, qu’il fallait être à Austin.

John Milner prit alors le seul parti qu’il y eût à prendre. Mieux valait arriver trop tôt que trop tard. Si Tom Crabbe devait sortir de cette prostration, il en sortirait aussi bien à Austin qu’à Galveston, et, du moins, il serait rendu à son poste.

Tom Crabbe fut donc véhiculé à la gare sur un camion, et finalement introduit dans un wagon à l’état de colis. Lorsque huit heures et demie du soir sonnèrent, le train se mit en marche, tandis que les groupes de parieurs, restés sur le quai, se refusaient à engager la plus petite somme, — pas même vingt-cinq cents, — sur un partenaire en si mauvaise forme.

Il était heureux que le Champion du Nouveau-Monde et son entraîneur n’eussent pas à parcourir les soixante-quinze millions d’hectares que comprend la superficialité texienne. Ils n’auraient qu’à franchir les cent soixante milles qui séparent Galveston de la capitale de l’État.

Assurément, il eût été désirable de visiter les régions arrosées par le magnifique Rio Grande, et tant d’autres rivières, l’Antonio, le Brazos, la Trinity qui se jette dans la baie de Galveston, puis le Colorado et ses capricieuses rives semées d’huîtres perlières. Un magnifique pays, ce Texas, possédant d’immenses prairies où campaient autrefois les Comanches ; il est hérissé dans l’ouest de forêts vierges, riches en magnolias, en sycomores, en pacaniers, en acacias, en palmiers, en chênes, en cyprès, en cèdres ; il déploie à profusion ses champs d’orangers, de nopals, de cactus, les plus beaux de la flore ; ses montagnes, au nord-ouest, qui font pressentir les Montagnes Rocheuses, sont superbes ; il produit la canne à sucre supérieure à celle des Antilles, le tabac de Nocogdochés supérieur à celui du Maryland ou de la Virginie, un coton supérieur à celui du Mississippi et de la Louisiane ; il a des fermes de quarante mille acres, qui comptent autant de têtes de bétail, et c’est par centaines de mille que ses ranchos élèvent les plus beaux types de la race chevaline.

Mais en quoi cela pouvait-il intéresser Tom Crabbe qui ne regardait jamais rien, et John Milner, puisqu’il ne regardait jamais que Tom Crabbe ?…

Beach Hotel, à Galveston.

Dans la soirée, le train s’arrêta deux heures à la gare de Houston, jusqu’où peuvent monter les bâtiments d’un faible tirant d’eau. Là est établi l’entrepôt des marchandises, qui arrivent par la Trinity, le Brazos et le Colorado.

Le lendemain, 13 mai, de très grand matin, Tom Crabbe descendait à la gare d’Austin, au terme de son voyage. Centre industriel important, desservi par les eaux du fleuve que retient un barrage, cette capitale est bâtie sur une terrasse au nord du Colorado, au milieu d’une région où abondent le fer, le cuivre, le manganèse, le granit, le marbre, le plâtre et l’argile. Cité plus américaine que bien d’autres du Texas, choisie pour être le siège de la législature de l’État, elle compte vingt-six mille habitants, presque tous d’origine saxonne. Elle est une, tandis que les villes du Rio Grande sont doubles, — avec des maisons en bois d’un côté du fleuve, des cabanes en adobe de l’autre, — telles El Paso, El Presidio, à demi mexicaines.

Donc, à Austin, il n’y eut que des amateurs américains qui vinrent par curiosité, peut-être dans le dessein d’engager quelques paris, contempler le second partenaire qu’un coup de dés leur envoyait des lointaines régions de l’Illinois.

En somme, ceux-ci furent plus favorisés que ne l’avaient été les gens de Galveston et de Houston. En mettant le pied sur le pavé de la capitale texienne, Tom Crabbe s’était enfin dégagé de cette inquiétante torpeur, dont les soins, les supplications, les objurgations même de John Milner n’avaient pu triompher. Peut-être, au premier abord, le Champion du Nouveau-Monde parut-il un peu vanné, un peu mou d’action, un peu flasque de désinvolture, et comment s’en étonner, puisqu’il n’avait rien absorbé, si ce n’est l’air marin, depuis que le Sherman avait pris le large ?… Oui ! le géant s’était vu réduit à ne se nourrir que de lui-même. Il est vrai, même réduit à cet ordinaire, la nourriture ne lui eût pas manqué pendant de longs jours encore.

Mais aussi, quel repas il fit ce matin-là, — repas qui dura jusqu’au soir, quartiers de venaison, viande de mouton et de bœuf, charcuteries variées, légumes, fruits, fromages, et l’half and half, et le gin, et le wisky, et le thé, et le café ! John Milner éprouva une certaine épouvante en songeant à la note d’hôtel qui lui serait présentée à la fin du séjour !

Et cela recommença le lendemain, et le surlendemain, et c’est ainsi qu’arriva la date du 16 mai.

Tom Crabbe était redevenu la prodigieuse machine humaine, devant laquelle Corbett, Fitzsimons et autres boxeurs non moins célèbres, avaient tant de fois mordu la poussière.



  1. 7240 kilomètres.