Le Texas et sa Révolution/01
La révolution qui a fait sous nos yeux de la province mexicaine du Texas une république indépendante, est à la fois un des plus singuliers évènemens de l’histoire contemporaine et un des faits qui exerceront la plus grande influence sur l’avenir politique et social de l’Amérique du Nord. Les gigantesques progrès de ce nouvel état, l’accroissement extraordinaire de sa population, le mouvement qu’il imprime aux esprits et aux intérêts matériels dans le sein des États Unis, le long du golfe du Mexique et dans toutes les provinces septentrionales de la république mexicaine entre l’Océan atlantique et la mer de Californie, l’importance que lui donnent dans le système commercial du monde ses immenses facultés de production, tels sont les motifs qui doivent en ce moment attirer sur le Texas l’attention de l’Europe. Le gouvernement français a eu raison de ne pas hésiter plus long-temps à reconnaître une indépendance que la victoire de San-Jacinto avait solidement établie, et qui, depuis cette époque, n’a pas couru le moindre danger, malgré les vaines protestations et les armemens illusoires du Mexique. Il aurait commis une grande faute, si, par excès de ménagemens pour une puissance à laquelle nous en devons bien peu, il avait négligé l’occasion de fonder sur des bases équitables et avantageuses nos relations de politique et de commerce avec un pays qui s’élèvera infailliblement à un très haut degré de prospérité. Je sais que les ennemis du Texas invoquent des considérations d’une autre nature pour flétrir sa révolution et son gouvernement ; mais n’eût-il pas été impolitique et contraire aux vrais principes du droit des gens de se refuser à conclure des traités avec le Texas, parce que sa constitution n’a pas proclamé l’abolition de l’esclavage, et parce que la question de l’esclavage serait étroitement liée aux évènemens qui l’ont détaché de la république mexicaine ? Le gouvernement français ne devait pas se préoccuper de ces circonstances ; il n’était pas juge compétent d’une aussi redoutable question, et il lui suffisait de savoir que le Texas entendait se conformer aux lois générales du monde civilisé sur l’abolition de la traite.
Je crois qu’il serait inutile de donner plus de développement à ces considérations préliminaires. L’importance du Texas, la grandeur du rôle qu’il est appelé à jouer, l’activité féconde de la race anglo-mexicaine menaçant déjà sur son propre territoire la race espagnole dégénérée du Mexique, ce sont là des faits qui ont vivement saisi les imaginations et frappé tous les esprits sérieux. On accueillera sans doute avec intérêt, comme on peut le faire avec une entière confiance, ces souvenirs tout frais encore d’un voyageur qui a cherché à bien voir, qui a visité les villes naissantes du Texas depuis la Sabine jusqu’au Rio de las Nueces, qui a remonté ses beaux fleuves, dont les rives sont déjà largement exploitées par l’industrie et le commerce, qui a traversé ses solitudes inexplorées pour la plupart, mais dont la physionomie change tous les jours sous les pas du planteur, et qui en a rapporté un vif sentiment d’admiration pour ce vaste et magnifique pays, auquel les hommes ont enfin cessé de manquer.
La Sabine à l’est, la rivière Rouge au nord, à l’ouest une chaîne de montagnes dont le versant oriental donne naissance aux affluens du cours supérieur du Brazos, à ceux du Colorado et au Colorado lui-même ; puis, dans la direction du nord-ouest au sud-est, pour compléter la frontière occidentale, le Rio de las Nueces, jusqu’à la mer ; enfin au midi le golfe du Mexique entre l’embouchure de la Sabine et celle du Nueces : telles sont à peu près les grandes lignes naturelles qui marquent sur la carte la délimitation du Texas. Pour les faire coïncider de tous les côtés, il faut tirer entre quelques-unes de ces lignes naturelles, dans une direction ou dans l’autre, des lignes conventionnelles ou imaginaires, qui n’existent guère, pour la plupart, que sur le papier, et qu’on trouvera indiquées sur toutes les bonnes cartes du Mexique. Le vaste territoire ainsi délimité touche aux États-Unis par l’est et une partie de la frontière du nord, et au Mexique, sauf les futurs contingens, par toutes les autres frontières. Les états de la confédération anglo-américaine limitrophes du Texas sont la Louisiane et l’Arkansas ; les provinces mexicaines sont celles du Nouveau-Mexique, de Chihuahua et de Cohahuila. À l’époque du voyage de M. de Humboldt à la Nouvelle-Espagne, l’intendant de San-Luis-Potosi, dont la province du Texas dépendait sous le rapport administratif, regardait comme sa limite orientale le Rio Mermentas ou Mexicana, qui débouche dans le golfe du Mexique, à l’est de la Sabine ; mais, par l’art. 3 du traité de Washington du 22 février 1819, conclu avec l’Espagne, les États-Unis ont avancé leur frontière à l’ouest jusqu’à la Sabine. En ce moment même, l’état d’Arkansas sollicite du congrès la démarcation plus précise de ses limites du côté du Texas ; et quand la nouvelle république aura été reconnue par son ancienne métropole, il y aura aussi une question de frontières à décider entre elle et le Mexique. Par exemple, un ouvrage sur le Texas, publié à New-York en 1838 par le révérend M. Newell, me paraît reculer beaucoup trop au nord les limites de ce pays, quand il les étend jusqu’au 42e degré de latitude, sur le parallèle du Massachussets et du Connecticut. Il me semble qu’une pareille extension empiète terriblement sur la province espagnole de Santa-Fé ou du Nouveau-Mexique. Actuellement les États-Unis, le Texas et le Mexique ne se disputent guère respectivement que des déserts, comme dans le siècle dernier l’Angleterre et la France, à propos du Canada, de la vallée du Mississipi et de la Louisiane ; mais la population marche vite dans ces solitudes d’aujourd’hui, qui seront défrichées demain, et ces questions de frontières, qui embrassent la possession de grandes lignes navigables, comme le Rio Bravo del Norte, ou de grands débouchés commerciaux, sont dès à présent fort importantes. On en jugera, par quelques détails que je donnerai plus tard.
Je ne chercherai pas à indiquer entre quels degrés de latitude et de longitude se trouve compris le Texas, parce qu’il faudrait, pour le faire même vaguement, une analyse trop minutieuse de ses élémens territoriaux. On évalue sa surface à 165,000 milles carrés, ou 104,560,000 acres anglaises, ce qui équivaut approximativement à 42,000,000 d’hectares. Il y a donc assez de place pour un grand peuple sur un territoire aussi étendu, quoique ces chiffres soient bien loin des 4 ou 500,000 milles carrés assignés par M. Chester Newell à la superficie du Texas. Laissons là ces détails arides, et occupons-nous de la physionomie du pays. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte pour voir que le Texas est une des contrées les mieux arrosées qu’il y ait au monde. En allant de l’est à l’ouest, on n’y compte pas moins de neuf fleuves ou rivières considérables, qui sont le Rio-Nueces, le San-Antonio, le Guadalupe, le Colorado, le Brazos, le San-Jacinto, le Rio-Trinidad, le Naches et la Sabine : le plus grand nombre ont leur embouchure dans le golfe du Mexique ; les autres se jettent, non loin de la mer, dans le fleuve principal qui y verse directement ses eaux. Une multitude de cours d’eau secondaires sillonnent de tous côtés la plaine immense, dont les profondeurs sont accessibles, sur une direction presque uniforme du nord-ouest, en partant de la mer, par les grands fleuves que je viens d’énumérer. De la Sabine au Rio-Bravo, cette plaine est pour ainsi dire entièrement de niveau sur le littoral du golfe, et peu élevée au-dessus des eaux de la mer. Plus onduleuse à mesure qu’on remonte vers le nord, elle se couvre de quelques collines à l’est, entre le bassin de la rivière Rouge et celui du Rio-Trinidad, et elle présente à l’ouest une chaîne de montagnes assez hautes, à laquelle on a donné le nom de Sierra de San-Saba.
Les cours d’eau qui sillonnent le Texas se ressemblent tous ; ils sont tous profondément encaissés dans les couches meubles de la prairie, et offrent cette physionomie torrentueuse qu’affectent la plupart des rivières de la Nouvelle-Espagne ; la navigation y est quelquefois arrêtée par des rapides, et presque tous ont à leur embouchure des barres dont le passage n’est pas toujours sans danger. La première que j’ai vue est celle du Poisson-Rouge, à l’embouchure du San-Jacinto, dans la baie de Galveston. Celle de Brazos nuira certainement à l’importance que prend la ville naissante de Velasco ; mais il y a trop d’activité dans la race anglo-américaine pour que ces obstacles naturels ne soient pas bientôt détruits, vaincus ou éludés, partout où la chose sera possible. C’est ainsi qu’en 1838 j’ai vu disparaître le raft qui avait obstrué jusqu’alors la navigation du Colorado, un des plus beaux fleuves du Texas. Un peu au-dessus de l’embouchure, à quelques milles au nord de Matagorda, s’était accumulée, sur une étendue de trois ou quatre milles, une masse énorme de débris de troncs d’arbres et de bois flotté. Les Texiens de Colorado, jaloux de rendre à leur pays une voie de communication aussi importante, ont entrepris sous mes yeux la destruction de ce raft, et en peu de temps ils y avaient pratiqué un canal assez large pour qu’un bateau parti de Bastrop, dans la partie supérieure du fleuve, pût facilement gagner Matagorda[1]. Ce travail est du reste un des plus utiles que les citoyens de la nouvelle république aient accompli depuis la déclaration de leur indépendance. L’émigration se porte vivement sur le Colorado, et semble même vouloir momentanément s’arrêter sur ses bords.
C’est par le San-Jacinto que je suis entré dans le Texas. Rien n’était plus frappant que le contraste des solitudes vierges que nous traversions, avec le bateau à vapeur qui nous transportait. Des deux côtés du fleuve, une nature sauvage, des prairies incultes, couvertes de grandes herbes, aucune trace de l’homme, de ses œuvres, de ses besoins ; mais sur ce fleuve, incessamment battu par notre puissante machine, l’art moderne représenté par une de ses plus merveilleuses créations, l’industrie qui change la face du monde, la civilisation résumée dans un de ses instrumens les plus énergiques ! Il y avait bien là de quoi remuer l’imagination, et fournir à la pensée un noble aliment. Autour de moi on n’avait pas l’air d’y songer : les gens avec qui je voyageais, appartiennent à une race qui fait de grandes choses sans la moindre poésie. On apercevait çà et là, au milieu de la prairie sans bornes qu’arrose le San-Jacinto, des bouquets de grands arbres, espèces d’îlots sur un océan de verdure. Quelquefois la forêt s’avançait jusqu’aux bords du fleuve, et le suivait dans tous ses détours. La végétation n’est pas moins riche que variée dans cette partie du Texas. Aux taxodium distichum, aux juniperus et aux pins que j’avais remarqués d’abord, succédèrent, en remontant le San-Jacinto, de magnifiques bouquets de chênes, entremêlés d’énormes magnolias à grandes fleurs. Le cyprès chauve de la Louisiane et de beaux lauriers se montraient aussi de temps en temps, et, quoique peu accidenté, le pays n’était ni monotone ni triste. Nous avions éprouvé dans la baie de Galveston un froid assez vif ; mais, à mesure que nous nous éloignions de la côte, la température s’élevait sensiblement ; l’air était très calme, et le sifflement de la vapeur troublait seul le silence de la solitude. Si la végétation était assez belle pour nous faire admirer le désert, la nature vivante, qui se montrait à nous sous des formes plus animées que neuves, suffisait aussi pour l’égayer. Des troupeaux de daims passaient dans l’éloignement ; des milliers d’oiseaux voltigeaient autour de nous ; des bandes immenses de pélicans se laissaient approcher sans témoigner la moindre frayeur, et la nappe d’eau que sillonnait le steamer était couverte de canards et d’oies sauvages. On voyait sur les arbres des deux rives une espèce de vautour qui est tolérée à la Nouvelle-Orléans sous prétexte d’utilité publique.
Lynchburg est la première ville que j’aie vue du continent texien. Elle est située sur la rive droite du San-Jacinto, un peu au-dessous du point où ce fleuve reçoit le Buffalo-Bayou. Quelques maisons formaient la ville naissante de Lynchburg, et déjà on y remarquait des chantiers en activité ; j’y ai vu un schooner en réparation, et tout indiquait une vocation commerciale pour laquelle la nature a préparé de grandes ressources. Le steamer ne s’y arrêta que le temps nécessaire pour prendre quelques passagers. Le général Houston, ex-président de la république, était du nombre. Le soir même, nous visitâmes avec lui, sur les bords du Buffalo-Bayou, dans lequel nous étions entrés, le champ de bataille de San-Jacinto. Comme la navigation devenait difficile et dangereuse pendant l’obscurité, le bateau fut amarré à de grands arbres, sur la rive gauche du Bayou, et les voyageurs s’arrangèrent pour passer la nuit de leur mieux. Les hommes de l’équipage sautèrent à terre, mirent le feu à des arbres, et se couchèrent autour du feu. Pour moi, je revins à bord, après ma petite excursion sur le champ de bataille, que je trouvai encore jonché de squelettes d’hommes et de chevaux.
Le lendemain de bonne heure, on se remit en route ; mais il fallût s’avancer avec précaution, à cause des sinuosités infinies du cours d’eau que nous remontions, de son rétrécissement en certains endroits, et des troncs d’arbres enfoncés dans la vase, qui gênaient souvent la navigation. Nous retrouvions là les redoutables chicots des fleuves de la Louisiane. Ce n’était plus une rivière que nous parcourions, c’était un ravin profondément encaissé entre deux murs, au-dessus desquels se croisaient et s’entrelaçaient des arbres, qui souvent laissaient à peine distinguer le ciel. La prairie avait disparu : nous traversions une épaisse forêt. Nous passâmes devant Harrisburg, ou plutôt devant ses ruines, car cette petite ville portait encore les traces de l’incendie auquel Santa-Anna l’a livrée pendant la guerre de 1836, et la population, attirée par Houston, qui était alors le siége du gouvernement, n’était pas revenue tout entière sur son ancien territoire.
Houston, qui porte le nom du premier président de la république texienne, est bâtie, comme Harrisburg, sur la rive droite du Buffalo-Bayou, et à la tête de la navigation de cette rivière, qu’on ne peut pas remonter plus loin. Je ne dirai pas qu’Houston est déjà une grande ville, quoique ce soit une capitale ; mais au moins c’est une ville. La principale rue, Main-Street, qui est tirée au cordeau et assez belle pour le pays, vient déboucher sur la rivière ; plusieurs autres, parallèles au Bayou, coupent la grande rue à angles droits ; les trottoirs ne sont qu’indiqués, et les constructions achevées laissent entre elles des vides considérables. C’était au commencement de 1838 que je voyais Houston ; deux années y auront changé bien des choses, et je suis sûr que je m’y reconnaîtrais à peine. Cependant la translation du siége du gouvernement à Austin, sur le Colorado, beaucoup plus à l’ouest, a dû arrêter le développement de la première capitale du Texas.
Tout, dans ces villes improvisées en quelques mois, est encore à l’état d’ébauche très imparfaite. Il y règne une confusion assez piquante et une sorte de chaos dont rien, en Europe, ne saurait donner l’idée. Ainsi nous trouvâmes le débarcadère encore obstrué par d’énormes troncs d’arbres ; on a laissé debout, dans les rues, de grands pieds de pin austral ; la pente qui mène de la rivière à la ville est très raide, et l’on y trébuche à chaque pas sur les souches qui l’encombrent. À côté de maisons d’assez belle apparence, mais dont le bois a fait néanmoins tous les frais, on rencontre çà et là ces cabanes de sauvages appelées log-houses aux États-Unis. Enfin, pour dernier trait à ce tableau, on voyait, dans Main-Street et près du Capitole, deux tentes énormes qui feraient honneur à un chef de Tartares ou de Bédouins.
On ne comptait pas alors à Houston moins de deux cents maisons et de quinze cents habitans. Ceux-ci se multipliaient pour ainsi dire par une activité surhumaine ; mais ils manquent de femmes, comme les Romains avant l’enlèvement des Sabines. Je fus surtout frappé de cette disproportion numérique entre les deux sexes en arrivant à Houston, parce que la population tout entière, inquiète sur le sort de notre steamer, se porta au-devant de nous. Cela se conçoit facilement : le Texas est une colonie toute récente des États-Unis. On remarque le même phénomène dans toutes les populations adventices, formées, comme celle-ci, d’émigrans, qui sont pour la plupart des jeunes gens hardis et vigoureux, allant chercher fortune ailleurs que sur leur sol natal. Les femmes sont en minorité dans les possessions australiennes de l’Angleterre, et il en a été long temps ainsi dans les possessions espagnoles du Nouveau-Monde, bien qu’au Mexique et au Pérou les Européens aient trouvé aussitôt à épouser des femmes indigènes. Mais ce vide ne tardera pas à être comblé dans le Texas.
Les environs d’Houston ne sont pas peuplés. La colonisation de cette partie du Texas ne remonte pas à plus de quatre ou cinq ans. Les premiers colons s’étaient portés plus à l’ouest, sur le Brazos, et, à l’époque de mon séjour, un grand nombre de ceux que je voyais arriver dans la ville ne s’y arrêtaient pas ; mais leur passage lui donnait une physionomie très animée. Ils étaient à cheval, armés presque tous du trop fameux bowie knife, instrument terrible que les gens de l’ouest des États-Unis font jouer à tout propos. Ils portaient de plus devant eux, en travers de la selle, cette carabine rayée, démesurément longue, dont ils se servent avec une merveilleuse adresse, et que Jackson utilisa si bien à la bataille de la Nouvelle-Orléans. L’entretien de leur cheval ne leur coûte pas cher pendant leur séjour à la ville. Aussitôt que le voyageur est arrivé, on conduit sa monture dans la prairie, où elle reste jusqu’au moment du départ ; c’est un usage général, auquel ne dérogent pas même les membres du congrès.
Houston fait un grand commerce de planches, qui descendent à peu de frais le Buffalo-Bayou et le San-Jacinto jusqu’à la baie de Galveston. On avait établi très près de la ville une scierie qui avait beaucoup d’activité, et dont les produits étaient transportés à la rivière par un petit chemin de fer. Depuis, une société s’est organisée pour la construction d’une autre scierie à vapeur, sur la rive opposée du Bayou, et pour ainsi dire dans l’eau. À mon départ de Houston, ses affaires allaient très bien, et la compagnie faisait même la banque avec succès.
Après le San-Jacinto, en allant de l’est à l’ouest, on rencontre le Rio-Brazos, un des plus grands fleuves du Texas. Le pays qu’il traverse peut être considéré comme le berceau de la nouvelle population texienne et le principal foyer de sa vie politique. Le Brazos est sur bien des points aussi large que la Seine au Pont-Royal ; son cours a plus de 500 milles de longueur, et dans la saison des grandes eaux il est navigable à plusieurs centaines de milles au-dessus de son embouchure. Ses rapides, situés à quatre milles au-dessous de San-Felipe de Austin, sont les seuls obstacles sérieux qu’il oppose à la navigation. Ce qui leur donne naissance, c’est un changement de nature dans le lit du fleuve, qui acquiert alors plus de pente, et coule, dans un espace de quelques cents pas, sur des blocs de grès de formes inégales. Les basses eaux mettent ce grès à nu de distance en distance, et les petits canaux qui subsistent entre les blocs découverts ne sont ni assez profonds ni assez larges pour permettre aux bateaux à vapeur de s’y hasarder. Mais comme la pierre qui compose ces blocs se divise très facilement, je crois qu’il serait possible de les faire disparaître, et de rendre le Brazos navigable en tout temps. Le sol de la vallée de ce fleuve est d’une fertilité merveilleuse ; aussi les Anglo-Américains avaient-ils fondé sur ses bords leurs premiers établissemens. Il présente en beaucoup d’endroits une singularité assez commune dans cette partie de l’Amérique du Nord, c’est une teinte rouge qui se communique souvent non-seulement au Brazos, mais à d’autres cours d’eau, et qui les a fait appeler par les anciens voyageurs rivière Rouge et Rio-Colorado. Ce dernier nom désigne à la fois un fleuve du Texas et un fleuve de la Californie. Il existe aussi, entre le Rio-Trinidad et le haut Brazos, un vaste territoire que les colons ont appelé red lands (terres rouges), de la couleur de son sol ; à l’extrémité septentrionale du golfe de Californie, on trouve d’autres terres rouges, dont parlent les anciennes chroniques des Mexicains, qui s’y arrêtèrent dans leur migration vers le midi, et furent frappés de ce phénomène. Il a fallu des causes géologiques d’une grande étendue et d’une grande puissance pour que cette curieuse anomalie embrasse une si large zone sur le continent américain. Voici l’opinion que je m’en suis faite, et qui se rattache à un évènement dont je fus témoin. Le 22 juin 1838, l’eau du Brazos changea de couleur ; de limoneuse et trouble qu’elle était, elle prit soudainement une teinte rouge foncée de minium. Ce changement, qui s’était opéré tout à coup, sans que le fleuve augmentât ou diminuât de volume, dura quinze jours, et disparut aussi brusquement qu’il s’était manifesté. Je cherchai à connaître quelle pouvait être la cause d’un pareil phénomène, et je m’assurai qu’il était produit par une certaine quantité de péroxide de fer mêlé à de l’argile, et tenu en suspension dans l’eau. Un des affluens du Brazos qui coulent à travers les red lands avait sans doute éprouvé une crue subite et enlevé au sol la matière colorante dont le fleuve était imprégné. Cet affluent devait être de peu d’importance, puisque le volume d’eau était resté le même. Les plus vieux planteurs assuraient que les eaux du Brazos n’avaient jamais offert un tel spectacle ; cependant il était facile de voir que ce phénomène ne se montrait pas pour la première fois. Toutes les criques, tous les ravins qui se rendent au fleuve sont remplis de dépôts argilo-sableux d’un rouge foncé, d’âges différens, et la diminution d’épaisseur de ces dépôts, à mesure qu’on se rapproche du niveau du sol, indique un décroissement d’intensité dans la cause qui lui a donné naissance.
J’ai fait sur le Brazos une observation assez importante, que je livre aux calculs de la science et qui mérite un sérieux examen. Ce fleuve, beaucoup moins considérable que le Mississipi, obéit cependant, comme le Père des eaux, à une impulsion mystérieuse qui le pousse sans cesse de droite à gauche, en lui faisant abandonner une de ses rives pour empiéter sur l’autre : telle est l’origine de plusieurs petits lacs, en forme de fer à cheval, qu’on rencontre çà et là sur la rive droite. Il y en a un à peu de distance de San-Felipe de Austin, qui nourrit encore les mêmes poissons et les mêmes coquilles fluviatiles que le Brazos, et dans lequel on ne saurait méconnaître l’ancien lit du fleuve.
La ville de San-Felipe de Austin occupe, sur le Brazos, une belle position, à l’extrémité orientale d’une immense prairie qui s’étend jusqu’au Colorado. Centre des établissemens anglo-américains dans le Texas, elle était la ville la plus considérable de ce pays à l’époque de l’insurrection. En 1833, un recensement officiel de la population de toute la province portait la sienne, en y comprenant sans doute les campagnes voisines, à plus de 6,000 ames. C’est dans son sein que fut élaboré le plan de la révolution. Les délégués de la convention générale s’y assemblèrent, le 3 novembre 1835, sous la présidence de M. Archer, y établirent un gouvernement provisoire composé d’un gouverneur et d’un lieutenant-gouverneur, et y signèrent la déclaration solennelle des raisons qui engageaient le peuple texien à prendre les armes contre le Mexique. Berceau de la révolution et de la nationalité texienne, San-Felipe fut victime de la guerre qu’il fallut bientôt soutenir pour les défendre. À l’approche de l’armée mexicaine, commandée par Santa-Anna, les habitans, qui ne pouvaient lui opposer aucune résistance dans une place ouverte et bâtie en bois, mirent eux-mêmes le feu à la ville, pour qu’au moins l’ennemi n’y trouvât pas de ressources, et se retirèrent dans l’intérieur avec ce qu’ils purent emporter. J’ai vu San-Felipe un peu plus de deux ans après ce désastre ; la plupart des familles y étaient revenues, et reconstruisaient leurs maisons ; les traces de l’incendie s’effaçaient rapidement, et de nouveaux colons, arrivant en foule des États-Unis, imprimaient à tous les travaux une grande activité. Plusieurs familles mexicaines y ont aussi rapporté leurs pauvres pénates, avec tous leurs usages, et jusqu’aux ustensiles de basalte qui leur servent à écraser le maïs, nourriture traditionnelle des indigènes de l’Anahuac. Les Anglo-Américains vont si vite en besogne, que San-Felipe doit avoir maintenant l’apparence d’une jolie ville et tous les établissemens publics nécessaires à un chef-lieu de province. Au mois de juillet 1838, on avait tracé de nouveau toutes les rues à angles droits, la principale venant aboutir perpendiculairement au Brazos ; on construisait un palais de justice, et la population avait pour temple une grande salle toute nue avec deux rangées de bancs, l’une destinée aux hommes et l’autre aux femmes. À défaut de ministre, c’était un vieux charpentier, récemment arrivé du Massachussets, qui prononçait le sermon de rigueur, et le brave homme, au demeurant, ne s’en acquittait pas mal. San-Felipe a de l’avenir. Un acte de la législature lui a reconnu la propriété de l’immense plaine sur laquelle est située la ville. On a divisé cette plaine en lots qui se vendront bien, car le sol est très fertile. Déjà il se récolte une quantité considérable de coton dans les bas-fonds qui bordent le Brazos, et le pays est habité par de riches planteurs.
La vallée du Brazos est très peuplée. On y compte un certain nombre de villes dont l’importance se développera rapidement, grace aux émigrations du Missouri, qui a fourni, en 1837 seulement, plus de 6,000 habitans au Texas. La plupart de ces villes sont situées, comme San-Felipe, sur la rive droite du fleuve, qui est beaucoup plus élevée que l’autre et plus saine. On souffre encore de la chaleur à San-Felipe ; mais, en remontant le Brazos, la température change d’une manière sensible. La prairie est plus ondulée, mille ruisseaux limpides l’arrosent dans tous les sens, et je ne doute pas que bientôt la colonisation ne se porte avec ardeur dans cette zone tempérée, qui s’étend jusqu’à la rivière Rouge. Si la navigation du Brazos y est facile, la population qui suivra son cours prendra à revers la Sierra de San-Saba, que ce fleuve contourne à sa pointe nord-est, et se répandra ensuite vers le Rio-Grande ou Bravo, dans un vaste pays que l’on connaît encore bien peu.
On trouve des sources sulfureuses dans l’espace qui sépare le Brazos de Rio-Navasoto, un de ses affluens de l’est. D’autres phénomènes y sont autant de traces d’un bouleversement volcanique. Ainsi, de distance en distance, au milieu de la prairie, le sol est enfoncé d’un ou plusieurs pieds au-dessous du niveau commun, et cela sur une étendue de terrain parfaitement circonscrite et limitée. On pourrait croire que des travaux souterrains auraient fait subitement fléchir les couches supérieures, qui paraissent déchirées et fendues. Les environs de New-Madrid et de Wicksburgh aux États-Unis présentent des enfoncemens analogues, et peut-être ces phénomènes ont-ils leur cause dans des convulsions pareilles à celles qui désolèrent, en 1812, une partie de la vallée du Mississipi. La petite rivière du Navasoto est bordée de forêts où j’ai vu de très beaux arbres, et entre autres des peupliers de la Caroline, dont le tronc avait au moins quinze pieds de diamètre.
La destruction du raft qui barrait pour ainsi dire le cours du Colorado, un peu au-dessus de son embouchure, a dû puissamment contribuer au développement de la population et du commerce dans le bassin de ce grand et beau fleuve. Le Colorado a généralement de 7 à 800 pieds de large et de 10 à 15 pieds de profondeur. Il est donc navigable pour les bateaux à vapeur dans la plus longue partie de son cours, et comme il traverse un pays d’une fertilité extrême, comme il donne accès aux montagnes de San-Saba, anciennement exploitées par les Espagnols, comme il pénètre même dans les plaines immenses qui s’étendent au nord-ouest de cette chaîne, on doit en conclure que ses bords ne tarderont pas à devenir une des contrées les plus riches et les mieux habitées de la nouvelle république. La ville de Matagorda, qui est déjà ancienne, lui sert de débouché sur le golfe Mexicain. Malheureusement il existe entre Matagorda et la haute mer une longue barre ou langue de terre, que les vaisseaux ne peuvent traverser qu’en un seul point, à la passe désignée sous le nom de Boca del Cavallo, et cette passe n’est pas assez profonde pour être franchie par des bâtimens au-dessus de 300 tonneaux. En 1838, on publiait un journal à Matagorda, qui comptait 500 habitans, et il était question d’établir entre elle et la Nouvelle-Orléans un service régulier de bateaux à vapeur. Colombus, Lagrange, Colorado-City et Bastrop s’échelonnent le long du fleuve à partir de Matagorda, et en remontant vers le nord. Il est certain que la navigation à vapeur ne rencontrerait aucun obstacle depuis la mer jusqu’à Bastrop, et je ne doute pas que bientôt les habitans de cette dernière ville, qui sont très industrieux et très actifs, ne s’entendent avec ceux de Matagorda pour l’organiser sur le Colorado.
On peut regarder le bassin du Colorado comme le centre du Texas ; aussi a-t-il été choisi pour recevoir, en 1810, le siége du gouvernement. Plusieurs villes, Lagrange et Colorado-City par exemple, se sont disputé cet honneur, qui sera en même temps un avantage ; mais c’est plus au nord, à 30 milles au-dessus de Bastrop, que doit être établie la nouvelle capitale. On lui a donné le nom d’Austin, en mémoire du patriarche et du fondateur de la colonie anglo-américaine du Texas. La position de cette capitale improvisée a été choisie avec intelligence. Elle touchera, par la partie supérieure du Colorado, à des districts métallifères sur lesquels vont se porter d’énergiques recherches, et la population qu’elle attirera nécessairement autour d’elle se trouvera sur le chemin des provinces septentrionales du Mexique, c’est-à-dire d’un pays bien mal disposé pour le gouvernement central de Mexico. Des motifs de haute politique ne sont donc pas étrangers à la résolution prise par le congrès texien de transférer la capitale sur le Colorado, et il ne faut pas le blâmer de cette hardiesse, bien qu’Austin doive pendant quelque temps se trouver à l’avant-garde du mouvement de la colonisation.
C’est entre les embouchures du Brazos et du Colorado que l’on place la baie de San-Bernardo, où l’infortuné Lasalle, cherchant l’entrée du Mississipi, avait fondé son éphémère établissement.
Le caractère de la végétation commence à changer sur les bords du Guadalupe, fleuve assez considérable qui se jette dans la baie d’Espiritu Santo, après avoir reçu la rivière San-Antonio, et qui arrose des prairies très fertiles. Des mimeuses, dont on rencontre çà et là quelques individus égarés dans la grande plaine de San-Felipe de Austin, se montrent ici de toutes parts et souvent s’agglomèrent en sociétés. Leur présence marque le passage d’une zone tempérée à une zone tropicale. Le Guadalupe serait assez large et assez profond pour recevoir des bateaux à vapeur ; mais il est si rapide, que probablement les steamboats ne pourraient pas le remonter. On ne trouve sur les bords de ce fleuve que deux petites villes, Victoria, qui est d’origine mexicaine, et Gonzalès, plus au nord, qui est une colonie d’Anglo-Américains établie sur les concessions de terres faites à M. de Witt, du Missouri. L’une et l’autre avaient été abandonnées en 1836. Gonzalès, qui avait déjà pris son essor, fut même brûlée le 10 mars de cette année ; depuis, les anciens habitans y sont revenus, mais la plupart des familles mexicaines dispersées à l’est se replient maintenant sur Victoria.
Les deux plus anciennes villes du Texas, San-Antonio de Béjar et la Bahia ou Goliad, sont situées sur le fleuve San-Antonio. La fondation de la première remonte à l’année 1692, celle de la seconde à 1716. La population y est exclusivement mexicaine. On ne saurait se figurer un plus beau pays. Les environs de Béjar et de Goliad sont délicieux au point de vue pittoresque, et joignent à ce mérite l’avantage d’une fertilité extrême. L’agriculture avait fait de grands progrès dans cette partie du Texas ; les colons mexicains y avaient transporté un système d’irrigation fort bien entendu, et l’on y cultive l’arbre à thé avec succès. À San-Antonio, il ne pleut presque jamais ; le ciel y est d’une parfaite et constante sérénité. Pendant la saison chaude, les brises du golfe rafraîchissent continuellement l’atmosphère. La Sierra de San-Saba défend la ville et ses alentours contre les vents glacés du nord ; mais, ainsi que le Guadalupe, la rivière San Antonio est trop rapide, et la navigation y rencontrerait de grands obstacles.
La physionomie de Béjar est toute mexicaine. On ne remarque point dans les rues, dans les ateliers, dans les boutiques, cette activité fiévreuse qui trahit à elle seule une race différente dans les villes d’Houston, de San-Felipe, de Colorado. Béjar est régulièrement bâtie ; ses maisons en pierre n’ont qu’un rez-de-chaussée et sont toutes couvertes d’un toit plat bordé d’une balustrade. On y voit une très vieille église, surmontée d’une plate-forme, où le général Cos avait fait placer de l’artillerie en 1835. Au nord-est de la ville, et sur la rive gauche du San-Antonio, se trouvent les débris de l’Alamo, nom fameux dans les annales texiennes. C’était une citadelle assez forte pour le pays, quoique les murs n’en fussent ni bien hauts ni bien épais. Le brave Travis, avec une poignée d’hommes, opposa long-temps aux troupes quarante fois plus nombreuses de Santa-Anna une de ces héroïques défenses qui eussent honoré l’Espagne de 1808. Il ne reste, des missions établies parmi les sauvages, non loin de Béjar et aujourd’hui abandonnées, que de grandes constructions désertes, qui se composaient d’une église et d’une forteresse.
Plusieurs petites bourgades, situées entre le San-Antonio et le Rio de las Nueces, que je considère, jusqu’à nouvel ordre, comme la limite occidentale de la république texienne, ont beaucoup souffert de la guerre de 1836. Elles se relèvent, mais n’ont pas encore d’importance ; ce sont les hommes qui manquent à la terre.
Je dépasserais les bornes naturelles de ce travail, si, laissant derrière moi le Nueces, je pénétrais sur le territoire de la république mexicaine jusqu’aux bords du Rio-Grande ou Rio-Bravo del Norte, le plus grand fleuve de tout le Mexique, par où l’on peut remonter jusqu’au centre de la Sierra-Verde à Santa-Fé, et qui donne accès par le San-Pablo dans l’intérieur de l’état de Chihuahua. Cependant je ne ferais que suivre les progrès de l’armée texienne, qui, d’après les dernières nouvelles, a refoulé les Mexicains sur la rive droite du Rio-Bravo, s’est emparée de Mier et paraît se diriger sur Monclova, ancienne capitale de l’état de Cohahuila y Texas. Quand le gouvernement de Mexico, renonçant à des illusions ridicules, consentira enfin à reconnaître l’indépendance du Texas et à faire la paix avec cette république, ne sera-t-il point forcé de lui abandonner le territoire qui s’étend du Nueces au Rio-Bravo, et de partager avec elle la souveraineté d’une portion du cours de ce fleuve, qui est pour elle de la plus haute importance ? Les évènemens en décideront. Il me suffit d’avoir indiqué un pareil résultat comme possible et même comme probable. Maintenant revenons un instant sur nos pas, afin de compléter cette description du Texas par quelques mots sur la partie orientale du pays et sur l’île de Galveston. Les bassins de la Sabine, du Rio-Trinidad et du Naches ne manquent pas d’importance à cause de la proximité des États-Unis et de la facilité des relations avec la Nouvelle-Orléans. La Sabine est navigable en toute saison pour les bateaux à vapeur d’un faible tirant d’eau, jusqu’à 70 ou 80 milles au-dessus de son embouchure, et, en juillet 1838, un steamboat a remonté le Rio-Trinidad jusqu’à 400 milles de la mer sans rencontrer d’obstacles, malgré la barre de l’entrée du fleuve, qu’on s’occupait alors de faire disparaître. Il y a donc lieu de croire que cette région participera bientôt aux rapides progrès du reste du Texas, d’autant plus que la terre y est excellente. Déjà il s’y est formé plusieurs centres de population : Jefferson, sur le Cow-Creak, affluent de la Sabine ; San-Augustine, dans la zône des red lands ; Nacogdoches, ville mexicaine, fondée au commencement du siècle dernier, et qui compte 500 habitans ; Zavala, sur le Naches ; Anahuac, qui n’était guère jusqu’en 1835 qu’un poste militaire, et les villes naissantes de Cincinnati et de Liberty, où les maisons ne sont pas encore nombreuses.
L’île de Galveston, dont il me reste à parler, n’est autre chose qu’une barre de sable qui ferme la baie assez profonde dans laquelle se déchargent le Rio-Trinidad et le San-Jacinto. On verra, en jetant les yeux sur une carte du Mexique, combien elle présente d’analogie avec toutes les langues de terre qui bordent le golfe, à partir de la lagune de Tamiagua, un peu au-dessus de Tuxpan, et qui vont se prolongeant jusqu’à l’extrémité orientale de la côte du Texas. C’est surtout après avoir dépassé l’embouchure du Rio-Bravo del Norte qu’on remarque tout le long du littoral, entre la terre ferme et la mer, ces bandes de sable très minces qui suivent la courbure du golfe, les unes attachées au continent par un isthme, les autres entièrement isolées et coupées de distance en distance par des passes généralement dangereuses. Une de ces bandes forme la baie de Matagorda. Il est aisé de voir, à leur disposition, qu’elles doivent toutes leur naissance à une cause identique, que je crois être l’action de l’énorme courant atlantique, connu sous le nom de gulf-stream, combinée avec les attérissemens des fleuves qui traversent le Texas. L’île de Galveston a de 30 à 35 milles de long sur trois de large dans sa plus grande largeur. Elle est très basse et ne présente nulle part plus de 12 mètres d’élévation au-dessus de l’Océan. De hautes graminées, entremêlées de quelques mimosas rabougris, dans les lieux les plus arides, couvrent presque toute sa surface. Du côté du nord, on trouve des trachinotia, des soudes et autres plantes des bords de la mer. On y voit aussi, mais en petit nombre, quelques cactus opuntia de taille peu élevée. De ce même côté, le rivage se prolonge en pente douce, au loin dans la mer, et rend le mouillage près de terre absolument impossible. Au sud, c’est une ceinture de dunes qui borde l’île. J’y ai remarqué une immense quantité de fort belles coquilles et de gros troncs d’arbres mêlés à ces débris marins.
Tout prouve que l’île de Galveston est de formation très récente. Je l’ai parcourue avec attention, et je n’ai pu y découvrir la moindre trace d’une couche minérale solide. Partout c’est du sable, ou une couche très mince de terreau noir, produit des générations successives de graminées qui sont mortes à sa surface. L’eau douce y est très rare ; on n’en trouve que sur quelques points où le terrain déprimé a conservé de l’eau de pluie, et on ne connaît pas un seul cours d’eau dans l’île entière. Son histoire offre peu d’intérêt. Jusqu’en 1814, elle ne fut guère habitée que par des pirates. Le fameux Laffitte, qui fit trembler pendant long-temps le golfe du Mexique et les côtes de la Louisiane, l’occupait à cette époque. Un Anglo-Américain qui l’avait connu me conduisit à son camp. C’était un carré long, entouré de fossés profonds, et situé près de la mer du côté de la baie, à l’est de la ville actuelle. Le pirate y entassait son butin, et, s’il faut en croire mon cicerone, il aurait eu jusqu’à quatorze voiles sous ses ordres. En 1831, l’île était encore déserte. Le gouvernement de Mexico y envoya une garnison de trente hommes vers le temps où éclatèrent les premières collisions entre le Texas et la république ; mais ce ne fut qu’en 1838, et après avoir conquis leur indépendance, que les Texiens y formèrent un établissement permanent. En juin et juillet 1837, j’ai vu colporter à Cincinnati de magnifiques plans de la future ville de Galveston, qui ont été l’objet d’un agiotage effréné ; mais du moins les lots se sont vendus, et, au commencement de l’année suivante, il y avait des maisons, des rues, des chantiers sur cet aride rivage, où les douanes sont déjà très productives. Galveston est cependant exposée à des vents du nord qui poussent l’eau de la baie fort avant dans les terres. On en avait eu un terrible exemple au mois de septembre 1837. La tempête avait transporté à plus de vingt-cinq pas sur le rivage trois bâtimens dont j’ai vu les carcasses enfoncées dans le sable, et un autre navire, chargé de trois cents émigrans dont les squelettes couvraient encore la plage, s’était perdu sur la pointe nord-est. Malgré ces désavantages, Galveston prospère, et entretient un commerce actif avec Houston, qui était encore, à l’époque de mon voyage, la capitale de la république, et qui conserve son importance, même aujourd’hui que le siége du gouvernement est transféré ailleurs. J’y ai remarqué une singulière preuve du génie inventif des Anglo-Américains pour gagner de l’argent, ou, comme ils le disent, pour en faire, to make money. Il n’y avait pas encore d’auberge à Galveston, quoique souvent les voyageurs fussent obligés de s’y arrêter avant de traverser la baie. Un bateau à vapeur de sept à huit cents tonneaux, qui venait de la Nouvelle-Orléans, fait une voie d’eau, et se trouve hors d’état de continuer son voyage. En attendant qu’il soit réparé, le propriétaire le conduit en face de la ville, l’échoue sur le sable, et y improvise un établissement de restaurateur où les étrangers sont nourris à raison d’un dollar (5,33) par jour.
Les sauvages, qui ont été pendant plus d’un siècle la terreur des colons espagnols du Texas, ne sont plus très nombreux. Ils peuvent encore détruire çà et là quelques fermes, assassiner quelques voyageurs ; mais leurs faibles restes ne sauraient inquiéter sérieusement les colons, et se replient sans cesse devant la population blanche, qui envahit leurs derniers domaines. Plusieurs tribus n’existent plus que de nom, et les peaux rouges du Texas, qu’il ne faut pas confondre avec les indigènes du Mexique, disparaissent aussi vite que celles des États-Unis. On voit souvent dans les rues d’Houston de misérables indiens de la tribu autrefois puissante des Cushattes, qui s’étendait jusqu’à la Louisiane. Ils sont petits, et plutôt bronzés que rougeâtres. L’eau-de-vie, qu’ils se procurent en échange des produits de leur chasse, les dévore et les abrutit. Une autre tribu des bords du Rio-Grande, les Lappans ou Lipans, ayant envoyé une députation au président de la république, j’ai pu comparer ces deux peuplades. Cette dernière est d’une taille plus élevée ; elle a la peau plus rouge, le maintien plus noble, la physionomie plus fière. On reçut les Lappans avec beaucoup d’égards, et ils dînèrent avec les officiers du gouvernement, qui leur firent un discours contre les Mexicains, si bien que plusieurs Indiens qui savaient un peu d’espagnol crièrent avec eux : Muerte a los Mejicanos ! Du reste, ces sauvages ne s’enivrèrent point ; on leur offrit en vain du rhum, du whisky et de l’eau-de-vie ; ils suivirent presque tous l’exemple de leur impassible chef, Castro, qui ne but constamment que de l’eau et du café. Pendant que je me trouvais à San-Felipe de Austin, on y annonça l’arrivée d’une centaine d’Indiens Comanches, qui allaient aussi faire leur traité de paix à Houston. Ils montaient de petits chevaux sauvages qu’on appelle mustangs, et formaient avec leurs femmes et leurs enfans une grande caravane. C’était un officier texien qui leur servait de guide. La tribu des Comanches est restée puissante ; on la redoute encore au Texas, où les traditions espagnoles lui ont fait une trop juste réputation de courage et de férocité. Ces Indiens s’arrêtèrent à la droite et un peu au-dessous de la ville, sur le bord du fleuve. Chacun d’eux rendit la liberté à sa monture et la lança dans la prairie : pour toute précaution, un long lacet de cuir pendant avait été attaché au cou des plus indomptables de ces animaux. Les hommes prirent leur pipe et se mirent à fumer gravement, sans presque jeter un coup d’œil sur la ville, et en observant ce rigoureux silence qui est le trait caractéristique de l’indien. À peine descendues de cheval, les femmes coururent au bord du fleuve, couper des branches d’arbres qui, plantées en terre, entrelacées et recouvertes de peaux de buffalo (bison), servirent de tentes. Celle du vieux chef fut établie la première à une certaine distance des autres ; elle était la plus spacieuse et la mieux construite ; deux femmes qui paraissaient appartenir au vieux chef avaient été chargées de ce soin.
Les Comanches sont, pour la plupart, d’une taille élevée ; leur peau est d’un rouge foncé, et leurs cheveux sont invariablement d’un noir de jais. Quelques-uns, et il m’a semblé que c’était surtout les chefs, les portaient fort longs et pendans en arrière sous la forme d’une tresse jusqu’au milieu du dos. De belles plaques d’argent, de deux à trois pouces de large, placées à quelque distance les unes au-dessous des autres, étaient attachées à cette tresse. Le vieux chef en avait cinq.
Presque tous ces sauvages avaient, au-dessus du coude, un large anneau de cuivre d’où pendait un grand nombre de chevelures, dont quelques-unes offraient encore des traces d’un sang noir et desséché. Cet anneau de cuivre était chez quelques-uns remplacé par un anneau d’or très grossièrement travaillé. Un Indien d’une vingtaine d’années portait au-dessus du coude deux de ces anneaux auxquels étaient suspendues douze à quinze chevelures, parmi lesquelles il était aisé de distinguer des cheveux différens de ceux des Indiens.
Les hommes étaient généralement enveloppés d’une grande couverture teinte en rouge ou de couleur lie de vin. Quelques-uns portaient une peau de buffalo avec le poil tourné en dedans. Les femmes étaient toutes et sans exception vêtues d’une espèce de pantalon collant en peau de daim tannée, et d’une veste ronde, souvent sans manches, aussi en peau de daim ; quelques-unes avaient aux doigts des anneaux d’or très grossièrement travaillés. Presque toutes portaient des colliers de verroterie, et il était aisé de voir que les grains de verre allongés, blancs ou rouges ; charmaient surtout les belles Comanches.
Les enfans, dont les plus jeunes n’avaient pas moins de six à sept ans, étaient généralement nus. Mais de tous ces Indiens, celui dont l’accoutrement était le plus étrange, c’était, sans contredit, le vieux chef. Il avait pour vêtement une étroite ceinture rouge au milieu du corps, un habit bleu à collet rouge, des débris d’épaulettes et des boutons de métal, habit analogue à ceux de nos gardes nationaux ou de nos soldats d’infanterie, et un chapeau recouvert de toile cirée, comme ceux de nos postillons. Ce chapeau était celui d’un Mexicain qu’il avait tué peu de temps auparavant, dans une excursion sur les bords du Rio-Grande. Les mœurs des Comanches nous sont peu connues. On sait qu’ils ne sont point cultivateurs, et que, semblables à certains Indiens de l’Amérique du Sud, ils ont appris à dompter le cheval.
Au premier abord, on eut beaucoup de peine à s’entendre avec ces sauvages ; le jeune officier texien comprenait seul quelques mots de leur langue. Heureusement il se trouva parmi eux un pauvre enfant mexicain d’une douzaine d’années environ, qui put servir d’interprète. Cet enfant avait été enlevé par les Comanches après le massacre de sa famille, et fait esclave ; il parlait très bien leur langue et n’avait pas encore oublié la sienne. J’ai cru remarquer que la langue comanche ne manquait pas de douceur ; les mots en sont singulièrement complexes et les sons gutturaux.
Le vieux chef connaissait le pouvoir de l’eau de feu, car, un jour qu’on lui en offrait, je le vis faire un geste qui indiquait qu’après avoir bu de ce dangereux breuvage, la tête s’appesantissait, et l’on tombait dans un profond sommeil. Les Comanches passèrent quatre jours à San-Felipe sans qu’on eût à se plaindre de leur conduite. Le jeune officier texien, leur guide, avait été pris de la fièvre intermittente ; mais, grace au vieux chef, il recouvra promptement la santé. Quelques instances que je fisse, je ne pus obtenir du vieillard qu’il me communiquât son secret. En quoi consistait donc ce traitement héroïque ? Le quinquina était-il connu de l’Indien ? Cet arbre précieux n’a jamais été rencontré à la Nouvelle-Espagne, et, des régions habitées par les Comanches aux montagnes du Pérou, la distance est trop grande pour qu’on puisse un instant supposer les moindres relations. Peut-être ce vieux chef devait-il ses connaissances médicales à quelques Européens ; je serais tenté de le croire, si j’en jugeais par le fait suivant : il fit un jour venir plusieurs enfans indiens et me montra leurs bras, qui portaient des cicatrices vaccinales parfaitement légitimes. Quelle que fût l’origine d’un pareil bienfait, il est certain que ces sauvages avaient compris et adopté ce moyen d’échapper au fléau le plus terrible qu’aient à redouter les Indiens.
Dix jours plus tard, les Comanches étaient de retour à San-Felipe, et les cris sauvages dont ils faisaient retentir la forêt de l’autre côté du Brazos, nous avertissaient de leur approche. Ils attendaient que le batelier leur prêtât le secours de son bac pour traverser le fleuve ; mais depuis quelques jours la seconde crue du printemps avait commencé, et les eaux s’étaient élevées très vite à plus de 40 pieds au-dessus de leur niveau moyen. Le fleuve était couvert de débris et de gros troncs d’arbres, dont quelques-uns portaient encore leurs racines, leurs branches et leur feuillage. Au centre seulement il était plus libre, le courant entraînant vers le bord cette masse énorme de végétaux. Il y avait donc pour le batelier péril imminent à traverser ; mais quelques Indiens, ennuyés d’attendre, se jetèrent dans l’eau et atteignirent l’autre rive sans accident. Sur le soir, on put enfin aller chercher tous les autres : notre vieux chef était du nombre ; il portait à la main une longue tige de bambusacée au sommet de laquelle était attaché un drapeau texien.
Les Comanches retournèrent à leurs tentes. De silencieux et grave qu’il était à son passage, le vieux chef était devenu fort expansif. Il répétait à chaque instant le mot de Houston ! Houston ! puis il se frappait la poitrine et nous montrait les présens que le président lui avait faits. Il recommença vingt fois ce manége, dans un état d’exaltation incroyable ; c’était la joie d’un enfant. Vingt fois il se fit apporter un grand sac qui était rempli de verroteries, de couvertures et de pièces d’étoffes rouges. Houston et lui étaient deux grands chefs ; ils étaient amis. Toutefois, lorsque les sentimens tumultueux que faisait naître la vue de tant de richesses se furent apaisés, le caractère de l’Indien reparut. Il invitait les Texiens à entrer dans sa tente, et leur montrant des balles de plomb, il s’écriait : Polvora ! polvora ! (de la poudre ! de la poudre !) ; puis avec un geste significatif il étalait aux yeux de ses visiteurs de belles peaux de buffalo et de daim parfaitement préparées.
Le drapeau que portait le vieux chef indiquait assez que le traité de paix avait réussi ; mais, de la part des Comanches, il ne devait pas être observé long-temps. Cette même troupe qu’on fêtait à San-Felipe volait, quelques jours après, tous les chevaux qu’elle rencontrait dans les environs de Béjar. Trois Texiens, entraînés par la passion des aventures, le désir de gagner de l’argent et d’ouvrir de nouvelles voies au commerce, avaient accompagné les Indiens dans leurs sauvages retraites. Ces malheureux ne devaient jamais revenir ; on apprit que l’un d’eux avait été assassiné long-temps même avant que les Comanches eussent atteint leurs wigwams, et on n’entendit plus parler des deux autres.
Les restes affaiblis des Indiens Tankoways et Tarankoways habitent le pays qui sépare le San-Antonio de la rivière de la Vaca ; c’est à peine s’ils pourraient mettre cent guerriers en campagne. Le Texas n’a donc rien à craindre que des Comanches, et la population blanche aura souvent à se défendre contre cette race hardie, vigoureuse, et assez intelligente pour attaquer la civilisation avec les armes que celle-ci lui fournira.
Maintenant que nous connaissons le pays, nous allons assister à la formation et au développement de la population qui l’habite, en remontant jusqu’à la fondation des premiers établissemens espagnols.
Il n’est pas facile de dire et il est peu important de savoir à qui appartient l’honneur de la découverte du Texas, si toutefois on peut donner le nom de découverte au progrès naturel qui porta un jour les Espagnols-Mexicains du nouveau royaume de Léon ou de la Nouvelle Estramadure sur les rives du San-Antonio et plus à l’est encore, du côté de la Sabine. Quel est le premier Européen qui a mis les pieds sur le territoire actuel du Texas ? L’illustre et infortuné Cabeça de Vaca l’a-t-il traversé dans ce voyage presque miraculeux qu’il a fait par terre, vers 1536, de la Floride aux provinces septentrionales du Mexique ? Doit-on penser, au contraire, que le célèbre et courageux Lasalle, celui qui a le premier descendu le Mississipi jusqu’à la mer, soit aussi le premier qui ait pris possession du Texas, en établissant un fort à la lagune de San-Bernardo, entre Velasco et Matagorda ? Je crois que cela n’est pas douteux, et que, si le chevalier Lasalle s’était maintenu dans l’établissement qu’il avait fondé, la France aurait occupé et conservé le Texas au même titre et du même droit qu’elle a possédé la Louisiane. Il n’en est pas moins étonnant que la cour d’Espagne, qui avait, immédiatement après la conquête du Mexique, pris possession de la Floride, ait tardé, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, à s’assurer la domination de tout le golfe du Mexique par une reconnaissance exacte de toutes les côtes et par une chaîne de forts non interrompue depuis Tampico, par exemple, jusqu’à l’extrémité méridionale de la Floride. Il semble que, suivant les erremens du grand Cortès, son attention se soit plutôt portée au nord-est dans la direction de la Californie et de la mer Vermeille, c’est-à-dire vers l’Asie, la Chine et les Philippines. Avec sa prétention de fermer la mer du sud aux pavillons des autres puissances européennes, elle se persuadait peut-être qu’il y avait plus de sécurité pour elle à s’étendre de ce côté que sur l’Océan atlantique, et c’était rester fidèle à la pensée de Christophe Colomb, qui avait passé sa vie à chercher l’Orient par l’Occident. Quoi qu’il en soit de ces suppositions, il est certain que l’Espagne, épuisée par les gigantesques travaux du siècle précédent, appauvrie en hommes, pitoyablement gouvernée, succombant sous le poids de sa propre grandeur, n’avait encore rien fait en 1680 pour empêcher le premier venu qui en aurait le courage, de s’établir sur le golfe du Mexique, entre la Floride et l’embouchure du Rio-Bravo del Norte. Tout le pays intermédiaire était abandonné aux sauvages, et personne au Mexique ne soupçonnait l’existence de ce grand fleuve du Mississipi, dont les rives inconnues devaient subir en un siècle et demi la plus étonnante et la plus rapide des transformations.
La découverte du Mississipi par des Français du Canada, qui, partis de Québec en 1673, descendirent ce fleuve jusqu’au confluent de la rivière des Arkansas, les travaux ultérieurs du père Hennepin et du chevalier de Lasalle, sont choses étrangères à l’objet de ces études. Il suffira donc de les avoir sommairement rappelées pour constater la liaison de ces faits avec les premières inquiétudes conçues par l’Espagne sur la conservation du Texas, et par suite avec les premières mesures qu’elle adopta pour y maintenir sa souveraineté. Je ne vois pas, dans l’histoire du Mexique, que le vice-roi de ce pays ou le gouvernement espagnol aient su assez promptement que Lasalle avait descendu le Mississipi jusqu’à la mer en 1682, ni par conséquent que dès cette époque ils se soient occupés de neutraliser les résultats de l’expédition. Mais, en 1684, un chef d’escadre espagnol ayant capturé un bâtiment français dans la mer des Antilles, les prisonniers lui dirent que le chevalier Lasalle était parti de France pour aller fonder un établissement dans le golfe du Mexique. Cette nouvelle, qui était vraie, fut aussitôt communiquée au vice-roi de Mexico, le marquis de la Laguna. Alors, dit l’historien auquel j’emprunte le récit de ce fait, le vice-roi, craignant que cette intrépide nation ne prît racine dans ces parages, au grand détriment de la Nouvelle-Espagne, écrivit au gouverneur de la Havane, pour l’engager à confier le commandement d’une frégate au célèbre pilote Juan-Enriquez Barroso, avec mission d’explorer tout le littoral du golfe du Mexique, et de constater où en était l’entreprise des Français. M. de Lasalle était effectivement parti de La Rochelle en 1684, pour aller fonder aux bouches du Mississipi un établissement français, et ce fut à cause d’une erreur d’estime qu’au lieu d’exécuter ce projet, il s’avança le long de la côte du Texas, à 120 lieues du Mississipi, et fonda son établissement dans la baie de San-Bernardo. Cependant le gouverneur de la Havane, conformément aux ordres du vice-roi, avait expédié le pilote Barroso à la recherche des Français dans le golfe du Mexique. Celui-ci n’en avait pas trouvé trace, et à la fin de 1686 il revint à la Vera-Cruz pour informer le vice-roi du résultat de sa mission. Son rapport fut envoyé à Madrid. Néanmoins, comme le bruit du dessein des Français avait fort inquiété la cour d’Espagne, le nouveau vice-roi, comte de Monclova, qui arriva peu après, et qui avait des instructions expresses à ce sujet, résolut de vérifier à fond (c’est le terme de l’historien espagnol) si les Français avaient ou non fondé quelque colonie dans le golfe du Mexique, et réunit à cet effet les capitaines de la flotte pour adopter les mesures convenables. En conséquence, avant même de partir pour Mexico, il expédia de la Vera-Cruz deux brigantins chargés de relever toute la côte jusqu’aux monts Apalaches dans la Floride. Les brigantins ne furent pas plus heureux dans leur recherche que la frégate du pilote Barroso ; seulement les débris de bâtimens français qu’ils rencontrèrent çà et là pendant leur exploration, leur prouvèrent à la fois et la réalité du projet et le peu de succès qu’il paraissait avoir eu. En effet, l’établissement de la baie de San-Bernardo n’existait déjà plus. Lasalle avait été assassiné par les indignes compagnons de son entreprise, et ceux qui l’avaient suivi s’étaient dispersés pour la plupart. Mais ce n’était pas assez pour le comte de Monclova du résultat des recherches qu’il avait prescrites. Craignant toujours que les Français ne vinssent à s’introduire dans le Mexique par le nord-est, il fonda parmi les Indiens de la province de Coahuila, qui s’étaient récemment soumis, le fort ou presidio de Monclova, qui est aujourd’hui la capitale de l’état ou province de Coahuila, et qui lui était commune avec le Texas. La première colonie se composait de cent cinquante familles et comptait deux cent soixante hommes capables de porter les armes contre les Français.
Au reste, ce n’était pas sans raison que le vice-roi continuait à prendre ses précautions contre les projets hardis de la France. En 1688, il apprit, non sans étonnement, que trois Français, partis du Canada selon toute vraisemblance, pour la nouvelle colonie du golfe du Mexique, étaient arrivés à Santa-Fé, capitale du Nouveau Mexique. Le comte de Galve, son successeur, auquel il venait de remettre la vice-royauté, n’en fut pas moins étonné que lui-même, et ils résolurent tous les deux, pour savoir enfin à quoi s’en tenir, d’envoyer par terre, à l’endroit où l’on supposait que les Français avaient fondé la colonie, le gouverneur de Coahuila, avec un détachement de soldats, un géographe et un interprète. Cette fois, la recherche des Espagnols eut un résultat plus satisfaisant. Après avoir traversé de vastes solitudes, le chef de l’expédition atteignit la lagune de San-Bernardo, et y reconnut aisément, au milieu des ruines d’un fort inachevé de construction récente, les cadavres de plusieurs Français percés de flèches ou tués à coups de massue. On demanda aux Indiens du voisinage quelques renseignemens sur ce qui s’était passé : ils répondirent qu’ils n’en savaient rien, mais que des étrangers, qui étaient restés parmi eux dans les environs, leur raconteraient toute l’histoire. Des Espagnols envoyés à la recherche trouvèrent effectivement chez les sauvages cinq Français, dont deux seulement se décidèrent à les suivre, et furent envoyés à Mexico d’où le vice-roi les fit passer en Espagne. D’après leur récit, ils auraient été attaqués à l’improviste par les Indiens, pendant qu’ils construisaient le fort dont les Espagnols avaient vu les ruines ; écrasée par le nombre, leur petite troupe aurait succombé tout entière, à l’exception de cinq hommes qui avaient sauvé leur vie par miracle, et l’entreprise n’avait pas eu d’autres suites.
Cependant le vice-roi de Mexico et la cour d’Espagne conclurent avec raison de tous ces faits que la France avait sérieusement songé à fonder quelque établissement sur la côte septentrionale du golfe du Mexique, et cherchèrent les moyens de prévenir le renouvellement de pareilles tentatives. Un fort ou presidio fut d’abord établi sur le point même où les Français avaient débarqué, dans la baie de Saint-Bernard. Puis, on s’est avancé de Cohahuila dans l’intérieur du Texas, en y envoyant à la fois des soldats et des missionnaires. Pensacola est fortifiée en 1696, et aussitôt après la paix d’Utrecht, les missions et les presidios du Texas se multiplient. Plusieurs fois abandonnés, ces établissemens ont toujours été relevés par l’Espagne dans le cours du siècle dernier, jusqu’en 1764, pour arrêter les incursions des Français de la Louisiane sur le territoire du Mexique. Mais la population y était faible et le commerce nul, quoique la beauté du climat, la fertilité du sol, la facilité des communications dans ces vastes plaines et le long de ces belles rivières fussent choses bien connues des Espagnols dès 1730. L’auteur d’une histoire manuscrite du nouveau royaume de Galice, composée en 1742, regrette que la salubrité du pays, dont la température, dit-il, ressemble à celle de l’Europe, l’aptitude évidente du sol pour un grand nombre de cultures précieuses, l’abondance des bois de construction, du gibier dans les plaines, du poisson dans les rivières, l’étendue des prairies qui auraient aisément nourri d’immenses troupeaux, que tant d’avantages si rares dans les âpres sierras du Mexique n’aient pas attiré au sein du Texas une population agricole. Il en était encore à peu près de même au commencement de ce siècle ; déjà néanmoins on prévoyait sous quels auspices la civilisation, l’industrie et le travail s’introduiraient dans le Texas, et par quelle race d’hommes serait fécondé ce champ que l’Espagne avait dédaigné de cultiver. On comprend que je veux parler des États-Unis et de la race anglo-américaine. En effet, les conséquences de leur voisinage ne devaient pas tarder à se développer, et les évènemens politiques de l’Europe, qui ont toujours exercé une grande influence sur les destinées du Nouveau-Monde, devaient accélérer la marche d’une révolution pressentie dès-lors comme infaillible.
Après avoir puissamment contribué au triomphe des Anglo-Américains et à la création des États-Unis comme république indépendante, l’ancien gouvernement de la France, presque effrayé de la rapidité de leurs progrès, ne désirait plus les voir s’étendre au-delà des limites de 1783, et s’applaudissait que l’Espagne fût en possession de tout le littoral du golfe du Mexique. Mais quand le premier consul, voulant opposer les États-Unis à l’Angleterre, leur eut cédé la Louisiane, dans l’intention systématique de les agrandir et de les fortifier, le cabinet de Washington dut concevoir aussitôt la pensée d’enlever la Floride à l’Espagne affaiblie, et de pousser le plus loin possible à l’ouest les frontières de sa nouvelle acquisition. Quelques esprits aventureux, et entre autres le trop célèbre Aaron Burr, exagérant les idées de leur gouvernement, conçurent même pour leur propre compte le projet d’envahir et de révolutionner le Mexique. Cette fois la théorie devançait la pratique de trop loin ; mais les circonstances favorisèrent jusqu’à un certain point la politique envahissante des États-Unis. L’Espagne, épuisée par la guerre de l’indépendance, incapable de soumettre par la force ses colonies révoltées, trop aveuglée par l’orgueil pour comprendre la nécessité de transiger avec elles, abandonna la Floride en 1819 à la confédération anglo-américaine. Le même traité fixait les limites de la Louisiane plus à droite du Mississipi que ne l’eût désiré la cour de Madrid, mais confirmait au moins les droits de l’Espagne sur la presque totalité de la province du Texas.
À cette époque, les citoyens des États-Unis n’avaient pas encore pénétré au-delà de la Sabine et de la rivière Rouge, sur un territoire dont la législation coloniale de l’Espagne interdisait l’accès aux étrangers. C’était à peine si quelques aventuriers intrépides, moitié chasseurs et moitié marchands, s’étaient glissés parmi les sauvages, au milieu desquels ils vivaient dispersés. Mais dans tous les états de l’ouest et du sud on savait combien le Texas présenterait de ressources à l’agriculture, quelle était la richesse de son sol, la beauté de ses forêts, la salubrité de son climat ; quelles facilités offrirait pour le commerce intérieur le nombre des cours d’eau qui l’arrosent, et combien les ports multipliés du littoral seraient avantageusement situés pour le commerce maritime, si l’Espagne se relâchait un peu de son système d’exclusion ou si la cause de l’indépendance triomphait au Mexique. Il y avait déjà long-temps que les citoyens de la Louisiane traversaient le Texas dans toute sa largeur pour se rendre dans les provinces septentrionales de la Nouvelle-Espagne. Réunis pendant quarante ans, sous la même domination, les Français de la Louisiane et les Espagnols du Mexique s’étaient liés par des relations de commerce qui survécurent à la prise de possession de la première par les États-Unis. En 1805, M. de Humboldt vit au Mexique un certain nombre de personnes qui avaient fait ce long voyage, plus dangereux à cause des incursions des sauvages que difficile sous le rapport des obstacles naturels, et, avec sa sagacité ordinaire, il pressentit les infaillibles conséquences d’une pareille facilité de communications. Le caractère de la race anglo-américaine justifiait entièrement ces prévisions. Le gouvernement des États-Unis ayant renoncé, par le traité de 1819, à ses prétentions sur le Texas, un citoyen du Missouri, M. Moses Austin, entreprit l’année suivante d’établir, au milieu des Espagnols, une colonie de ses compatriotes par les voies pacifiques et légales, avec l’autorisation du cabinet de Madrid, et il y réussit ; car il obtint des autorités espagnoles une grande étendue de pays, à condition d’y amener trois cents familles de colons industrieux et professant la religion catholique. Puis il retourna au Missouri pour mettre ordre à ses affaires et prendre toutes les mesures convenables à l’effet de remplir le plus tôt possible les conditions qui lui étaient imposées. Mais l’exécution de ce dessein était réservée à son fils. Moses Austin étant mort subitement au milieu de ses préparatifs, M. Stephen Austin prit sans hésiter la direction de l’entreprise, et eut bientôt engagé, dans les états de la Louisiane, du Missouri et du Tennessee, un nombre considérable de colons, avec lesquels il se transporta au Texas. Sur ces entrefaites eut lieu la révolution qui sépara le Mexique pour jamais de la couronne d’Espagne. M. Stephen Austin demanda au gouvernement d’Iturbide la confirmation des concessions faites à son père en 1821, et l’établissement définitif de la colonie se trouva ainsi réalisé.
Cette émigration de quelques familles de l’ouest des États-Unis au-delà de la rivière Rouge fut à peine remarquée à l’époque où elle eut lieu. Évènement obscur et sans éclat, perdu au milieu des révolutions du Mexique et du grand mouvement de la confédération anglo-américaine, il n’eut aucun retentissement en Europe, et il est probable que parmi les témoins, les acteurs et les promoteurs de l’entreprise, bien peu en apprécièrent exactement la portée. C’est la marche et la loi de toutes choses en ce monde : un commencement inaperçu, une source cachée, souvent inaccessible, des premiers pas incertains, des progrès ignorés ; puis un grand fait qui éclate, un empire qui se révèle, une nation qui prend hardiment sa place, une révolution qui triomphe de toute résistance. Pour le Texas, le développement a été rapide ; les conséquences de la concession faite à Moses Austin n’ont pas tardé à se manifester. Quelques années devaient suffire pour donner une force irrésistible d’expansion à cet élément étranger que le Mexique avait admis dans son sein. La population du Texas n’étant pas assez nombreuse pour que cette province pût former à elle seule un état séparé, la constitution fédérale l’avait unie à la province de Coahuila, où l’élément espagnol dominait exclusivement. La capitale de l’état se trouva ainsi fort éloignée des premiers établissemens anglo-américains. Ce ne fut pas le seul inconvénient de cette union. Pour encourager la colonisation du Texas, la législation mexicaine, qui proscrivait la traite, permit néanmoins l’introduction des esclaves par terre, ce qui préparait, dans un avenir très rapproché, une opposition de principes sociaux dans un état dont les deux moitiés ne pouvaient conserver long-temps les mêmes intérêts. Cependant les premières années se passèrent sans collision, et le gouvernement de Mexico ne cessa d’attirer les citoyens des États-Unis au Texas et dans les provinces voisines, par des concessions de terres sur lesquelles on agiota beaucoup à New-York. Les colons eux-mêmes étaient encore trop peu nombreux, trop faibles et trop préoccupés des soins matériels de leur établissement pour songer à se séparer du Mexique. Aussi, dans les troubles causés à Nacogdoches, en 1827, par un certain Edwards, se déclarèrent-ils hautement pour l’autorité légale. Mais la lutte qui s’est terminée en 1836 par le triomphe des Texiens, était dès-lors sur le point de s’engager. Ce fut l’ambition du cabinet de Washington, favorisée par les déchiremens de la république mexicaine, et stimulée par des causes particulières à l’Union elle-même, qui en donna le signal ; car la question se présenta d’abord sous une forme qu’elle devait conserver long-temps, celle de l’adjonction du Texas aux États-Unis.
Il y avait déjà huit ans que les Anglo-Américains s’étaient introduits dans le Texas, quand les États-Unis entamèrent des négociations avec le gouvernement de Mexico, pour l’acquisition de cet immense territoire. Les ressources naturelles du pays, la beauté de son climat, la possibilité d’établir sur ses fleuves la navigation à la vapeur, étaient alors bien reconnues dans toute l’Union, et principalement dans les nouveaux états de l’ouest et du sud. Ces derniers avaient de fréquens rapports avec les colons du Texas, qui, pour la plupart, étaient sortis de leur sein ; surchargés d’esclaves, ils voyaient dans l’acquisition du Texas un moyen d’écoulement pour le superflu de cette population noire qui perdait chaque jour chez eux de sa valeur, et dont ils ne pouvaient utiliser les bras en proportion de son accroissement. Le Texas, au contraire, offrait au travail esclave une carrière presque sans bornes, et pour ainsi dire inépuisable, non moins par son étendue que par le genre de cultures auquel la richesse de ses plaines vierges promettait le plus beau succès. En transportant leur frontière au Rio-Bravo-del-Norte, les États-Unis se seraient considérablement rapprochés des grands districts métallifères, et de plusieurs provinces du Mexique, dont la population, déjà ancienne, assez riche, et privée d’industrie, aurait assuré à leur commerce un précieux débouché. C’eût été enfin un pas de plus, et un grand pas vers la mer de Californie et l’Océan Pacifique, si laborieusement atteint, mais beaucoup plus au nord, par les âpres défilés des Montagnes Rocheuses, et les déserts sablonneux de leur revers occidental. Aussi, à la fin de 1829, et pendant les premiers mois de 1830, l’idée d’acquérir le Texas devint-elle très populaire dans le Tennessee, le Missouri, l’Arkansas, la Caroline du sud, la Virginie, et généralement dans tous les états à esclaves. Le bruit s’étant répandu alors que M. Poinsett, ministre des États-Unis à Mexico, négociait avec le gouvernement de cette république pour l’acquisition du Texas, les journaux de Baltimore, de Saint-Louis, de Charleston, s’emparèrent de la question, et favorisèrent ce projet avec une ardeur extraordinaire. Une suite d’articles sur ce sujet, publiés dans un journal du Missouri, et qui produisirent une vive impression, fut attribuée au colonel Benton, qui siége actuellement dans le sénat des États-Unis, où il s’est signalé par la véhémence de son zèle pour l’administration du général Jackson. D’autres articles dans le même sens furent écrits sous l’influence du gouverneur M’Duffie, de la Caroline du sud. On croyait d’ailleurs, et avec raison, que le nouveau président était personnellement favorable aux vues des états du sud et de l’ouest, sur le Texas. Défenseur de la Louisiane contre les Anglais, en 1814, grand propriétaire et propriétaire d’esclaves dans le Tennessee, représentant des idées et des intérêts de l’immense vallée du Mississipi, qui est à elle seule un monde tout entier dans l’Union américaine, Jackson semblait destiné à étendre sur les anciens domaines de l’Espagne l’empire de cette race envahissante dont il partage les passions et les irrésistibles instincts.
Le pressentiment universel qui réservait à la présidence de Jackson l’acquisition du Texas par les États-Unis a été sur le point de se réaliser, et n’a pas été entièrement trompé, au moins en ce sens que le Texas n’appartient plus au Mexique, et que la politique du cabinet de Washington a prodigieusement favorisé de toutes manières, pendant les années 1835 et 1836, la révolution qui a livré cette province, non pas à la confédération, mais à la race anglo-américaine. Le peu de temps qu’il a fallu pour atteindre un si grand résultat prouve combien étaient puissans les motifs politiques et sociaux qui, dès 1829, poussaient une partie considérable des États-Unis à en poursuivre l’accomplissement. Ils avaient mis vingt ans à conquérir l’embouchure du Mississipi, dont leurs hommes d’état, non moins que l’instinct populaire, avaient, le lendemain de la révolution, jugé la possession indispensable à leur développement[2]. Plus tard, quand leur force d’expansion est plus que doublée, ils ne mettent que six ou sept ans à prendre possession du Texas, d’une manière complète, quoique indirecte, par leurs formes de gouvernement, leurs institutions, leurs mœurs, leur langue, leurs enfans, leur industrie, les intérêts essentiels de leur nationalité.
Le bruit qui avait couru aux États-Unis, en 1829, de négociations entamées avec le Mexique pour la cession du Texas, était fondé. M. Poinsett, aujourd’hui ministre de la guerre à Washington, et alors, comme nous l’avons dit, représentant de son pays auprès de la république mexicaine, espérait peut-être réussir dans cette négociation difficile, grace à l’intimité de ses relations avec Zavala, qui était l’ame de l’administration du président Guerrero, et avec le parti des Yorkinos[3], que la révolution du mois de décembre 1828 avait porté aux affaires. Zavala venait d’obtenir lui-même d’immenses concessions de terrains au Texas, et pour leur donner quelque valeur, il devait désirer ou que cette province fût transférée aux États-Unis, ou que la colonisation par les Anglo-Américains s’opérât sur une très grande échelle. Le Mexique, menacé d’une invasion espagnole qui eut lieu effectivement dans le cours de l’année, se trouvait d’ailleurs en proie, comme toujours, à une extrême détresse financière, et pouvait être accessible à des propositions d’emprunt, de la part du cabinet de Washington, hypothéquées sur le Texas. « Cela nous arrondirait, disait alors M. Poinsett en parlant de l’acquisition de ce pays, et, si on voulait nous le vendre, je me ferais fort de l’acheter. » Mais quoi que ce diplomate actif et remuant dût se promettre d’un concours de circonstances aussi favorables, l’évènement ne répondit point à son attente.
Pendant que M. Poinsett sondait le terrain, la république mexicaine repoussait le dernier effort de l’Espagne contre son indépendance. Conçue dans les proportions les plus mesquines et misérablement conduite, l’entreprise de Barradas n’avait aucune chance de succès. La trahison seule aurait pu la faire réussir, et Santa-Anna ne trahit point. La misérable tentative des Espagnols échoua donc honteusement. On accusa les États-Unis de l’avoir favorisée, ce qui ne me paraît pas vraisemblable, et, dans l’exaltation du triomphe, tous les partis se prononcèrent en même temps contre les ambitieux projets du cabinet de Washington. Une autre circonstance vint ajouter aux défiances réciproques des deux gouvernemens. Le président Guerrero, pour faire face aux dangers de la situation et animer l’enthousiasme patriotique du peuple mexicain, en avait appelé aux sentimens de liberté, aux idées et aux passions révolutionnaires, qui l’avaient porté lui-même au pouvoir. M. Poinsett était démocrate ; il s’était associé, d’une manière assez ostensible, à tous les mouvemens du parti des Yorkinos, opposé à la faction aristocratique ou écossaise ; mais il n’était pas abolitionniste ; et lorsque Guerrero, à l’occasion de l’anniversaire de l’indépendance (15 septembre 1829), proclama l’abolition de l’esclavage dans toute la république, cette mesure le mécontenta beaucoup et inquiéta son gouvernement, à cause de la sensation qu’elle devait produire parmi la population noire des états à esclaves. Guerrero voulait faire plus encore. M. Poinsett apprit avec effroi qu’il songeait à se mettre en rapport avec le président de la république d’Haïti, pour soulever les esclaves de Cuba. Le ministre des États-Unis se trouva alors au Mexique dans une position très difficile. Le parti écossais ne lui pardonnait pas la révolution du mois de décembre précédent, qui avait exclu de la présidence Gomez Pedraza. Le parti démocratique, au sein duquel il existait de grandes divisions, prenait au sérieux sa couleur libérale, et menaçait indirectement l’union anglo-américaine par le contrecoup de sa politique abolitionniste. Dans l’une et dans l’autre faction, le sentiment national se révolta instinctivement contre les prétentions du cabinet de Washington sur le Texas, et il est permis de croire que l’influence anglaise ne fut pas étrangère à cette manifestation universelle d’hostilité contre les États-Unis. Bientôt le vainqueur des Espagnols, Santa-Anna, qui était l’idole du jour, exigea la destitution de Zavala, son ennemi, de Zavala, qui est mort citoyen du Texas, et il demanda en même temps le renvoi de M. Poinsett. L’opinion publique fut encore animée contre les États-Unis par la publication d’une correspondance du général Bravo avec M. Bustamente, sur ce qu’on avait à craindre de leur ambition. Les commentaires offensans sur le caractère mexicain, que les journaux du sud et de l’ouest de l’Union, partisans de l’acquisition du Texas, joignirent à leurs articles sur ce sujet, dans les derniers mois de 1829, ne purent qu’exaspérer davantage, et ce sentiment général fit explosion, d’une manière pour ainsi dire officielle, dans un mémoire présenté au congrès mexicain par le secrétaire d’état, à la fin de cette même année. Je citerai ici un extrait de ce document, parce qu’il jette un grand jour sur l’histoire morale de la lutte soutenue pendant quelques années entre la race espagnole du Mexique et la race anglo-américaine pour la possession du Texas.
« Les Américains du Nord, dit le secrétaire d’état mexicain, commencent par s’introduire dans le pays qu’ils convoitent, sous prétexte d’opérations commerciales ou de colonisation, avec ou sans l’autorisation du gouvernement auquel il appartient. Ces colonies grandissent, se multiplient, deviennent bientôt l’élément principal de la population ; et aussitôt ce fondement posé, les Américains du Nord commencent à élever des prétentions qu’il est impossible d’admettre, qui ne soutiennent pas une discussion sérieuse, et qui sont basées, par exemple, sur des faits historiques contestés par tout le monde, comme les voyages de Lasalle, dont la fausseté est maintenant reconnue, mais qu’ils n’en invoquent pas moins à l’appui de leurs prétendus droits sur le Texas. Ces opinions extravagantes sont d’abord présentées au monde par des écrivains inconnus, et le travail que d’autres s’imposent pour chercher des preuves et pour établir leurs argumens, ceux-là l’évitent au moyen d’assertions hardies qui, au lieu de prouver la bonté de la cause, ne sont destinées qu’à faire comprendre à leurs concitoyens les avantages du succès. Leurs manœuvres dans le pays qu’ils veulent acquérir se manifestent ensuite par l’arrivée d’explorateurs qui s’y établissent la plupart, sous prétexte que leur résidence ne préjuge pas la question du droit de souveraineté. Ces pionniers excitent peu à peu des mouvemens qui troublent l’état politique du territoire en litige ; puis viennent des mécontentemens et des collisions calculés de manière à fatiguer la patience du légitime propriétaire, et à diminuer les avantages de la possession. Quand les choses en sont arrivées à ce point, ce qui est précisément le cas du Texas, alors commence le travail de la diplomatie. L’inquiétude qu’ils ont excitée dans le pays, les intérêts des nouveaux colons, les révoltes qu’ils provoquent parmi les aventuriers et les sauvages, l’obstination avec laquelle ils soutiennent leurs prétentions à la propriété du territoire, deviennent le sujet de notes où la modération et la justice ne sont respectées que dans les mots, jusqu’à ce que, grâce à des incidens qui ne manquent jamais de se présenter dans le cours de pareilles négociations, il se conclue un arrangement aussi onéreux pour une des deux parties que favorable à l’autre.
« Et quand les États-Unis ont réussi de cette façon à introduire leurs citoyens en majorité dans le pays qu’ils convoitent, ils profitent généralement, pour faire valoir leurs prétendus droits, du moment où leur adversaire est plongé dans les plus grands embarras. Telle est la politique dont ils ont commencé à user pour l’affaire du Texas. Leurs journaux se sont mis à discuter le droit qu’ils s’imaginent avoir à la souveraineté de cette province jusqu’au Rio-Bravo-del-Norte. On imprime et l’on répand de tous côtés de petits pamphlets sur la convenance de son acquisition. Il y a des gens qui proclament tout simplement que la Providence a fixé elle-même le Rio-Bravo pour limite respective des deux républiques, ce qui a fait accuser les États-Unis, par un auteur anglais, de vouloir rendre la Providence complice de leurs usurpations. Mais ce qui est bien remarquable, c’est qu’ils ont engagé cette discussion avec nous aussitôt qu’ils nous ont vus occupés à repousser l’invasion espagnole, dans la persuasion que nous ne pourrions de long-temps songer à aucun autre ennemi. »
On voit que le gouvernement mexicain comprenait parfaitement, dès cette époque, le danger dont il était menacé par la multiplication rapide des colons anglo-américains dans le Texas. Déjà leur dévorante activité étendait ses spéculations au-delà des bornes de cette province. Le fils de Moses Austin avait obtenu de chacun des états que traverse le Rio-Bravo le privilége exclusif d’établir sur ce beau fleuve la navigation à vapeur. Il se promettait de remonter à son premier voyage jusqu’à Chihuahua, et il ne doutait point de pouvoir un jour atteindre Santa-Fé, capitale du Nouveau-Mexique. Le succès de cette gigantesque entreprise aurait livré au capitaine Austin et à ses compatriotes le commerce des provinces septentrionales de la confédération mexicaine, et bientôt l’état de Santa-Fé aurait subi une double invasion, celle des habitans du Missouri par le nord-est, et celle des colons du Texas par le midi. Alarmé de ces projets ambitieux, qui se produisaient si hardiment au grand jour, le nouveau gouvernement de Mexico, dirigé par M. Alaman après la chute du président Guerrero, prit le parti de maintenir sa souveraineté sur le Texas en prohibant toute émigration ultérieure des Anglo-Américains. La loi rendue à cet effet par le congrès est du 6 avril 1830. La suite des évènemens prouvera qu’il était trop tard, et qu’on avait fermé les portes de la place quand déjà l’ennemi s’était introduit en force dans les murs. D’ailleurs, il est peu probable que la loi du 6 avril ait suffi pour arrêter l’irrésistible courant de l’émigration. Rien n’est plus rare dans l’Amérique espagnole que le respect de la loi. C’est depuis long-temps, dans l’ordre politique comme dans l’ordre civil, la terre classique de l’anarchie. Institutions, régime électif, représentation nationale, liberté de la presse, justice et tribunaux, ne sont que de pures fictions dans ces républiques, où le caprice d’un régiment et la mauvaise humeur d’un général bouleversent le pays tous les ans au moins une fois. Il serait donc fort étonnant que, depuis le mois d’avril 1830 jusqu’à la révolution de 1836, les Anglo-Américains de la Louisiane, de l’Arkansas et des autres états voisins, eussent regardé le Texas comme une terre sacrée, et se fussent religieusement abstenus d’y pénétrer. Je tiens au contraire pour avéré que la colonisation y a marché son train, sous l’œil inquiet et l’impuissante surveillance de quelques garnisons mal payées, jetées aux deux extrémités de la province.
La résistance que rencontrèrent, dans les dispositions du Mexique tout entier, à la fin de 1829, les projets avoués du cabinet de Washington sur le Texas, ne fut probablement pas la seule qui le força d’en ajourner l’exécution et de recourir à d’autres moyens pour atteindre son but essentiel. Outre l’inquiétude qui se manifesta immédiatement au sein des états du nord de l’Union, le gouvernement mexicain trouva encore un puissant appui dans la politique de l’Angleterre, jalouse de la grandeur croissante des États-Unis. M. Huskisson, dans le cours d’une discussion sur les affaires de l’Espagne et du Mexique, dénonça au parlement les manœuvres du cabinet de Washington pour séparer le Texas de la confédération mexicaine. Il rappela combien l’acquisition des Florides par les États-Unis avait alarmé la Grande-Bretagne pour la sécurité de ses possessions dans les Indes occidentales ; puis, révélant un projet auquel il est permis de croire que l’ambition anglaise n’a pas renoncé, il dit que le Mexique devait être maintenu en possession du Texas, puisque l’opposition du cabinet de Washington avait fait échouer les négociations de l’Angleterre avec l’Espagne, pour en obtenir la cession de Cuba. Les États-Unis n’ont pas absorbé le Texas ; mais le Texas est aujourd’hui indépendant du Mexique, et la race anglo-américaine y domine. L’esclavage, dont l’Angleterre poursuit l’abolition dans le monde entier, soit par intérêt, soit par philanthropie, a jeté de profondes racines dans cette nouvelle république, et le gouvernement anglais en témoigne son mécontentement par une singulière obstination à ne point la reconnaître. Faudra-t-il, selon le système de compensation développé par M. Huskisson, que, pour se consoler de l’indépendance du Texas, la Grande-Bretagne se fasse céder Cuba par l’Espagne nécessiteuse et obérée ?
- ↑ C’est surtout dans la Louisiane que les rafts se présentent sur une échelle vraiment gigantesque. La rivière Rouge en avait un, non loin de son embouchure, qui vient d’être détruit, grace aux soins de la législature de l’état. Il en existe un autre très considérable sur l’Atchafalaya, branche du Mississipi, que l’on regarde comme l’ancien lit de la rivière Rouge. Darby en a donné les dimensions en 1816. Il avait à cette époque dix milles de long et environ six cent soixante pieds de large. Ce pont naturel avait été formé par des accumulations successives de bois flotté. Il s’élevait et s’abaissait alternativement avec le niveau des eaux, et, quoiqu’il ne fût pas fixé, mille végétaux croissaient à sa surface, comme s’ils eussent habité la terre ferme. Le plus monstrueux que je connaisse est celui qui existe sur la Ouachita, l’un des affluens de la rivière Rouge : il a dix-sept lieues de long. On le décrivait en 1804 comme un pont naturel, sur lequel poussaient toutes les plantes de la forêt voisine, sans en excepter les plus grands arbres. La rivière se dérobait complètement aux yeux du voyageur sous ce singulier radeau, et sur plusieurs points on la traversait tout entière sans se douter de son existence.
- ↑ Voir passim dans la Correspondançe de M. de Lafayette avec ses amis d’Amérique, antérieurement à la cession de la Louisiane aux États-Unis par le premier consul, et l’Histoire de la Louisiane, par M. Barbé-Marbois.
- ↑ Ces désignations d’Yorkinos et d’Escoceces ou Écossais se rapportaient à la franc-maçonnerie. Les partisans des idées démocratiques appartenaient à la loge ou rit d’York, ceux de l’aristocratie au rit écossais.