Le Théâtre-Italien en 1864 et le Théâtre-Lyrique

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Le Théâtre-Italien en 1864 et le Théâtre-Lyrique
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 54 (p. 736-748).
REVUE MUSICALE

LE THEATRE-ITALIEN ET LE THEATRE-LYRIQUE.

Le public de Madrid est comme ce premier président de la comédie, il n’entend pas qu’on le joue. Le répertoire désemparé de son théâtre italien le fatiguait ; il trouvait les costumes fanés, les décors enfumés, les chanteurs toujours les mêmes, et voulait du neuf et du nouveau. On a beau être grand d’Espagne, aimer à payer cher son dilettantisme : encore faut-il en avoir pour son argent. Dès l’hiver dernier, les choses déjà commençaient à mal tourner : on se plaignait, on maugréait ; mais voici que pendant l’été un habile voisin prend les devans, un théâtre non privilégié se met en frais, engage Tamberlick, Mongini, la Tedesco, donne le Prophète et Robert le Diable, si bien que lorsqu’au retour de la saison reparaît l’éternel Rigoletto, le public cette fois n’y tient plus, siffle à outrance, brise les banquettes. En France, à Paris surtout, de tels scandales, grâce à Dieu, n’arrivent guère ; nous avons, comme on dit, la tête moins près du bonnet. Ce qu’on nous offre, nous le prenons d’humeur facile, sans enthousiasme peut-être, mais aussi sans colère ni rancune, en honnêtes gens qui savent que dans le calendrier tous les jours ne sont pas des fêtes, même ceux où le Théâtre-Italien ouvre ses portes par quelque représentation solennelle de Rigoletto avec Mme de Lagrange pour prima donna et M. Sarti pour ténor. Cela s’appelle inaugurer la saison musicale : très modeste inauguration qu’on ne saurait oublier trop vite ! Le lendemain, ce fut Lucrezia Borgia avec Naudin, puis enfin Lucia avec Fraschini. Au bout de trois jours, on avait déjà mis en avant trois ténors. Est-ce d’une bonne administration d’éparpiller ainsi ses forces, d’en amoindrir l’action par l’influence d’un entourage sans autorité sur le public ? Un chanteur tel que Fraschini vaut certes beaucoup par lui-même ; toutefois on aurait tort de croire qu’il n’emprunte rien à l’intérêt collectif de la soirée. C’est cet intérêt qui témoigne d’une véritable exécution musicale. Il n’y a pas que le ténor dans un opéra, et si notre attention, au lieu de se répandre sur toute l’étendue de la partition, se voit réduite par l’insuffisance de la troupe à ne considérer qu’un seul sujet, il en résultera pour ce sujet un grand dommage, car alors ses effets lui seront comptés, et tel moyen d’action où le ramène invinciblement la pente naturelle de son talent ne pourra plus se reproduire sans monotonie. Si jamais il exista un chanteur auquel ces conditions d’entourage soient indispensables, c’est à coup sûr Fraschini. Livré à lui seul, il perd le bénéfice de ses qualités en les prodiguant. Dès le milieu de la soirée, vous en avez tant que vous en avez trop. Et cependant quel admirable tempérament vocal, quelle émission et quelle amplitude ! mais en revanche des traits qui ne varient point, rien de cherché, d’imprévu, presque de l’insouciance. Io mi servo di certa idea che mi viene al’mente, écrivait Raphaël au comte de Castiglione ; ce n’est point d’une idée que Fraschini se sert, mais d’une certaine note qui lui vient au gosier, — le la, le la bémol, — toujours la même. Il fut un temps à Londres où Fraschini n’était connu que par son effet du finale de la Lucia. On l’appelait à cette époque le ténor de la maledizzione. Il maudissait bien et s’en tenait là. Depuis lors, je l’avoue, le champ de son activité dramatique s’est élargi, mais avec mesure, et s’il ne se contente plus de maudire, il est resté le beau diseur de quelques périodes magnifiques plutôt qu’il n’est devenu le grand chanteur d’un répertoire. Pour peu que vous aimiez l’adagio, Fraschini va vous charmer. Comptez d’avance qu’il n’en manquera point un seul, et qu’il serait homme à en mettre au besoin où il n’y en a pas. L’adagio, c’est son aspiration, son oasis ; il le cherche partout, en caresse de loin l’approche, et quand une fois il le tient, s’étend dessus comme un lion :

A guisa di leo quando se posa.

J’en dirai autant de la Patti au point de vue de la bonne exécution des chefs-d’œuvre. C’est une délicieuse figure qui, à mon sens, n’a qu’un tort, celui d’attirer tout à elle. On serait assez mal venu, je suppose, de prétendre exiger d’un directeur de spectacle un dévouement exclusif, absolu aux œuvres du génie ; l’amour de l’art se complique ici de l’idée de gagner beaucoup d’argent, et le culte ne vaut qu’à la condition de faire ses frais. Donc, si, avec l’aide d’un talent rare, exquis, introuvable, qu’on paie des prix insensés, on parvient à remplir la salle, le but de l’entreprise n’est-il pas atteint ? A défaut d’ensemble, de troupe, à défaut d’une exécution normale et dans ses principaux points satisfaisante, vous avez un sujet, un seul, mais d’irrésistible attraction, une merveille ! Que chaque mesure soit une cabalette, chaque groupe de notes un trille, chaque morceau une agréable ritournelle à fredonner, en voilà assez pour mettre en joie tout un public, et vous arrivez de la sorte à donner sur le Théâtre-Italien de Paris des représentations qui ressemblent à ces soirées étranges où Rachel, dans ses pérégrinations dramatiques, jouait la tragédie à elle toute seule, brûlant des plus nobles flammes pour des Bajazets de pacotille et déclarant ses ardeurs incestueuses à des Hippolytes innomés, lesquels s’estimaient fort heureux quand il leur arrivait de donner leur réplique sans provoquer une explosion de fou rire. Penser que l’autre soir on exécutait le Don Juan de Mozart devant une salle qui n’avait d’oreilles que pour Zerline ! Et de dona Anna, de dona Elvire, il n’en sera donc plus question désormais ? Hélas ! si vous aviez entendu ce trio des masques, cet incomparable sextuor, l’air de don Ottavio, quel travestissement ! quelle douloureuse humiliation infligée au chef-d’œuvre ! « Werther ! disait jadis à Goethe une belle dame française placée à côté de lui à table, chez le grand-duc de Saxe, Werther ! mais attendez donc, monsieur, j’ai vu cette pièce aux Variétés, et je vous en fais mon compliment ; j’ai beaucoup ri ! » Pauvre Mozart ! votre commandeur aussi l’autre soir a bien fait rire tout le monde ; il chantait si faux, le cher homme, qu’on eût dit qu’il s’était enrhumé du cerveau à recevoir la rosée au clair de lune. Je me demande ce que de cette immortelle musique, lamentablement profanée de la sorte, doivent penser les générations nouvelles, qui n’ont connu ni la Sontag dans dona Anna, ni Lablache dans Leporello, ni Rubini dans Ottavio, ni la Malibran dans Zerline ! Et ce nom de Zerline, je le ramène à dessein, non que j’aime le moins du monde à diminuer le présent par les souvenirs du passé, mais parce qu’il y a dans l’art comme ailleurs des vérités contre lesquelles l’engouement public ne saurait pourtant prévaloir. Oui, c’est une organisation d’élite, une perle musicale du plus bel orient que cette Adelina Patti. Santé, jeunesse, intelligence, tout rayonne, tout vibre au dieu soleil chez cette enfant prédestinée, qui serait incomplète, si la nature, après avoir tant fait pour elle, n’avait mis dans son âme, à côté des joies ineffables du succès, l’instinct de certaines tristesses, de certaines pitiés qu’elle raconte dans son élégie de la Sonnambula. De voix plus richement douée, plus juste, plus résistante en sa ductilité, plus capable de sentiment et de style, je n’en connais pas ; pour être ce qu’elle est, la Patti n’a eu en quelque sorte qu’à se laisser naître et grandir. Tout ce qu’elle a d’exquis, de charmant, lui vient de la nature ; ses défauts seuls sont une acquisition.

Comme ces oiseaux qui répètent instinctivement les airs qu’on leur serine, elle s’amuse, avec une audace que nul péril ne déconcerte, à reproduire par la voix des exercices de piano. De là ces éternels staccati dont elle pointe son chant, où, pour trouver enfin quatre notes liées, on donnerait souvent ce fameux louis d’or qu’offrait Grétry pour entendre une chanterelle. Il se peut que la Patti ait devant elle un avenir de grande artiste ; disons mieux, tout porte à le croire. En attendant, et pour ce qui regarde l’heure actuelle, nous n’assistons encore qu’à l’épanouissement d’une organisation exceptionnelle. Enfant doué, enfant prodige ! pour le reste, on verra plus tard ! Elle joue comme elle chante, avec son premier mouvement. Elle a en elle son petit démon qui l’inspire, et naturellement les rôles qu’elle joue le mieux sont ceux qui, par la pétulance, l’entrain juvénile, l’espièglerie, se rapportent davantage au caractère du lutin familier : la Rosine du Barbier, la Norina de Don Pasquale, l’Adina de l’Elisir d’amore. J’ai cité la Sonnambula, et j’y reviens, car c’est l’unique rôle de son répertoire où la corde sensible ait encore vraiment vibré. La Patti n’a donc, à tout prendre, fait autre chose jusqu’ici que se raconter elle-même au public, et c’est un trop joli roman que celui-là pour ne pas être goûté. Maintenant ce qui se dégagera de cette merveilleuse nature reste le secret de l’avenir. Nous avons les fleurs, attendons les fruits. Si la Patti tient les promesses qu’elle donne, si son talent est de ceux qui vont cherchant la grande voie, dans trois ou quatre ans nous la verrons aborder la période des créations impersonnelles et quitter cet emploi de Dugazon du Théâtre-Italien pour le vrai répertoire des cantatrices. La Grisi, elle aussi, chantait Norina, ce qui ne l’empêchait point de créer l’Elvire des Puritains. Nous avons vu la Frezzolini passer alternativement pendant des années de dona Anna à Marta, et la Malibran, qui fut la plus adorable Rosine, chantait Ninette et Desdemona. Physiquement, MIle Patti n’est point mûre encore pour cet emploi ; mais sa voix déjà le réclame, et ce serait manquer à la nature de cette voix souveraine que de la reléguer dans ce monde agréable et relativement secondaire des passions de demi-caractère. Et sans sortir de ce petit monde, peut-être n’aurait-on pas besoin de chercher beaucoup pour trouver plus d’une figure encore bien imparfaitement rendue par la diva mignonne, laquelle néglige trop de réfléchir aux diverses conditions des personnages qu’il s’agit de représenter. La Zerline de Don Juan par exemple n’est point la Rosine du Barbier. Si enfant gâté que l’on soit, il ne faut cependant pas toujours avoir l’air de chasser aux papillons et de courir ainsi l’école buissonnière à travers la musique de Mozart. C’est une très gentille et très coquette petite personne que la fiancée de Mazetto. Don Juan ne s’y trompe pas, et tout de suite fait parler ses sens. Vorrei e non vorrei : phrase adorable où se peint comme dans un miroir cette voluptueuse hésitation d’une vraie fille d’Eve que la curiosité plus encore que le désir attire vers l’inconnu. Elle ne veut pas, et pourtant elle reste, elle écoute et dès l’abord subit le charme de cet homme à qui la nature, en le faisant si beau, si fier, si grand seigneur, semble avoir donné des droits sur elle. Vous croiriez entendre le cri de l’oiseau qui bat de l’aile sous la fascination du serpent. Elle ne veut pas, et cependant elle cède à l’ivresse, permet à cet homme, que tantôt encore elle n’avait jamais vu, de lui serrer la taille, de chiffonner son corsage, et de propos en entreprise, la vanité venant en aide aux désirs émus, se laisse ainsi conduire, pendant la scène du bal, jusque sur le seuil de la perdition. Mais là s’arrête le délire, là se retourne le caractère. Zerline, en subissant l’outrage de don Juan, n’aurait en somme que ce qu’elle mérite ; mais l’honnêteté de sa nature, au dernier moment, la protège et l’empêche d’être mise à mal. Plus forte que la voix des sens et de la coquetterie, la voix du cœur se réveille. Alors elle se souvient de Mazetto, court à lui, se mêle au groupe des victimes vengeresses et redevient ce qu’elle fut, ce qu’elle sera jusqu’à la fin, une brave et simple villageoise dont un débauché peut surprendre l’imagination, mais que son instinct prémunit contre les entraînemens de la passion et saura toujours ramener à temps aux devoirs de la foi promise.

Les gens habitués à ne voir dans la musique autre chose qu’une combinaison de sons plus ou moins bien réussie estimeront que c’est pousser bien loin le commentaire. Ils auront tort. Je ne commente pas, je me borne à raconter ce personnage de Zerline tel que la Malibran l’interprétait. Il ne s’agit donc point ici d’un conte d’Hoffmann ; mais de quelque part que la leçon vienne, Mlle Patti et ceux qui la conseillent perdraient beaucoup à la négliger. J’appellerai surtout l’attention de l’aimable cantatrice sur la grande scène du finale du premier acte, où peut-être un peu d’émotion dramatique ne nuirait pas. La situation a, ce semble, de quoi passionner une intelligence d’artiste. On croirait, à voir Mlle Patti, qu’elle ne s’en doute pas. De cette coulisse, d’où Zerline, après ce qui vient de se passer, devrait accourir éperdue, Mlle Patti s’élance en sautillant, comme l’oiseau de la tyrolienne de Guillaume Tell. De trouble, d’effarement, d’épouvante, et plus tard de colère et de menace, il n’en est point question. Même histoire pour le sublime sextuor, qu’elle dit en se jouant, comme une jeune personne tout heureuse et pimpante des applaudissemens et des bouquets dont le public idolâtre vient de lui faire honneur à propos de vedrai, carino. Deux airs qu’elle débite à ravir, son duo avec don Juan, au premier acte, qu’elle nuance avec une incomparable délicatesse d’expression, voilà pour la Patti tout ce que renferme ce rôle de Zerline, une des plus vivantes créations de Mozart. Elle ne compose pas, mais du moins elle chante, et avec quelle séduction, quelle bravoure, quelles inépuisables ressources de gosier ! Comme elle sait faire que l’intérêt à l’instant se concentre sur le point où se fixe son activité ! intérêt légitime sans doute, et que cependant je ne puis m’empêcher de déplorer, car il encourage l’administration à laisser aller un état de choses qui, pour peu qu’il se prolonge, amènera Inévitablement la ruine du Théâtre-Italien. On va me dire qu’il ne se forme plus de sopranos, me demander où sont, pour qu’on se les procure, les Grisi, les Frezzolini du moment. Où elles sont, s’il en existe, je l’ignore ; en tout cas, on ne les cherche guère, et ce délabrement général, cette incurie à propos des grands rôles, viennent de ce qu’on s’en remet à la Patti du soin de faire le succès et la recette de la soirée, et de jouer par exemple Don Juan à elle toute seule, comme ce rhapsode allemand dont on parle joue l’Iliade. Le public lui-même a bien aussi quelque chose à se reprocher. Vous le croiriez simplement dupe, il est complice. Comment supposer que, sans cette diversion d’intérêt produite par la personnalité la plus charmante, le public de Paris se laisserait, depuis le commencement de la saison, imposer Mme de Lagrange pour régner dans le haut emploi ? Ébloui, aveuglé par les fusées et les soleils de ce talent prestigieux, pourquoi regarderait-il aux étoiles ? Qui va s’occuper de l’air du temps pendant le feu d’artifice ? Pourvu que le bouquet soit beau, pourvu qu’il dure, qu’importe le reste ? Et avec la Patti le bouquet dure toujours. Il était hier, il sera demain. N’est-ce point assez pour tenir en haleine notre dilettantisme ? La curiosité, voilà tout ce qui nous attire, nous passionne ; nous n’en voulons plus au bon accord, à l’harmonie de la troupe, mais à la rareté du sujet. Il me semble que je comprendrais autrement le Théâtre-Italien. J’y voudrais moins de monde et plus d’ensemble : cinq ou six sujets, mais excellens, une prima donna qui ne serait point Mme de Lagrange, deux ténors, qui seraient Fraschini et Naudin, mais ne quitteraient plus leur poste une fois la saison commencée. Je chercherais un baryton pour remplacer Delle-Sedie, dont un organe fatigué trahit décidément l’intelligence et le courage, et j’aurais un basso cantante qui permît à ce brave Scalese de ne point chanter Leporello.

Il va sans dire que dans un tel programme je conserverais la Patti, dont l’individualité, pour être moins isolée, ne perdrait rien de son rayonnement. Au lieu de promener mon public de Sarti en Baragli ; de Sterbini en Antonucci, de cascade en cascade, je l’établirais commodément pour toute la saison sur ce coteau modéré de M. Sainte-Beuve, avec de beaux et bons chefs-d’œuvre en perspective, dont les représentations ne seraient pas incessamment troublées par des reprises du genre de celle de Robert Devereux, ou d’importuns débuts qui n’ont leur raison d’être que dans les vicissitudes d’un personnel toujours en train de réparer ses brèches, et d’autant moins complet qu’il est plus nombreux. Pourquoi n’essaierait-on pas d’un tel système ? Il a pourtant hissez bien réussi jadis à l’époque où ce simple groupe qu’on appelait le quatuor des Puritains suffisait à toutes les exigences du répertoire. C’étaient des artistes incomparables que ceux-là, qui en doute ? mais en dehors de leurs qualités respectives, Rubini, Lablache, Tamburini, la Grisi possédaient des dons d’assimilation que les chanteurs contemporains ignorent ou dédaignent. Ils se connaissaient, se concertaient, allaient par bande. À la saison de Paris succédait la saison de Londres, et l’année se passait ainsi dans une constante communauté de relations musicales. Aujourd’hui chacun tire à soi : les emplois se dédoublent. Pour chanter la Norma et Don Pasquale, la Lucia et la Sonnambula, les Puritains et l’Elisir d’amore, il faut deux basses, deux ténors, deux sopranos. Être à la fois le pontife Orovèze et le charlatan Dulcamara dans la même semaine, c’était bon cela pour un Lablache ! Autant en arrive avec le ténor. Il y a le ténor de force pour chanter Edgardo, le ténor de la maledizzione, — Fraschini, — et le ténor léger, Naudin, pour roucouler le sentimental au clair de lune ; ce qui, le temps et la routine aidant, ne saurait manquer d’implanter au Théâtre-Italien l’habitude de certaines classifications grotesques en honneur au vieil Opéra-Comique français, et la variété l’emportant sur l’espèce, nous aurons tôt ou tard l’emploi des Fraschini, des Naudin, des Nicolini, des Patti, comme il y eut les Gavaudan, les Elleviou, les Martin et les Dugazon-corset. Ne rions point, car ce qui se passe est tout simplement la décadence de l’art. Un chanteur qui ne chante qu’un rôle ou deux ne chante rien. Autant vaudrait parler d’un général qui ne saurait livrer bataille que sur son terrain de manœuvre. Et les directeurs, bien loin de réagir contre ce fractionnement, y poussent au contraire, l’encouragent. On administre à la fois deux théâtres, on a sous ses ordres des légions de ténors et de barytons qu’on avise à Madrid par le télégraphe du plan de campagne dressé d’avance à Paris. Et, comme si tant de tablature ne suffisait pas, à tous ces élémens disjoints, qui réclament à tue-tête la coordination, on imagine d’ajouter un corps de balle ! Était-ce par hasard qu’il s’agissait de donner une leçon de convenance à l’Académie impériale ? L’occasion s’offrait la plus belle du monde, et vis-à-vis de l’Opéra il y avait certes quelque chose à faire. Quand on songe que voilà un théâtre doté d’une riche subvention, investi de privilèges, et qui, pour maintenir l’honneur des traditions, ne sait inventer rien de mieux que Mlle Fioretti et l’escadron volant qu’elle entraîne à sa suite, quand on voit l’Opéra annoncer comme une fête la rentrée de Mlle Fiocre, on se sent d’avance tout porté en faveur d’une entreprise quelconque ayant pour objet la chorégraphie ; mais encore fallait-il que l’initiative eût un côté sérieux, car autant le public eût été charmé d’applaudir de nouveau sur la scène des Italiens un ou deux sujets de premier ordre, ailleurs maladroitement éconduits, la Ferraris, la Zina-Mérante, autant il devait se montrer froid et dédaigneux à l’endroit d’une velléité presque puérile. L’émulation avait certes beau jeu ; cependant, pour faire plus mal que le voisin, ce n’était vraiment pas la peine de s’en mêler, et M. le directeur de l’Opéra va bien rire de voir qu’en fait de ballet quelqu’un a fini par trouver moyen de se loger à pire enseigne que lui.

J’entends de tous côtés beaucoup attaquer le Théâtre-Lyrique. Institué spécialement en vue des jeunes compositeurs, on lui reproche de né donner que des traductions, de telle sorte qu’après avoir pris leur subvention aux Italiens, ce théâtre de proie en voudrait encore à leur répertoire ; cas pendable ! Un mot d’abord sur cette question des jeunes compositeurs, laquelle par malheur n’est point neuve. Rien assurément ne saurait plus émouvoir le cœur des honnêtes gens que cette lutte implacable, désespérée d’un musicien, d’un peintre, d’un poète avec certaines difficultés de la carrière. Ouvrir la main aux débutans, faciliter aux lauréats de ses écoles les moyens de se produire, c’est le devoir de tout gouvernement, et nous ne voyons pas qu’à cette tâche on ait jamais failli ; mais cette sollicitude, si généreuse, si paternelle qu’elle soit, peut-elle, à titre égal, s’étendre sur tous, et le public, dernier juge en pareille expérience, ne viendra-t-il pas toujours, à point nommé, déconcerter par son arrêt les plans les plus sages ? « L’Académie n’est pas un hôpital ! » me répondait un jour un écrivain illustre à qui je recommandais un ouvrage à couronner en faisant valoir à ses yeux la position douloureuse de l’auteur : parole acerbe, mais vraie, et qu’on doit appliquer aux théâtres. Devant le public, il n’y a pas de jeunes compositeurs, il n’y a pas de misérables ; il y a des musiciens qui ont du talent et d’autres qui n’en ont pas. Pour les premiers, laissez-le faire, il saura toujours bien où les trouver ; pour les seconds, c’est peine perdue que de s’occuper d’eux, il faut qu’ils meurent. De là l’inefficacité absolue de ces mesures administratives ayant pour but de susciter le mérite, efforts d’ailleurs trop honorables pour qu’on n’en tienne pas compte tout en en déplorant l’impuissance. Comme l’on demandait à Fontenelle mourant s’il souffrait, « non, répondit-il ; mais j’éprouve une grande difficulté d’être. » Une difficulté, une impossibilité d’être, voilà la loi fatale de tous ces théâtres d’essai, qui, fondés sur cette idée très philanthropique de se vouer à l’élève des jeunes talens, seront tôt ou tard amenés, s’ils veulent vivre, à réclamer le concours de talens éprouvés. Prenons le Théâtre-Lyrique. En admettant qu’il profite aujourd’hui. d’un certain droit que lui confère la liberté des théâtres, lui peut-on reprocher d’avoir menti au début à son principe ? Nous ne le pensons pas. Il a au contraire ouvert ses portes à tous venans, et peut-être même outre-passé envers les noms nouveaux les exigences de l’hospitalité la plus libérale. Neminem nominabo, genus significasse contentus ; mais combien en faudrait-il citer de ces inconnus de la veille et du lendemain avant de clore la litanie ! Et parmi tant de noms, combien de grands succès obtenus ? En dehors des chefs-d’œuvre traduits de Mozart et de Weber, trois ouvrages, la Fanchonnette, la Reine Topaze et Faust, trois ouvrages seuls font événement, et de ces trois partitions, l’une est signée d’un membre de l’Institut, la seconde de l’auteur des Noces de Jeannette, représentées à l’Opéra-Comique, et la troisième de l’auteur de Sapho, donnée à l’Opéra, d’où je conclus qu’il est médiocrement utile d’avoir des théâtres appliqués à cette destination, de former de jeunes compositeurs, attendu que le talent se forme partout, et que ces mêmes théâtres se ruineraient, s’il leur fallait exécuter leur contrat à la lettre.

Tout le monde écrit aujourd’hui, tout le monde compose ; le niveau des études musicales s’est tellement élevé depuis vingt ans, que la plupart des instrumentistes qui peuplent les grands orchestres de Paris en remontreraient volontiers à ceux dont ils exécutent les ouvrages. Alphonse X, roi de Castille et de Léon, dit le Sage, prétendait que bien des choses dans la création n’en iraient que mieux, si Dieu avait pris la peine de le consulter. Je connais des clarinettes qui déplorent au fond de l’âme que Weber n’ait point recherché leur avis au sujet d’horribles dissonances qu’ils lui auraient évitées, et j’ai rencontré des violoncelles qui n’auraient pas demandé mieux que de donner à Beethoven plusieurs conseils, grâce auxquels il se fût épargné les lourdes fautes d’harmonie, qu’on signale dans la symphonie en ut mineur. Cela s’appelle la loi de la liberté dans l’art, du progrès, je le veux bien, mais c’est aussi la loi du déclassement et de la confusion. Disons plus, ces stériles besoins de production qui travaillent toutes les cervelles, ces appétits où l’instinct génial n’a rien avoir, et qui vont se multipliant à mesure que se vulgarisent davantage les secrets de la science, le vrai devoir, la vraie humanité seraient, non pas de les encourager, mais de les combattre. De quelque manière qu’on s’y prenne, on n’arrivera jamais à faire que dans les arts le droit au travail puisse exister. Ici tout est vocation, et la vocation n’a besoin de personne, car Dieu l’aide. Quant aux velléités honorables, à ces musiciens de bonne volonté dont la foule encombre les places, à quoi sert d’encourager leurs efforts alors que le public se refuse obstinément à s’occuper d’eux ? Qu’on leur commande un acte, rien de mieux, que deux ou trois ans après la même expérience éphémère se renouvelle, passe encore ; mais pense-t-on qu’avec de pareilles ressources un théâtre, fût-il quatre fois subventionné comme le Théâtre-Lyrique, puisse maintenir son existence ? Qu’arrive-t-il ? On s’adresse aux talens en crédit, on appelle à soi les hommes du dehors, M. Gounod, M. Félicien David, M. Victor Massé. Aussitôt les jeunes compositeurs ou leurs ayans-cause de crier à la trahison, au scandale ! On emprunte à Mozart, à Weber leurs chefs-d’œuvre ; mêmes clameurs, mêmes récriminations ! Mais où sont-ils finalement, ces jeunes compositeurs de génie ? comment s’appellent-ils ? Qu’on les nomme. « Il n’y a au monde que deux places, disait le prince Metternich, la scène ou la loge. » Sur la scène, je ne les vois pas ; qu’ils viennent donc à l’orchestre entendre les Noces de Figaro, Oberon, Freyschütz, Orphée. Cette leçon-là certes en vaut bien une autre, et c’est encore faire quelque chose pour eux que de leur mettre devant les yeux de tels modèles.

Usons donc des traductions, mais n’en abusons point : tenons-nous-en au dessus du panier, car aller dérober au répertoire italien de vieux ouvrages qui ne valent pas ceux qu’on pourrait avoir tout neufs chez soi, franchement ce n’est pas la peine. Du Mozart, tant qu’il y en aura, du Gluck, du Beethoven, du Weber, à la bonne heure ! Faites de cette exposition des ouvrages étrangers une sorte de grand salon du Louvre où Raphaël et Léonard de Vinci se coudoient, où trônent vis-à-vis les uns des autres Rubens et Véronèse, Poussin et Murillo, et dans cette inactivité de l’Académie impériale de musique, qui de jour en jour semble se relâcher davantage de ses devoirs envers le répertoire, dans cet effacement de plus en plus complet d’une administration sans initiative, vous serez, vous, le véritable Opéra, le théâtre lyrique par excellence !

Mais si les traductions portent bonheur, c’est à la condition qu’on se montrera quelque peu difficile sur le choix des textes originaux. Quand on touche à Verdi par exemple, qu’on prenne Rigoletto, rien de mieux ; mais en vouloir à la Traviata, une des plus médiocres, sinon la plus médiocre des partitions du maître, quelle idée ! On peut aimer ou ne pas aimer le talent de Verdi ; il n’en demeure pas moins évident que ce qui constitue son individualité, c’est un assemblage très complexe de qualités et de défauts qui, je le crains, ne sauraient aller les uns sans les autres. Il est bruyant, mais il est dramatique ; il a l’inspiration rude et barbare, mais cette inspiration aboutit parfois à des effets d’une grande puissance : le finale du troisième acte d’Ernani, le Miserere du Trovatore, et cet admirable quatuor de Rigoletto, d’une accentuation si profondément pathétique. Verdi a le style vigoureux, imagé ; sa musique, comme la prose de certains romanciers contemporains, procède par alinéas. On lui en veut de ses incohérences, de ses incorrections, et pourtant cela vous étreint, vous remue. Vous y sentez la poigne du dramaturge. Allez entendre et voir en ce moment même aux Italiens le Ballo in Maschera chanté par Fraschini, et vous serez témoins de l’effet que peut produire, dans le prestige de l’encadrement, cette musique brossée avec la furie d’un Salvator ou d’un Caravage. Rossini, avec son exquise délicatesse d’appréciation, estime que Mendelssohn est un musicien qu’il faut lire. Pour Verdi, c’est tout le contraire : sa musique, il faut l’entendre au théâtre, il faut la voir, et surtout ne jamais la lire, car à deux ou trois exceptions près, dont fait partie ce quatuor de Rigoletto que je viens de citer, vous regretteriez l’impression que vous avez eue. Maintenant il semble peut-être assez naturel qu’étant donné un pareil génie, on ne lui demande pas d’avoir recours à ces combinaisons dont subsistent à la scène les ouvrages de demi-caractère. Ceux qui ont prétendu que Verdi était un Halévy italien n’avaient en vue que leurs souvenirs de la Juive, de la Reine de Chypre, du Juif errant. Il se peut en effet que, par un certain côté plus théâtral, plus décoratif que dramatique, ces deux musiciens se ressemblent ; mais Halévy, ne l’oublions pas, possédait en propre des facultés de mise en œuvre dont le maestro parmesan ignorera toujours le secret. L’auteur des Vêpres siciliennes fera au besoin le Juif errant, et peut-être même beaucoup mieux ; mais jamais il ne composera ni l’Éclair, ni le Val d’Andorre, ni aucune de ces charmantes pièces de marqueterie musicale où l’ingénieux élève de Cherubini témoigne à chaque instant d’une incroyable habileté de main. Hélas ! n’en écrit pas qui veut de ces ouvrages mixtes que les Allemands appellent des opéras de conversation, et que nous nommons en France tout simplement des opéras-comiques. Il y faut beaucoup de mélodie, et, à défaut de mélodie, au moins beaucoup de style. Or en matière de style Verdi ne connaît que la langue du mélodrame, et comme, à l’exemple de Rossini et de Donizetti, il n’est point né doublé d’un Cimarosa ou même d’un Fioravanti, mieux vaut qu’il reste ce que l’ont fait les temps, et les diverses influences auxquelles il obéit.

Le moindre défaut de la Traviata est de se maintenir en parfait désaccord avec le sujet de la pièce de M. Dumas fils, de n’en jamais comprendre le sens. La pièce cause, observe, raille, amuse et s’amuse ; la musique niaisement prend tout au sérieux. Tandis que l’une analyse au microscope les infiniment petits de l’actualité, l’autre contemple les étoiles, récite, déclame et se répand en éplorations tragiques de Juliette et d’Ophélie à propos d’une aventure où l’idéal n’a rien à faire, et qu’on pourrait appeler simplement le cas de M. Armand Duval et de Mlle Marguerite Gautier, De là quelque chose d’ennuyeux, de faux, d’agaçant et d’insupportable. La musique, vit de sentimens, de passion, et non de traits de mœurs anecdotiques. Elle a besoin d’air, de mouvement, de couleur, et ces conditions d’espace et de distance lui sont tellement indispensables que lorsque le sujet s’y refusé, nous voyons qu’elle se les attribue, fût-ce en, dépit du sens commun.

À ce compte, les imaginations de la grande école romantique faisaient bien autrement ses affaires. Voyez le théâtre de Victor Hugo par exemple : quel vaste et fécond répertoire de drames lyriques ! Lucrèce Borgia, Hernani, le Roi s’amuse, Ruy Blas, les Burgraves,… il semble que le musicien n’ait qu’à choisir. Les situations s’offrent à lui toutes tracées ; telle scène était d’avance un magnifique duo ; tel monologue, un air ; tel dénoûment, un splendide finale. Un soir, le chanteur Yvanoff, arrivant à la Comédie-Française pendant qu’on jouait le Barbier de Séville, s’imagina qu’il assistait tout bonnement à la représentation de quelque traduction de l’opéra de Rossini. L’honnête Moscovite n’en revenait pas d’admiration ; à chaque scène, ses voisins l’entendaient se récrier d’étonnement sur la manière dont c’était imité, seulement, vers la fin, il ne s’expliquait point trop pourquoi ce Beaumarchais avait eu l’idée bizarre de mettre en prose ce qui en musique était si bien. Sans pousser si loin la naïveté, quand on lit certains drames d’Hugo après les avoir vus représentés la veille aux Italiens, on se demande si ces drames où le spectacle tient une si grande place, où tout se coordonne si musicalement, ne seraient point en effet de véritables opéras. Pour moi, je ne saurais entendre la dernière scène de Rigoletto sans éprouver comme un surcroît d’admiration à l’égard de l’auteur du Roi s’amuse. C’est une ravissante inspiration que ce refrain du duc de Mantoue, la donna e mobile ; c’est un cri trouvé au plus profond des entrailles humaines que le cri de malédiction poussé par ce misérable père en présence du cadavre de sa fille ; mais cette éloquente musique existerait-elle sans la situation, si puissamment pathétique, si shakspearienne ? Et cette situation, qui l’eût inventée, sinon un grand poète ? Je n’ai pas à discuter ici les divers principes du théâtre contemporain ; je ne par le en ce moment qu’au seul point de vue de la musique, et ce que je puis dire laisse intacte la valeur littéraire d’un talent pour lequel je déclare d’avance avoir infiniment de goût et de sympathie. À tout prendre, le théâtre de M. Alexandre Dumas fils tire sa principale force de l’ironie ; or la musique n’ironise pas. Je doute qu’il existe au monde un sujet plus antimusical que cette Dame aux Camélias ; mais en admettant qu’une telle partition fût possible, un seul homme était capable de l’écrire en se jouant, M. Auber. Çà et là quelques vers de Musset finement tournés en ariettes, en morceaux courts, légers, que relèverait une musique adroite et procédant par touches discrètes comme dans le Domino noir, voilà, je suppose, ce qu’on aurait pu imaginer de plus conforme à l’esprit de la situation. Au lieu de cela, que voyons-nous ? L’éternelle coupe italienne, des cavatines sans motif ni raison d’être, des duos boursouflés, la Dernière Pensée de Weber ajustée en sermons de don Luiz du Festin de Pierre : « Je vois bien que je vous incommode et que vous vous passeriez fort aisément de ma venue ! » Il y a au troisième acte de la Dame aux Camélias une scène fort délicate, et qui, pour être acceptée, a besoin de toutes les précautions du développement le plus habile : je veux parler de la scène où M. Duval, le père d’Armand, s’annonce lui-même chez Marguerite Gautier et vient demander à la courtisane de lui rendre bénévolement le cœur de son fils. La démarche, on en conviendra peut-être, à de quoi surprendre ; mais enfin, si insolite qu’elle soit, dans la comédie cela passe. Figurez-vous maintenant au théâtre cette même situation dépouillée de tous les artifices dont M. Dumas fils l’a si industrieusement environnée, et se présentant de front, avec tout son odieux et tout son ridicule, sans rien sauver, rien ménager, sans prendre ni son temps ni ses mesures ! Dans la comédie, la scène ne tient pas moins de dix pages ; dans l’opéra, c’est un duo, et vous savez ce que dure un duo, ce morceau fût-il, comme celui dont je parle, le plus long, le plus emphatique, le plus assommant des duos. Au bout de deux heures de ce spectacle, vous finissez par ne plus savoir où vous en êtes ; l’ennui tourne ici au vertige. Tant de vulgarités prétentieuses dans la musique, d’inepties dans la traduction, qui dépasse en excentricités grotesques les plus beaux monumens du genre, où vous entendez, par exemple, des personnages du jardin Mabille et du Château des Fleurs appeler Dieu l’Éternel, tout cela vous déconcerte, vous stupéfie. Les costumes même semblent prendre à tâche d’augmenter le trouble de vos esprits. Il fut jadis un temps à la Comédie-Française où toute pièce en cinq actes et en vers se jouait en habit brodé et l’épée au côté. L’action avait beau se passer de nos jours, la rime entraînait irrévocablement l’habit à la française. C’était ridicule, mais c’était la tradition, et il demeurait convenu que pour bien parler en alexandrins il fallait avoir des souliers à boucles et le chapeau a plumes. Qu’on procède de la sorte, si l’on veut, à l’égard de la musique, qu’on lui rende les honneurs du grand trottoir, mais épargnons-nous le ridicule de transporter au temps de la régence des pièces qui, comme la Dame aux Camélias, sont une date.

Mlle Nilsson, qui chante au Théâtre-Lyrique le rôle de Marguerite Gautier, non de Violetta, est une jeune et gracieuse débutante du pays de Jenny Lind. Elle a, comme Rachel, avant d’aborder la scène, connu les misères de la vie d’artiste. Rachel jouait de la guitare, Mlle Nilsson jouait du violon, et déjà presque en virtuose, lorsque la voix lui vint. M. Wartel la fit travailler, et cette voix est aujourd’hui un soprano très brillant, dans les cordes hautes du moins, car le médium manqué de force, et les notes basses sortent voilées : d’où je conclus que Mlle Nilsson aura débuté trop tôt. Égaliser la voix, mettre en harmonie, en parfait rapport les divers registres, grand principe dont on ne se préoccupe point assez, et qui pourtant contient tout l’art du chant ! Il semble aujourd’hui qu’on n’ait qu’à travailler le mécanisme, à pourvoir à l’agilité, à l’étendue. Un organe peut ne pas dépasser le sol, et, grâce à certaines conditions d’homogénéité, de maestria, tenir avec honneur l’emploi de soprano. Admettons une portée d’une octave ou de douze notes, si ces notes ont leur vie, leur sonorité propre, si elles peuvent exécuter une phrase, exprimer un sentiment, elles constituent une voix, quelque limitée d’ailleurs que cette voix puisse être ; mais si, pour traduire votre sentiment, il vous faut aller chercher vos moyens de sonorité en des régions particulières, si vous ne savez recouvrer vos avantages qu’à la condition d’avoir atteint tel ou tel degré d’une échelle que vous devriez, de bas en haut, parcourir aisément, vous ne possédez qu’une force mal équilibrée, et cet organe, malgré son étendue nominale, est insuffisant à sa tâche. Jusqu’à présent, Mlle Nilsson ne se distingue que par les qualités et les défauts qui caractérisent à leur début toutes les belles voix de soprano. Nous verrons ce que feront l’étude et la volonté de ces dons naturels très remarquables. En attendant, on peut compter sur beaucoup d’intelligence, de sens musical et d’instinct dramatique. N’était un accent scandinave très prononcé, la comédienne serait déjà des plus sortables. Elle a de la distinction, du pathétique ; sans préciser le personnage, comme faisait jadis au Vaudeville l’actrice en qui cette création de M. Dumas fils semble s’être incarnée, et tout en le maintenant dans ce milieu abstrait des aimables passions d’opéra-comique, elle joue avec infiniment de charme, d’émotion, trouve les larmes. On a dit plaisamment à une autre époque, à propos de la Piccolomini dans ce rôle de Marguerite Gautier ou de Violetta, comme on voudra, qu’elle le jouait mieux que Mme Doche, mais qu’elle le chantait moins bien. Je reprends le mot à ma façon, et, sans abonder dans les parallèles impossibles, je me plais à déclarer qu’à mon sens Mlle Nilsson chante beaucoup moins bien ce rôle que la Patti, mais qu’elle le joue mieux, et qu’elle y met plus de naturel, de délicatesse, de sentiment, tout cela peut-être parce qu’elle est blonde et que la Patti est brune, parce qu’elle ne sait pas ce qu’elle fait et que la Patti le sait trop.

Un succès qui ne se dément pas, c’est celui de Faust. J’aurais voulu, à propos de cette dernière reprise, dire ici quelques-unes des impressions que m’a causées la musique de M. Gounod, lorsque je l’ai entendue hors de France sur les principaux théâtres de ses triomphés européens, à Londres, à Darmstadt, à Berlin ; mais je vois qu’on annonce Mireille. — Pourquoi reprendre Mireille après l’échec de l’an passé ? L’événement sans doute nous le fera savoir. — Dans tous les cas, ce nous sera une occasion de retrouver M. Gounod, et nous en profiterons pour essayer de nous rendre compte de ce singulier succès de Faust, qui depuis tantôt quatre ans court l’Europe à la faveur de certaines circonstances extra-musicales dont la recherche a son côté curieux.


HENRI BLAZE DE BURY.