Le Théâtre anglais contemporain/02

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Le Théâtre anglais contemporain
Revue des Deux Mondes4e période, tome 130 (p. 348-379).
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LE
THÉÂTRE ANGLAIS CONTEMPORAIN

II.[1]
LES BURLESQUES. — LA CUP AND SAUCER COMEDY. LE THEATRE DE GILBERT


I

La grande vogue des Burlesques date à peu près du même temps que l’apparition du drame irlandais. Il n’y a aucun rapport entre ces deux formes du théâtre, si ce n’est que ni l’une ni l’autre n’appartient à la littérature. Le burlesque, c’est, sous un nom à peine anglais, la parodie musicale dont nous faisions alors nos délices, et d’où naquit l’opérette. A Londres, ce genre exotique fut bientôt nationalisé par le succès.

Je prends comme type l’Ixion, de Burnand, qui, à raison de sa vogue interminable, peut être considéré comme un des chefs-d’œuvre du genre. Ixion est en vers. Quels vers, on se l’imaginera si j’ajoute que chacun d’eux contient au moins un calembour. Le sujet est absolument nul, et l’esprit de la pièce consiste uniquement à faire dire des choses modernes à des personnages antiques. Le peuple d’Ixion se révolte et brûle le palais. Jupiter, invoqué, paraît : « Êtes-vous assuré ? demande-t-il. — Oui, aux principales compagnies. Mais, vous savez, quand il s’agit de payer, elles se font tirer l’oreille. » Jupiter l’invite à venir au ciel. « Nous lunchons à une heure et demie, n’oubliez pas. » Mercure, chargé de conduire Ixion, hèle un omnibus aérien : « Allons, l’Olympe ! une place sur l’impériale ! » Nous sommes au ciel et le repas s’achève. Junon demande à Vénus l’adresse de sa couturière et envoie un domestique « prévenir monsieur que le café est servi. » Neptune parle un langage nautique comme le héros de Black eyed Susan et ne va nulle part sans être accompagné d’un matelot anglais et d’un matelot français, qui sont eux-mêmes inséparables. Le Français, pur condescendance pour son ami, exécute le hornpipe, tandis que l’Anglais prouve ses sentimens pour la France en dansant le cancan. Quant à Apollon, il joue au naturel le rôle d’un soleil anglais : il ne se montre jamais ; il reste enfermé dans son bureau avec son secrétaire, le préposé de la Pluie et du Beau Temps, qui, comme tous les employés, griffonne des vers et des articles de journal sur du papier à en-tête administratif. Ajoutez une musiquette pillée çà et là, beaucoup de jolies femmes légèrement vêtues, notamment neuf Muses et trois Grâces dont le costume et la danse auraient fait mourir de chagrin l’auteur de l’Histriomastix. Ajoutez encore des allusions à tous les événemens du jour, à la victoire de Gladiateur, au Secret de lady Audley (alors dans toute sa vogue), à la vivisection, aux romans de Charles Kingsley (peut-être une réclame payée par le libraire), aux fontaines de Trafalgar Square, à la librairie circulante de Mudie et à mille autres choses qui, aujourd’hui, ont cessé non seulement d’être plaisantes mais d’être intelligibles.

Lire Ixion, comme je l’ai fait, trente-cinq ans après la première représentation, le lire au coin du feu, par une après-midi de brouillard, se frayer péniblement un chemin au milieu de ces allusions qui sont devenues des énigmes et de tous les décombres de ce feu d’artifice éteint, c’est une entreprise singulièrement mélancolique. Si l’on veut avoir une impression juste, il faut faire un effort, s’imaginer la petite salle du Royalty, le soir de la première, quinze cents spectateurs qui ont bien dîné et qui inclinent à une conception optimiste de la vie, l’odeur de la poudre de riz qui flotte dans l’air, les flonflons de l’orchestre, le ruissellement du gaz et de l’électricité qui fait étinceler les yeux, les diamans, la pâleur des épaules nues et la fine soie des maillots ; la surabondance de vie animale, de sensualité et de joie qui pétille partout à la manière d’un feu qui prend. Une débutante réservée à de meilleurs succès, Ada Cavendish, en Vénus, régalait de sa beauté les lorgnettes. Un autre « clou », ce fut, plus tard, l’apparition sur la scène d’un cadet de grande famille, l’ « honorable H. Wingfield », qui jouait la déesse de la Sagesse avec des contorsions d’insensé.

Mais le véritable home du Burlesque, c’était le théâtre du Strand, alors dirigé par Mrs Swanborough. Son fournisseur ordinaire était Henry-James Byron, un beau garçon qui paraissait dans ses propres pièces, mais n’y brillait guère. On disait couramment qu’il « descendait » de lord Byron. Comment s’expliquait ce mystère généalogique ? Je n’ai pu le trouver nulle part. Les gens de théâtre ne sont pas grands clercs ; ils ne tiennent pas compte des dates et sont habitués à traiter lestement l’histoire. Pour eux, lord Byron se perdait dans la nuit des temps et ils trouvaient tout simple que leur camarade, né vers 1830, l’eût vaguement pour ancêtre. Quelle que fût son origine, Byron avait été acteur ; il avait connu les bas-fonds du métier, les engagemens à dix shillings pur semaine et au-dessous. Tout à coup il avait rencontré une veine de succès dans le burlesque ; il en écrivit tant qu’on voulut et un peu au-delà, si bien que la liste de ses œuvres tiendrait plusieurs pages de cette Revue. Il ne se donnait aucune peine pour chercher un sujet. Un sujet, cela gêne. Il faut le suivre, le développer ; on est tenu de commencer et de finir. Au diable les sujets ! Byron ne croyait qu’aux mots. Il les recueillait, pour en inonder ses pièces, dans des carnets qui devaient avoir la dimension des volumes de Larousse. Dans la rue, il poursuivait l’idée comique, la jetait sur une enveloppe de lettre, ou sur sa manchette, ou sur une marge de journal, se servait de son chapeau comme d’un pupitre ou s’appuyait à quelque mur. Un jour il écrivait sur la porte d’une maison : cette porte s’ouvrit brusquement et Byron roula dans le corridor avec une vieille dame qui sortait. Il se releva en riant de cette chute comme il se releva de toutes celles qu’il fit au théâtre. Il était hanté par la manie du calembour qui ne lui laissait plus un instant de paix. Ayant mal réussi comme directeur en province, il fit des calembours sur sa faillite. Il en faisait encore quelques momens avant sa mort. N’était-ce pas une des règles de son métier qu’on ne doit baisser le rideau que sur un mot ?

Byron se faisait un mérite de n’avoir jamais blessé les chastes oreilles. En effet, il a dit dans sa vie un million de stupidités, mais pas une seule obscénité. Pourtant il a contribué à démoraliser le théâtre en déshabillant les femmes sur la scène et en y appelant ces pseudo-actrices qu’en argot de coulisse on nommait des « grues ».

À ce propos, je dois faire remarquer que l’ostracisme social qui pesait encore sur les artistes, tenait bien moins aux mauvaises mœurs des actrices qu’à la vulgarité des acteurs. Elles étaient plus près d’être des ladies qu’ils ne l’étaient de devenir des gentlemen. Surveillées de près par un père, puis par un mari qui appartenait au théâtre, obligées de mener de front les devoirs professionnels et les devoirs domestiques, elles n’avaient ni le pouvoir, ni le loisir, ni l’envie de songer à mal. Tom Hood, dans ses Model Men and Women, trace de la femme de théâtre un portrait qui fait songer aux biographies des prix Monthyon. Elle se couche tard, se lève tôt, apprend ses rôles en lavant les chemises de ses enfans, répète dans l’après-midi, joue le soir, n’a pas le temps de manger ni de se débarbouiller, encore moins de penser, de rire ou d’aimer. « Commerçantes, maîtresses d’école, institutrices, filles de boutique, modistes, cuisinières, femmes de chambre et femmes de ménage, que sont vos fatigues comparées à celles de l’actrice ? » Ainsi parle, dans un journal du temps, un écrivain qui connaît à fond les mœurs du monde dramatique[2].

Ces mœurs allaient changer. Le burlesque, la pantomime et l’opérette ouvraient la scène à des actrices d’un nouveau genre qui posaient et ne jouaient pas, auxquelles on distribuait des maillots à remplir, non des rôles. L’honnête fille ne voulut pas être vaincue sur son propre terrain ; elle lutta avec les nouvelles venues par les mêmes moyens. Souvent elle réussissait et son succès la perdait elle-même. Voilà la transformation à laquelle Byron a aidé, mais c’est encore le public qui est le grand coupable.

Le pauvre Byron avait son ambition d’artiste : s’élever au-dessus du genre auquel il devait ses premiers succès, écrire une vraie comédie. Et il y avait, auprès de lui, sur ces mêmes planches du Strand, une curieuse petite personne dont le rêve était parallèle au sien. C’était miss Marie Wilton. Je ne puis dire au juste quel âge elle avait. Dans ses jolis mémoires, écrits en commun avec son mari, elle a complètement oublié de nous donner la date de sa naissance. Ce qui est certain, c’est que ses parens étaient d’humbles acteurs, et qu’elle débuta elle-même à cinq ans. A Manchester, elle eut l’honneur de jouer un petit rôle avec Macready qui faisait alors ses dernières tournées avant de quitter la scène. Le grand tragédien fit venir l’enfant, l’assit sur ses genoux et l’interrogea. « Je suppose, dit-il, que vous voulez devenir une grande actrice ? — Oui, monsieur. — Et quel rôle voudriez-vous jouer ? — Juliette. » Macready éclata de rire : « Alors, dit-il, il faudra changer ces yeux-là. » Marie Wilton ne changea pas ses yeux, mais elle changea d’idée. A quinze ans, elle jouait intrépidement tous les rôles. Un soir, elle qu’on trouvait trop jeune pour les amoureuses de Shakspeare, elle représenta la vieille mère de Claude Melnotte, dans la Dame de Lyon.

C’est à Bristol que l’on commença à lui trouver « quelque chose ». Un acteur de passage, alors très connu, Charles Dillon, jouait Belphégor, gros drame à émotions dont le héros était un saltimbanque. Marie Wilton, en petit garçon, lui donnait la réplique dans une scène à grand effet. Elle inventa un jeu de scène et le risqua à la répétition. L’acteur de Londres se fâcha d’abord brutalement, puis réfléchit, examina, écouta les raisons de la petite actrice et, finalement, céda. Le public fut transporté. Dillon s’en souvint et, rentré à Londres, engagea la petite Wilton au Lyceum. Elle débuta donc, j’ignore toujours la date, et pour cause ; mais ce devait être à la fin de 1858. Belphegor était suivi d’une farce où Marie Wilton avait aussi son petit rôle. Le même soir, au même théâtre, dans la même pièce, paraissait à Londres, pour la première fois, John Toole qui a été et est encore le roi des boulions anglais. Avec ces deux noms, nous entrons dans la période des vivans : nous touchons au théâtre contemporain.

Mais suivons Marie Wilton, car sa petite barque, sans que personne s’en doute et sans qu’elle le sache elle-même, porte les destinées de la comédie anglaise, encore à naître. Du Lyceum elle passe au Haymarket et où elle est traitée en enfant gâtée par les trois vieux qui règnent sur cette scène. Elle joue Cupidon avec tant de verve, de malice, d’impudence et de désinvolture, qu’on lui écrit d’autres Cupidons. Le public est ainsi : naïvement égoïste, il condamne les artistes à garder pendant vingt-cinq ans la posture qui lui a plu, à répéter indéfiniment le geste ou le cri qui lui a paru drôle ou touchant. Marie Wilton jouerait peut-être encore l’Amour au Haymarket si elle ne s’était enfuie au Strand. Là elle fut le boy inévitable de tous les burlesques.

Depuis longtemps Marie Wilton ne joue plus que pour son plaisir, à de rares intervalles, et n’entend pas se donner la fatigue de porter une pièce pendant toute une soirée. Je ne l’ai vue que dans deux rôles épisodiques e, pour juger son talent, je dois m’en rapporter à d’autres témoignages que le mien. M. Coquelin est d’avis qu’elle rappelle à la fois Alphonsine et Chaumont et qu’elle tient le milieu entre les deux. Mais, — en admettant que le souvenir d’Alphonsine soit encore présent à quelques lecteurs, — je dois remarquer que M. Coquelin avait sous les yeux, lorsqu’il écrivait, une actrice de plus de quarante ans qui jouait les femmes du monde excentriques. Il y a loin de là au diablotin de 1860 qui brûlait les planches du Strand. Tout ce que je sais d’elle au temps de ses débuts, c’est qu’elle avait toujours ces yeux terriblement gais qui lui défendaient la Tragédie, la taille d’un enfant de douze ans, et un corps si menu que, le-premier jour où il la vit, celui qui devait l’épouser la déclarait « l’actrice la plus maigre de Londres. » Mais voici une lettre qui va poser devant nous Marie Willon, telle qu’elle était lorsque tous les barristers des Inns of court faisaient des vers en son honneur et que la moitié d’Aldershot venait à Londres de deux soirs l’un, pour l’applaudir. Charles Dickens écrivait à son ami John Forster :

« Je me suis échappé à sept heures et demie pour aller au Strand, où j’avais une stalle retenue, le théâtre étant toujours comble. Tâchez d’y aller avant jeudi. On donne un burlesque, The Maid and the Magpie. Il y a là-dedans la chose la plus extraordinaire que j’aie jamais vue sur la scène, Marie Wilton dans le rôle de Pippo. C’est effrayant d’effronterie (il le faut, sinon le rôle ne serait pas jouable) ; mais c’est tellement un petit garçon et si peu une femme qu’il n’y a pas moyen de se scandaliser. Son imitation de la danse des Christy’s Minstrels est d’une intelligence, d’une audace à renverser : jamais on ne pourrait s’imaginer que c’est une femme qui fait cela. La tournure, le ton, les mines, l’élasticité, l’entrain, tout cela est tellement gamin qu’on ne peut pas songer à son sexe quand on la regarde. Cela commence à huit heures et c’est fini à neuf heures un quart… Cette petite fille est tout simplement, l’actrice la plus intelligente et la plus originale que j’aie vue de ma vie. »

Mais miss Wilton était mortellement lasse des Pippo aussi bien que des Cupidons. Elle implora tous les directeurs de lui faire jouer une amoureuse à longues jupes. Ils firent la sourde oreille ; Buckstone lui dit : « Je ne vous verrai jamais autrement que dans ce mauvais petit drôle !… » Tous les soirs elle faisait mourir de rire les Londoniens et toutes les après-midi elle pleurait sur son sort. Elle avait une sœur mariée qui lui dit : « Puisque les directeurs ne veulent pas de vous, prenez un théâtre. — Mais je n’ai pas d’argent ! — Je vous en prêterai », dit le beau-frère. Une société se forma entre Byron et miss Wilton. Il apportait à cette société son nom et ses calembours ; elle, mille livres qui ne lui appartenaient pas.

On se mit en quête d’un théâtre. Près de Tottenham Court road, centre du bruit et quartier général de la vulgarité, il y avait une rue sale et triste, où commençaient à s’abattre des Français mal famés et affamés, et, dans cette rue, une salle de spectacle où l’on avait fait mille choses, mais où, surtout, on avait fait faillite. Frédérick-Lemaître y avait joué Napoléon en français et passé en revue cinq ou six figurans ivres qui représentaient la Grande Armée et criaient : « Viv’ l’Emprou ! » Le théâtre portait encore l’appellation retentissante de Queen’s Theatre, mais les gens du quartier l’appelaient familièrement la Boîte-aux-Ordures, et ils s’y connaissent. Les places aristocratiques étaient à un shilling, et, quand les stalles avaient bien dîné, elles bombardaient les loges avec des pelures d’oranges.

Tout cela fut nettoyé, restauré, rajeuni, avec plus d’industrie que de frais. La boîte aux ordures se transforma en une bonbonnière bleue et blanche. La petite directrice ne s’épargnait pas, et le soir de l’ouverture, pendant que la queue se formait déjà à la porte du théâtre, elle plantait le dernier clou. Qu’auraient dit les représentans de la fashion, égarés dans les boues de Tottenham street et étonnés de s’y voir, s’ils avaient contemplé leur favorite, grimpée sur un tabouret et le marteau à la main ?

La troupe qui l’entourait se composait de Byron, de John Clarke, un transfuge du Strand, de Fanny Josephs, actrice d’un talent agréable et délicat, de l’excellente duègne Larkin, et de deux autres sœurs Wilton. Elle comprenait aussi un grand jeune homme de vingt-quatre ans qui n’avait pas encore joué à Londres, par conséquent très indifférent au public, mais non pas à sa directrice. Il s’appelait Bancroft. C’était un gentleman de naissance, d’éducation et de tournure. Mais, sa famille étant ruinée, il avait obéi à la vocation qui l’entraînait vers les planches. En quatre ans et demi, il avait joué 446 rôles ; dans un engagement de 36 jours, à Dublin, il en avait joué 40. Cette dure vie du comédien de province l’avait rompu au métier. Blond, mince, il devait une sorte de gaucherie élégante à sa myopie et à sa haute taille. Il rendait sans effort la froide nonchalance de l’homme bien né, mais au fond de son œil couvert étincelait une inextinguible malice. Il avait beaucoup réfléchi, beaucoup observé, comprenait plus de choses que ceux qui l’entouraient, et sentait confusément s’agiter en lui des qualités qui demandaient à se déployer. Et voici que la fortune, sous les traits d’une jeune fille, venait à lui et le prenait par la main.

Ainsi il y avait de l’ambition et de l’amour dans l’air, ce soir d’avril 1865 où le petit Théâtre du Prince of Wales ouvrit ses portes aussi grandes qu’il put. Pour ne pas effaroucher le public, pour ne pas le déranger dans ses habitudes, tout en le préparant à un changement de répertoire, on lui offrit un burlesque et une comédie. Les amis de Marie Wilton étaient accourus en foule, mais leur sympathie n’allait-elle pas bientôt se lasser ? Les pièces, en elles-mêmes, avaient peu de valeur ; Byron semblait avoir perdu de sa verve en changeant de quartier. Il fallait trouver quelque chose pour la saison d’automne. C’est alors qu’on songea à Robertson.

Thomas William Robertson, ou plus familièrement Tom, était bien près d’être un raté. Il avait trente-six ans et il luttait contre le mauvais sort avec une obstination qui tournait à la colère. Fils, petit-fils, arrière-petit-fils d’acteurs, il avait passé les premières heures de sa vie parmi les comédiens de province, dans cet horizon à la fois étroit et mouvant, dans ce monde de nomades bourgeois dont j’ai essayé de peindre les misères et les joies. Décidément, les misères l’emportaient. Le père de Tom était directeur du Circuit de Lincoln et finit par renoncer à l’entreprise. Quant au jeune homme, il était monté tout enfant sur les planches, mais, à ce qu’il semble, sans montrer de talens extraordinaires. Plus tard, sa spécialité fut de contrefaire les Français : une bien pauvre manière de faire rire les gens. Enfin, quoiqu’on essaye de nous tromper à cet égard, il est évident que c’était un acteur médiocre.

À dix-neuf ans, sur la foi d’une annonce lue dans un journal, Robertson s’embarque pour aller chercher au fond de la Hollande une place de sous-maître dans une pension. Après d’indicibles souffrances dont il parlait gaiment et d’expériences curieuses qui devaient profiter à l’auteur dramatique, il est rapatrié par un consul charitable et vient reprendre sa vie, qui se résume ainsi : un repas et trois rôles par jour. En 1851, il est à Londres, tachant de gagner sa vie. Il a écrit une pièce, A Night’s Adventure, qui, par un coup de chance, est acceptée et jouée. Mais elle échoue. Il échange des impertinences avec le directeur Farren, son seul patron, et le voilà encore à la mer. Tantôt il aide son père, qui fait des efforts désespérés pour tenir ouvert un théâtre de banlieue ; tantôt il remplit, çà et là, d’infimes engagemens. Il va à Paris avec une troupe qui n’est payée que le premier samedi. Il est quelque temps souffleur à l’Olympic, il traduit des pièces françaises, compose des farces, amoncelle de l’exécrable besogne pour laquelle il n’y a pas toujours marchand. Quand la faim le presse, il vend sa copie, pour quelques shillings, au libraire Lacy, dont on ne saurait dire si c’était un naufrageur ou un sauveteur. Car ces quelques shillings, c’était, après tout, le pain quotidien pour celui qui les recevait, et Lacy n’était pas sûr de rentrer dans ses déboursés.

Il a jeté dans une de ses comédies l’amer souvenir de ses années de début et de l’objection qui l’accueillait partout : « Vous êtes bien jeune, mon pauvre monsieur… Certainement, dans un sens, ce n’est pas votre faute, mais que voulez-vous ? Nous avons pour fournisseurs M. un tel qui a 60 ans, M. *** qui en a 70 et M. X… qui en a 80. Le public est habitué à eux et ne veut pas entendre parler d’autre chose, et nous nous sommes fait une règle de ne jamais employer un auteur âgé de moins de 55 ans. Pour le moment, rentrez chez vous et continuez à travailler pendant trente ans… Tâchez de vieillir le plus que vous pourrez : je vous assure qu’en vous appliquant bien, vous réussirez. Blanchissez, devenez chauve, tout au moins. La calvitie est presque aussi avantageuse que les cheveux blancs… Et quand vous n’aurez plus ni dents, ni cheveux, ni santé, ni imagination, ni flamme, ni génie, ni rien de cette horrible, de cette épouvantable jeunesse, un jour ou l’autre, si vous ne mourez pas dans l’intervalle, vous avez quelque chance de devenir un grand homme. »

Comme s’il eût suivi ce conseil ironique, Tom était presque vieux après quinze ans de cette vie effroyable. Son beau visage avait contracté un pli douloureux qui ne devait plus s’effacer. Un jour, à bout de misère, il avait songé à s’enrôler : l’année n’avait pas voulu de lui. Puis, sans réflexion, il s’était marié avec une belle fille qui se croyait une vocation dramatique. Les enfans vinrent, mais non le succès ni l’argent. Elle mourut à la peine, tandis que Robertson se faisait journaliste.

Là il tâte de tous les genres, depuis la charade et l’historiette de dix lignes jusqu’au roman de longue haleine. Il collabore à vingt journaux de Londres et de la province. C’est le Porc-Epic de Liverpool ; ce sont les Comic News, le Wag, que fonde son camarade Byron, le Fun, que vient de lancer Tom Hood, l’Illustrated Times, où Robertson prend la succession d’Edmond Yates comme critique dramatique et où, sous le nom du Theatrical Lounger, il esquisse, depuis le premier rôle jusqu’au gazier et à l’avertisseur, toutes les physionomies du monde théâtral. C’est de l’humour familier et sans gêne, de la bonhomie impertinente à la manière de notre ancien Figaro hebdomadaire ; en même temps, c’est observé, humain, vivant, avec, ça et là, des coulées de bile et des éclairs de passion.

Robertson vivait au cœur du pays de Bohème : un monde demi-fantastique à côté du monde vrai, où la parole remplaçait l’action et où la nuit tenait lieu du jour ; un terrain vague où les gens du monde que le monde ennuyait, les officiers qui trouvaient les grands clubs militaires trop solennels, venaient rire et boire avec les noctambules de la basoche, du théâtre et de la presse. On se donnait rendez-vous au Garrick Club, à l’Arundel, au Savage, au Fielding, dont Albert Smith nous a laissé une description en vers héroï-comiques. Tom Hood, employé du War Office et directeur du Fun, donnait à souper les vendredis : souper frugal, composé de viande froide et de pommes de terre bouillies. Mais ceux qui s’y rencontraient étaient, nous dit Clément Scott[3], les meilleurs garçons de la terre. Là, on causait, jusqu’au matin, avec une sorte de furie. On causait encore dans la rue, en regagnant le centre de la ville, à l’heure où les chariots des maraîchers commençaient à rouler dans Knightsbridge et où le soleil levant dorait les cimes de Hyde Park.

Dans ces cénacles du vendredi, où Robertson était un des plus brillans, un des plus hardis, un des plus écoutés, on s’inquiétait moins de refondre la société que de renouveler l’art et surtout de réformer le théâtre. Pauvreté de la mise en scène, fatuité des comédiens de la vieille école, tyrannie des routines, on se moquait de tout cela sans pitié. Et que voulait-on mettre à la place ? La vérité mieux observée, la nature suivie de plus près. C’est toujours le même rêve ou la même prétention, et la génération qui l’oppose à ses devanciers ne paraît pas se douter que ses successeurs l’invoqueront contre elle-même.

En attendant l’accomplissement de ces beaux programmes, Robertson avait en 4861 un petit acte joué au Strand, The Cantab, qui obtint une sorte de succès, mais succès sans lendemain, car Robertson, ayant apporté un second burlesque à Mrs Swan-borough, se le vit refuser. Cependant une bonne chance lui vint. L’acteur américain Sothern, qui, à ce moment, dans la pièce de Tom Taylor, Our american Cousin, faisait courir tout Londres, entendit parler d’une pièce que Robertson avait écrite. Il voulut l’entendre, l’accepta, et donna, séance tenante, une somme ronde à l’auteur. Sothern, qu’obsédait son inépuisable succès de lord Dundreary, put se montrer au public sous les traits de David Garrick. Il était impatient de sortir du domaine de la caricature à outrance, de jouer un véritable caractère où étaient ménagés les effets les plus divers. La pièce eut peu de succès : elle n’en méritait point. C’était simplement un drame adapté du français. Au héros primitif, Robertson avait arbitrairement substitué Carrick. Etrange début pour un homme qui prétendait revenir à la vérité que de placer une tête historique sur les épaules d’un inconnu !

C’est alors que Robertson écrivit sa comédie de Society. Il la porta à Buckstone, qui la refusa net : « Mon cher ami, lui dit-il, on ne jouerait pas votre pièce quatre fois ! » L’auteur s’en alla, les poings serrés, ivre de rage, dans le Strand, où l’un de ses amis le rencontra. « Tenez, lui dit Robertson, voilà une pièce excellente, et ces ânes-là n’en veulent pas ! » Un directeur de province risqua l’entreprise. La pièce réussit à Liverpool ; Marie Wilton s’en empara et la donna, le 14 novembre 1865, dans son petit théâtre. De ce soir-là date non seulement la fortune du Prince of Wales, mais une ère nouvelle pour la comédie anglaise : l’ère de Robertson.

II

Cette soirée du 14 novembre nous a été racontée par plusieurs témoins, en sorte que nous possédons les émotions de la scène et celles de la salle. Le premier acte parut gai et vivant, avec un accent d’âpre raillerie qu’on ne connaissait pas encore. Puis vint une idylle, placée sous les arbres d’un square de Londres. Quoi ! l’amour, l’amour tremblant, jeune et tendre, au cœur de cette ville de boue, de brouillard et de fumée ! l’amour si près d’eux qu’on aurait pu le toucher ! L’impression était d’autant plus agréable et plus vive que le public, toujours indiscret en ce qui touche la vie privée de ses favoris, connaissait les sentimens de l’acteur et de l’actrice. C’était une vraie lune de miel, « une lune tout entière » qui éclairait ce duo d’amour dans un bocage de toile peinte. Là-dessus les cœurs se dilataient et tout allait bien ; mais on ne savait quel accueil le public allait faire au « Perchoir des hiboux ». Ce perchoir, c’était l’image, prise sur le vif, d’un de ces clubs que j’ai désignés comme les chefs-lieux du pays de Bohème. Or, les « Sauvages » (comme se désignaient eux-mêmes les membres du Savage Club), ceux du Garrick, du Fielding, de l’Arundel, étaient là en force. De quel œil verraient-ils leur propre caricature ? On fut bientôt rassuré par les rires qui éclataient en volées ininterrompues. A un certain moment un des personnages principaux a besoin d’une demi-couronne pour payer un cab qui doit le conduire au bal. Comme il n’a rien en poche, il demande la somme à un camarade : « Je ne l’ai pas, répond l’ami, mais je vais me la procurer pour vous. » Il s’adresse à un troisième qui fait la même réponse. La question fait le tour du Club jusqu’au moment où, dans le fond d’une poche, se trouve enfin la bienheureuse demi-couronne qui repasse de main en main, dans l’ordre inverse, pour arriver enfin à celui qui en a besoin, après avoir été empruntée et prêtée dix fois. L’aventure était réelle. Représentée sur la scène, elle parut irrésistiblement comique et fut comme le turning-point, la crise heureuse après laquelle on accepta et on applaudit tout. Le trait est peu de chose, mais il est caractéristique. C’est la bohème en raccourci, ne rien avoir et tout donner.

Du moment que les « hiboux » trouvaient si plaisante la peinture fidèle de leurs mœurs et de leur repaire, qui paraissait, pour la première fois, sur le théâtre, pourquoi les gens du monde se seraient-ils formalisés de ce qui se passe d’extraordinaire et d’incongru chez lord et lady Ptarmigant ? Ce genre de diffamation comique n’était pas nouveau. Bulwer avait donné l’exemple, montré la coalition de la vieille et de la nouvelle aristocratie, la vénération naïve du Million pour le Rang, et le Rang, à son tour, aplati devant le Million. Personne ne s’étonna de voir lady Ptarmigant prendre en souriant le bras du vieux Chodd, qui a le langage et les manières d’un rémouleur ambulant, et avec lequel le valet de pied de Sa Seigneurie eût peut-être hésité à pénétrer dans un public home. Quant à lord Ptarmigant, c’était ce qu’on appelait en style de théâtre une « panne ». Le caractère ne consistait qu’en un tic, monotone autant qu’invraisemblable : lord Ptarmigant traînait partout sa chaise avec lui, s’y asseyait et s’y endormait immédiatement, et tous les personnages qui entraient ou sortaient ne manquaient pas de trébucher dans ses vieilles jambes allongées. Qui croirait que ce rôle fut une des causes de la fortune de la pièce et révéla à Londres un admirable acteur ? Il se nommait John Hare ; il était tout jeune encore et il avait souhaité cet étrange rôle pour son début. Suivant la tradition de Garrick, cet artiste né sentait que le triomphe de l’acteur n’est pas de lancer brillamment un mot à effet, mais de faire marcher et vivre devant nous une figure humaine, fût-ce une figure muette, dans son originalité extérieure qui suggère l’idiosyncrasie morale. Sa façon de se grimer était prodigieuse, sa mimique excellente. Il avait le génie de la métamorphose et l’a prouvé, le prouve encore en cent rôles différens. Par une sorte d’intuition difficile à expliquer, dès cette première représentation de Society, il n’y eut guère de spectateur qui ne devinât un grand acteur dans ce petit rôle.

Au succès de Society, qui dura cent cinquante soirées, succéda presque sans interruption celui de Ours, qui fut encore plus long et remplit la saison dramatique 1866-1867. Puis vint Caste en 1867 et 1868. School, en 1869, dépassa encore ses aînées et fut jouée près de quatre cents fois. Dans les intervalles de ces quatre grands triomphes se placèrent deux autres pièces, Play et M. P., qui, sans fournir une aussi brillante carrière, tinrent honorablement l’affiche et maintinrent, dans l’heureux petit théâtre, la joyeuse animation du succès. Quand le Prince of Wales s’adressait à d’autres qu’à son fournisseur habituel, l’échec était assuré et il n’y avait de salut que dans une reprise de Robertson. Quand Robertson risquait sa prose sur une autre scène, fût-ce avec l’appui d’une popularité aussi établie que celle de Sothern, le résultat variait, immanquablement, du succès d’estime au « four » éclatant. De là une sorte de superstition : on est volontiers superstitieux dans le monde du théâtre. Marie Wilton avait son étoile et Tom Robertson avait la sienne, mais il fallait qu’il y eût conjonction pour que les deux astres pussent produire leur bénigne influence. Peut-être pourrons-nous expliquer le fait sans avoir recours aux étoiles. Tom Taylor, au lendemain d’une nouvelle victoire, écrivait à la jeune directrice : « L’an leur et le théâtre, les acteurs et les rôles semblent faits les uns pour les autres. » C’était vrai, et on peut ajouter que le public et le moment étaient aussi en harmonie avec l’esprit des pièces et le talent des artistes. Tout arrivait à point, et c’est ce qu’on appelle la chance.

Robertson sut collaborer avec sa chance. Il jouait mal, mais il lisait à merveille : ceux qui ont pu comparer de près ces deux arts si différens ne verront pas dans le fait une contradiction. Jouer, c’est faire voir et faire sentir ; lire, c’est faire comprendre. « Quand on entendait Robertson lire au foyer une de ses comédies, nous dit Clément Scott, on l’avait comprise dans tous ses détails. » Sous l’influence de ce débit pénétrant, les artistes riaient et pleuraient ; ils étaient le premier public de la pièce. L’auteur connaissait leurs faiblesses et leurs dons, parfois mieux qu’eux-mêmes ; il savait aussi tirer parti, pour l’art et pour sa propre réputation, de la situation toute particulière de cette jeune troupe qui formait une sorte de famille, que des ambitions, des intérêts, des affections tenaient étroitement unie. Une pièce, jusque-là, c’était un acteur étoile planté devant la rampe, prenant des temps et prolongeant ses effets ; derrière lui, une douzaine de comparses bredouillant des bouts de rôles et parlant au des de l’artiste célèbre. Pour la première fois, le Prince of Wales offrit un ensemble, que préparaient des répétitions minutieuses et que perfectionnait la pratique de chaque soir.

Dans Ours, John Hare, qui jouait le prince Perofsky, n’avait à son avoir qu’une douzaine de phrases : des complimens fades et compassés. Il en tira un type de grand seigneur slave, avec un grondement de passion contenue sous une parfaite politesse. C’était une énigme inquiétante qui ajoutait à l’émotion. Cette énigme n’avait point de solution au dénouement, mais tel était le tact de l’acteur que nul ne s’en avisa. Lutin Robertson lui donna un véritable rôle dans Caste, celui de Sam Gerridge, et j’estime que l’écrivain et l’artiste contribuèrent chacun pour moitié à ce caractère. Il en est de même pour le capitaine Hawtree, créé par Bancroft dans Caste. Jamais peut-être ce grand mot de « création » que les journaux jettent à la tête des plus petits cabotins ne sera mieux placé qu’ici. L’homme du monde, avant Sothern, sur la scène anglaise, était représenté par une espèce de pantin qui s’approchait des femmes en sautillant sur la pointe de ses bottes et les lorgnait sous le nez. Le type avait changé de costume et n’avait pas changé de langage depuis le « macaroni », qui date de 1770. Le dandy de 1840 n’était pas encore arrivé sur la scène en 1865. Évidemment Solhern, dans lord Dundreary, modernisa quelque peu cette caricature, mais son succès s’explique surtout par le grossier parti pris de la démocratie américaine contre les hautes classes anglaises. Le public de Londres suivit l’impulsion avec une inconcevable naïveté. Si vous lisiez aujourd’hui Our american Cousin, vous en auriez la nausée. À qui fera-t-on croire qu’il puisse exister, en dehors d’un asile d’idiots, un pair d’Angleterre qui ignore que le beurre est fait avec le lait des vaches et qui accueille cette révélation avec une douce pitié ? Même dans ce temps d’agitation contre la Chambre des lords, de tels moyens d’attaque seraient dédaignés des moins intelligens. Tout change avec le capitaine Hawtree qui fait rire sans être ridicule un seul instant, et qui, bien que parfaitement inutile à la pièce, attire à lui une bonne partie de la curiosité et de la sympathie. Comme manière d’être, une sorte de langueur élégante qui ne préjuge rien contre la force des muscles et du caractère ; une soumission aveugle à la morale des salons qui n’exclut ni la générosité des sentimens ni le sens de l’humour ; enfin un composé de cordialité militaire et de cynisme mondain qui a été et est encore un, « état d’âme », sinon une philosophie. Lorsque des circonstances, — d’ailleurs très simples et très naturelles, — amenaient Hawtree à prendre le thé dans d’humbles lodgings de l’East-End, entre une petite danseuse et un ouvrier gazier, presque tout le comique de la scène était dans ses muets étonnemens ; mais il y a des étonnemens qui trouvent moyen d’être très spirituels, tandis que ceux de lord Dundreary sont stupides. Hawtree était curieux de gaucherie et de bonne volonté lorsqu’il portait les assiettes à relaver à Polly Eccles, dans la pantry. Au fond, c’est l’attitude du gentleman anglais devant la question sociale : un peu dédaigneux, un peu railleur, mais prêt à retrousser ses manches et à pousser à la roue quand il faudra.

Quant à Marie Wilton, avec quelle merveilleuse perspicacité Robertson avait déchiffré cette petite femme dont les talens étaient très réels, mais dont toutes les ambitions n’étaient pas raisonnables ! Elle avait horreur de son succès du Strand ; elle ne voulait plus jouer de gamin, ni paraître dans un burlesque : Robertson lui écrivit constamment des rôles de gamin et des scènes de burlesque. Mais le gamin avait des jupons et les scènes de burlesque étaient encadrées dans une comédie. Je laisse de côté Society, qui n’avait pas été composé pour le Prince of Wales. Mais, que fait-elle dans les trois autres pièces ? Dans School elle escalade un mur. Dans Ours, elle joue aux boules : elle singe les affectations des swells (cocodès) de 1865 ; elle fait l’exercice ; elle arrose un gigot de mouton ; mais surtout elle fabrique de toutes pièces, avec des accessoires empruntés à l’art militaire et appliqués à l’art culinaire, le pudding appelé Roley-Poley. Dans Caste, ses talens sont encore plus variés. Elle danse, chante, donne des gifles, joue du piano, fait semblant de jouer de la trompette, se coiffe d’un bonnet de police et imite tout un escadron à cheval. Si ce n’est pas du burlesque, qu’est-ce donc ? Il y a quelques mois, je l’ai vue dans Money, où elle représente une femme du haut monde, et, dans une scène dont elle était l’auteur beaucoup plus que Bulwer, elle esquissait un pas. À ce moment critique, j’ai entrevu les jambes de Pippo sous la jupe de lady Franklin, ces jambes qui s’étaient trémoussées quelque trente-cinq ans plus tôt dans le cerveau de Dickens. Qu’elle le sût ou non, Robertson lui a fait jouer Pippo toute sa vie. Ces rôles de fantaisie, crayonnés sur la marge d’un drame domestique, étaient réservés à une double et curieuse fortune : ils ont eu une grosse part au succès des comédies de Robertson ; à la lecture, ils redeviennent des hors-d’œuvre. Si je dis aux admirateurs de Caste que Polly Eccles gâte la pièce, ils me répondront que Polly, au contraire, en est la joie, la lumière, l’âme et, au point de vue scénique, ils auront raison.

Ce couple des Bancroft, — ils se marièrent peu après l’ouverture du théâtre, — formait au point de vue artistique un tout complet. La femme, c’était la fantaisie, l’imprévu, le diable au corps, le je ne sais quoi ; le mari représentait la réflexion, le goût, l’observation patiente et l’imitation fidèle de la vie. Dès qu’il y eut de l’argent dans la caisse du Prince of Wales, un des premiers usages qu’il en fit fut d’introduire à la scène un réalisme intelligent. Il voulut des portes avec des serrures au lieu de misérables châssis qui tremblaient aux courans d’air des coulisses. Dans Caste, il donna aux chambres des plafonds. Le dernier acte de Ours se passe dans une baraque de Crimée pendant l’hiver de 1855 ; chaque fois qu’on ouvrait la porte du dehors, la bourrasque de neige s’engouffrait dans la chambre avec un sifflement de rafale qui poussait l’illusion du spectateur jusqu’au frisson. Dans les jardins, des fleurs réelles et des oiseaux vivans. On avait trouvé Charles Matthews très hardi parce qu’il avait osé mettre quelques chaises dans un salon : M. Bancroft en vint jusqu’à donner une physionomie à chaque mobilier. Ainsi, dans une reprise de la School for Scandal Joseph Surface eut des meubles différens de sir Peter Teazle, des meubles hypocrites qui singeaient la simplicité et la solidité de la vertu, des meubles qui mentaient pour lui et avec lui. Quant aux actrices, au lieu d’être affublées à la diable des loques voyantes que fournissait le magasin des accessoires, elles eurent de vraies robes faites par de vraies couturières. Robertson approuvait ces tendances ; mais il ne fut jamais qu’un demi-réaliste, et cela pour plusieurs raisons. Comme tous les Anglais, il admirait les batailles de paroles ; il partageait avec tous, anciens et modernes, grands et petits, ce goût pour les choses qui brillent, où il entre peut-être un reste de la passion du sauvage pour les verroteries. Il s’oubliait à enfiler des reparties, faisait jouer les personnages au volant avec des antithèses, ou aiguisait par la queue des tirades qui eussent été mieux placées dans un article de journal. S’égarait-il trop loin, il était le premier à s’en accuser. « Quel rapport, demande un des personnages dans Ours) ce que vous me dites a-t-il avec le sujet dont nous parlons ? — Pas le moindre ! C’est pour ça que je le dis. » Et, dans la même pièce : « Si un auteur mettait cela sur le théâtre, on crierait joliment à l’invraisemblance. » Voilà avec quelle charmante impudence on va au-devant des objections maussades de la critique ; le public aime ces façons-là. Ce qu’il aime surtout, en Angleterre du moins, c’est le petit grain de folie, la savoureuse quaintness qui caractérise les Ben Jonson et les Dickens. C’est cette quaintness qui leur fait inventer des créatures d’exception dont les sentimens étonnent, dont les mots renversent. Ainsi pour Robertson. « Je ne puis pas me marier, dit Jack Poyntz. Je voudrais une femme… oh ! si extraordinaire !… D’abord il faudrait que ma femme… fût une femme. » La petite Nummy Tigho n’a pas une façon moins originale de nous définir le fruit défendu. Cette héritière des nababs n’a pas de plus grand plaisir, à la pension, que de croquer des petits pois tout crus : « C’est délicieux, les petits pois crus… quand on ne vous voit pas ! » Chalcot, le brasseur qui se meurt d’ennui d’être riche, a beaucoup de cet humour-là ; mais Robertson l’a surtout répandu à flots dans School. C’est la plus folle de ses pièces et c’est, sans doute, ce qui explique son succès. Les héroïnes sont des pensionnaires ; elles sont justement dans l’âge et dans la situation où toutes les absurdités semblent possibles et même faciles. Par une convention à laquelle le spectateur se prête volontiers, elles sont petites filles au début et femmes au baisser du rideau. En ces trois heures qui représentent quelques semaines, elles ont appris la vie. « Qu’est-ce que c’est que l’amour ? » demande une des plus jeunes dans la première scène. On la conspue : « Tu ne sais pas ? Comment ! tu ne sais pas ce que c’est que l’amour ? Tout le monde sait ce que c’est ! — Alors, qu’est-ce que c’est ? » Personne ne trouve de réponse, et on va chercher le dictionnaire. « Pourquoi n’avons-nous pas un professeur d’amour comme nous avons un professeur de musique ? — Que tu es bête ! L’amour est un extra. » Puis vient l’heure de passer de la théorie vague aux premières expériences. C’est le soir, dans un verger. Il y a là deux scènes de flirt qui se succèdent, pleines d’enfantillages, mais d’une naïveté et d’une fraîcheur charmantes. Il y est question de la distance de la terre Ma lune, des jeux de l’ombre et de la lumière, d’un tout petit pot de lait qu’on se met deux à porter, de la guerre de Crimée et d’Othello. De l’amour, pas un mot, mais il est caché dans tous les sentimens, embusqué sous chaque mot, môle à chaque regard, incorporé à l’air qu’on respire.

NUMMY. — Parlez-moi, dites-moi quelque chose.
JACK. — De quoi faut-il vous parler ?
NUMMY. — De vous. Qu’est-ce que vous êtes ?
JACK. — Rien du tout.
NUMMY. — Mais qu’est-ce que vous étiez avant d’être ça ?
JACK. — Un petit garçon.
NUMMY. — Ah !… Vous n’avez jamais rien été… pas même marié ?
JACK. — Pas même marié !
NUMMY. — Lord Beaufoy a dit que vous étiez soldat.
JACK. — C’est vrai.
NUMMY. — Vous êtes allé en Crimée ?
JACK. — Oui.
NUMMY. — Vous étiez à la bataille d’Inkermann ?
JACK. — Parfaitement.
NUMMY. — Vous vous êtes battu ?
JACK. — Sans doute.
NUMMY. — Vous aimiez à vous battre ?
JACK. — Pas du tout !
NUMMY. — Alors, pourquoi le faisiez-vous ?
JACK. — Parce que j’étais payé pour le faire… Mal payé… Mais enfin j’étais payé… Et puis je n’avais pas le courage de me sauver.
NUMMY. — Ainsi vous vous êtes battu !… Et vous ne le disiez pas !
JACK. — Ça n’en valait pas la peine. Tant d’autres y étaient !
NUMMY. — Pourtant Othello…
JACK. — Vous avez lu Othello ?… Mauvaise lecture pour une demoiselle !
NUMMY. — Othello racontait ses campagnes à Desdémone.
JACK. — Othello était un nègre, et les nègres n’ont pas peur de se vanter. (A part.) Elle est assez drôle pour une héritière.
NUMMY, à part. — Dieu ! qu’il est beau[4] !


Ce serait jouer à Robertson le plus cruel des tours que de raconter ses pièces. On les jugerait enfantines et absurdes : elles ne sont ni l’un ni l’autre. Il n’est, à ma connaissance, l’inventeur d’aucune situation ; il n’a jamais résolu ni même posé à la scène aucun problème, moral ou social. Il est tout entier dans le dialogue et surtout dans les caractères. Un bout de plan trouvé dans ses papiers indique comment il composait ces caractères. Il jetait trois mots l’un auprès de l’autre : un nom, une profession, une passion dominante, telle que l’amour, l’ambition, l’argent, l’orgueil. Avec ces trois mots, il croyait tenir tout l’homme primitif et conventionnel, l’homme tel que la nature l’a fait, tel que la société l’a refait ou défait. Psychologie très élémentaire, mais saine, qu’il enrichissait, fécondait, particularisait avec les fleurs de sa fantaisie et les fruits de son observation. J’ai donné quelques aperçus de la première : il me reste à faire connaître la seconde et à justifier ce titre de demi-réaliste que je lui ai donné.

Réaliste, il ne demandait qu’à l’être et à reproduire ce qu’il avait vu. Il ignorait la femme du grand monde, on comprend pourquoi. Lorsqu’il lui fallait la peindre, il était obligé de la copier de seconde main et d’après d’assez méchans modèles. Sa lady Ptarmigant est une bourgeoise fieffée ; sa marquise de Saint-Maur, qui apprend par cœur des morceaux de Froissart et fait un cours d’histoire à son fils, est une chimère ou une espèce disparue. On a vu, au contraire, combien est réel le capitaine Hawtree : Robertson avait pu le rencontrer dans les clubs où il fréquentait. Dans School, il a placé un pion niais et féroce qui était, semble-t-il, une réminiscence de son équipée de jeunesse en Hollande. Sa rancune n’étant pas éteinte après vingt années, il n’a pu résister au plaisir un peu brutal d’infliger, au dénouement, une correction manuelle à son ancien ennemi. Il interrogeait son petit garçon en se promenant avec lui dans Belsize Park : « Tommy, que répondrais-tu à telle question ? Que ferais-tu si tu voulais faire enrager ton maître ? » L’enfant, suivant la qualité de sa réponse, recevait six pence ou deux shillings.

Les soldats, les gens de théâtre, le bohème artistique et littéraire sont peints tels qu’ils sont, légèrement embellis. Dans Caste nous avons le peuple en double exemplaire, le bon et le mauvais peuple, dans la personne d’Eccles et de Sam Gerridge.

« Travaille, mon garçon, dit Eccles à son futur gendre : il n’y a rien qui vaille cela… quand on est jeune. Quant à moi, je ne travaille ; plus autant depuis quelques années (il se fait nourrir par ses filles et n’a pas touché un outil depuis vingt ans), mais j’aime à voir travailler les jeunes gens. Cela me fait du bien, et à eux aussi. » Il déclame contre les hautes classes ; mais quand une marquise passe son seuil, il s’aplatit devant elle et la reconduit à sa voiture, pour se redresser, insolent et venimeux, dès qu’elle est loin. Lorsqu’il sort pour aller boire au public-house, il a « un rendez-vous d’affaires », un « ami qui l’attend au coin de la rue ». Tout à la pose et à l’effet, il a des grands mots pour les plus petites choses et la larme à l’œil dans les momens voulus. Il est frotté de quelques gouttes de littérature et cite le Roi Lear en l’écorchant. Et, si misérable comédien qu’il puisse être, il fait encore, l’affection filiale aidant, illusion à l’une de ses filles : « Pauvre papa ! dit Polly, il est bon au fond… et si malin ! »

Pas d’argent à la maison ! On l’a laissé seul, et il garde l’enfant né du mariage de sa fille avec un jeune officier noble et riche, mais qui a péri (croit-on) dans la révolte des Indes. Le vieil ivrogne berce avec colère son petit-fils et lui souffle au nez la fumée de sa pipe : « Garder l’enfant ! Vraiment, en voilà une besogne pour un membre du bureau des Frères unis pour la régénération de l’humanité par la diffusion égale de l’intelligence et la division égale de la propriété ! Qu’y a-t-il dans ce pot-là ? (Avec horreur.) Du lait !… C’est pour le petit. Tout pour le petit ! Pendant qu’il se gave de lait, son pauvre grand-père n’a pas de quoi s’acheter une demi-pinte de bière ni une goutte de gin pour rafraîchir son pauvre gosier… Ah çà ! sommes-nous des esclaves, nous autres travailleurs ?… »

Et, de sa voix d’ivrogne, il chante :


Non, les Bretons ne seront jamais esclaves !


« Qu’est-ce qu’il a autour du cou ? C’est de l’or, ça, du vrai. (Berçant furieusement le petit.)… Oh ! la société ! Oh ! le gouvernement ! Oh ! la législation des bourgeois ! C’est-y juste, tout ça ? Est-ce qu’il sera dit que ce méchant, petit aristocrate dormira avec un bijou au cou pendant que son grand-père n’a pas de quoi se payer une demi-pinte ?… Non, ça ne sera pas… Je ne souffrirai pas une pareille atteinte aux droits de l’homme ! Dans cette sainte croisade des humbles et des faibles contre les puissans et les forts (Montrant le poing au baby), je frapperai un coup pour l’émancipation de l’humanité… Allons, hardi ! Il dort… Ils en donneront bien dix ronds chez le zingot, et on le retirera quand la vieille marquise aura casqué… Bouge pas, trésor : c’est bon papa qui veille sur toi. »

Tout en dépouillant le baby, il fredonne de la même voix enrouée un refrain de la nursery :


Qui qu’a couru après moi quand j’ai tombé ?
C’est bon papa.
Qui qu’a battu la place où j’m’ai fait mal ?
C’est bon papa.


Certes Eccles a fait du chemin depuis 1868. Il tient aujourd’hui sur notre gorge son pied souillé de toutes les boues de Paris et de Londres ; mais, quoique nous ayons appris à le mieux connaître, il n’y a pas grand’chose à ajouter à la peinture de Robertson, qui était presque prophétique. Ces comédies sont datées à chaque ligne. Tout le temps on y maudit l’argent, mais comme on maudit son maître, et l’amour, bien petit garçon auprès de lui, triomphe, pour la forme, cinq minutes avant la chute du rideau. « La passion, le sentiment, le roman, nous dit crûment lady Ptarmigant, tout cela n’existe pas. La richesse, le pouvoir, le monde, une invitation à la cour, une résidence à la campagne, une maison de ville dans un bon square, voilà les élémens d’un bonheur solide. » Sam Gerridge, le plombier vertueux qui fait contrepoids à cette crapule d’Eccles, s’est fait une philosophie rien qu’avec les écriteaux qu’il a vus sur les wagons de chemin de fer : « Première classe, Seconde classe, Troisième classe. » Il est défendu de monter dans les secondes avec un billet de troisièmes. Quant à lui, il va s’établir et, d’ouvrier, devenir patron. De la petite bourgeoisie, qui l’empêchera de se hisser jusqu’à la grande ? John Burns vous dira que cette démocratie-là est la négation de la vraie démocratie : en 1868 la formule paraissait très large et très généreuse. Ainsi ce bohème de Robertson qui aurait voulu « que le monde fût un petit ballon pour le précipiter dans le néant d’un seul coup de pied », ce Robertson qui, au sortir des caboulots nocturnes, frappant avec colère du fer de sa canne le trottoir sonore des rues désertes, avait tant de fois invectivé la société de son temps, devenait, sans s’en rendre compte et par une fatalité facile à prévoir, l’interprète des sentimens et des idées de cette même société. L’assaillant de la veille défendait l’état social où il avait trouvé sa place contre les ennemis d’en haut et les ennemis d’en bas. Les nouvelles couches, dont l’avènement datait de 1832, étaient à mi-chemin de leur évolution. En 1850, elles se contentaient des mélodrames noirs, des farces grossières et de l’hippodrome. En 1865, elles demandaient déjà de l’esprit, de la sensibilité, de la satire, une sorte de poésie, tout cela un peu alourdi de cockneysme ; mais ce besoin sincère marquait un progrès, et Robertson le satisfit en écrivant la Comédie des classes moyennes.

Le changement qui se fît alors dans l’existence de Robertson me prouve que j’ai raison. Il avait hâte de dire adieu à la vie irrégulière et de tâter du confortable bourgeois : il s’en forgeait une félicité qui, comme le pauvre vagabond de la fable, le faisait pleurer de tendresse. L’Eve de ce paradis entrevu fut une blonde Allemande rencontrée chez M. Levy, du Daily Telegraph, dont elle était la nièce. Robertson jouit bien peu de temps de cette terre promise. Ses forces et son talent semblaient décliner de compagnie. Mrs Bancroft qui l’accompagnait à la première du Nightingale le vit, livide de rage, montrer le poing aux siffleurs en murmurant : « Je ne leur pardonnerai jamais cela ! » Les médecins l’envoyèrent à Torquay où son état empira. J’ai lu une lettre qu’il écrivait de là à sa jeune femme. Lettre lamentable, toute en petites phrases haletantes, rythmées par sa courte respiration de malade. Lamentable et gaie, car il ne pouvait renoncer à faire rire. De retour à Londres, il eut encore un désastre littéraire dont le petit Tommy, alors âgé de treize à quatorze ans, eut à lui rendre compte. Le père et le fils se regardèrent tristement, les yeux en larmes, et se serrèrent la main. « S’ils m’avaient vu comme je suis, dit péniblement l’écrivain, ils auraient eu pitié. » Robertson se trompait. Le public ne doit rien savoir de ces choses, et il n’y a point de circonstances atténuantes pour les fautes littéraires.

Il mourut à quelques jours de là. Il n’avait pas quarante-deux ans. Un ami, qui vint pour les funérailles, remarqua, gisant sur le plancher de la chambre mortuaire, les membres ballans et disjoints, une poupée dont le ventre crevé rendait le son par une large blessure. C’est avec cette poupée que, jusqu’au bout, il amusait sa petite fille. Quant aux pantins avec lesquels il avait amusé le public, ils devaient avoir la vie plus longue. Ses comédies allaient être sans cesse reprises, applaudies et imitées. Sur les six mille représentations données par les Bancroft pendant une gestion de vingt années qui ne fut qu’un succès continu, trois mille soirées appartiennent à Robertson. A lui seul, il est la moitié de leur répertoire et de beaucoup la meilleure. Du fond de ce quartier perdu où elle avait amené la vogue, la troupe du Prince de Galles renvoyait des colonies au cœur de la métropole. Les acteurs qui s’y étaient formés, comme dans un conservatoire, fondaient le Vaudeville, le Globe, le Court théâtre. L’inépuisable succès de Two Roses, — dont il sera question un peu plus loin, — plaçait le nom de James Albery presque à la hauteur de celui du maître. A son tour, Byron imitait son vieux camarade et réussissait adonner au public dans Our boys une comédie sans calembours. Cette pièce ressemble à celles de Robertson, comme une cuisinière ressemble à sa maîtresse lorsqu’elle s’est affublée de sa robe et de son chapeau, ou comme Cathos et Madelon ressemblent à la marquise de Rambouillet et à Julie d’Angennes. Même sous cette forme involontairement parodique, la comédie robertsonnienne plaisait encore, et nous crûmes un instant que Our boys ne quitterait jamais l’affiche. Les délicats, les dédaigneux, ceux qui commençaient à rêver d’un art plus pur ou plus pénétrant, disaient que la comédie de Robertson, c’était la comédie de la Tasse et de la Soucoupe (Cup and Saucer Comedy). L’école acceptait le sobriquet et s’en faisait gloire. En effet, la table à thé, c’était encore, il y a quinze ou vingt ans, le centre du home, le symbole de la famille, le cœur de la vie anglaise, telle que l’avait faite la combinaison de l’esprit puritain et de l’utilitarisme bourgeois.

Le nom des Bancroft demeura brillamment associé avec ce mouvement tant qu’il dura. Lorsqu’ils sentaient faiblir la vogue de leur auteur favori, ils appelaient Sardou à leur aide. En 1880, le Prince of Wales étant devenu trop petit pour eux, ils émigrèrent au Haymarket que M. Bancroft fit reconstruire, tel que nous le voyons, sur un plan nouveau. En voici les traits principaux : plus de manteau d’arlequin, l’orchestre invisible, la scène encadrée d’un cadre d’or comme un tableau, enfui, la suppression du parterre. Ce dernier trait est caractéristique. Le parterre après avoir autrefois occupé tout le plancher de la salle avait été peu à peu refoulé et, finalement, acculé à la muraille du fond, dans un trou sans air, sous le balcon. Le supprimer tout à fait était moins un coup d’autorité qu’un acte de franchise. On a dit que M. Bancroft s’était trop souvenu qu’il était un gentleman et qu’il avait voulu réserver son théâtre à une élite : Satis est equitem mihi plaudere. Et quand cela serait ? Cet homme très intelligent suivait, dans son ascension vers la fortune et vers les jouissances supérieures qui l’accompagnent, la génération démocratique dont il était. C’est ainsi qu’il avait porté le prix de ses stalles de 6 à 7 shillings, puis à 10 shillings six pence. Le public, apparemment, pouvait payer, puisque les stalles furent toujours pleines.

Il faut ajouter que, sous la direction Bancroft, les salaires montèrent dans une proportion très supérieure à celle du prix des places. La rémunération hebdomadaire du même acteur, jouant le même rôle, passa en quelques années de dix-huit livres à soixante et celle d’un de ses camarades, dans le même cas, de neuf livres à cinquante. Mrs Stirling avait créé au Prince of Wales le rôle de la marquise dans Caste, et, pour reprendre le rôle au Haymarket, reçut sept fois plus qu’à la création. Douglas Jerrold disait à Charles Matthews : « Je ne désespère pas de vous voir, avec un bon parapluie de coton sous le bras, porter vos économies à la Banque. » Bien des années après, Matthews, présidant le banquet du Theatrical Fund, rappelait en riant ce mot et il ajoutait : « La première partie du vœu de Jerrold est accomplie : j’ai acheté le parapluie. » Grâce aux Bancroft et aux directeurs qui sont venus après eux, la Banque a reçu les économies de bien des artistes qui autrefois se seraient contentés du pain quotidien.

M. et Mrs Bancroft voyaient approcher la fin du privilège qui leur assurait l’exploitation des œuvres de Robertson ; ils sentaient en même temps que la veine s’épuisait et que la nouvelle génération aurait d’autres exigences. Habiles et prudens jusqu’au bout, ils voulurent se retirer en plein succès, et, sinon en pleine jeunesse, du moins dans toute la force de l’âge et dans toute l’activité du talent. Ni l’un ni l’autre n’avaient encore atteint quarante-cinq ans lorsqu’ils donnèrent leur représentation d’adieux au Haymarket, en juillet 1885.

Parmi les innombrables témoignages d’estime qui firent un triomphe de cette retraite, je n’en citerai qu’un. C’est une lettre d’Arthur Pinero, qui avait fait partie, comme acteur, de la troupe des Bancroft et qui tient aujourd’hui le premier rang parmi les auteurs dramatiques. Il écrivait à son ancien directeur : « Si le théâtre anglais, qui n’était il y a quelques années que bavardage et clinquant, éclaire aujourd’hui d’une lumière plus vraie la vie et les mœurs, ma conviction intime est que cette rénovation est due surtout à la croisade entreprise, au Prince of Wales, par Mrs Bancroft et par vous. Lorsqu’on écrira l’histoire de notre scène d’une façon exacte et convenable, il faudra y inscrire vos deux noms avec gratitude et avec respect. »

J’ai eu la curiosité d’aller rendre visite à ce petit théâtre où a joué Frederick-Lemaître, où Napoléon III et d’Orsay ont coudoyé Dickens et Thackeray, où Beaconsfield a reçu une mémorable ovation, où Gladstone faillit, un soir, être éconduit faute de place. Les Salutistes ont succédé aux comédiens et je ne sais si leurs trompettes ont eu la vertu de celles de Jéricho, mais ces murailles historiques sont prêtes à tomber. Maintenant c’est le vide, l’abandon, le froid de la ruine. J’étais là un soir de ce dernier hiver, rêvant sous ce porche où a passé, comme un flot ininterrompu, toute l’élégance, toute l’intelligence d’une génération. La lueur d’un bec de gaz lointain éclairait mélancoliquement l’écriteau déjà moisi : « A vendre ou à louer », et la pluie ruisselait sur moi à travers un trou béant d’où la lumière électrique tombait sur le front des jolies femmes parées qui sautaient hors de leurs landaus. Ma curiosité n’était pas satisfaite. Afin de visiter la salle, je me suis donné pour un conférencier en quête d’un amphithéâtre. La ruse n’a pas réussi. On m’a déclaré qu’avant d’y prononcer une parole il faudrait y dépenser de 120 à 150 000 francs et on m’a demandé si cette petite dépense m’arrêterait. Je n’ai pas poussé plus loin la négociation et la porte est restée close.


III

Lorsque la troupe de Marie Wilton, pendant ses premières vacances, alla jouer à Liverpool, elle s’y rencontra avec les assise » d’automne. Les jeunes avocats de Londres qui suivaient ce « circuit » s’empressèrent de fraterniser avec les acteurs. On forma dans un village de banlieue une petite colonie où l’on s’en donna à cœur joie. On représentait des procès grotesques où Marie Wilton, fagotée en Lord-Chief-Justice, avec une toque et une perruque, rendait des arrêts admirables. Elle raconte ces folies dans ses souvenirs et ajoute gentiment : « Tout cela n’était peut-être pas aussi drôle que nous le pensions, mais nous étions jeunes et c’était le bon temps. » Parmi ces avocats débutans il y en avait un qui s’appelait Gilbert. Il allait bientôt jeter la robe aux orties pour se faire au théâtre une réputation égale à celle de Robertson et qui dure encore.

Le contraste entre ces deux écrivains est frappant. Robertson est un homme du métier, nourri dans le théâtre, apte à recevoir docilement les influences ambiantes ; il collabore avec ses acteurs, avec son public, avec toute sa génération. Les idées de son temps, bonnes, mauvaises ou médiocres, lui sortent par tous les pores. C’est pourquoi il devient, sans y avoir songé, un « homme représentatif » et un chef d’école. Si Robertson est une résultante et un symptôme, Gilbert est une exception et un accident. Il aurait pu prendre place à n’importe quel moment de ce siècle ou dans n’importe quel siècle de la littérature anglaise. On ne voit pas d’où il procède et on peut douter qu’il se prolonge dans ses imitateurs. Né gentleman et resté gentleman, tout en aimant le théâtre, il ne s’est pas donné à lui. Les acteurs l’accusent d’être froid, despotique et — s’il faut tout dire — un peu dédaigneux. Voilà pour le caractère et c’est tout ce qu’il est permis de dire d’un homme vivant. Quant à son originalité, elle était, dès le début, très réelle, mais étroite et incertaine. Il l’a creusée au lieu de l’élargir ; il l’a développée par une méthode, en quelque sorte, mathématique, et avec une rigueur effrayante jusqu’à l’absurde et peut-être quelquefois au-delà. Sa vie littéraire se compose de trois périodes : celle des tâtonnemens, celle des brillans et légitimes succès ; une troisième, enfin, où il a trouvé des triomphes encore plus fructueux, mais où, pour des raisons que je dirai, ma sympathie ne peut plus le suivre et où il commence, je crois, à se fatiguer de lui-même. Mais, comme c’est un véritable Anglais et un rare artiste, on ne perd pas son temps quand on l’étudié même dans ses erreurs.

Des chansons, qu’il donnait de semaine en semaine au Fun, attirèrent d’abord sur lui l’attention. Il les réimprima sous le titre de Bab Ballads et, comme le public en voulait encore, il lui donna More Bab Ballads. Quelques-unes de ces chansons ont été mises en musique et sont aujourd’hui populaires, mais ce ne sont pas celles qui ont le plus de saveur. Cette saveur consiste dans une sorte de naïveté ironique, avec une forme curieusement baroque ou savamment négligée, mélange de prosaïsme voulu et de lyrisme étourdissant. Parmi ces ballades, les unes aboutissaient à une surprise, les autres n’aboutissaient à rien : c’était encore une mystification.

Gilbert offrit à ses amis du Prince of Wales une agréable bluette intitulée Sweethearts. Un jeune homme est sur le point de partir pour les Indes où il doit faire sa carrière, mais il aime une jeune fille, sa voisine de campagne. Elle n’a qu’un mot à dire et il ne partira pas, ou il ne partira pas seul. Elle ne prononce pas ce mot. Qui la retient ? Est-ce timidité, pudeur, orgueil, ou cet étrange démon de contradiction et de taquinerie qui parfois, dans l’extrême jeunesse, empêche la langue de se mettre d’accord avec le cœur ? Quoi qu’il en soit, elle le laisse aller. Trente ans se passent. Voici l’amoureux qui revient en cheveux gris. Amoureux ? Vraiment, il ne l’est plus. Comme le lointain de l’espace, le lointain des années rapetisse les objets. Sa grande passion d’autrefois lui apparaît comme une fantaisie enfantine. Il a voulu revoir l’endroit, voilà tout. Elle, elle est restée là, assise à l’ombre de l’arbre qu’ils ont planté ensemble et qui est devenu grand, gardant encore la fleur qu’il lui adonnée, fidèle au souvenir de cet amour qu’elle a paru dédaigner. Le scepticisme du vieux garçon finit par s’attendrir. Ils s’épousent, mais retrouveront-ils les trente ans perdus ?

C’est là un de ces sujets doucement chimériques que l’art d’un Octave Feuillet rendait délicieux. Le sourire et la mélancolie y devraient alterner comme le soleil et la brume dans un ciel d’automne. Or, Gilbert est un cynique délicat, mais un cynique. Il n’a su traiter que la moitié de son sujet. Dans cette comédie à deux personnages, il y en a toujours un qui se moque de l’amour. Au premier acte c’est la femme, et c’est l’homme au second. Gilbert parle, et fort bien, par sa bouche. Mais l’autre, hélas ! n’a rien à dire ou ne dit que des pauvretés. Dès cette première tentative, le jeune auteur dut s’avouer qu’il avait un grave malheur pour un écrivain dramatique : il ne pouvait ni peindre, ni faire parler l’amour. Est-ce pour se venger de lui que, depuis ce jour, il n’a cessé de le diffamer ?

Cependant, il continua ses expériences pendant les années qui suivirent. Il écrivit Broken hearts, un drame fantastique, en vers, et se prouva à lui-même qu’il avait l’aile trop courte pour voler si haut. Il voulut débarrasser la Marguerite de Gœthe de toute cette philosophie qui l’encombrait et l’obscurcissait, et il se trouva que l’idylle, ainsi dégagée et rendue au monde réel, était un plat et vulgaire fait-divers. Il essaya de l’histoire, et l’idée lui vint — probablement après quelque lecture émouvante qui avait réveillé au plus profond de son être moral d’inconscientes réminiscences ataviques, — que son âpre mépris des hommes allait prendre une force nouvelle en passant par la bouche d’un paysan puritain du XVIIe siècle. Mais combien il est difficile à un University man, à un membre du Garrick Club de parler et de sentir comme ces hommes-là ! Pour ce qui est du langage, l’auteur a presque réussi : Dan’l Druce est une agréable mosaïque de mots anciens, une transcription ingénieuse de la pensée populaire en style archaïque et biblique. Mais le public qui applaudissait School et Society était-il assez avancé dans son éducation artistique pour goûter de telles restitutions ? D’ailleurs, les sentimens étaient-ils du même temps que les paroles ? Et, par exemple, si l’on avait posé à un contemporain et à un coreligionnaire de John Fox ou de Bunyan le problème moral sur lequel roule le drame de M. Gilbert, lui aurait-il donné la même solution que Dan’l Druce ? L’auteur croit que oui, évidemment, et moi j’incline à penser que non. Ce problème, sans être neuf, est intéressant. A qui appartient l’enfant ? A celui qui l’a engendré, puis abandonné ? ou à celui qui l’a recueilli et élevé ? C’est la conscience moderne qui tranche la question en faveur du second ; la conscience puritaine eut craint de troubler l’ordre naturel qu’elle croit l’ordre divin. Toutes choses sont réglées de toute éternité en ce monde et dans l’autre. Le père sera père en dépit de lui-même, par une sorte de prédestination, comme l’élu reste l’élu, comme le réprouvé demeure le réprouvé. Et, le cœur a beau saigner, il faut que l’arrêt s’exécute. Voilà, si je ne me trompe, la solution puritaine. Mais, pendant que nous rêvons à ces choses, par une de ces singularités qui sont caractéristiques chez M. Gilbert, la question se renverse ; par suite de complications dont l’invraisemblance dépasse tout, le vrai père devient le père adoptif et le père adoptif redevient le vrai père. Dès lors, on tombe de la psychologie dans le mélodrame et il n’y a plus de problème à résoudre.

Une scène d’amour était inévitable puisqu’il y a un jeune homme et une jeune fille. Leur conversation, — à part les jolies tournures anciennes qui continuent à me ravir, — ressemble à un jeu subtil. Dans la phrase qui vient de tomber, chaque interlocuteur saisit un mot au vol, le développe en une phrase et le lance de nouveau. Ainsi le dialogue rebondit et il ne faut pas que la balle touche terre. Cependant elle la touche quelquefois : « Je ne sais que dire ! » Ce mot qui échappe à Dorothée ne trahit-il pas l’embarras de l’auteur ? cette Dorothée est une âme neuve, candide jusqu’à la niaiserie. Elle n’est pas sûre d’être amoureuse, discute posément la question avec celui qui y est intéressé. Voilà les symptômes que j’éprouve. Est-ce l’amour ? N’est-ce pas l’amour ? Une ingénue qui réinvente l’amour en s’analysant : il n’y a pas d’autre femme dans tout le théâtre de Gilbert.

Avant d’écrire Engaged, il dut se dire à peu près ceci : « Je retournerai l’âme humaine comme un sac et on en verra le dedans au lieu du dehors. Ce sera très laid et, par conséquent, très drôle. Que désire l’homme, lorsqu’il laisse de côté les hypocrisies et les conventions sociales pour donner la parole à ses appétits et à ses instincts ? Boire, manger, dormir, le confort, la mort de ceux dont on hérite, la possession des belles filles que l’on rencontre, par le mariage ou autrement. Que désire la femme ? Briller, changer de robes, être admirée, épouser un homme qui lui donne une position sociale ? Dans quel sentiment se rencontrent les deux sexes ? Dans le culte de l’argent avec lequel on achète tout le reste. Mes personnages ne seront ni bons ni mauvais, ils seront naïvement et absolument égoïstes, et ils le montreront, mais ils exprimeront ces sentimens avec les mille nuances que la vie civilisée apporte dans les caractères, avec l’aplomb que les personnes bien élevées mettent à dire les plus nobles choses et les plus honorables lieux communs. Il ne leur manquera que le sens moral : je leur enlèverai fort proprement et délicatement cet organe. Le fiancé et la fiancée, le père et la fille, l’ami et l’amie deviendront instantanément des ennemis jurés, dès que leurs intérêts se contrarieront ; ils se tendront de nouveau la main ou la joue, avec un sourire, dès que leurs intérêts seront réconciliés. Trois couples manœuvrer ont ainsi en décrivant des évolutions devant le spectateur et les jeunes filles changeront d’amour avec une parfaite impudence comme elles changent de cavaliers dans un quadrille. En quelques minutes Cheviot Hill proposera le mariage à trois femmes différentes ; dans le même laps de temps, Simperson jettera sa fille à la tête de Cheviot Hill et poussera son quasi-gendre au suicide. Belvonny s’épuisera, pendant la première moitié d’une scène, à nier un fait et, pendant la seconde moitié de la même scène, fera des efforts désespérés pour établir ce même fait. Ainsi, avec l’égoïsme des hommes, sera démontrée leur versatilité. Ces pantins sont des monstres et ces monstres sont des pantins : quelqu’un a appris d’avance à mes spectateurs pourquoi il faut se hâter d’en rire. »

On n’avait pas encore vu une farce aussi cruelle. Ce n’était plus la mise en scène de deux ou trois types comiques, la satire de quelques ridicules. C’était la caricature de la vie tout entière et la parodie de l’humanité en bloc. Les spectateurs riaient, mais trouvaient la pilule un peu amère. Ce n’était pas assez réel et c’était trop vrai. Pourquoi tous ces gens-là disaient-ils la vérité quand rien ne les y forçait ? Et cela se passait dans un pays où on vend des journaux et où il déraille des trains ? Passe encore dans un palais enchanté ! Gilbert n’a qu’à transporter ses marionnettes en ce lieu fantastique où s’élève le Palace of Truth, et les grands enfans dont se compose le public n’ont plus d’objection à faire.

Ce Palace of Truth est une jolie pièce, fondée sur la même psychologie qu’Engaged, mais la satire y est moins âpre et plus voilée. Ici pas de contresens possible : avant de voir les personnages dans leur vrai caractère, nous les avons vus, au premier acte, jouer tous les rôles de la comédie humaine. Le mari fidèle flirte à tort et à travers ; l’amie dévouée est une coquette machiavélique ; le fiancé ardent, prodigue de madrigaux et de soupirs, est un bellâtre égoïste et vaniteux ; l’ingénue, chaste et froide jusqu’à l’indifférence, se pâme d’amour ; le courtisan aux paroles de miel fronde sur tout et insulte tout le monde ; enfin, dernière métamorphose et peut-être la plus piquante de toutes, le bourru professionnel, qui s’est fait une contenance, une réclame, une carrière de la critique à outrance, est le seul qui soit sincèrement content de la vie : Alceste a changé de peau avec Philinte.

Dans ce monde fantastique, Gilbert était enfin à l’aise. Il expérimentait sans contrainte, à la manière de ces physiologistes qui travaillent sur les animaux, supprimant un viscère à celui-ci, un lobe cérébral à celui-là, un nerf de locomotion à un troisième. Les Creatures of impulse font tout ce qui leur vient à l’esprit ; elles obéissent directement à leurs sensations. Chez les habitans du Palace of Truth, la parole est sincère, mais la mimique reste hypocrite. Ceux du Wicked World ne connaissent point l’amour ; c’est une sorte de société puritaine dans les nuages. On leur révèle le sentiment qu’ils ignorent et tous les maux sortent de cette boîte de Pandore. Selenè passe par toutes les phases de la maladie. Joie, extase, confiance absolue, période angélique ; trouble, vagues inquiétudes, bientôt remplacées par la jalousie aiguë ; colère, rupture, souhaits de vengeance ; humiliation profonde, anéantissement, oubli de soi-même. Le moqueur avait beau jeu : il frappait à droite et à gauche. D’un côté les pâleurs, les mesquineries, la monotonie maussade de la vertu ; de l’autre, les tortures énervantes de la passion.

Mais l’art et la philosophie de Gilbert ne se sont jamais élevés plus haut que dans Pygmalion et Galatée. Ce fut, au Haymarket, un des grands succès de 1871 et de 1872. Galatée, c’était Madge Robertson, la jeune sœur de l’écrivain, alors dans l’épanouissement de ses vingt-deux ans, et son Pygmalion était l’acteur Kendal dont elle porte aujourd’hui le nom. La grâce de sa personne, sa diction noble et pure contribuèrent au succès, mais ne le créèrent point et, la pièce fût-elle tombée à plat, je ne pourrais m’empêcher de la préférer à toutes celles du même auteur.

Je sais ce que dirent alors, ce que diraient encore ceux dont c’est le métier ou le plaisir de trouver le défaut de tout. Galatée est une étrange personne. Elle a des questions d’enfant, et presque d’idiote ; en même temps elle s’analyse avec la subtilité de Joubert ou d’Amiel. Elle demande, en montrant la chambre où elle se trouve, « si c’est ça, le monde » ; il faut lui expliquer que la chambre fait partie d’une maison, que la maison est située dans un jardin et que le jardin est dans Athènes. En même temps, cette ignorante peut nous expliquer les états qu’elle a traversés : d’abord marbre inconscient (a cold unmovable identity), puis s’éveillant à une demi-conscience et prenant peu à peu possession de la vie. Elle ne connaît pas la différence d’un homme et d’une femme, mais elle fait la distinction entre une copie et un original, et son amour-propre souffre à la pensée qu’une autre a servi de modèle à ses traits. Elle ignore ce que c’est qu’un soldat et, sur l’explication qu’on lui en donne, le définit « un assassin à gages ». Elle sait donc ce que c’est qu’un assassin et un paiement. Ces deux mots supposent une notion rudimentaire des principaux rapports sociaux qui touchent la conservation de la vie humaine, les peines, les salaires, la circulation de la richesse avec les lois économiques qui y président. « — Le soldat, lui dit-on, ne s’attaque qu’aux forts. — Soit, mais le chasseur s’attaque aux faibles. Donc, la guerre est cruelle et la chasse est lâche. » Tant de réflexions, et de raisonnemens, et de comparaisons dans une cervelle de marbre qui ne pensait point, qui n’existait pas il y a quelques heures !

Je pourrais multiplier ces exemples. Mais à quoi bon ? Toutes ces critiques sont vaines parce qu’elles supposent déjà, de notre part, l’acceptation d’une donnée première plus improbable que toutes les autres. Aucune statue n’a jamais reçu la vie, et si cette impossibilité se réalisait, elle se trouverait dans la situation d’un nouveau-né. Avant d’apprendre à philosopher, il faudrait qu’elle apprît à parler et à marcher ; son premier pas serait une chute et sa première parole un bégaiement inarticulé. Je plaindrais celui qui soumettrait les mythes à ce genre d’examen ; il se priverait, consciemment ou non, de tout ce qu’ils contiennent de poétique et de suggestif, de charmant et de profond.

Pour Gilbert, la fable de Galatée, la statue animée, était quelque chose de plus qu’elle n’a jamais été pour l’artiste ou pour le penseur : elle donnait une forme au rêve qui le hantait, à cette création favorite déjà plusieurs fois ébauchée. C’est la femme dont le cœur est une table rase, dont l’esprit est un instrument neuf, mais admirable et parfait. Pour exprimer ses sensations vierges, elle possède toutes les ressources de l’intelligence et de la parole. Ce que nous nous assimilons par vingt ou trente années de pénible apprentissage, elle l’apprend d’un seul coup, et il semble qu’elle juge d’autant mieux la vie que la vie s’offre à elle en un seul tableau, brusquement dévoilé.

Le Pygmalion de M. Gilbert est marié à une femme qu’il aime et qui lui sert de modèle. Il n’est pas amoureux de sa statue. Il est, — et ici l’auteur a été plus Grec que les Grecs eux-mêmes — jaloux de la puissance des dieux qui, seuls, peuvent créer la vie. Lui, il ne peut mettre au monde qu’une forme inanimée. Un vulgaire meurtrier crée la mort mieux que lui. Ce n’est pas Vénus qui anime Galatée pour satisfaire à une vulgaire concupiscence ; c’est Diane, à laquelle il a enlevé Cynisca sa prêtresse, et qui se venge, en même temps qu’elle châtie l’orgueil des fils de Prométhée, par un don cruel. Aussi le sentiment de Pygmalion, à l’aspect de la statue vivante, n’est-il pas l’enthousiasme, mais la stupeur, une sorte de terreur religieuse, à laquelle se mêle l’attendrissement sacré d’une haute et intellectuelle paternité. C’est le passage graduel de ce sentiment à l’amour qui fait la progression et, j’ajouterai, la beauté de la scène. On devine la première question de Galatée : « Qui suis-je ? — Une femme. — Et toi, es-tu une femme aussi ? — Non, je suis un homme. — Qu’est-ce donc qu’un homme ?… » À ce mot le parterre éclatait d’un gros rire qui devait déchirer les oreilles de l’artiste. Combien peu de ceux qui avaient ri étaient capables de savourer la réponse de Pygmalion !

« L’homme a reçu la force, — pour veiller sur la femme et la protéger contre — tous les maux que l’énergie et le courage peuvent dompter. — Il s’efforce et travaille pour qu’elle se repose ; — souffre et pleure pour qu’elle rie ; — combat et meurt pour qu’elle vive. »

Galatée apprend les droits qu’une autre femme s’arroge sur Pygmalion, les mille entraves dont les hommes se plaisent à limiter leur chétive liberté et à diminuer leurs éphémères jouissances. Le soir vient et, avec la nuit, le sommeil. Elle a cru redevenir pierre ; puis elle a rêvé ; puis elle a revu la lumière. Mais est-ce la vie qui est le rêve ou le rêve qui est la vie ? Elle demande l’explication de ces choses extraordinaires à Myrine, la sœur de Pygmalion. Myrine répond : « Cette mort nous prend chaque soir, et ainsi jusqu’au jour où tous ceux qui sont sur la terre s’endormiront pour ne plus s’éveiller. — Pour ne plus s’éveiller ? — Oui, reprend gravement Pygmalion, le temps viendra… dans longtemps peut-être… mais il viendra où, tous, nous serons rendus à la terre d’où nous t’avons tirée. — Oh ! s’écrie douloureusement Galatée, comme elles se flétrissent, une à une, toutes les brillantes promesses de la vie ! Mon amour pour lui est une flétrissure ; le sien pour moi est une honte ; le sommeil, qui fait de nous des pierres inertes, est notre état naturel, et l’existence n’est que la passagère illusion qui le traverse… Oh ! comme elles se flétrissent, une à une, les brillantes promesses de la vie ! »

À ce moment notre impression est complète. Les scènes écrites pour le vieux Buckstone, déguisé en dilettante athénien qui juge des statues au poids ; son dialogue avec Galatée qui replace le sujet dans les régions ordinaires de la malice et du quiproquo, et le fait presque redescendre au niveau du burlesque ; enfin le drame conjugal de Pygmalion et de Cynisca, le dévouement de Galatée qui veut redevenir statue pour rendre la paix et le bonheur à ceux qu’elle a désunis et troublés : tout cela n’ajoute pas grand’chose à la pièce, mais ne la gâte pas. Elle demeure une des plus fines, une des plus élégantes et une des plus ingénieuses du théâtre anglais moderne.

Gilbert avait plus d’une fois senti le besoin d’entourer ses paradoxales fantaisies d’une sorte de musique. En effet, la musique est l’accompagnement naturel du rêve. En estompant les contours de la pensée, elle atténue l’âpreté d’une satire trop directe. L’écrivain avait d’abord essayé de la musique de ses propres vers ; mais ceux qui se connaissent en ces sortes de choses sont d’avis qu’il n’est pas né poète. Pourquoi ne pas demander de la musique à un musicien ? Gilbert s’essaya dans le Trial by Jury qui était peut-être suggéré, en partie, par les joyeuses réminiscences de Liverpool. Ce n’était qu’un petit acte, mais très amusant : le succès fut plus gros que la pièce. Alors commença cette longue série d’opéras bouffes qui ont rendu aussi populaire en Angleterre la raison sociale Gilbert et Sullivan que l’a été, chez nous, dans les dix dernières années de l’Empire, l’association de Meilhac et d’Halévy avec Offenbach. Les Anglais savent un gré infini à leurs compatriotes d’avoir détrôné le Burlesque et l’Opérette, deux produits d’importation française qui faisaient concurrence à la manufacture nationale. A la bonne heure, mais je doute que l’opéra-comique indigène survive à ses fondateurs. La mode n’y est déjà plus.

Pour moi je n’ai jamais bâillé de si bon cœur qu’à la Princesse, si ce n’est à Patience. La première est une parodie de l’œuvre manquée de Tennyson qui porte le même titre, et une satire contre la haute éducation des femmes ; la seconde, une caricature du mouvement esthétique. Dans Iolanthe, j’ai vu un Lord-Chancelier, qui a eu un enfant d’une fée, venir, à minuit, devant Westminster, avec ses collègues du comité judiciaire de la Chambre des lords, vêtus d’écarlate et d’hermine, chanter et danser un arrêt avec tous ses « attendus » et ses « considérans », pendant que le cadran lumineux de Big Ben éclaire le fond de la scène et qu’un grenadier monte sa faction devant Whitehall. Dans les Pirates of Penzance et dans Pinafore, l’humanité semble marcher sur la tête ; tout est à rebours ; la gaîté consiste à faire faire ou dire aux gens exactement le contraire de ce qu’on attend d’eux, d’après leur caractère et leur profession. Voici le sujet des Pirates de Penzance. La bonne de Frédéric était chargée de le mettre en apprentissage chez un pilote, mais elle a mal entendu et l’a conduit chez un pirate. Le jeune homme a exécuté jusqu’au bout son contrat d’apprentissage, qui le liait pour un certain nombre d’années. Ce devoir accompli, il lui reste à remplir son devoir social en travaillant à l’extermination de ses anciens compagnons. Il s’y applique avec ardeur lorsque ; le chef des pirates lui fait observer qu’aux termes de son contrat (Indenture), il n’est libre qu’après le retour de son jour de naissance un certain nombre de fois déterminé. Or, Frédéric est né le 29 février, une année bissextile. Il a donc de longues années à servir encore chez les pirates. La passion de la légalité chez un homme qui est hors la loi : tel est le sujet mis en œuvre avec une sorte d’acharnement méthodique qui ne néglige aucune des faces de la question et qui étudie les caractères comme des dossiers. Y a-t-il dans ce sujet de quoi tirer trois heures d’amusement pour les honnêtes gens ? On est tenté de répondre que non : l’événement répond que oui. Gilbert n’a jamais entièrement secoué la poussière de Chancery-lane et de Lincoln’s Inn ; à plus d’un égard, il est resté avocat : par le scepticisme professionnel, par la variété des ressources dialectiques, par la subtilité des distinctions et des interprétations, par la science de mettre les apparences en lutte avec les réalités et les mots en guerre avec les idées, mais surtout par le bizarre talent de perdre les bonnes causes et de gagner les mauvaises.


AUGUSTIN FILON.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.
  2. T.-W. Robertson, the Illustrated Times.
  3. Clément Scott, Thirty years at the Play.
  4. L’esprit de la scène et tous les détails appartiennent à Robertson, mais j’ai dû traduire très librement pour que le dialogue conservât, en français, quelque chose de la spontanéité et du naturel qu’il a dans l’original anglais.