Le Théâtre contemporain (1863)

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Le Théâtre contemporain (1863)
Revue des Deux Mondes2e période, tome 48 (p. 707-722).
LE
THEATRE CONTEMPORAIN

Allons-nous sortir enfin de ce monotone et stérile statu quo qui pèse depuis plus de six ans sur les destinées du théâtre contemporain? Et le théâtre lui-même saura-t-il profiter de la situation nouvelle qu’on lui prépare? Dans une récente et solennelle occasion, le chef de l’état nous a donné la promesse que l’art dramatique serait bientôt débarrassé de ces entraves du privilège sous lesquelles il languit depuis si longtemps. Nous saurons enfin si nos modernes auteurs tenaient en réserve des trésors de génie, et si les plaintes qu’ils faisaient entendre étaient fondées. La maxime antique qui disait que l’homme privé de sa liberté n’est plus que la moitié de lui-même est vraie pour tous, les genres d’esclavage, et les écrivains dramatiques ou autres soumis à un régime de privilège peuvent justement réclamer contre les sévérités de leurs contemporains le bénéfice de cette triste circonstance atténuante : la diminution d’eux-mêmes sous la contrainte des entraves inséparables d’un tel régime. Si donc on veut que ces plaintes n’aient plus aucune raison d’être, et que nos auteurs n’aient plus le droit d’invoquer ces tristes circonstances atténuantes, il faut que la liberté qu’on nous promet soit aussi large que possible, et que la même mesure qui atteindra le privilège diminue les obstacles que la censure oppose à l’art dramatique.

Je ne sais si la réforme annoncée produira immédiatement tous les bons résultats qu’on en espère; mais au point où en était venue la situation de l’art dramatique, ce n’était plus que de la liberté qu’on pouvait attendre du secours. Nous ne connaissons pas l’avenir, mais nous connaissons le présent; il est vraiment intolérable et appelle un remède radical. Quels que soient ses résultats futurs, la liberté a donc dans le présent cet immense avantage, qu’elle seule peut faire cesser un état de choses qui ne peut pas durer plus longtemps sans danger pour l’art dramatique, pour l’intelligence du public et les intérêts des nouvelles générations. J’insisterai principalement sur ce dernier point. Les jeunes écrivains se plaignent en effet, et disent que jamais le théâtre n’a été moins hospitalier qu’aujourd’hui aux nouveau-venus, et qu’on joue avec eux ce jeu déloyal que les Anglais appellent un fair play. Il peut y avoir quelque exagération dans leurs plaintes, mais nous ne saurions dire qu’elles soient sans fondement. Que voyons-nous au théâtre depuis plusieurs années? Partout des reprises, des féeries, des pièces à grand spectacle ; on ne joue presque plus de pièces nouvelles; il semble qu’il n’y ait plus de place pour elles. De temps à autre, un pauvre petit acte parvient à se glisser timidement sur l’affiche, entre deux pièces consacrées par un succès de plusieurs années; il apparaît sur la scène deux ou trois fois et s’évanouit mystérieusement. La virginité de l’inédit n’a plus, paraît-il, aucun attrait pour le public. La vogue est aux pièces qui ont beaucoup fait parler d’elles et dont le nom est connu depuis longtemps. Les directeurs de théâtre sont sans pitié pour les gaucheries, les maladresses, les naïvetés des débutans. Ils peuvent, il est vrai, dire pour leur défense que les essais qu’ils ont tentés ne sont pas précisément encourageans, que pour un succès obtenu par un jeune écrivain on compte dix échecs; mais les conditions qu’on fait aux débutans sont vraiment par trop dures et par trop déraisonnables. Dans l’état actuel du théâtre, un jeune auteur dramatique, un débutant novice et inexpérimenté n’a plus le droit d’être sifflé et de subir un échec. Un premier insuccès équivaut pour lui à un arrêt de mort. C’est par grande et exceptionnelle faveur qu’on consent à le jouer; si donc, dès sa première campagne, il ne répond pas à cette faveur par un triomphe, il perd ses meilleures chances pour l’avenir : le souvenir de cette bataille perdue pèsera sur sa réputation pendant des années et lui fermera l’accès de la scène. Les directeurs de théâtre justifient cette exigence par d’excellentes raisons commerciales tout à fait irréfutables au point de vue des affaires et de l’industrie dramatique, mais qui n’ont pas la même valeur dans la question d’art et de littérature. « Les jeunes auteurs dramatiques, peuvent-ils dire, subissent la même loi que nous subissons : nous perdons plus qu’eux, à tout prendre, aux échecs qui les atteignent. Un insuccès ne compromet que leur réputation, capital vague, insaisissable, dont ils ne trouveraient l’escompte à aucune banque; mais il peut ruiner une entreprise dont les bénéfices sont appréciables en beaux écus monnayés. Une pièce tombe : qu’a perdu l’auteur, nous le demandons? Rien, ou tout au plus de menus frais de copiste dont il sera quitte pour quelques deniers; mais nous, nous avons perdu des frais de mise en scène ruineux, et nous avons fait perdre à nos comédiens un temps précieux que nous payons fort cher. Nous partageons avec les jeunes auteurs les revers qui les frappent; eux partageront-ils avec nous les conséquences de ces échecs répétés, et seront-ils solidaires de la faillite qui est au bout de toute gestion dramatique, capricieuse ou imprudente? On nous par le toujours des intérêts de la littérature, comme si le théâtre était encore au temps où l’on jouait des chefs-d’œuvre entre quatre murs nus, avec un éclairage de cinq ou six chandelles, devant un parterre debout et des spectateurs d’élite assis sur des bancs de bois, et l’on ne s’aperçoit pas que, étant données les conditions de la société moderne, un théâtre est nécessairement une entreprise hybride, à moitié littéraire, à moitié industrielle. Que l’on nous ramène donc à ce théâtre primitif, si l’on veut que les reproches qu’on nous adresse aient quelque valeur. » Voilà les raisons que donnent de leur conduite les directeurs de théâtre. Elles sont excellentes, il en faut convenir; mais comme les raisons que donnent leurs critiques ne sont pas moins bonnes, il est clair que la liberté seule peut dénouer cette situation et terminer cette querelle.

Pour nous, que les intérêts de la littérature doivent nécessairement toucher plus que tous les autres, il ressort du débat ainsi engagé cette conclusion, c’est qu’il devient de plus en plus difficile à un jeune auteur dramatique de faire au théâtre l’apprentissage de son art. Conscrit novice, il faut que dès ses débuts il montre tout l’aplomb et toute l’expérience pratique des plus vieux vétérans des campagnes dramatiques ; sinon, on le priera d’aller apprendre son métier avant de se faire jouer. Cette exigence semble juste; au fond, elle est parfaitement déraisonnable. L’apprentissage de tout art doit se faire dans l’atelier même où s’exerce cet art; l’apprentissage de l’auteur dramatique ne peut donc se faire qu’au théâtre. Jadis on était plus indulgent, et partant plus équitable. Une ou même plusieurs chutes ne compromettaient pas l’avenir dramatique d’un auteur; on lui donnait le temps de trouver sa voie, de se corriger de ses erreurs, d’apercevoir ses maladresses. Le génie se trompe longtemps avant de trouver sa vraie direction et fait payer d’avance aux lecteurs et aux spectateurs ses chefs-d*œuvres futurs par des œuvres médiocres, gauches ou puériles; il faut que le public ait assez de patience et de sagesse pour consentir à acheter ses plaisirs au prix de quelque ennui. L’homme le plus sûr de son génie qui ait jamais écrit pour le théâtre, c’est-à-dire Molière, a tâtonné plusieurs années avant d’être en pleine possession de lui-même, et lorsqu’il eut enfin trouvé sa vraie voie dans les Précieuses ridicules, il fit encore un écart et commit cette maladresse qui a pour nom Don Garcie de Navarre. On a demandé de nos jours pour le peuple le droit au travail, nous, nous demanderions volontiers pour les jeunes auteurs dramatiques le droit à l’insuccès, et ce droit, ils ne pourront l’obtenir que si la liberté parvient à diminuer les exigences de luxe et les frais de mise en scène sous lesquels succombent aujourd’hui les entreprises dramatiques, et rend par conséquent moins étroits qu’ils ne le sont les liens qui enchaînent au théâtre l’art et l’industrie.

Cela dit, entrons sans plus de préambule dans l’examen des productions dramatiques récentes. Parmi ces œuvres, il en est quelques-unes qui méritent une attention particulière. Quoique de mérite très inégal, elles ont plusieurs traits communs et donnent par des voies bien différentes la même leçon morale. Montjoye, les Indifférens, Jean Baudry, sont des drames de la vie domestique pris dans la réalité la plus contemporaine, et qui visent avant tout à la vérité. Voyons donc quelles images ils nous présentent de nous-mêmes, et quelles leçons nous pouvons tirer de leurs tableaux.

C’est de la plus remarquable de ces pièces, le Montjoye de M. Octave Feuillet, qu’il faut s’occuper d’abord. Nous félicitons M. Feuillet des progrès qu’il parvient à accomplir sur lui-même et en dépit de lui-même, du courage avec lequel il impose à son talent délicat la transformation la plus cruelle et la plus périlleuse. L’aimable et poétique écrivain qui nous avait déjà prouvé dans Dalila qu’il savait au besoin dessiner des monstres vient, sans crier gare, de commettre un des actes les plus audacieux dont l’histoire de la littérature dramatique fasse mention. Il s’est imposé la tâche d’intéresser et d’émouvoir en nous présentant un personnage qui a pris à rebours la fameuse maxime de Térence, et qui, pendant cinq longs actes très bien menés, nous dit avec le cynisme le plus tranquille : « Je suis homme, et par conséquent rien de ce qui est humain ne peut m’intéresser ou me toucher. » Le personnage de Montjoye est, je crois, le plus effrayant qu’on ait encore osé mettre au théâtre; au moins ma mémoire ne m’en rappelle aucun qu’on puisse lui comparer. Certes les grands poètes dramatiques ont eu bien des audaces; mais M. Octave Feuillet, sans beaucoup y songer peut-être, a fait ce qu’aucun d’eux n’aurait osé faire. Molière et Shakspeare, comme on sait, n’avaient pas de mièvres répugnances à l’endroit des monstres et des caractères odieux ; Don Juan, Tartufe, Macbeth, Richard III sont là pour l’attester. Eh bien! je doute que si quelque ingénieux ami leur eût présenté ce personnage de Montjoye comme un sujet bon à exploiter pour la scène, ils eussent consenti à l’accepter. Certainement leur premier mouvement eût été de se récrier devant un tel caractère et de le déclarer non-seulement inadmissible au théâtre, mais impossible dans la vie réelle. « Comment voulez-vous, auraient-ils dit, que nous puissions faire admettre au spectateur l’existence d’un pareil personnage ? Le plus mauvais père se récriera, le plus mauvais mari frémira d’indignation, l’homme le plus pervers s’arrêtera rêveur et stupéfait devant la conduite de Montjoye, et cherchera, sans parvenir à les comprendre, les sentimens singuliers qui le font agir. Si ce personnage n’était qu’un objet de scandale, passe, nous pourrions le présenter au public ; mais il est encore, il est surtout et avant tout une énigme. Vrai ou faux, il est certainement l’unique de son espèce. On se demande en vain par quels liens cet homme est rattaché au reste de l’humanité, quelle passion l’anime, quelle pensée le guide ; le silence seul vous répond. Le vide moral est aussi complet que possible. Un tel personnage n’est pas dramatique, car il est plutôt fait pour inspirer l’étonnement que l’horreur et la pitié. » C’est cependant ce personnage que M. Feuillet vient de transporter sur la scène avec une rare adresse, et, à l’aide de ce bonheur qui le suit dans toutes ses entreprises, il a fait accepter ce caractère inacceptable, il a fait comprendre cette énigme, il a réussi à intéresser un public composé d’hommes à un homme qui n’a rien d’humain.

Le coup d’audace que vient de tenter M. Feuillet,— sa pièce mérite vraiment cette qualification, — est d’autant plus remarquable que l’audace ne s’y fait sentir nulle part. L’auteur a fait preuve en cela d’une habileté consommée. Il a étreint son monstre d’une main ferme, froide et souple, d’une de ces mains qui dissimulent la vigueur sous l’élégance. La force est partout cachée et ne se révèle par aucune intempérante jactance, par aucune maladroite explosion de violence. Une énergie tranquille, maîtresse d’elle-même, presque voisine de la douceur, tant elle est discrète, règne d’un bout à l’autre de cette pièce, et en fait le véritable intérêt pour les amis du talent de M. Octave Feuillet. Nous avions depuis longtemps constaté que le talent de M. Feuillet était aussi ferme qu’il est gracieux, et que son élégance recouvrait une réelle solidité ; mais notre opinion, malgré l’exemple pourtant si frappant de Dalila, avait rencontré de nombreux contradicteurs. Après Montjoye, comme après Dalila et après Sibylle, nous affirmons qu’une virilité très sérieuse est unie chez M. Feuillet à ses dons reconnus de grâce et de finesse, et nous espérons que cette fois notre opinion trouvera de plus rares contradicteurs.

Je tiens donc le succès de M. Feuillet pour mérité, et toutefois je ne puis m’empêcher de poser un point d’interrogation avant de présenter au lecteur le personnage qui donne son nom au drame. Une seule chose m’étonne dans ce succès, et cette chose est le peu d’étonnement que cause au public le personnage principal du drame. Je n’ai pas vu qu’aucun spectateur soit revenu indigné ou troublé. Les critiques l’ont discuté froidement et tranquillement comme le type le plus naturel du monde, comme un personnage qui a sa place dans notre existence sociale; aucun n’y a vu un être exceptionnel et, pour trancher le mot, une bizarrerie morale. Les plus sévères ont dit : « C’est un mauvais riche, » et s’en sont tenus là. En face de cette tranquillité universelle, on ne peut se défendre de se poser cette question naïve : Mais ce personnage existe donc, puisqu’il n’excite aucune surprise? et s’il existe, où en sommes-nous? Comment! voilà un personnage qui se vante de n’avoir rien d’humain et qui le prouve, et personne n’a l’air de trouver cela extraordinaire! Les spectateurs ont donc rencontré bien souvent des Montjoye? S’il en est ainsi, nous les plaignons de toute notre âme, car ils ont dû faire de cruelles expériences. Le sentiment que soulève généralement ce personnage est celui de la réprobation. Eh bien! nous avouons franchement que nous aurions mieux aimé un peu de surprise. Le succès de M. Feuillet n’y aurait rien perdu, et nous nous sentirions plus rassuré. Le drame de M. Feuillet serait-il un signe du temps? marquerait-il une date? Nous hésitons à le croire, et cependant cette universelle tranquillité des spectateurs ne semble-t-elle pas indiquer que l’auteur a frappé juste et fort, quoiqu’il ait frappé avec modération et prudence? Sous ses airs de réserve, cette pièce a une portée morale des plus sérieuses et des plus propres à faire réfléchir.

Montjoye est un personnage vraiment étrange et qu’il est difficile de faire comprendre au lecteur avec les seules ressources de l’analyse. Les philosophes du dernier siècle, qui s’amusaient à mettre l’homme de la nature en opposition avec l’homme social, seraient fort embarrassés pour savoir dans laquelle de ces catégories ils doivent placer le héros du nouveau drame de M. Feuillet. Montjoye est par excellence un type antisocial, car il vit absolument sans lois. Ne croyez pas cependant qu’il soit pour cela l’homme de la nature; il n’a plus aucun des sentimens qu’elle met au cœur de l’homme, et ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’il semble ne les avoir jamais eus. Non-seulement il s’est affranchi de toutes les lois morales, mais, ce qui est plus difficile, il s’est débarrassé de toutes les lois sociales. Dans une des conversations cyniques où il révéla son caractère, il prend soin de nous expliquer qu’il ne s’est rattaché à rien afin de pouvoir mieux tout dominer. Son début fut un coup de maître. Tout jeune, il s’associa avec un de ses amis pour une entreprise commerciale à double face, à la fois trompeuse et solide, l’exploitation d’une fausse mine d’or qui contenait une vraie mine de cuivre. Il fit manquer habilement l’affaire et en racheta sous main les débris, après s’être retiré à temps de l’association. La mine d’or ruina son associé, qui, ne pouvant survivre à son désastre, se fit sauter la cervelle ; la mine de cuivre au contraire enrichit Montjoye et jeta les fondemens de cette prospérité commerciale que nous voyons arrivée à son point culminant au moment où s’ouvre le drame. Une jeune fille l’aimait, et comme ses parens la lui refusaient, il l’enleva, mais il se garda bien de l’épouser. Depuis trente ans, elle vit sous son toit, femme légitime aux yeux du monde, mais en réalité simple concubine. Cet homme fort, comme il se qualifie lui-même, qui veut que tous dépendent de lui pour ne dépendre de personne, préfère une concubine à une épouse et des bâtards à des fils légitimes. Il n’a pas donné d’état civil à ses deux enfans, qui, moins malheureux que leur mère, ont grandi dans l’ignorance de la fausse et périlleuse position à laquelle leur père les a condamnés par amour de l’indépendance. Montjoye veut bien être bon père et même bon mari, mais il veut que son affection soit un bienfait qu’il accorde volontairement et non une obligation qui lui soit imposée par une loi; en conséquence il s’est réservé le droit de mettre sa femme et ses enfans à la porte quand il lui plaira. Montjoye se montre quelquefois bienfaisant : il a recueilli un ancien camarade de jeunesse d’une nature enthousiaste et généreuse, auquel rien n’a réussi dans la vie, il a fait appeler auprès de lui un jeune avocat sans fortune, le fils de cet ancien ami qu’il a traîtreusement ruiné; mais quand on regarde au fond de ces bienfaits, on découvre toujours qu’ils découlent de mobiles fort différens de la générosité et de la bonté. Ce camarade de collège, cet enthousiaste Saladin qu’il installe dans ses terres, lui servira de répondant moral devant les populations dont il veut briguer les suffrages; la présence de ce jeune George de Sorel dans sa maison fera taire les bruits qui s’élèvent de temps à autre sur sa participation criminelle à la ruine de son ancien associé. Comment trouvez-vous le monstre? n’est-il pas complet? Avec tout cela, vous auriez tort de le croire méchant. S’il agit ainsi que nous venons de le dire, ce n’est pas par scélératesse de nature, ni même par mépris de l’humanité : ces sentimens atroces et violens seraient encore trop puissans pour son âme froide et vide. Non, Montjoye est tout simplement un homme parti de principes faux, qu’il a suivis avec une imperturbable logique pendant trente ans, et qu’il a dû nécessairement tenir de plus en plus pour vrais à mesure qu’il vieillissait, puisque l’expérience ne les a jamais démentis et qu’il est arrivé par eux à la prospérité et à la fortune.

Ces principes ont fait attendre pendant trente ans leurs conséquences, mais elles éclatent à la fin, et Montjoye paie en une heure de temps le prix de toute une vie coupable. Tout croule à la fois autour de lui, et pour que le châtiment soit plus complet et plus saisissant, c’est lui-même qui renversera l’édifice de sa fortune par trop de fidélité à ses détestables principes. Autour de lui, la révolte éclate de toutes parts, et la saine nature humaine, longtemps humiliée, prend sa revanche sur sa morale perverse. George de Sorel allait devenir son gendre; mais le vieux caissier de la maison, que la contrainte d’un silence trop prolongé opprime comme un remords, révèle au jeune homme toutes les circonstances de la ruine de son père. Son dévoué Saladin, qui a travaillé de toute l’ardeur de son âme à son élection, découvre qu’il a été la dupe d’une fausse générosité et lui jette ses bienfaits au visage. Sa femme, lasse d’une position fausse et humiliante qu’il vient encore d’aggraver en introduisant cyniquement une maîtresse sous le toit conjugal, le somme une dernière fois de la faire cesser. Sur son refus, elle prend le parti de quitter la maison, et ses enfans, pressés de choisir entre un père coupable et une mère malheureuse, suivent cette dernière dans sa retraite. En un instant, Montjoye se trouve abandonné de tous; mais tant de coups, dont un seul suffirait pour abattre un autre homme, ne peuvent pas même ébranler son absurde énergie; il se redresse et trouve un mot qui fait frémir, et que personne n’a jamais dit avant lui : « Allons, tout cela n’est rien, soyons homme! » Ainsi ce qu’il appelle être homme, c’est être précisément tout le contraire d’un homme. Si un sonnet sans défauts vaut tout un poème, ce mot, à lui seul, vaut tout un drame, car il résume admirablement le caractère de Montjoye, et il termine de la manière la plus heureuse le troisième acte, le plus émouvant et le plus dramatique de tous.

Nous n’aurions que des éloges à donner à ce drame, si M. Feuillet, cédant, dit-on, aux instances d’un comédien distingué, n’avait pas compromis la portée morale de son œuvre par un dénoûment sentimental qui nous paraît ici un contre-sens. La pièce devait se terminer au quatrième acte, lorsque Montjoye, après avoir blessé en duel George de Sorel, est obligé de fuir devant sa fille, afin de ne pas la tuer par sa présence. Cela choque et fait mal vraiment de le voir au dernier acte redevenu bon père, bon époux et ouvert à tous les généreux sentimens. Montjoye ne doit pas pouvoir se convertir aux bons sentimens de la nature humaine; pour l’honneur de la morale, il doit rester ce qu’il est. Cependant, si ce dénoûment artificiel est absolument nécessaire à la représentation, — ce que nous ne croyons pas, — nous émettons le vœu que M. Feuillet le retranche dans la pièce imprimée. Le drame finit si bien avec la fuite précipitée de Montjoye devant la douleur de sa fille! Le bon sens, la morale et le sentiment poétique sont d’accord pour demander que le spectateur se retire sous l’impression du châtiment du personnage principal.

Si nous, voulions faire usage maintenant du microscope critique, nous aurions bien quelques petits reproches à faire à M. Feuillet. Ainsi les autres personnages de la pièce étouffent pour ainsi dire à l’ombre de Montjoye, qui absorbe à lui seul toute l’attention du spectateur. Leurs caractères, très suffisamment indiqués, ne sont pas cependant dessinés avec autant de netteté que le personnage principal. Ils ont bien leur physionomie à eux, mais il faut y regarder à deux fois ayant de la découvrir. En général, il nous a semblé que M. Feuillet, en écrivant son drame, avait trop songé qu’il écrivait pour le théâtre. Il s’est dit très justement que le drame consistait avant tout dans l’action; mais cette préoccupation légitime l’a peut-être entraîné trop loin. Il s’est ainsi volontairement privé d’une partie de ses ressources; il a contraint au silence toutes ces facultés si subtiles, si éloquentes, si pénétrantes, que nous lui connaissons. Pas une note de rêverie, de poésie et de caprice; le drame marche au pas redoublé, brûlant avec une vigueur et une décision remarquables les diverses étapes de l’action sans se ralentir un instant et sans prêter un regard aux fleurs qu’il était si facile de cueillir tout le long de la route. Le style ordinairement imagé de M. Feuillet est devenu dans cette pièce d’une sobriété qui frise parfois la sécheresse, et on compterait très aisément les métaphores dont elle est émaillée. Celui qui lirait ce nouveau drame sans être averti du nom de l’auteur aurait certainement quelque difficulté à y reconnaître le gracieux écrivain des Scènes et proverbes, le poétique romancier de la Petite comtesse et de Sibylle. Enfin nous ne pouvons nous empêcher de croire que, si l’auteur eût écrit son drame sans une trop grande préoccupation des exigences de la scène, il eût donné à certaines situations tout le développement qu’elles comportaient, nous n’en indiquerons qu’une seule, la scène du second acte où Henriette, la femme de Montjoye, au milieu du tumulte de la fête que donne son mari pour préparer son élection, le presse de compléter cette journée heureuse pour tous en lui donnant ce nom d’épouse qu’il lui refuse et qu’elle a mérité pourtant par un si long martyre. C’est une de ces situations pathétiques où vibrent les cordes les plus morales du cœur humain, et que le talent de M. Feuillet affectionne particulièrement. Eh bien! la scène est moins émouvante qu’on n’aurait pu l’attendre. Certes les plaintes d’Henriette sont touchantes, mais comme elles auraient été plus éloquentes, si M. Feuillet n’eût pas imposé une contrainte à son talent, et s’il eût écrit libre de toute obsession. Dans cette scène cependant, Henriette devait épuiser toutes les ressources des larmes et de la supplication, car c’est pour la dernière fois qu’elle fait appel à la pitié et à la justice de son mari, et lorsqu’elle reparaîtra devant lui, ce ne sera plus pour le supplier, mais pour lui faire une sommation impérieuse et pressante. Telle qu’elle est, cette scène ne laisse pas prévoir la prochaine résolution d’Henriette; on se dit que c’est une scène comme il a dû y en avoir beaucoup dans le ménage Montjoye, et que ce ne sera pas la dernière. Or il fallait précisément qu’on sentît que c’était la dernière ; mais la crainte du public impatient des longueurs assiégeait la pensée de M. Feuillet. Il a donc coupé court brusquement aux plaintes d’Henriette et à la philosophie cynique de Montjoye. Allongée de trente lignes comme M. Feuillet sait les écrire, cette scène devenait admirable.

Toutes ces critiques néanmoins disparaissent devant la vigueur avec laquelle M. Feuillet a dessiné son personnage principal et devant l’habileté avec laquelle il a su le présenter et le faire accepter du public. C’était une tâche difficile, car, nous le répétons, ce caractère est sans précédens aucuns, et il est dans son immoralité d’une telle anomalie, d’une telle excentricité monstrueuse, que si l’on eût passé en revue les noms des auteurs capables de le mettre en scène, celui de M. Octave Feuillet est le dernier auquel on aurait songé. Cette entreprise semblait convenir surtout au talent de M. Dumas ou de M. Augier, et certes personne ne se serait étonné de les y voir échouer, tant elle est ardue; c’est M. Feuillet qui s’y lance, et pour comble de bonheur il y réussit. C’est donc un succès qui peut compter double pour lui, et qui mérite un double applaudissement.

In medio stat virtus, disait le sage de l’antiquité. Cette maxime n’est point, paraît-il, du goût de nos auteurs dramatiques et dans le courant de notre époque. Les personnages qu’ils nous présentent sont placés à une telle distance du milieu de la nature humaine, qu’ils nous donnent une sensation étrange d’éloignement. Il semble qu’il faudrait voyager un temps infini pour les rejoindre. Certes Jean Baudry, le héros du nouveau drame de M. Vacquerie, est bien différent de Montjoye; ils ont cependant cette ressemblance commune, c’est qu’ils sont placés aux extrémités de la nature humaine. Seulement Montjoye, si odieux qu’il paraisse, est vrai, tandis que Jean Baudry, malgré les vertus qu’on lui prête, est parfaitement chimérique. Un jour, Jean Baudry surprend un gamin des rues qui fouillait indiscrètement dans ses poches. Vous ne l’eussiez point ramassé; mais Jean Baudry le fit. Tout philanthrope a sa pensée, et celle qui traversa en ce moment l’esprit du héros de M. Vacquerie fut passablement étrange : il lui vint l’idée de se dévouer corps et âme à cet enfant. Les plus subits miracles de la grâce ne sont pas plus foudroyans que cet accès d’humanité. Acceptons toutefois ce point de départ : Jean Baudry a fait une action généreuse à laquelle il faut applaudir, car il n’y aura jamais trop de générosité en ce monde. Olivier a grandi, et, grâce aux soins de son protecteur, il est devenu un jeune médecin savant, et, comme d’habitude, plein d’avenir. Cependant l’éducation, en dépouillant l’enfant de son écorce grossière, n’a pas été assez puissante pour transformer son cœur; sa nature sauvage et malfaisante se réveille par momens, et donne à 1?excellent Jean Baudry de fréquentes occasions de dépenser un peu de cette faculté de dévouement dont il est trop plein. Ces petits exercices répétés de sacrifice et de patience sont pour le bonhomme ce que sont les saignées mensuelles pour les tempéramens apoplectiques. Olivier aime éperdument la fille d’un négociant du Havre, dont il n’ose demander la main, et dont le père est l’ami intime de Jean Baudry. Jusque-là il est dans son droit : il aime, il est aimé, et s’il pouvait se contenir un peu plus, il n’y aurait rien à reprendre dans sa conduite ; mais une des particularités les plus curieuses de ce drame, c’est que les personnages semblent avoir une peine infinie à mettre leur conduite d’accord avec le bon sens. A chaque instant, on a envie de leur dire : « Arrêtez-vous! vous outre-passez votre droit, vous exagérez votre devoir. Des conditions nouvelles vous créent de nouvelles obligations, et votre conduite, légitime hier, ne l’est plus aujourd’hui. » Olivier, qui tout à l’heure n’était que turbulent, s’avise de devenir odieux. Pendant qu’il se désespérait, la ruine a surpris le père de la jeune fille qu’il aime. C’est Jean Baudry, l’universel bienfaiteur, qui répare cette ruine, et, pour ne pas humilier son obligé, il lui demande la main de sa fille. Mlle Andrée, le seul personnage sensé de la pièce, le seul dont la conduite soit d’accord avec les vrais principes moraux, marche sans hésiter au-devant de son devoir et accepte la proposition de l’honnête Jean Baudry. Elle fait taire son cœur et se dévoue à l’homme qui a sauvé l’honneur de son père. Il semble qu’Olivier n’aurait qu’à faire ce que fait Mlle Andrée, c’est-à-dire se taire et se résigner; mais non : il s’emporte et se révolte sans songer un seul instant que lui, qui hier avait tous les droits que donne la nature, n’en a plus aucun du moment où Mlle Andrée lui a fait part de sa décision nouvelle, des motifs de cette décision et du nom de celui qu’elle épouse. Alors suit une série de scènes péniblement odieuses entre Olivier et son protecteur, où les deux personnages engagent une lutte de sentimens bizarres qui finit, comme toujours, par la défaite de ce brave Jean Baudry. Ce martyr du dévouement utopique et du devoir chimérique renonce à la main de Mlle Andrée et part avec Olivier en annonçant qu’il le ramènera. Voilà tout le drame. Je me demande ce que M. A. Vacquerie a voulu prouver? S’il a voulu proposer Jean Baudry à l’imitation des spectateurs, je crains fort qu’il n’ait manqué son but : la gloire de son héros ne convertira et ne tentera personne ; mais si par hasard il a voulu démontrer cette proposition de morale pessimiste à la Candide, que nous devons toujours nous attendre à expier nos vertus, et que le bien que nous faisons entraîne inévitablement son châtiment, il a réussi. Il est très facile de reconnaître à quelle influence Jean Baudry doit sa fièvre de dévouement. Il est évident qu’il a lu les Misérables de M. Victor Hugo, et que le caractère de l’évêque Myriel lui a inspiré un enthousiasme aussi contagieux que celui que l’Amadis inspira jadis à don Quichotte. Seulement, comme il arrive toujours, l’imitateur a exagéré son modèle et l’a faussé en l’exagérant. On comprend les mobiles qui font agir le saint évêque : c’est la foi, la charité, le zèle chrétien; mais on ne distingue pas aussi clairement les mobiles qui poussent Jean Baudry au sacrifice et à l’immolation de lui-même. M. Vacquerie croit-il par hasard que la nature humaine réduite à ses seules ressources soit capable de tels prodiges de dévouement? En vertu de quels principes, de quelle morale, de quelle foi irrésistible et profonde le héros de M. Vacquerie fait-il aussi bon marché de lui-même? Quel grand intérêt l’oblige? quelle haute nécessité le commande? De deux choses l’une : ou bien il se dévoue par caprice, par fantaisie d’imagination; ou bien il se dévoue par instinct machinal et instinctif, par passivité de nature. Ce sont là deux tristes mobiles d’action, et, quel que soit celui qu’on choisisse pour expliquer la conduite de Jean Baudry, il est peu fait pour relever son caractère et le rendre intéressant. Ou Jean Baudry est un excentrique, ou c’est tout simplement ce qu’on appelle dans le monde une bonne pâte d’homme, destiné à jouer le rôle de dupe. Quant à être un grand et noble caractère, comme a l’air de le croire M. Vacquerie, jamais. Les hommes d’une noble nature ne font pas aussi bon marché d’eux-mêmes, et savent mieux défendre leurs droits. Cette espèce de vulgarisation du sacrifice que M. Vacquerie nous présente dans la personne de Jean Baudry serait mortelle à la morale, si par hasard elle était possible. Qu’est-ce, je le demande, qu’une bonté qui n’est pas armée de fermeté et qui est à la merci de tous les hasards de l’égoïsme humain et de tous les caprices des natures grosières ou cupides? Un homme d’un noble caractère aurait très bien pu, comme Jean Baudry, ramasser le jeune Olivier; mais certainement, cela une fois fait, il l’aurait élevé de telle sorte que sa dernière incartade n’eût jamais été possible. Ce Jean Baudry si humain, si prompt au sacrifice, devrait mieux comprendre les devoirs qu’il s’impose. Il est très évident qu’il a mal élevé Olivier, car ce caractère ne peut se comprendre que par une mauvaise éducation ou par une dépravation innée et indestructible. M. Vacquerie aime mieux croire à la force du sang, à la fatalité des instincts; il semble admettre que la nature est incorrigible. Si M. Vacquerie n’était qu’un romantique, cette opinion serait parfaitement d’accord avec les principes de son école; mais il est aussi un démocrate, et alors comment concilie-t-il cette croyance à la force du sang avec les principes de la démocratie? Pour moi, j’aime mieux croire à une mauvaise éducation, et le ton des conversations de Jean Baudry avec Olivier suffit pour justifier mon opinion. On ne parle pas un langage plus faible, plus timide, plus mou, qui autorise davantage l’indiscipline, la révolté et l’insolence. Un héros du stoïcisme, ce Jean Baudry ! Eh ! non, mille fois non, ce n’est qu’une ganache qui a bon cœur, ou plutôt c’est tout simplement ce personnage de convention de la littérature du dernier siècle, l’homme bienveillant et sensible rajeuni selon les formules d’une certaine école et accommodé au goût du jour.

Les Indifférens, de M. Adolphe Belot, l’un des auteurs du Testament de César Girodot, valent, à mon avis, beaucoup mieux qu’on ne l’a dit. La pièce est longue, traînante, nonchalante et froide comme les personnages mêmes dont elle porte le nom et qu’elle veut peindre ; mais elle ne manque ni d’esprit, ni de vérité, ni de finesse. C’est encore une singulière maison que celle où M. Belot nous introduit : il y règne une température glaciale que les feux de l’enthousiasme le plus brûlant ne parviendraient pas à dissiper. Dès qu’on y entre, on commence à frissonner, au bout de quelques heures on y gèle, et si on ne prend pas le parti de s’en aller, on court risque de partager le sort des habitans de cette Sibérie de nouvelle espèce. Tous les membres de cette famille vivent comme étrangers les uns aux autres, indifférens à leurs actions réciproques ; on dirait les hôtes d’un hôtel garni parisien ou d’un boarding house anglais. Ils se rencontrent aux heures des repas, échangent quelques paroles insignifiantes et banales ; puis, le repas fini, chacun va de son côté. Il est convenu que les actions du mari ne regardent pas la femme, que les actions du fils ne regardent pas le père. Indifférens les uns aux autres, ces singuliers personnages le sont bien plus encore au reste du monde ; ils ne se soucient de quoi que ce soit, et vivent dans le néant moral le plus complet. Cela m’est bien égal, cette parole qui revient sans cesse sur leurs lèvres et qui commence et finit invariablement tous leurs discours, est la formule parfaite de leur existence. Rien n’est contagieux comme l’indifférence, et rien ne s’apprend plus vite, parce que rien ne lasse plus vite. Que faire en face d’un indifférent quand on est condamné à vivre avec lui ? Se taire et l’imiter. On se fatigue de dépenser inutilement son enthousiasme, son intelligence, sa sensibilité. On renferme donc en soi tous ces trésors qui n’ont pas leur emploi, et comme les journées se passent sans qu’on ait l’occasion d’en faire usage, on les oublie, et au bout de quelque temps on ne saurait dire s’ils ont existé. C’est là l’histoire de la famille Simonet. Il a suffi d’un seul personnage, M. Simonet père, pour communiquer l’indifférence à toute sa maison. Selon lui, pour vivre heureux, il ne faut rien prendre au sérieux dans la vie, il faut traiter toutes choses comme de simples blagues, selon le mot de son fils Aristide, qui a merveilleusement profité des leçons de ce sage père. Cette belle morale a porté ses fruits, et il ne se passe guère de jour où M. Simonet ne s’applaudisse de l’avoir fait adopter par tous ceux qui l’entourent. Comme Montjoye, il attend pendant trente ans les conséquences de ses principes; elles arrivent à la fin. Un jour vient où il a besoin des secours et de l’affection de sa famille : il s’adresse à sa femme, et celle-ci l’envoie promener; il se tourne vers ses enfans, et ceux-ci le regardent avec étonnement sans le comprendre. Qu’est-ce qu’il leur demande en effet? L’indifférence n’est-elle donc plus la première et la plus utile des vertus? La donnée de cette comédie est des plus vraies et des plus morales. M. Belot a très judicieusement posé le doigt sur le vice véritable de notre société contemporaine, l’indifférence. Sa comédie est prise dans la réalité la plus exacte, mais elle a le tort de n’être pas dramatique. Des indifférens ne prêtent pas au drame, parce qu’ils ne se prêtent pas eux-mêmes à la lutte, à l’action et à la passion. Tant qu’il ne s’agit que de poser et d’expliquer les caractères, la comédie marche à merveille; mais dès que la catastrophe menace, elle s’arrête court. La nonchalance des personnages fait obstacle à l’action ; c’est à peine s’ils ont la force de se lever sous l’aiguillon qui les pique; ils se réveillent en se frottant les yeux et demandent ce qu’il y a. Leurs habitudes invétérées d’indifférence leur font prendre trop froidement le coup qui les frappe, les protègent trop contre la douleur et la passion. Contrairement à la coutume des personnages de drame, qui ont un penchant invincible à exagérer leurs sentimens, les personnages de cette comédie restent en-deçà des sentimens qu’ils devraient éprouver; quand ils sont émus, ils le sont moins que leur situation ne le comporte. La comédie de M. Belot a donc d’excellentes qualités; mais, par la faute même du vice qu’elle veut peindre, elle a un peu le défaut de la jument de Roland, elle ne marche pas.

Le théâtre contemporain appartient tout entier à la prose; la comédie en vers semble en être bannie, et ceux-là mêmes qui naguère se faisaient honneur de lui rester fidèles, comme M. Emile Augier, l’ont abandonnée. Les poètes ne font plus à la scène que de rares apparitions : ils sont la terreur des théâtres, et du plus loin qu’on en voit venir un, on lui ferme la porte au nez, pour peu qu’on soit averti à temps. Plus heureux que la plupart de ses frères en Apollon, M. Edouard Pailleron est parvenu à se faire accepter dans ces lieux inhospitaliers. Il est vrai qu’il a pris le meilleur moyen pour se faire accepter : pas de grandes machines présomptueuses, de petites comédies en un acte ou deux, bien gentilles, bien accortes, et très suffisamment éveillées, dont on peut écouter sans fatigue pendant une heure l’aimable babil. M. Pailleron a de la facilité plutôt que de la verve, et de l’esprit plutôt que du trait. Il coupe un dialogue en aussi menus morceaux qu’il le peut, et les tirades lui sont à peu près inconnues; mais s’il n’y prend garde, cette précaution, assez sage en apparence, lui jouera un mauvais tour, et pour avoir voulu trop chercher la rapidité et fuir la monotonie, il écrira des vaudevilles en vers au lieu d’écrire des comédies. Ce défaut est déjà sensible dans sa nouvelle pièce, le Dernier quartier. C’est encore d’une sorte d’indifférent qu’il s’agit ici. Quoiqu’elle soit écrite en vers, cette petite comédie ne nous éloigne donc pas des mœurs et des caractères que nous venons de passer en revue. Raymond est un jeune mari qui a certainement été camarade d’adolescence d’Aristide Simonet. Au bout de six mois de mariage, son affection est à bout de force ; cependant il finit par reprendre courage et promet d’aimer sa femme autant qu’il pourra. Nous n’avons pas à raconter les menus incidens qui l’amènent à cette louable résolution; qu’il nous suffise de dire que la petite comédie dont il est le héros marche sans embarras, d’une allure dégagée, et qu’elle par le un langage facile et quelquefois heureux.

Ainsi partout, même dans la comédie en vers, le théâtre nous ramène à la réalité contemporaine. Je ne vois guère qu’un seul rebellé à cette domination acceptée de tous. Voici une fantaisie de M. de Banville, Diane au bois, où. l’auteur s’est abandonné tout à son aise à son amour pour les images et les métaphores. M. de Banville, qui a un goût très vif, on ne peut le contester, pour toutes les jolies choses poétiques, a-t-il lu par hasard l’Aminta du Tasse? Nous croirions volontiers qu’il a pris la donnée première de sa comédie héroïque (c’est le titre qu’il a donné à sa pièce) dans le prologue de la pastorale italienne, où l’on voit l’Amour en habit de berger vivant parmi les simples gens des campagnes, et venant annoncer qu’il se dispose à châtier le cœur de la plus cruelle des nymphes qui suivent le cortège de la chaste Diane. Nous nous bornons à indiquer cette ressemblance, peut-être trompeuse. L’emprunt d’ailleurs, si emprunt il y a, est de ceux qui sont parfaitement autorisés. Si je fais cette observation, c’est que sa pièce, tout antique qu’elle s’intitule, semble s’être promenée dans beaucoup de lieux qui sont très modernes, et qu’il n’y aurait par conséquent rien d’étonnant à ce qu’elle eût fait une excursion dans la pastorale italienne. Le dilettantisme poétique de M. de Banville est en effet très souple et très étendu, car il va de Théocrite et de Virgile à Ronsard et à Shakspeare. Sa pastorale de Diane au bois est sous ce rapport une œuvre de marqueterie poétique des plus curieuses. Ses dieux et ses nymphes tantôt se contentent de traduire correctement et sobrement le langage des bergers de Théocrite, tantôt s’abandonnent à la furie métaphorique comme les personnages de Shakspeare, tantôt parlent gravement et doctoralement le langage des poètes versés dans les mystères de la théologie païenne. même curieuse marqueterie dans les caractères de ses personnages : ses dieux sont tantôt les dieux rustiques et simples des bois et des clairières antiques, tantôt les dieux de nos anciennes allégories dramatiques ou pittoresques, tantôt enfin les dieux métaphysiques de la critique moderne. M. de Banville cherche à fuir la réalité contemporaine; mais cette réalité se venge de lui, et il est à son insu beaucoup plus moderne qu’il ne le croit. On distingue facilement dans cette fantaisie antique des traces d’influence qui datent de 1862 ou 1863. Je lui signale, entre autres passages, une certaine conversation de Diane avec ses nymphes touchant le caractère et les mœurs des habitans de l’Olympe. Le souvenir d’Orphée aux Enfers a bien certainement passé par là. Vous voyez qu’on n’échappe jamais à son temps, et qu’il vous rattrape au moment où on croit en être le plus loin. La pastorale de M. de Banville est d’ailleurs écrite en vers amples, harmonieux, sonores, qui se lisent avec plaisir.

Voilà le bilan le plus récent de notre littérature dramatique : il n’est ni plus ni moins remarquable que celui des années précédentes; mais l’impression dernière qui nous reste de ces productions n’est pas des plus gaies. Les trois pièces principales que nous avons examinées, quoique bien différentes, se ressemblent en ce qu’elles révèlent toutes trois un vide moral et une incertitude de principes qui sont vraiment faits pour affliger. On dirait qu’il y a quelque ressort brisé dans l’âme contemporaine, et que le cœur de la société ne bat plus aussi fortement qu’autrefois. La tristesse et la lassitude sont au fond de toutes ces productions dramatiques qui, contrairement à l’antique adage, castigat ridendo mores, semblent ne pouvoir nous instruire qu’en pleurant ou en bâillant. La gaîté semble disparue du théâtre et des mœurs; aucun de ces personnages n’a le plus petit mot pour rire et aucun ne prête à rire, même parmi ceux qui ont la prétention d’appartenir à la comédie. Les caractères sérieux donnent le frisson, les caractères frivoles inspirent la mélancolie. Nous semblons vraiment descendre depuis plusieurs années les cercles d’une géhenne littéraire qui n’ont rien à envier aux cercles de l’enfer de Dante. Nous avons traversé successivement les mares infectes, les bois des harpies, les cercles de feu; nous voici arrivés maintenant dans les régions de glace, les dernières de toutes, celles au bout desquelles il n’y a plus rien. Puisse au moins cette étape être la dernière pour nous comme elle fut la dernière pour le poète florentin! Puissions-nous, comme lui, au sortir de la région où sont châtiés les cœurs de glace, nous retrouver en face de la saine humanité, des cœurs vivans, du ciel et de la nature !


EMILE MONTEGUT.