Le Théâtre contemporain - Le marquis de Villemer ; L’ami des femmes
En assistant l’autre soir à la représentation du Marquis de Villemer, je faisais cette réflexion que les hommes sont encore presque aussi ignorans des lois auxquelles obéit le vrai génie qu’ils l’étaient au moyen âge des lois auxquelles obéissent les astres. Autrefois, lorsque le soleil se voilait ou qu’une comète apparaissait dans le ciel, ils criaient au prodige et au miracle ; aujourd’hui, toutes les fois qu’un écrivain de génie se montre sous un aspect que nous ne lui connaissions point encore, ou nous touche par d’autres moyens que ceux qui lui étaient habituels, nous nous étonnons et nous prononçons le mot de surprise. Ces surprises pourraient cependant être aussi infailliblement calculées que le retour des éclipses et la marche des planètes, et la seule chose surprenante en cette occasion est notre étonnement. Il n’y a là ni prodige ni miracle, il y a l’accomplissement d’une loi naturelle qui, mieux que les prodiges et les miracles, peut nous faire mesurer la distance qui sépare les écrivains d’un vrai génie des talens artificiels nés des influences échauffantes de la civilisation, ou des talens pénibles et gauches nés des efforts d’une volonté laborieuse. Le talent formé par les influences sociales ou acquis par le travail a des limites, le vrai génie n’en a pas, parce qu’il est un don de la nature, et qu’il en possède la puissance et la fertilité. Vous vous étonnez chaque fois que cet écrivain, qui vous a ému vingt fois peut-être, vous émeut de nouveau, et vous vous demandez quand donc il perdra ce pouvoir qu’il exerce sur votre âme ? Mais ce qui serait extraordinaire, c’est qu’étant ce qu’il est, il ne vous eût pas ému encore. Demandez donc au printemps quand il se lassera de succéder à l’hiver ; demandez à ce ruisseau, qui déjà coulait avant que vous fussiez né, quand donc il s’arrêtera, et comment il se fait que ses eaux soient aussi fraîches qu’au jour où pour la première fois vous y avez trempé vos mains. Le génie, comme la nature, est entretenu dans une jeunesse éternelle par une métempsycose incessante, et le seul étonnement véritable qu’il pût nous réserver, ce serait de le voir s’épuiser et vieillir. Mme Sand par exemple vient de remporter à la scène un des triomphes les plus incontestés qu’il y ait eu depuis longtemps ; mais vraiment cela était dans l’ordre inévitable des choses, et il devait arriver infailliblement un jour où elle battrait les dramaturges les plus experts et les plus rompus à toutes les ruses du métier rien que par le seul choix de son sujet et le seul instinct de son génie. Nous avons donc joui avec une pleine sécurité du nouveau plaisir qu’elle nous a donné, comme on jouit d’une belle matinée ou d’un beau coucher de soleil, en réservant notre étonnement pour le jour où ses inspirations heureuses s’arrêteront, et où elle cessera d’être pathétique comme le cœur humain son maître et féconde comme la nature sa mère.
Vous qui demandez ce-que c’est que le génie, à quels signes on le reconnaît et comment il faut s’y prendre pour le séparer du simple talent, allez à l’Odéon voir représenter le Marquis de Villemer le lendemain du jour où vous aurez vu jouer quelqu’une des pièces nouvelles de nos jeunes auteurs en vogue, productions ingénieuses de l’esprit de paradoxe et de l’observation morale sophistiquée. Je comparerais volontiers le spectateur qui entre au théâtre à un patient d’une nouvelle espèce qui consentirait à livrer l’organe le plus précieux de la vie aux expériences d’un opérateur en renom. Il livre son cœur aux pinces, au scalpel, aux aiguilles du chirurgien dramatique, pour qu’il y réveille la vie, qu’il y entretienne la sensibilité des fibres et la tendresse des tissus. Combien de fois cette opération que vous allez chercher par plaisir ne vous a-t-elle pas paru douloureuse ! Combien de fois n’avez-vous pas eu envie de crier ou même n’avez-vous pas crié à l’opérateur : Mais faites donc attention, brutal ! vous coupez le nerf que vous devez seulement toucher ; mais prenez garde, maladroit, vous vous trompez de fibre, et les tâtonnemens de votre main me font horriblement souffrir ! Le rire que vous m’arrachez est spasmodique et résulte de la douleur convulsive que vous me faites éprouver, les larmes que vous appelez s’arrêtent à la gorge et refusent de jaillir, et quant aux paradoxes et aux sophismes que vous me présentez en manière d’excuse, elles n’ont d’autre effet que d’ajouter l’indignation à ma souffrance. Avec Mme Sand, au contraire, vous pouvez vous livrer sans crainte ; vous n’avez à redouter ni ces tâtonnemens, ni ces maladresses, ni ces sophismes et ces paradoxes par lesquels l’ignorance aime à s’excuser et à se justifier. C’est une volupté délicieuse que de sentir cette main sûre d’elle-même se porter sur votre cœur et aller droit à la fibre précise qu’elle veut et qu’elle doit faire vibrer à travers les obscurités de la nature et le labyrinthe inextricable du réseau nerveux de la sensibilité. Elle ne fait pas le siège de votre cœur, elle n’essaie pas de le contraindre par des alarmes grossières ou de le surprendre par des ruses indiscrètes et malséantes : elle le touche légèrement, et soudain le rire éclate franc et spontané, et les larmes jaillissent en abondance des yeux heureux de les répandre. Vous voulez savoir la différence du génie au talent, écoutez avec quelle sonorité votre rire éclate et regardez de quelle manière vos larmes ont coulé.
Ce n’est pas assez de dire que le génie est un don de la nature ; il serait plus exact de dire qu’il est la nature dans l’âme humaine. Leurs moyens de conservation et de renouvellement sont les mêmes, le secret de leurs éternelles métempsycoses est le même. C’est ainsi qu’il n’y a pas de vrai génie qui ne possède cette faculté d’absorption et d’assimilation par laquelle la nature transforme tout ce qui tombe dans son vaste sein. Or personne de notre temps ne possède cette faculté au même degré que Mme Sand. Sous ce rapport, elle est comparable à une riche terre pleine de sucs généreux, qui réalise à toute heure le miracle du grain de sénevé. Tout atome de matière qui tombe en elle produit un arbre magnifique, tout germe y fait éclore une plante. Anecdotes, impressions de lectures, souvenirs, observations morales, combinaisons fantasques et passagères d’une rêverie en apparence sans objet, tout cela, échauffé par sa puissante imagination, s’ouvre, se développe, grandit, et se transforme en œuvres éloquentes et pathétiques, sans qu’elle-même le plus souvent puisse dire comment ce miracle de l’assimilation s’est opéré, car le génie est un alchimiste inconscient comme la nature, et il crée et engendre en ignorant les lois de sa propre fécondité. Quelquefois le lecteur clairvoyant et subtil parvient à surprendre les germes de ces œuvres qui se dérobent la plupart du temps à ses regards, et alors son étonnement est extrême en voyant combien ils sont imperceptibles et en apparence stériles. Ce roman est né d’une rêverie passagère que vous auriez chassée de votre esprit avec dédain, ce drame est né d’une impression de lecture qu’une impression nouvelle aurait bien vite effacée de votre imagination. Pour nous, il n’est pas douteux que Leone Leoni, par exemple, soit né d’une lecture de Manon Lescaut, que le charmant Teverino soit sorti des rêveries qui ont suivi la lecture de Wilhelm Meisler, que la Mare au Diable et toute la série des petits romans champêtres soient issus d’un enthousiasme passager pour le style du bon Amyot du de tel autre conteur français. Comment ces œuvres sont-elles sorties de tels germes si imperceptibles, si microscopiques ? C’est là le secret de cette puissance d’assimilation, dont le Marquis de Villemer, récit et drame, nous offre une double preuve. D’où croyez-vous que provienne ce charmant récit du Marquis de Villemer, qui a fait couler tant de larmes flatteuses pour ses héros et pour son auteur ? Je crois avoir découvert ce secret, et je vais vous le confier. Parmi les romanciers contemporains, un seul a eu jusqu’à présent le don de piquer l’émulation de Mme Sand, et l’heureux auteur sur qui s’est portée cette faveur d’une personne de génie est le romancier délicat auquel ne saurait manquer aucune bonne fortune, M. Octave Feuillet. Il n’a échappé à personne que Mademoiselle La Quintinie était la contre-partie de Sybille ; mais tout le monde a admiré le Marquis de Villemer sans se douter que ce récit était la contrepartie du Roman d’un Jeune Homme pauvre. Vous étiez-vous douté de rien de pareil ? Vous aviez lu le Marquis de Villemer sans plus songer au Jeune Homme pauvre que s’il n’avait jamais existé, tant les fables et les caractères des deux récits sont différens, tant leurs données sont dissemblables. Mme Sand aura lu le roman de M. Feuillet, et se sera dit tout en rêvant : « Mais pourquoi ne ferais-je pas à mon tour le roman de la jeune fille pauvre ? » Et de ce point d’interrogation est sorti le chef-d’œuvre que vous avez lu.
La transformation du récit en drame nous donne un nouvel exemple de cette incroyable puissance d’assimilation. Si j’en crois les propos des coulisses et des salons, Mme Sand, avant de composer son drame, aurait consulté un jeune auteur dramatique connu par de nombreux et solides succès, celui-là même qui a eu l’honneur de partager avec elle dans cette quinzaine l’attention du public, M. Alexandre Dumas fils. M. Dumas a construit, dit-on, la charpente des premiers actes, disposé les scènes, prodigué les mots, taillé les chevilles, préparé les mortaises devant Mme Sand, qui avait consenti, avec la docilité d’une apprentie avide de savoir et de comprendre, à travailler sous les ordres de cet ingénieux patron. Ce travail préparatoire une fois terminé, Mme Sand s’est hâtée de le défaire : il n’est pas resté une seule disposition du plan primitif, pas une entrée, pas une sortie, pas un seul trait. Ce travail a donc été inutile ? Non certes. En vertu de cette puissance d’assimilation qui la caractérise, Mme Sand avait retenu pour ainsi dire l’âme de ce travail tout en en rejetant le corps. Elle savait tout ce qu’elle avait besoin de savoir, comment on fait marcher une action avec un mot placé à propos qui change brusquement la marche du dialogue, et comment on obtient un effet pathétique avec un geste muet, un mouvement de corps, une joue présentée au baiser avec une vivacité expressive. L’emploi du baiser surtout, comme moyen dramatique, est une des nouveautés les plus charmantes du drame de Mme Sand, et peut-être, sans son association passagère avec M. Dumas, n’eût-elle pas aperçu toute la valeur de cet aimable ressort d’action. Il y en a deux qui sont du plus heureux effet : celui par lequel la marquise de Villemer absout toutes les sottises de son fils le duc d’Aléria au premier acte, celui par lequel, au dernier, Mlle de Xaintrailles déclare qu’elle accepte Mlle de Saint-Geneix pour sa belle-sœur. Qui donc a songé, devant ces deux baisers chastes et honnêtes, expressions d’une sensibilité contenue et loyale, aux mouvemens équivoques des personnages du Demi-Monde et du Fils naturel ? Personne assurément, et pourtant cet emploi judicieux des vivacités physiques de l’âme remplaçant la parole par l’acte est une des originalités les mieux marquées du talent de M. Dumas. Si donc, comme on l’a dit, le jeune auteur a donné des conseils à Mme Sand, son travail achevé, il aurait été bien inspiré d’en prendre d’elle à son tour, et de lui demander sa collaboration amicale pour sa pièce nouvelle de l’Ami des Femmes ; elle lui aurait appris des secrets plus précieux que ceux qu’il pouvait lui enseigner, et sa comédie aurait gagné en bienséance sans rien perdre en franchise.
La bienséance, tel est le charme principal et le grand caractère de la pièce nouvelle de Mme Sand. Grâces en soient rendues au ciel, enfin nous trouvons une pièce où les sentimens sont d’accord avec la morale, où les passions sont d’accord avec le bon sens, où l’honnêteté ne nous révolte pas par sa brutalité et son cynisme, où la vertu ne nous fatigue pas par son pédantisme, où les pensées que l’on cache sont aussi avouables que celles qu’on exprime. Nous sommes chez d’honnêtes gens, appartenant à la saine nature humaine, aussi irréprochables dans leurs paroles que dans leurs actes, et qui considéreraient à juste titre un mot grossier comme l’équivalent d’une mauvaise action, et un geste impropre comme une infraction à la morale. Tous les personnages sont également sympathiques, et le cœur va de l’un à l’autre sans décider lequel il préfère et sans même avoir envie d’exprimer une préférence, tant leurs mobiles sont également clairs, avouables, naturels, tant leurs préjugés sont honorables, leurs scrupules légitimes ou leurs folies excusables, tant en un mot leur conduite est expliquée par l’auteur avec une impartialité intelligente et judicieuse. Le duc d’Aléria, qui a ruiné gaîment sa famille, ne nous scandalise pas plus qu’il ne scandalise ses proches, car nous comprenons que les folies de sa jeunesse ont bien pu dissiper sa fortune, mais non pas entamer son honneur, — et les préjugés nobiliaires de la marquise, — préjugés bien légers, bien à fleur d’âme, bien tempérés par les délicatesses de la conscience et de l’éducation, — nous semblent tout naturels, tant ils se confondent avec les scrupules légitimes d’une mère de famille qui est chargée de veiller à l’honneur de son nom et au bonheur de ses enfans. Les personnages sont si bien d’accord avec eux-mêmes, si bien d’aplomb, d’une si parfaite logique, que leurs actions les plus extrêmes nous semblent une conséquence toute simple de leurs caractères, et que leurs sentimens les plus nobles ne nous étonnent pas plus qu’ils ne les étonnent eux-mêmes. Le marquis de Villemer se réduit à la pauvreté pour payer les dettes du duc d’Aléria, et ce sacrifice, qu’il accomplit sans effort, comme il l’annonce sans emphase, ne nous donne aucune envie de crier à l’héroïsme. Nous approuvons Mlle de Saint-Geneix, la jeune gouvernante, lorsque nous la voyons taire des sentimens que son devoir lui défend de laisser échapper de son cœur, et s’éloigner d’une maison où son honneur pourrait être soupçonné, sans qu’il nous vienne à l’esprit de penser un seul instant qu’elle pourrait agir autrement qu’elle n’agit. D’ordinaire l’héroïsme, la vertu, le désintéressement, le sacrifice, sont un peu raides et durs, parce qu’ils servent d’antithèses à l’égoïsme, à la cupidité et au vice, parce qu’ils sont présentés comme des exceptions au train ordinaire de la réalité ; mais ici l’héroïsme et le désintéressement semblent l’élément même de la nature humaine en bonne santé, ils sont comme dissous dans l’air que respirent les personnages. L’humanité peut être ailleurs ce qu’elle voudra ; dans ce château de Villemer, la noblesse est son élément naturel, et nous ne comprendrions pas qu’elle pût en avoir un autre. Que vous dirai-je ? Cette noblesse d’âme et de cœur est si parfaite qu’on ne la sent pour ainsi dire qu’à la longue, par l’effet d’un rayonnement insensible et lent, et qu’elle émane des personnages comme la chaleur émane des corps lumineux. La noblesse est leur manière d’être, d’exister, leur volonté n’a rien à voir dans leurs vertus, et pour agir comme ils font, ils n’ont qu’à suivre leurs instincts. Aussi ces raffinés d’honneur et de délicatesse ont-ils le charme qui émane de tous les êtres instinctifs et fidèles sans efforts à leur loi morale, c’est-à-dire la naïveté.
La nouvelle œuvre de Mme Sand rend bien difficile la tâche de la critique, car elle la réduit à l’admiration. La critique est volontiers un peu pessimiste et malveillante, et elle a même été instituée en partie pour être pessimiste et malveillante. Il ne lui déplaît pas de trouver un auteur en faute, de relever les côtés faibles d’un ouvrage, et toute erreur qui lui donne une occasion de discuter est pour elle une bonne fortune. Or Mme Sand nous refuse jusqu’à la plus petite de ces bonnes fortunes, et nous condamne à l’approbation depuis le commencement jusqu’à la fin de sa pièce. L’esprit le plus subtil chercherait vainement un prétexte de chicane. La logique des caractères est irréprochable, la beauté des sentimens sans tache, le langage pur et sans fausse note, la morale n’y reçoit pas le moindre accroc, et le cœur humain la moindre offense. Sans doute il y a au théâtre des œuvres plus fortes, mais il n’y en a guère de plus aimables. Tous les spectateurs, de quelque âge qu’ils soient, quelque expérience qu’ils aient acquise, à quelque condition qu’ils appartiennent, peuvent également s’y plaire, car par un privilège heureux les personnages réunissent la candeur la plus pure à la passion la plus vive, et la vérité de leurs sentimens n’en altère pas l’honnêteté. Leurs passions pourraient être présentées comme des exemples à suivre, si jamais on pouvait proposer les passions comme objets d’imitation, et cependant elles ne font aucun sacrifice à la morale systématique, et l’observateur le plus expérimenté ne pourrait découvrir en elles la plus petite inexactitude, la plus légère infraction à la réalité, le moindre accent artificiel. Il y a dans cette aimable pièce je ne sais quelle transparence qui ravit l’âme sans la tromper, et qui, loin d’atténuer la vérité, lui laisse au contraire tout son éclat. C’est un drame qui se passe dans un milieu de cristal limpide, en sorte que les sentimens qu’il met en jeu resplendissent d’autant mieux que leur prison est plus nette et plus claire. L’honnêteté de ces âmes, au lieu de nuire à la vérité de leurs passions, en montre au contraire avec plus de franchise les mouvemens ordinaires et les jets de flammes, et leur candeur, au lieu d’être un embarras pour le dramaturge, lui sert au contraire d’auxiliaire. Ainsi la morale dans cette pièce joue le rôle qu’elle devrait toujours jouer, et que si peu de romanciers et de dramaturges savent lui faire jouer ; loin d’éteindre et de cacher la nature, elle ne sert qu’à la montrer et à la faire resplendir.
La vertu est, dit-on, toujours récompensée ; cet axiome fréquemment menteur, je le crains, aura du moins été une vérité pour la pièce de Mme Sand. Sa première récompense a été d’être interprétée comme elle méritait de l’être. La sympathie qu’elle est faite pour inspirer a gagné les acteurs chargés de la représenter, acteurs qui, à trois exceptions près, auraient pu parfaitement se passer la permission d’être médiocres, sans que personne songeât à leur en faire un reproche. O contagion des bons sentimens ! ils se sont tous permis d’être excellens, et les moindres rôles sont tenus d’une manière si irréprochable que le meilleur souhait que nous puissions former pour les acteurs du Marquis de Villemer, c’est que le talent dont ils ont fait preuve dans cette pièce les suive dans leurs rôles futurs et ne les, abandonne plus jamais.
Nous n’avons pas à analyser ce drame que tout Paris ira voir, et qui a respecté toutes les scènes essentielles du beau récit que les lecteurs de la Revue ont naguère accueilli avec tant d’émotion. Qu’est-ce que notre analyse pourrait leur apprendre sur les caractères et les aventures de la marquise et du marquis de Villemer, du duc d’Aléria, de la baronne d’Arglade, de Caroline de SaintGeneix ? Abandonnons à leur nouveau succès, après les avoir salués une dernière fois, ces nobles et sympathiques personnages, et conduisons le lecteur dans le monde beaucoup moins pur où nous appelle M. Dumas. Cette fois toutes les ressources de l’analyse seront nécessaires pour lui faire comprendre les caractères et les sentimens de la nouvelle pièce de l’auteur du Demi-Monde, et nous craignons qu’elles ne soient insuffisantes pour les lui faire goûter.
Une jeune femme du meilleur monde, Mme la comtesse de Simerose, s’est mariée au seul homme qu’elle ait jamais aimé. Cependant, par suite de certains froissemens d’amour-propre que l’auteur nous a expliqués sans que nous ayons réussi à les comprendre, elle s’est dérobée avec obstination à l’accomplissement du devoir conjugal. Excusez ce détail, nous devons chercher à être clair, et la pièce n’est pas facile à raconter. Le mari, indigné des mépris de sa femme, et assez justement s’il ne les comprend pas mieux que nous ne les comprenons, s’est vengé avec une femme de chambre, qui l’a rendu père au bout d’un an, après quoi les deux époux se sont séparés. Voilà donc Mme de Simerose, jeune fille et femme à la fois, qui a trouvé moyen de combiner les inconvéniens du célibat avec les inconvéniens du mariage. Que va-t-elle faire dans cette situation ? Son cœur est vide et inquiet, son âme est honnête ; la nature lui dit d’aimer, le devoir lui conseille la sagesse ; le monde, qui connaît sa position équivoque et périlleuse, lui ordonne la prudence. C’est ici que se présente une idée digne de Marivaux, et dont il aurait suivi les développemens avec cette subtilité précise que vous lui connaissez. À force de rêver aux moyens d’aimer sans manquer à son devoir, d’occuper son cœur sans engager son âme, Mme de Simerose s’est arrêtée à un moyen terme ingénieux, qui lui paraît concilier toutes ces difficultés, l’amour platonique : elle voudrait une amitié qui eût toutes les ardeurs de l’amour et un amour qui eût toutes les chastes réserves de l’amitié. Elle se flatte de pouvoir maintenir cet équilibre impossible de sentimens, et au moment même où elle s’en flatte le plus, elle n’aperçoit pas la bonne nature, qui rit sous cape des tricheries qu’elle médite de lui faire, et qui s’apprête à renverser tout l’édifice de sa casuistique sentimentale. Elle croit avoir trouvé dans un jeune homme qui s’est épris d’elle, M. de Montègre, l’homme qui peut réaliser sa chimère d’amitié qui soit un amour, et elle lui propose hardiment sa combinaison. M. de Montègre accepte avec un empressement fiévreux qui est tout près de la passion physique cette obligation de continence platonique, tandis qu’à demi pâmée Mme de Simerose écoute ses sermens avec un trouble qui est tout près de l’ivresse amoureuse. Ce qu’il y avait de piquant dans cette donnée, c’était de montrer comment la nature allait les déloger peu à peu de cette situation impossible où ils avaient entrepris de la défier, démolir leur citadelle paradoxale, et les conduire pas à pas dans la grotte où l’orage conduisit Énée et Didon, dans le bois où s’accomplit l’Oaristys de Théocrite et d’André Chénier. L’auteur pouvait le faire sans rien changer à son dénoûment, et tout simplement en réveillant la jeune femme de son rêve impossible au moment où il va se transformer en une réalité brutale. Certes c’était là une jolie et piquante idée de comédie. Le sentiment de Mme de Simerose ne se tire pas, il est vrai, directement de la nature ; mais c’est bien un de ces sentimens artificiels sans être faux qui germent dans les âmes raffinées et civilisées, et il est bien l’image de la situation compliquée et délicate de l’héroïne. Malheureusement cette idée, qui d’ailleurs se présente assez tard, à l’avant-dernière scène du troisième acte, a été abandonnée par l’auteur aussitôt qu’aperçue. M. Dumas, pour ramener son héroïne au bon sens, s’est servi de moyens beaucoup plus violens que ceux qu’aurait employés un Marivaux ; mais, pour être violens, ces procédés n’en sont pas moins fort alambiqués et fort entortillés.
Le médecin de l’âme de Mme de Simerose est un certain M. de Ryons, qui prend le titre d’ami des femmes, et qui s’acquitte de ses fonctions comme vous allez voir. Lorsque le rideau se lève, nous voyons ce personnage occupé à soutenir devant une Mme Laverdet, femme d’un membre de l’Institut, les théories les plus désobligeantes sur le sexe féminin, l’amour et le mariage. M. de Ryons a deux infirmités : il se défie des femmes, et il est affecté d’une pléthore, ou, si vous aimez mieux, d’une incontinence d’esprit qui ne lui permet pas de prononcer une parole sans faire une pointe ou un bon mot. Voulez-vous quelques échantillons de cet esprit ? M. de Ryons ne se marié pas parce qu’il n’aime pas à monter en omnibus ; le mariage est un fardeau si lourd qu’on se met d’ordinaire à trois pour le porter ; il y a plus d’honnêtes femmes qu’on ne croit, mais moins qu’on ne le dit, etc. Vous vous étonnez qu’un tel personnage s’intitule l’ami des femmes, ayant pour elles si peu d’estime ; voici l’explication de ce mystère. Il est leur ami précisément parce que l’amitié est le seul sentiment que lui permette d’éprouver la défiance qu’elles lui inspirent. Aussi ne leur demande-t-il point des affections sérieuses qu’il sait, par l’expérience des autres, qu’elles ne pourraient lui donner ; il se contente de faire les intérim de leurs grandes passions, situation modeste qu’il a trouvée pleine de charmes, et qui lui a permis de recevoir une foule de confidences féminines. En retour de ces services, il donne aux femmes de sa connaissance quantité de bons conseils, et les empêche le plus qu’il peut de commettre les sottises auxquelles, selon lui, leur nature est invinciblement encline. Il y avait une idée réellement ingénieuse dans ce personnage, assez vrai par certains côtés, mais qui dégénère trop vite dans l’aimable plaisant que nous allons vous présenter.
Pendant qu’il débite ses fadaises cyniques devant Mme Laverdet, qui l’écoute avec la patience hypocrite d’une vieille femme qui a eu l’adresse d’entretenir pendant vingt-cinq ans une liaison secrète sans donner à son mari l’ombre d’un soupçon, Mme de Simerose fait son entrée. « Eh bien ! vous qui êtes un si grand connaisseur des femmes, quel est l’état du cœur de cette dame ? » dit à peu près Mme Laverdet à M. de Ryons. Là-dessus M. de Ryons, le contempteur du sexe féminin, s’approche résolument de Mme de Simerose, et avec cette audace que donne toujours le mépris, justifié ou non, qu’on se permet envers ceux auxquels on s’adresse, il lui dit à brûle-pourpoint : « Madame, savez-vous l’anglais ? — Pourquoi cela, monsieur ? — Parce que je vous prierais de me dire dans cette langue : Arriverons-nous bientôt à Strasbourg, monsieur ? » La belle dame, un peu étonnée de cette indiscrétion qui ressemble à une impolitesse calculée, satisfait à la demande de M. de Ryons et le prie de lui dire le sens de cette singulière plaisanterie. Alors M. de Ryons raconte qu’allant à Strasbourg, il a fait route avec une dame voilée dont il n’a pu voir le visage, mais dont il a entendu la voix, car, ayant ramassé son gant, elle lui a dit avec le timbre le plus limpide et le plus vibrant : i thank you, sir. Lorsqu’il a vu entrer Mme de Simerose, le souvenir de la dame voilée s’est présenté aussitôt à sa mémoire ; c’était la même taille, le même port, les mêmes gestes, le même son de voix, et sa demande n’avait d’autre motif que de vérifier l’identité des deux personnes. Nous résumons de notre mieux cette plaisanterie aussi obscure que peu séante, qui traverse les trois premiers actes de la pièce comme un rébus indécent dont on cherche vainement le mot, et qui n’a d’équivalent au monde qu’une certaine mystification bien connue dans l’argot des ateliers et des coulisses sous le nom de la diligence de Lyon. Vous ne comprenez pas, n’est-il pas vrai ? mais M. Dumas me comprendra certainement, et ne désavouera pas la parenté qui existe entre les deux plaisanteries.
Pour avoir le mot de l’énigme, il faut sauter à pieds joints par-dessus le second acte, qui n’est qu’une longue conversation fort spirituelle sans doute, mais qui ne fait pas marcher la pièce d’un seul pas. Les interlocuteurs s’y renvoient les bons mots comme des balles et y combattent avec la langue comme des gladiateurs avec l’épée. C’est une de ces longues séances de salles d’armes de l’esprit auxquelles M. Dumas se complaît, et qu’il conduit avec toute l’autorité d’un prévôt de régiment. Ces assauts sont fort intéressans pour ceux qui sont ferrés sur l’escrime parisienne, mais ils perdent beaucoup de leur intérêt pour le reste du genre humain.
C’est, il faut en convenir, une assez singulière maison que celle de Mme la comtesse de Simerose. On y entre comme dans un moulin, on en sort comme d’une salle de conversation, on s’y installe et on s’y met à l’aise comme dans une chambre d’hôtel garni. Voilà ce qui peut s’appeler une maison bien tenue et une personne qui a l’intelligence de sa dignité. Des gens qu’elle connaît de la veille, comme M. de Ryons, s’imposent à elle avec une effronterie sans égale, la tyrannisent de leurs conseils, l’insultent de leurs plaisanteries, et il ne lui vient pas un seul instant la pensée de sonner pour qu’on leur ouvre la porte et qu’on les reconduise. Pendant ce troisième acte, par exemple, M. de Ryons joue à cache-cache dans son salon avec M. de Montègre ; quand l’un sort par le cabinet de droite, l’autre entre par le cabinet de gauche. M. de Montègre, l’adorateur platonique accepté, qui est d’un caractère irascible et jaloux, s’irrite de ces allées et venues perpétuelles de M. de Ryons, dans lesquelles il imagine découvrir une trahison, et vraiment, si nous ne pouvons excuser sa colère, nous comprenons son étonnement. M. de Montègre suppose un rival dans M. de Ryons, et il faut avouer que les apparences lui donnent raison. Pourquoi a-t-on négligé de lui apprendre que M. de Ryons était tout simplement le professeur de rébus de madame, et qu’il n’était là que pour lui enseigner l’énigme du wagon de Strasbourg ?
Les deux dernières scènes de ce troisième acte, qui sont les scènes vraiment dramatiques de la comédie, révoltent comme une de ces mystifications qu’inventent parfois ces mauvais plaisans qui s’arrogent le droit de disposer au profit de leur belle humeur de la vie et du bonheur de leurs semblables. M. de. Montègre est un amant sincère, mais impoli, qui aurait besoin de prendre quelques leçons de logique. Il vient d’accepter la combinaison d’amour-amitié inventée par Mme de Simerose. Il a consenti à rester dans les limites d’une adoration respectueuse, il a renoncé aux prétentions ordinaires des amans, et voilà que tout à coup cet homme entre dans une colère sans pareille, comme s’il avait acquis déjà des droits sur Mme de Simerose. Il ne lui vient pas à la pensée de se dire qu’il manque à la première des conditions que lui a imposées Mme de Simerose, c’est-à-dire le respect de sa liberté, que l’amour platonique ne donne aucun des droits de l’amour véritable, et qu’il est en ce moment aussi absurde que mal appris. Cependant la colère de M. de Montègre est le premier châtiment de Mme de Simerose, car ce rêve d’amour platonique qu’elle venait de bâtir s’est évanoui en moins d’un quart d’heure, et il a suffi d’un incident futile pour lui révéler qu’elle se donnait un tyran, lorsqu’elle croyait ne se donner qu’un ami respectueux. Ainsi déçue, elle prend bravement son parti, et sur l’heure même elle se retourne vers M. de Ryons, qui lui impose par son audace froide et sa tranquille impertinence, et qui lui plaît d’ailleurs beaucoup plus que M. de Montègre, car il y a cette singularité dans la situation de cette jeune femme, que celui qu’elle voudrait pour ami veut être amant, et que celui qui lui plairait comme amant ne veut être qu’ami. Émue, troublée, les larmes aux yeux, le feu au cerveau, elle prie M. de Ryons de lui ramasser son gant, ce qu’il s’empresse de faire. — I thank you, sir, — C’était donc vous la dame du wagon de Strasbourg ? — Eh bien ! oui, c’était moi ! — Mais, madame, ce voyage est une pure invention. — Mme de Simerose s’affaisse sur elle-même, anéantie par les deux outrages qui viennent de frapper l’un après l’autre son cœur léger et inquiet. Elle vient d’être insultée deux fois en un quart d’heure de la manière la plus révoltante, et cela par des gens qui n’ont pas sur elle le moindre pouvoir. M. de Ryons n’est guère moins absurde que M. de Montègre, et la brutalité de l’un ne se comprend guère mieux que la violence de l’autre. Si c’est ainsi que l’ami des femmes, remplit d’ordinaire ses fonctions, je doute qu’il en retire des bénéfices bien considérables.
Mme de Simerose a été insultée une troisième fois dans le courant de ce même troisième acte, insultée sans qu’elle y prît garde, et cela par son propre mari. Y aura-t-il donc toujours dans les pièces de M. Dumas, quel que soit le sujet qu’elles traitent, un détail équivoque qui les marque de son cachet ? Ce détail qui ne manque jamais est comme cette petite queue de souris blanche à laquelle on reconnaît les jolies sorcières du Brocken. M. de Simerose entre chez sa femme pour lui faire ses adieux ; il part pour l’Amérique, et va essayer de se créer une vie d’action, puisque sa femme lui a refusé une vie d’amour. D’abord sa tenue est excellente et son langage irréprochable : c’est un parfait homme du monde que nous avons sous les yeux ; mais voilà que tout à coup apparaît le petit signe équivoque que nous attendions. Savez-vous ce qu’il propose à sa femme ? D’adopter un certain enfant qui bientôt n’aura plus de père, de lui donner ses soins et de l’aimer. Sa jeune femme ne se révolte pas, elle trouve la chose toute simple et promet ce qu’on lui demande : bien mieux, cette proposition inconvenante attendrit tellement son cœur sentimental qu’elle le dispose favorablement envers son mari et qu’elle est le premier anneau de leur réconciliation. Ah ! le drôle de beau monde et les drôles de gens !
Shakspeare a fait une pièce intitulée la Mégère mise à la raison ; celle de M. Dumas pourrait justement s’appeler la Femme sensible corrigée. Après la double correction que vient de recevoir Mme de Simerose, que lui reste-t-il de mieux à faire que de se réconcilier avec son mari ? Quel sujet de plainte en effet un mari peut-il donner qui ne se rencontre aussi bien dans un amant ? La jalousie ? Mais l’époux le plus jaloux ne sera pas un tyran plus insupportable que ce M. de Montègre, qui la fatigue de ses surveillances et de ses espionnages, qui l’effraie de ses menaces et de ses violences. La brutalité ? Mais l’époux le plus brutal ne dépassera jamais en insolence, en paroles blessantes, en sarcasmes cruels, ce M. de Ryons, qui sauve les femmes en les maltraitant, et qui semble dire à Mme de Simerose, en la ramenant vers son mari : Voyez de quels périls je vous sauve ! Vous étiez exposée à vous perdre pour des gens aussi grossiers que moi, qui vous auraient outragée, maltraitée, tyrannisée. Moi, ami sincère, je vous ai outragée une seule fois pour vous dispenser de l’être toujours. Retournez vers votre mari, et sachez désormais qu’un amant n’est autre chose qu’un mari dont le joug est plus pesant encore, parce qu’il est moins légitime. » C’est là la moralité de l’Ami des femmes, s’il est permis de tirer une moralité de cet écheveau embrouillé de scènes qu’on ne sait comment dénouer. Mme de Simerose se réconcilie avec son mari, et nous applaudissons d’autant plus volontiers à ce dénoûment que nous n’avons jamais compris pourquoi ils s’étaient séparés, à moins que ce ne soit pour fournir un prétexte de pièce à M. Dumas.
Voilà la pièce ; nous l’avons racontée de notre mieux, et ce n’était pas une tâche facile, car elle est aussi obscure que paradoxale, et les chandelles romaines du feu d’artifice habituel de M. Dumas n’y répandent pas la clarté. Le sujet s’y dérobe à chaque instant à l’attention du spectateur, et l’action y marche avec une inégalité qui finit par engendrer une impatience et une fatigue singulières. M. Dumas continue, dans cette pièce, à commettre l’erreur qu’il avait déjà commise dans ses deux précédentes comédies, erreur qui consiste à prendre une succession de scènes pour une œuvre dramatique. Comme dans les pièces précédentes de l’auteur, les épisodes abondent, épisodes dont on ne voit pas clairement le lien avec le sujet. Le principal de ces épisodes, est celui de la mystification que M. de Ryons fait subir à une charmante fille qui s’appelle Mlle Hackendorf. Mlle Hackendorf, fille d’un millionnaire étranger, est une de ces brillantes comètes exotiques que nous voyons de temps à autre traverser le ciel parisien, dont on parle tout un hiver et qu’on a oubliées l’hiver suivant aussi complètement que si elles n’avaient jamais apparu. Tout n’est pas roses dans cette vie d’éclat et de fêtes perpétuelles ; Mlle Hackendorf en sait quelque chose. Elle est jeune, belle, riche, élégante, et cependant personne n’aspire au bonheur d’être son époux ; tout le monde l’admire, personne ne la désire. Elle se rend parfaitement compte de ce qu’il y a de blessant dans cette situation et se compare ingénieusement à ces poupées qui portent en guise d’écriteau : « Je dis papa et maman, et je coûte cinq cents francs. » Tout le monde les regarde et personne ne les achète. M. de Ryons, par manière de plaisanterie, lui ayant proposé de l’épouser, elle l’a pris au mot avec d’autant plus d’empressement que son insolence lui en impose autant qu’elle en impose à Mme de Simerose. Aussi, lorsqu’on ne le voit pas venir, elle s’étonne, et, avec une liberté et une hardiesse vraiment charmantes, elle lui demande pourquoi il n’a pas encore tenu sa parole. M. de Ryons rejette l’offre qu’elle lui fait de sa personne et de sa fortune, et lui avoue que sa promesse était une simple plaisanterie. Décidément ce prétendu philosophe n’est qu’un triste mystificateur. Passe encore pour Mme de Simerose : son insolence avait une manière d’excuse, puisqu’elle avait pour but de sauver la vertu d’une femme dont il s’était constitué le protecteur de l’autorité de son titre d’ami des femmes ; mais à quel propos inflige-t-il cet outrage à cette franche et charmante fille ? Son impertinence est aussi gratuite qu’incompréhensible. Il prétend qu’il ne peut pas épouser Mlle Hackendorf ; le spectateur se demande pourquoi il ne peut pas l’épouser, et, comme il ne trouve aucune raison, il conclut que l’ami des femmes ne l’épouse pas parce qu’une fois marié il lui faudrait renoncer à ses tirades contre le mariage, qui font le plus bel ornement de son insupportable, bien mieux encore, de son odieuse personne.
À toutes nos critiques, M. Dumas et ses amis peuvent, il est vrai, opposer une objection triomphante qui leur permet de transformer tous les défauts que nous avons signalés en autant de qualités. De quoi s’agit-il en effet dans cette pièce ? De prouver que les femmes usent et abusent du droit que la nature leur a donné de n’avoir pas le sens commun. Vous vous plaignez, nous dira-t-on, que la pièce soit obscure et décousue ; mais elle n’est pas plus décousue que la logique des femmes et pas plus obscure que les mobiles qui les mènent ; Vous vous plaignez par exemple de ne pas comprendre les motifs de la séparation de Mme de Simerose ; il ne faut pas que vous compreniez, car la déraison ne doit pas pouvoir s’expliquer. Les épisodes dont vous dites ne pas apercevoir clairement le lien avec le sujet sont cependant le sujet même, car ils sont autant d’illustrations de la folie propre aux femmes et des idées baroques qui leur traversent le cerveau. L’objection serait bonne, si les personnages masculins de la pièce étaient plus sensés, que les personnages féminins ; mais en vérité ils se valent, et les deux sexes n’ont rien à s’envier. M. de Simerose n’a guère été moins absurde que sa femme, et je doute qu’on puisse facilement dépasser M. de Montègre en sottise. La démarche de Mlle Hackendorf est hardie sans doute, mais elle est plutôt faite pour honorer le sexe féminin que pour l’amoindrir. Mme Laverdet, commère sensée et prudente, vaut bien son vieil amant Des Targettes, j’imagine, et si Mlle Balbine Laverdet s’est éprise de la barbe d’un élégant ridicule, il faut rejeter cette sottise sur le compte de ses quatorze ans, comme dit son père ; la pauvre enfant n’a pas l’âge de la responsabilité, et la folie que l’auteur lui reproche n’est qu’une puérilité. Si la pièce est obscure et décousue, ce n’est donc pas au sujet qu’il faut s’en prendre, mais bien au plan de l’auteur.
Une certaine misanthropie sèche parcourt toute la pièce et lui donne son accent. Je ne reprocherais pas à l’auteur cette misanthropie, si elle avait un autre caractère que celui qui la distingue. La misanthropie est une manière de juger la nature humaine qui en vaut une autre, et qui littérairement peut produire de très grands effets ; mais, quand on est misanthrope, il ne faut pas l’être à demi. Une misanthropie entière est féconde ; la demi-misanthropie est stérile, et l’on pourrait dire de cette maladie de l’âme ce qu’on dit de l’amour, qu’elle n’admet pas les moyens termes. Si vous voulez que votre misanthropie soit puissante, allez hardiment jusqu’à la cruauté ; mais ne vous arrêtez pas aux taquineries brutales. « Ah ! s’écrie lord Byron en parlant de l’amour, la singulière passion ! Elle voit avec bonheur couler son sang, et elle reculé devant l’application d’une serviette chaude ! » Faites donc couler le sang, mais n’ayez plus recours désormais aux serviettes chaudes de l’honnête et insupportable M. de Ryons.
Cette pièce est la moins fortement conçue que M. Dumas fils ait encore produite, car elle n’a pas, comme la Question d’Argent, le, mérite de posséder au moins un sujet net, franc et se laissant facilement saisir. Elle a cependant un intérêt auquel M. Dumas n’a pas songé : c’est qu’elle marque le dernier terme, les colonnes d’Hercule du voyage d’exploration parisien qu’il a commencé il y a quelque chose comme quinze ans, et qu’elle est le dernier mot du genre d’observation qu’il a inauguré et mis en vogue. Nous nous en félicitons et pour nous et pour l’auteur lui-même ; le voilà forcé désormais d’ouvrir un nouveau champ d’analyse et d’observation, le voilà contraint à cette métamorphose à laquelle tout artiste, tout poète est condamné au moins une fois dans sa carrière sous peine de déchéance. Qu’il ne s’attarde pas plus longtemps dans les voies de cette observation exclusivement parisienne, qu’il ne s’entête pas dans son parti pris de pessimisme railleur et de misanthropie sèche ; il n’y a plus rien à glaner dans ce champ, semé et moissonné par. lui, dont il vient de ramasser les derniers épis pour en composer sa gerbe quelque peu mêlée et confuse de l’Ami des femmes.
EMILE MONTEGUT.