Le Théâtre contemporain - Maître Guérin de M. Emile Augier

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Le Théâtre contemporain - Maître Guérin de M. Emile Augier
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 54 (p. 493-501).
THEATRE CONTEMPORAIN

MAÎTRE GUERIN,
COMEDIE EN CINQ ACTES DE M. EMILE AUGIER

Une comédie de M. Emile Augier est toujours un heureux événement pour le public. S’il arrive parfois à M. Augier de s’égarer dans son art, c’est toujours avec talent, avec vigueur, avec un effort sincère pour peindre le monde et la vie comme il les voit et les comprend. Ses énergiques satires peuvent parfois porter à faux ou dépasser le but ; mais combien les erreurs mêmes ont plus d’intérêt, combien surtout elles sont plus honorables pour l’écrivain que cette exploitation trop banale de la vertu et que cette fausse sensibilité qui peuvent assurément ménager de grands succès au théâtre, mais des succès auxquels l’art n’a rien à voir ! On peut écouter parfois M. Emile Augier avec quelque impatience, jamais sans plaisir, et sa langue, si ferme, si nette et si incisive, ajoute toujours un grand charme à la sincérité hardie de ses conceptions. Il représente mieux que personne aujourd’hui sur la scène la franchise et l’audace de l’esprit français, et nous sommes de ceux qui ne savent pas résister à cet attrait, même dans une œuvre qui ne serait pas à l’abri de tout reproche ; mais le seul reproche que mérite la nouvelle comédie de M. Emile Augier, ce n’est guère que l’embarras qu’on éprouve lorsqu’on essaie de se la rappeler avec exactitude pour en rendre un compte fidèle au public. Si nous fermons les yeux avec l’intention de revoir par l’esprit l’action qui s’est déroulée devant nous et d’en saisir l’ensemble, notre imagination ne sait trop où se prendre, ou plutôt elle se prend à tout et ne sait où s’arrêter.

Pourquoi nous faire quitter si vite cette demeure dangereuse et charmante dans laquelle la plus froide et la plus ambitieuse des coquettes tend habilement ses filets ? M. Lecoutellier y est tombé le premier et en est mort, on croit voir son cadavre flotter au bout de cette toile perfide ; il y a laissé une grande fortune : qui veut se charger maintenant d’y apporter un grand nom ? Le colonel Guérin s’engage lourdement à son tour dans ce brillant réseau ; il s’y empêtre à plaisir, et s’il s’en tire, c’est qu’on l’en chasse et qu’on ne daigne pas y garder une proie si vulgaire. Enfin le sémillant Arthur vole autour du piège, sans cesser un instant de le voir, mais brûlant de s’y laisser prendre et fasciné par l’insensibilité même d’un cœur digne du sien.

Mais la maison de Mme Lecoutellier n’est point le centre de l’action, ce n’est pas autour d’elle que tout doit se mouvoir, ce n’est pas elle qui doit rester la première dans notre souvenir. La coquetterie de Mme Lecoutellier, ses intrigues, son procès, son mariage, qui se noue et se dénoue sans cesse, ne sont que des épisodes : l’intérêt principal est ailleurs. Où est-il donc ? Le trouverons-nous dans le château de l’inventeur, dominé par une idée unique qui le rend aveugle sur tout le reste ? Sa fortune est perdue, et il l’ignore ; la piété de sa fille lui cache sa ruine, tandis que lui-même, à l’insu de sa fille, il achève leur commun désastre et vend jusqu’au toit qui couvre encore leur tête. De son côté, cette fille admirable a sacrifié à son père plus que sa fortune personnelle ; pour mieux assurer le repos de cet esprit malade, elle feint d’avoir des sentimens vulgaires, et dont son âme délicate est incapable ; elle affecte l’habileté, la vigilance, la dureté d’un homme d’affaires ; elle défend avec âpreté la fortune qu’elle n’a plus, de peur d’avouer qu’elle l’a jetée dans le gouffre creusé par son père. Ce pieux stratagème lui coûte bien cher. L’homme qui l’aimait, et qu’elle aimait elle-même, voit avec déplaisir ces qualités industrieuses et sévères, si peu convenables à une femme ; en lui paraissant trop habile, elle a cessé de lui sembler digne d’amour. Il s’éloigne d’elle, et va bientôt porter son cœur ailleurs. Elle accepte encore ce dernier sacrifice ; on dirait même qu’elle en savoure l’amertume, quand un cri involontaire, arraché enfin par une douleur trop vive, la trahit aux yeux de cet infidèle : il la voit alors telle qu’elle est et l’aime cent fois davantage après cette sainte ruse et cette longue épreuve, héroïquement supportée. En même temps les machinations qui menaçaient le dernier débris de la fortune paternelle s’écroulent sur la tête de celui qui les combinait, et le bonheur rentre dans cette maison, d’où le génie et la vertu semblaient l’avoir exilé pour toujours. Voilà encore une action complète en elle-même, capable de se suffire, pleine de situations fortes et touchantes, et pourtant ce n’est point là qu’est le nœud de la pièce ; elle ne tourne pas autour de l’inventeur, et il est juste qu’elle ne reçoive point de lui son nom.

Est-ce donc maître Guérin qui est le premier de tous ces personnages, le moteur des événemens, le grand ressort de cette ingénieuse machine ? C’est lui, après tout, qui convoite le château de Valtaneuse, qui l’achète à réméré sous un prête-nom, qui veut s’en servir pour réduire Mme Lecoutellier à épouser son fils et pour attacher ainsi à sa propre fortune une femme dont l’adresse et l’ambition peuvent le mener lui-même à tout. Faut-il voir la véritable action de la pièce dans la campagne de maître Guérin contre le château de Valtaoeuse, et l’échec mérité de cette ténébreuse entreprise est-il le dénoûment destiné à rester dans notre mémoire ? Certes la maison dans laquelle maître Guérin, entouré de sa femme et de son fils, étale son hypocrisie, sa convoitise, sa brutalité despotique, jusqu’à ce que, joué et abandonné par tout le monde, il tombe à son tour sous le joug de sa servante et d’un usurier, peut servir de centre à l’action et attirer principalement l’intérêt ; mais, malgré tous nos efforts, nous ne pouvons être tout entiers à maître Guérin : nous avons déjà laissé trop de notre cœur dans la coquette demeure de Mme Lecoutellier et dans le mélancolique château de M. Desroncerets.

En un mot, on peut trop aisément reconnaître et compter dans l’œuvre de M. Augier une charmante comédie que Mme Lecoutellier et ses amoureux nous donnent, un beau drame sur la piété filiale aux prises avec une folie généreuse, et une tragi-comédie dont maître Guérin est tour à tour le héros et la victime. Le château de Valtaneuse, que la fille de l’inventeur veut garder, que la coquette veut loyalement acheter et que maître Guérin veut détourner à moitié prix, forme le lien de ces trois actions diverses et les fait à peu près marcher ensemble ; mais ce lien n’est pas assez fort pour dissimuler le défaut d’unité de l’œuvre nouvelle et pour éviter que l’intérêt n’en soit affaibli par cela même qu’il est trop dispersé. Ce n’est point par pédantisme, M. Augier a trop d’esprit pour le croire, que nous adressons ce reproche tout classique à une comédie si vivante d’ailleurs et pleine d’incontestables beautés. Les règles du théâtre importent peu en elles-mêmes, et si on les viole avec succès, on est bien vite absous et récompensé de cette heureuse audace ; mais lorsqu’une règle de l’art dramatique, au lieu d’avoir été inventée par le caprice des hommes, est vraiment sortie de la nature des choses, on ne peut la méconnaître sans en être aussitôt puni par le résultat même de cette négligence, et la règle oubliée se rappelle, en même temps qu’elle se justifie, par l’événement. Certes je ne crois pas qu’il y eût dans la salle, le jour de la première représentation de Maître Guérin, une seule personne qui se souciât de voir respecter la règle de l’unité d’action ou aucune des autres règles dont s’embarrassaient si consciencieusement nos pères : si du moins quelqu’un songeait à tout cela, pour ma part je n’y songeais guère, et pourvu qu’on me plût, peu m’importait le chemin qu’on prendrait pour me plaire. Et pourtant, lorsque j’essayai plus tard de me demander pourquoi de temps à autre mon attention avait langui, pourquoi surtout j’éprouvais tant de peine à mettre la main sur le nœud de la pièce et à m’y retrouver, je ne tardai guère à me rappeler en souriant le classique adage :

Qu’en un lieu, qu’en un jour un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli,

et je sentis que c’était l’oubli de cette vieille maxime qui avait diminué quelque peu pour moi l’attrait de cette œuvre charmante et rendu un peu confuse l’impression qu’elle m’avait laissée. Non pas que l’unité de lieu et de temps soit fort nécessaire, et qu’on ne puisse violer impunément cette partie de la règle, pourvu que l’unité d’action, qui en est le fond, soit respectée. L’unité de lieu et l’unité de temps ne sont en effet que les symboles visibles, et souvent gênans, de l’unité d’action, les moyens matériels de s’y astreindre : si l’on peut se passer de ces étroites barrières sans que l’unité d’action s’échappe, on a raison de les renverser, et les pédans seuls peuvent s’en plaindre ; mais si l’unité d’action elle-même se dissout et périt dans cette liberté trop grande, c’est la nature de l’esprit humain qui proteste, parce qu’il est incapable de s’attacher fortement à plusieurs choses à la fois, et qu’au milieu d’un trop grand nombre d’objets ayant des titres égaux à son attention, il reste ébloui et indécis, non sans fatigue. Il faut donc que l’auteur dramatique ait, comme le peintre, le courage de faire des sacrifices, de laisser plus d’une chose dans l’ombre et plus d’un personnage dans la foule ; il faut qu’il évite presque à l’égal de la pauvreté l’excès des richesses.

Puisque nous sommes ainsi ramené à l’examen de ces vieilles et vénérables lois de l’art dramatique, nous ajouterons une raison de plus pour éviter le défaut d’unité au théâtre, c’est que c’est un défaut évitable, et que l’art dramatique, même dans les mains du génie, est assujetti à certains défauts nécessaires qui suffisent à sa charge, et qu’il faut se garder d’accroître. Le temple de Melpomène et de Thalie, comme l’appelaient nos pères, a certaines servitudes auxquelles le plus habile des architectes ne saurait le soustraire, parce qu’elles tiennent à la nature même de l’art dramatique et aux conditions dans lesquelles il se déploie. La plus visible de ces infirmités inévitables, celle qui est le plus pénible pour un esprit bien fait, et qui ne le laisse jamais jouir pleinement des beaux effets de la scène, c’est une certaine exagération dans les sentimens et dans les actions des personnages les mieux tracés et les plus voisins de la nature, exagération nécessaire, puisqu’il faut en si peu de temps et avec si peu de mots les faire parfaitement connaître au spectateur. Qu’on lise par exemple l’admirable portrait que La Bruyère a tracé de l’hypocrite sous le nom d’Onuphre ; avec quel plaisir il énumère toutes les actions invraisemblables que Tartuffe a commises au théâtre, et qu’Onuphre se garde bien de commettre dans la vie ! La Bruyère remporte ainsi sur Molière une facile victoire ; mais s’il eût été condamné lui-même à faire marcher Onuphre sur la scène, à nous le faire connaître en deux heures par ses actions et par ses discours, à l’élever et à le renverser en deux heures, ne l’eût-il pas fait parler et agir comme l’immortel hypocrite qui doit porter, avec le misanthrope, le grand nom de Molière à la postérité la plus lointaine ? Oui, Tartuffe exagère les dehors de l’hypocrisie, et surtout il en précipite les allures. Oui, il a tort de parler de sa haire et de sa discipline, au lieu de faire deviner qu’il a une haire et une discipline, comme Célimène a tort d’écrire aux gens qu’elle les aime, au lieu de le leur laisser à tous entendre ; mais le peu de temps qui est donné sur la scène à ces êtres redoutables pour se découvrir, pour nous effrayer et pour se perdre, leur défend tous ces ménagemens et tous ces détours. Il faut qu’infidèles par un point à leur vraie nature, ils nous livrent en quelques momens le dernier mot de leur cœur, cette funeste énigme qui dans le monde remplit leur vie entière et n’a pas même toujours le temps de se dévoiler. Cette invraisemblance est acceptée au théâtre, aussi bien que celle de la lumière remplaçant le soleil ou des toiles peintes remplaçant la nature, et il faut bien l’accepter, puisqu’elle est inséparable d’un des plaisirs les plus vifs que l’homme civilisé puisse goûter. Mais lorsqu’un grand art doit se résigner à un inconvénient si sensible, il faut du moins l’affranchir de tous les défauts évitables, tels que le défaut d’unité et d’intérêt dans l’action. Et, nous souvenant de la belle maxime qu’on appliquait jadis à la fortune, nous dirions volontiers qu’on ne doit rien laisser à l’imperfection de l’art dramatique de ce qu’on peut lui ôter par conseil et par prévoyance.

Nous en avons fini heureusement avec la seule critique à laquelle la charmante comédie de M. Emile Augier puisse donner prise, et ce trop grand nombre de faits et de personnages laissés sur le premier plan, qui est un défaut au point de vue de l’action, devient au contraire une source d’intérêt et un juste sujet d’éloge, si l’on veut considérer cette œuvre au point de vue des caractères. Tous les personnages de cette comédie ont une physionomie animée, naturelle, intéressante, et sont aussi rapprochés de la vérité dans leur conduite et dans leur langage que le permet cette imperfection du théâtre, dont nous parlions tout à l’heure. M. Emile Augier leur a communiqué à tous, ou à presque tous, ce don si rare de la vie et du mouvement qu’il possède à un si haut degré et qu’il répand à flots dans ses œuvres, même les moins irréprochables et les moins achevées.

Mme Lecoutellier n’est pas seulement une coquette, et en effet la coquette d’autrefois, avide de plaire pour le seul plaisir de plaire, n’est guère dans nos mœurs et n’est pas de nos jours si facile à rencontrer. Notre siècle agité et besoigneux laisse peu de loisirs, même à une Célimène ; il la surcharge de toute sorte d’intérêts et d’affaires. Mme Lecoutellier veut avant tout garder sa fortune et conquérir un titre, deux soins vulgaires auxquels la maîtresse d’Alceste, tranquille de ce côté et marchant sur les nues, n’avait pas besoin de songer ; mais Mme Lecoutellier, en quête d’un nom et d’une fortune, est coquette chemin faisant et met sa coquetterie au service de son ambition. C’est une âme intéressée en même temps que légère, et ce double caractère est soutenu avec l’art le plus habile jusqu’au bout de l’ouvrage. C’est la femme avide de titres et d’argent qui s’écrie avec terreur : Il est ruiné ! quand on lui annonce en termes couverts un grand malheur à propos de son mari ; c’est encore elle qui vient, avec une audace presque cynique, réclamer la main du colonel Guérin et presser son mariage lorsqu’elle sait, seule encore, qu’elle a perdu son procès, et que ce mariage, dédaigné par elle, est devenu une bonne affaire. Mais c’est la coquette, la vraie coquette, qui au premier acte se sent d’abord attirée vers le colonel Guérin, parce que « on n’en fait pas tout ce qu’on veut, » qui un peu plus tard, résolue à s’en défaire, le reçoit hardiment comme un étranger et l’étourdit de paroles banales sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche et de revenir sur un passé qui ne doit plus compter ; c’est bien la coquette encore qui, ramenée vers lui par la nécessité et cherchant des raisons pour l’épouser, s’écrie ; « Francine l’aime ! » dernier poids qui emporte la balance. Le trait de ce caractère dont je suis tenté de savoir le plus de gré à M. Augier, le trait qui achève Mme Lecoutellier et qui la rend vivante, c’est son inclination pour Arthur, dont l’égoïsme déclaré, dont le sang-froid, la rouerie, l’amusent et l’attirent. L’imagination tient lieu de cœur aux coquettes, et ce sont précisément ces qualités ou plutôt ces défauts, portés de bonne grâce, qui sont capables d’éveiller dans l’imagination d’une coquette cette curiosité sympathique à laquelle, de guerre lasse, elle finit elle-même par donner le nom d’amour. La jolie comédie de mœurs commencée chez Mme Lecoutellier dès son premier dialogue avec Arthur se termine pour le mieux chez maître Guérin, lorsqu’au dernier acte on voit s’en aller, bras dessus, bras dessous, ces deux charmans et odieux personnages. Les voilà mariés, ou plutôt mieux que mariés, puisque Mme Lecoutellier tient à rester veuve, dernier mot bien hardi, mais après tout heureux de ce rôle spirituel, si bien mené et si ingénieusement conçu.

L’invention qui achève la ruine de M. Desroncerets est bien choisie, si l’auteur y a seulement cherché un thème à des réflexions philosophiques et politiques, dignes d’ailleurs de l’assentiment général ; le choix est plus discutable au point de vue de la vraisemblance, car ce genre de travaux. n’explique nullement de telles dépenses et un tel désastre. Quoi qu’il en soit, le caractère de l’inventeur malheureux et noblement incorrigible est tracé avec une vivante énergie. Cette confiance presque aveugle dans le succès, et en même temps ce besoin d’être soutenu par la confiance d’autrui et de rencontrer au moins une âme fidèle dont la foi solide encourage et console, ce mépris du temps et de l’argent, cette certitude de faire face à tout, ce sincère dédain pour les revers et cette pleine assurance qu’ils seront tous réparés d’un seul coup, en un seul jour, voilà en effet les traits véritables de l’inventeur, ou pour mieux dire de tout homme qui, se trouvant en lutte avec les épreuves de la vie, s’est attaché à une idée et a mis dans la force de son esprit toute son espérance. La jeune fille si héroïquement dévouée à ce vieillard est une des meilleures créations de M. Augier, et c’est merveille que de voir ce poète si vif, si ouvert, si prime-sautier, exceller dans la peinture et dans le développement d’un caractère contenu, résolu, presque impénétrable, tel que celui de Francine. Il y a peu de scènes plus touchantes au théâtre que le moment où Francine, vaincue enfin par la honte de paraître bassement intéressée aux yeux de celui qu’elle aime, livre son secret et lâche les rênes à son cœur. L’élan de cette nature généreuse jusque-là enchaînée, cette glace qui éclate et qui fond, ce feu qui part sous la neige, ce fier mouvement d’une âme trop humiliée qui se redresse et vient reprendre sa part des deux vrais biens de la vie, l’estime et l’amour de ceux qu’on aime, font un grand et infaillible effet sur les spectateurs les moins capables de céder aux illusions de la scène. Tel a souri de l’émotion à laquelle il avait cédé le premier soir qui n’a pu s’y exposer de nouveau sans être une seconde fois surpris et sans rendre de nouveau les armes à l’art victorieux du poète.

De même que Mme Lecoutellier et Arthur ne pouvaient manquer de s’entendre, il était inévitable que Francine et Mme Guérin eussent une profonde sympathie l’une pour l’autre. La tendre admiration de Mme Guérin pour Francine est une des beautés de la scène émouvante dont nous parlions tout à l’heure, et lorsque Mme Guérin s’écrie : « Ah ! chère créature qui acceptiez les mauvais jugemens sans rien dire ! voilà un cœur de femme ! » on éprouve un plaisir élevé à voir ces deux belles âmes s’unir et se confondre. C’est un des effets les plus délicats de l’art de M. Augier, que d’avoir compris cette sympathie si naturelle, et que d’en avoir tiré un si heureux parti sur la scène. Nous savons que le caractère de Mme Guérin a donné prise à bien des critiques. On l’a trouvé généralement trop mou, trop effacé, trop humilié surtout, devant l’ascendant de son indigne maître et seigneur. L’asservissement de Mme Guérin est peut-être poussé un peu trop loin dans le détail, et devient parfois pour le spectateur une cause de souffrance ; mais en principe il est excellent d’avoir donné une telle femme à maître Guérin, de l’avoir montré chez lui au naturel dans son rôle de tyran domestique qui veut être non-seulement obéi, mais admiré. Les momens ne manquent pas d’ailleurs dans lesquels le caractère de Mme Guérin se relève ; elle excite l’admiration lorsqu’elle offre à Mme Lecoutellier d’aller vivre à la campagne afin de ne pas être un obstacle au mariage de son fils avec une si grande dame, et plus encore, lorsqu’elle ajoute avec une délicatesse si touchante : « Ne lui parlez pas de l’engagement que j’ai pris. Comme cela, il ne se doutera pas… Enfin il pourra toujours vous aimer autant. » L’héroïsme de l’amour maternel chez Mme Guérin, l’héroïsme de l’amour filial chez Francine, voilà les deux rayons de soleil de cette comédie, qui avait besoin d’être ennoblie par quelque endroit, puisqu’elle nous montre de préférence les tristes côtés du cœur humain, Nous voilà enfin en face de la bête de proie vulgaire et terrible en même temps qui a donné son nom à l’œuvre nouvelle. Maître Guérin a voulu d’abord de l’argent, et l’argent une fois venu, il veut être un personnage. Il poursuit donc sa guerre contre tout ce qui lui a fait obstacle, toujours en règle avec la loi, bien plus avec les apparences, et soigneux, comme il le dit d’une façon si comique et si vraie, d’assurer en toute circonstance les derrières de son honneur. Il fait si bien que ceux qu’il dupe le remercient, et que ceux qu’il dépouille croient lui devoir de la reconnaissance. Il parle de la vertu comme Prud’homme, cite volontiers Horace à tort et à travers, et en même temps il trafique avec les usuriers, il a des prête-noms, des hommes de paille, qu’il met en avant pour les bonnes affaires. Il est atteint de la manie du temps, il ne lui déplairait pas de faire souche de noblesse ; mais, avant tout, il songe à lui-même, il veut la croix d’abord, puis la députation, comme une espèce de décoration plus brillante et comme un échelon qui peut le porter plus haut. Il traite sa femme en esclave jusqu’au moment tardif où, appuyée sur son fils, elle se révolte et devient à ses yeux une Xantippe qu’il voit sans trop de regret quitter le domicile conjugal. Il a traité ce fils presque aussi mal, avec une jalousie involontaire contre sa jeunesse, ses succès, son avenir ; il ne l’en opprime et ne l’en rabaisse que mieux jusqu’au moment où, par une inexplicable faiblesse, peu digne d’une œuvre aussi sérieuse, il s’effraie de le voir en uniforme et reste interdit devant lui. Sauf cette courte distraction du poète, quelle unité dans ce caractère ! quelle vigueur dans tous les détails de ce personnage ! comme il respire, comme il marche, comme il anime la scène ! Il est odieux, vulgaire, injuste, envieux, tyrannique, fourbe, il fait presque mal à voir, et l’on ne peut en détacher ses yeux ! C’est qu’il a le plus grand des attraits, le plus précieux et le plus vif de tous sur le théâtre, l’attrait de la vérité. Et cette vérité si complète, si vivante, ce n’est pas au poète seul qu’en revient tout le mérite, l’acteur y a sa part. Tout le monde joue bien dans cette pièce, M. Geffroy, M. Delaunay, Mlle Nathalie, si humble et si touchante dans le rôle de Mme Guérin, Mlle Favart, fière et passionnée quand il le faut dans le beau rôle qui lui est échu, Mlle Plessy enfin, coquette achevée et toujours spirituelle ; mais si tout le monde tient bien sa place dans la pièce de M. Augier, M. Got y tient certainement la première place. Il communique à son rôle, et par suite à l’action, l’illusion de la vie ; on oublie, en l’écoutant, qu’il s’agit d’une fiction, et que le Guérin qu’on a sous les yeux n’est pas un de ceux qui courent le monde.

En effet, ils courent le monde, ou, pour mieux dire, ils le conquièrent, ils l’exploitent, ils le découpent, ils le vendent, et c’est bien à eux qu’il appartient. Ce n’est que dans la comédie de M. Augier qu’on leur arrache leur proie au dernier moment et par des moyens si faciles. Dans la vie, leur proie leur reste, et ils la dévorent jusqu’à ce que, selon la belle parole de Pascal, ils s’en soûlent et en meurent. Les Arthur et les Guérin, l’intrigant comme il faut et l’intrigant vulgaire, se disputent l’empire, ou plutôt se le partagent comme un large domaine où chacun peut prendre carrière. C’est un trait heureux de M. Augier (si irréprochable d’ailleurs dans les quelques mots de politique que contient sa pièce) que d’avoir suspendu la députation entre Arthur, qui la possède, et Guérin, qui va la prendre, s’il est « agréé par le ministère. » C’est grand dommage que de choisir ; pourquoi ne seraient-ils pas agréés tous les deux ? Cela aussi fait partie de leur butin.

Mais cette prospérité générale et soutenue des Arthur et des Guérin est-elle sans compensation pour ceux qu’ils dépouillent ? Suffit-il de se faire son lot à son gré dans les biens de ce monde pour en avoir la meilleure part ? Nullement ; le bonheur n’est pas dans la chose même qu’on possède, mais dans les impressions que cette possession nous donne, dans les sentimens qu’on en reçoit ou qu’on en tire. Qui décide pourtant de la nature et de la valeur de ces sentimens, si ce n’est notre âme elle-même, qui se taille ainsi un bonheur à sa mesure, d’autant plus profond et d’autant plus vif qu’elle est elle-même plus haute et plus délicate ? C’est dans la différence de ces impressions et du bonheur qui en découle que tout est remis à sa place, et que la justice secrète qui préside au mouvement de ce monde reprend ses droits. Qu’importe que maître Guérin ait conquis Valtaneuse ? Il s’épuisera pour l’agrandir, se querellera avec ses voisins, se forgera mille labeurs et mille peines ; y fera-t-il une seule de ces douces promenades dans lesquelles le bon Desroncerets se perdait si volontiers, faisant l’aumône aux mendians et berçant ses généreuses chimères ? Arthur emmène la belle Cécile que le colonel a violemment aimée ; soit, éprouvera-t-il près d’elle un seul des transports qui ont agité pour elle cette âme loyale et tendre ? Voilà l’ordre des biens véritables, il est réglé pour chacun selon ce que chacun est capable de sentir, et à ce point de vue combien les Arthur et les Guérin sont misérables ! Si l’on s’en tient aux apparences, ils volent tout le monde ; si l’on y regarde de plus près, ce sont eux qui sont volés.


PREVOST-PARADOL.