Le Théâtre d’hier/Émile Augier

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ÉMILE AUGIER


I

L’HOMME ET L’ŒUVRE.

 Après qu’un peu de terre, obtenu par prière.
 Pour jamais dans la tombe eut enfermé Molière…


Il y a des noms qui s’associent d’eux-mêmes sous la plume, par une alliance irrésistible, une naturelle affinité, et par dessus l’intervalle des années semblent se convier amicalement. Émile Augier n’est pas l’égal de Molière ; mais il est son plus fervent et prochain disciple en notre siècle, et l’on n’écrit point de lui sans songer un peu à son maître. La pensée va de l’un à l’autre sans effort, et saisit le prétexte de ce rapprochement pour concevoir, par comparaison, les différences de leurs destinées et de leur nature.

Après une carrière semée de traverses, remplie de déboires, et illuminée de chefs-d’œuvre, Poquelin est mort presque sur la scène, entre un sourire et une contorsion, luttant jusqu’à la fin pour son théâtre et ses artistes : il fallut que l’acteur Baron courût à Versailles implorer la protection royale pour les restes de celui qui illustrait son siècle et avait usé ses forces au service du roi et de l’humanité. On l’enterra à petit bruit, presqu’à la dérobée, sans égard au génie de l’écrivain, dont la gloire était impuissante à réhabiliter la profession. Même en dépit des touchantes anecdotes, qui sont comme une réparation publique de la postérité, il paraît bien que cette gloire ne lui fut pas acquise de son vivant, et qu’une existence de labeurs et de déceptions aboutit à une mort peu entourée, à peine remarquée. Et, comme ce n’était pas assez du silence fait autour du cercueil de Molière, on imprima bientôt d’outrageantes épitaphes, et, plus tard encore, un pamphlet odieux, basses œuvres de vengeance posthume, que l’Épître de Boileau n’avait pas découragées.

Notre époque, qui a ses excès et ses ridicules, est du moins plus douce aux grands hommes. Frivole dans ses illusions, féroce dans ses engouements, elle est, en revanche, empressée à l’apothéose de ceux qui lui font honneur, et, si elle se trompe parfois sur le vrai mérite, au moins est-elle déférente au génie, qu’elle consacre volontiers un peu plus tôt que plus tard. Elle se complaît à lui entre-bâiller la porte de l’Éternité et à lui faire goûter, même prématurément, la sereine jouissance du nom qui ne périt point. Émile Augier a eu ce privilège, avant même le déclin de l’âge. Il est entré de plain-pied dans la postérité, dès longtemps immortel et classique, ayant eu de tous les genres d’esprit le plus rare et le plus difficile, qui est de prolonger doucement la retraite, après s’y être résigné sans chagrin. Ainsi sa carrière, qu’il avait su borner, n’a pas été interrompue par la mort ; mais la mort ne lui a été qu’un passage gradué à l’autre vie. Depuis plus de dix années, il avait fait son paquet, rangé ses chefs-d’œuvre, mis ses titres de gloire en ordre, et renoncé à en acquérir de nouveaux, avec la prudence hâtive et modeste d’un homme parfaitement heureux, qui craint les caprices de la Fortune. Comme un bourgeois qui appréhende les voyages, et qui projette longuement le départ définitif, il s’est mis en règle avec son génie, sa réputation et ses amis, prévoyant et devançant l’heure avec une touchante simplicité. Et sa mort donna lieu à une dernière et belle consécration : il fut suivi de tous ses confrères, regretté de tout le public, loué de tous les représentants de l’Art et de l’État. Enfin, il eut le suprême bonheur, parmi la désolation générale, d’être loué dignement.

Car ce bonheur, qui répand sur sa vieillesse une douce lumière, il le goûta pendant toute sa vie uni et continu. Il fut heureux naturellement, grâce à l’ascendant de son étoile, qui ne se démentit point. Comme son ancêtre Molière, il eut une enfance facile, reçut une instruction solide, et noua, dès le collège, des liens de camaraderie indissoluble avec des condisciples de naissance ou d’avenir. Mais ici s’arrête l’analogie. Tandis que Poquelin s’embarque bientôt dans les hasards de son apprentissage, et, parmi des débuts pénibles et vagabonds, ne connaît d’abord l’unité de lieu que sur les tréteaux, Augier glisse de l’adolescence insouciante dans la jeunesse confortable, et, dès l’âge de vingt-quatre ans, atteint du premier coup à la renommée. L’Odéon reçut la Ciguë par complaisance, la joua par habitude ; ce fut un succès qui tint l’affiche pendant trois mois et répara la fortune du théâtre par accident. Un an plus tard (1845), recherché par le comité du Théâtre-Français, il lui donnait l’Homme de Bien, comédie en trois actes et en vers, qui n’eut qu’un demi-succès, et dont le sujet parut un peu paradoxal. C’était une satire délicate des mœurs contemporaines, armée d’une ironie amère, à qui l’âge n’avait pu encore donner assez de mordant ou démesure. Ce demi-succès lui fut chance véritable. Son aptitude au bonheur était plus parfaite qu’on ne pense. L’écrivain qui laisse un bagage littéraire assez considérable, sept volumes, qui renferment vingt-cinq pièces et près de cent actes, était (on peut le dire sans faire tort à sa mémoire) paresseux avec délices, un peu rétif à la production, même et surtout aux moments où il a produit davantage. Il fallait l'occasion d’une revanche ou la fièvre du succès espéré pour secouer et fouetter son tempérament et l’obliger à faire vite. Si l'Homme de Bien avait réussi autant que la Ciguë peut-être l'Aventurière eût-elle attendu à venir au monde. En 1848 il rentra au Théâtre-Français avec cette Aventurière, qu’il a remaniée depuis (1860). Les romantiques commencèrent à trouver quelque outrecuidance, qu’ils appelèrent platitude, dans le bon sens trop fêté d’un débutant féru des vertus bourgeoises, jusqu’à exclure de la famille les anges déchus, qui, après les aventures d'une profession fâcheuse, aspirent à la retraite honorée et patriarcale. Il ne manquait plus à Emile Augier qu’un prix de vertu. L’Académie ne le laissa point languir. Il l'obtint avec Gabrielle (1849), comédie en cinq actes et en vers, qui fut son Andromaque. Il avait trouvé sa voie sans peine. Aux flatteuses illusions de la poésie romantique il opposait délibérément l’honnêteté poétique du foyer, qui a son charme et sa grâce. Dès lors il avait l’aisance assurée ; la fortune a suivi, sans qu’il fût contraint, pour la conquérir, à de molles complaisances ou à des luttes acharnées. Il a rencontré, par un raffinement de bonheur, juste assez d’opposition pour exciter sa nonchalance et asseoir sa réputation.

En 1858 il écrivit Les Lionnes pauvres, en collaboration avec Édouard Foussier. La conception hardie de cette pièce avait effrayé la censure. Grâce à l’intervention du prince Napoléon, la comédie fut jouée et réussit pleinement.

En 1861 il donna Les Effrontés à la Comédie-Française ; en 1862 Le fils de Giboyer. Bruyant et prolongé fut le succès de ces deux satires qui démasquaient, l′une l′intrusion des hommes d′affaires dans le journalisme, l′autre l′immixtion du cléricalisme en politique. Ce fut un déchaînement d’opinions contraires, également passionnées, qui font songer à l′époque la plus tourmentée de l′existence de Molière. Seulement Émile Augier, toujours heureux, jouissait des applaudissements immédiats et les recueillait sans retards forcés[1].

Il avait débuté par un coup de maître ; il s’arrêta sur une victoire, Les Fourchambault (1878), donnant ainsi tort au chœur antique, qui ne déclarait un homme parfaitement assuré contre l′adversité qu’après la mort. Et puis, il s’est reposé du succès par une retraite volontaire, enclin malgré lui, et par une sorte de prédestination, à parfaire dans un calme et loyal renoncement ce bonheur opiniâtre, auquel il était voué.

Un de ses amis raconte que Desbarolles, après avoir examiné sa main, y avait signalé l’absence du nœud d’ordre, et en avait conclu que le sujet tenait mal ses comptes. Le chiromancien, pour une fois se trompait. La vie d’Émile Augier fut ordonnée comme ses pièces, avec la même aisance et une égale raison. Le charlatan qui aurait tiré l′horoscope de Molière, lui aurait pu prédire, avec un peu d’adresse et de sagacité, qu’il serait irrégulier dans son existence et d’autant plus merveilleux par son esprit ; et si Émile Augier avait consulté la somnambule, avec un peu de lucidité elle lui eût pu répondre qu’il aurait l’esprit aussi équilibré que son bonheur. Il faut en prendre son parti : Émile Augier fut un bourgeois heureux.

ii

L’ÉVOLUTION DE SON THÉÂTRE.


Son œuvre paraît d’abord plus complexe que sa vie. On distingue habituellement trois étapes dans sa carrière : ses débuts, qui comprennent l’intervalle écoulé entre la Ciguë et Diane (1844-1852) ; la période de la grande comédie de mœurs, qui s’ouvre avec le Gendre de M. Poirier et se ferme sur Un Beau Mariage (1852-1859) ; de là Émile Augier s’élève jusqu’à la comédie politique et sociale avec les Effrontés, le Fils de Giboyer, la Contagion, Lions et Renards, Madame Caverlet, etc. (1859-1878).

Il faut convenir que cette division ne contente guère l’esprit. Elle ne tient aucun compte des oscillations que semble avoir suivies la pensée d’Émile Augier. Elle a, de plus, le tort d’être artificielle autant que tyrannique, et de faire violence aux œuvres pour les classer. On n’est point frappé des analogies qui obligent à reconnaître en Diane et l’Aventurière deux ouvrages d’un même dessin ; la parenté entre le Gendre de M. Poirier, le Mariage d’Olympe et Philiberte ne me saute pas aux yeux d’abord ; et, pour tout dire, la Contagion, Paul Forestier, et le Post-Scriptum ne me semblent voisins que par les dates. À en juger par une première étude un peu superficielle, il paraîtrait plutôt qu’à ces différentes époques Émile Augier a fait des pièces assez diverses, qui ont un air de famille sans doute, mais dont plusieurs sont moins la suite naturelle de la précédente, qu’un retour vers les œuvres de jeunesse, ou l’incursion, par avance, dans un genre nouveau, qu’il affrontera plus tard. Il n’a guère écrit de série de pièces : ou, tout au moins, la ligne en est-elle un peu brisée. Les Lionnes pauvres rappellent moins le Gendre de M. Poirier qu’elles n’annoncent les Effrontés ou la Contagion. Le Mariage d’Olympe est une comédie unique dans ce théâtre, et qui pourtant, toute différence gardée, fait songer à l’Aventurière et prévoir Madame Caverlet. Enfin Paul Forestier est de la même veine que Gabrielle, à combien d’années de distance ! Il y a des génies plus opiniâtres, dont la démarche est plus directe. L’évolution de M. Alexandre Dumas se déduit presque aussi rigoureusement que l’intrigue de chacun de ses ouvrages. Émile Augier serait-il plus compliqué, parce qu’il fut moins ferme en ses dessins, mais surtout moins entier dans ses idées, moins insensible à l’influence extérieure ?

De vrai, ses voies sont moins mystérieuses. Il a débuté dans la vie par vérifier l’axiome de Nicole, c’est à savoir que le sens commun est chose peu commune ; et, comme il était doué d’un robuste et loyal bon sens, cette inaltérable santé de l’esprit l’a naturellement engagé en son droit chemin. Il s’est dit et il a commencé par dire que les sentiers à rebours ou à côté sont l’absurdité même, et qu’il y a cent fois plus de grâce ou de lyrisme dans le simple poème de l’âme qui chante, à peine ouverte à l’amour régulier, dont on ne meurt point. Pour en faire la preuve, il a semé à pleine main la fantaisie à la fois jeune et antique, qui, par-dessus André Chénier, remonte aux vraies sources de notre langue et de notre poésie. C’est l’inspiration complexe d’apparence, mais au fond parfaitement simple, de la Ciguë ; c’est l’explication des débuts de sa carrière, qui projette du même coup la lumière sur une grande partie de son œuvre. Et c’est aussi la raison qui lui fît écrire d’année en année des ouvrages comme Philiberte ou le Post-Scriptum, échos de Regnard, de Marivaux, de Musset, qui sont jusqu’au bout la grâce vivace de son esprit, après en avoir été d abord lu force et rorigimililé. Il y reviendra sans cesse, par intervalles, comme s il éprouvait de temps en temps le besoin de se rafraîchir en un bain de délicate ambroisie (le mot est de lui), après la peinture des d’Estrigaud et des Vernouillet.

En même temps qu’il était porté à faire voir que l’honnéteté n’exclut point la poésie, ou plutôt que la poésie n’est pas essentiellement condamnée aux chemins de traverse, aux passions sans espoir ou aux amours sans candeur, aux innocences reblanchies ou aux rédemptions enthousiastes et tardives, il en venait insensiblement à montrer que les mœurs, aussi, gagnent dans le bonheur légitime et légal tout ce que poètes, artistes et gens du monde y pensent perdre de rêves et de contentements infînis. Le droit chemin n’est pas si banal, qu’il s’agisse de rimer ou de vivre ; et tant que les hommes n’auront rien inventé de mieux que la famille pour être heureux, ils se peuvent contenter de ce bienêtre normal, avec résignation. Dès Gabrielle, Emile Augier prit pied dans ses idées, et s’y établit fortement. Cette fois il avait découvert son vrai fonds de nature, rencontré la philosophie de son cœur ; et il inaugurait une veine dramatique, qu’il fit sienne, la comédie bourgeoise, la comédie de mœurs droites sans fanfare, saines sans déclamation ni pédantisme, où la poésie est rapatriée avec le bon sens et la morale. Gabrielle fut un scandale vertueux. L’écrivain remontait jusqu’au Père de famille de Diderot, et par-dessus le xviiie siècle, donnait la main à Molière. Il avait l’audace de reprendre la tradition de l’esprit français et de revenir aux idées moyennes de la race un instant effarées par les splendeurs lyriques et le superbe épanouissement du romantisme ; et le plus piquant de cette heureuse aventure n’est pas qu’un talent sincère comme celui d’Emile Augier en ait eu le courage ; plus réjouissante est la naïveté de ceux qui nontpas encore cessé des’en étonner avec quelque dépit. Le mari, le prosaïque mari, ni ténébreux, ni mystérieux, ni fatal, est le héros de cette pièce. Avec lui triomphe la réalité simple et aisée, qui ne manque ni de grandeur ni de poésie. Gabrielle renonce à ses illusions de roman, se débrouille de ses rêves et de ses lectures ; heureuse et désabusée, elle tend la main à cet honnête homme, dont le sentiment du devoir a fait un doux poète.

Ô père de famille, ô poète, je t’aime !

Ce vers si décrié, qui est le dénoûment de la pièce, en est en même temps la moralité ; et, par surcroît, il est le germe fécond du talent d’Émile Augier, et comme la synthèse de son théâtre.

Vu de cette hauteur, le développement de son œuvre dessine une trace lumineuse. Chacune de ses pièces complète cette morale et l’élargit insensiblement. Après avoir fait de la vie de famille le centre du véritable bonheur, il en étudie la constitution, qui est le mariage, depuis longtemps menacé par les préjugés ou les abus de notre société moderne. Après avoir en vers savoureux célébré la poésie de cette légale félicité, il en démêle les conditions, et à mesure qu’il observe avec plus de pénétration, il abandonne le vers pour la prose, qui creuse le sillon plus profondément. Le bon sens devient implacable et ne laisse plus que rarement place à la fantaisie. Il reprend un à un contre les indépendances de la passion ou du cœur les axiomes de la vieille sagesse des nations, dont il fortifie sa doctrine. Qu’est-ce que Ceinture dorée, sinon un plaidoyer pour l’honneur de la maison ? Le Gendre de M. Poirier, ou l’union mal assortie de noblesse et de fortune ? Un Beau Mariage ou de l’inégalité des conditions dans le mariage ? La Jeunesse (en vers, on sent pourquoi), ou ce qu’il faut avant tout y apporter et y chercher ? La Pierre de Touche, ou la richesse ne fait pas le bonheur ?

Si l’intérêt de la famille est l’inspiration première de son théâtre, le mariage est proprement le fond de presque toutes ses pièces, et non pas seulement une conclusion ; et vous pensez s’il tient le mariage de convenances pour un mariage de raison ! Ainsi, pendant que sa pensée va s’élargissant, sa morale se complète de comédie en comédie, et la loi s’en fait aussi plus stricte et impérieuse. Et plus universelle. Elle s’impose à tous, à ceux qui font profession de vivre à côté ou au-dessus du commun dès hommes, aux artistes eux-mêmes ; et avec elle l’amour conjugal, la joie du foyer, qui est presque une chasteté, seule capable d’imprimer la force sereine au génie. Paul Forestier, aujourd’hui moins goûté, ne s’explique pas autrement, ou du moins se comprend mieux, encadré dans le développement de l’œuvre entier. Paul Forestier fut aux artistes le même paradoxe de vertu que Gabrielle aux poètes.

Car le mariage est une chasteté.
Je n’entends pas bannir les tendresses humaines ;
Seulement, je les veux profondes et sereines…
Le désordre au talent est mauvais compagnon.

La recette est universelle. Elle est une panacée de santé intellectuelle pour tous les honnêtes gens. Or, c’était peu de célébrer le bonheur de la famille et d’en imposer l’obligation ; Émile Augier était naturellement amené à en sauvegarder les droits, à dévoiler les préjugés à la mode ou les tendances d’opinion qui en menacent l’intégrité. De là cette curieuse comédie de l'Aventurière, à laquelle il gardait assez de tendresse pour la refondre après dix ans passés, bien qu’elle eût réussi à son apparition. De là aussi le Mariage d’Olympe, une reprise en prose de la précédente, avec je ne sais quoi de plus âpre et réaliste, qui n’est pas l’ordinaire de l’écrivain. La famille est un sanctuaire, dont l’entrée est interdite aux déclassées. Il y a là des droits imprescriptibles, qui sont à la fois ceux des ascendants et de la postérité, du passé et de l’avenir, et qu’on ne viole pas impunément.

Elle représente une solidarité d’honneur, qui en est l’inflexible sécurité. N’est-elle pas assez menacée d’ailleurs, pour que la porte en soit sévèrement consignée aux femmes qui ont débuté par la fuir ?

Et l’auteur était porté à étendre le cercle de la famille et le cadre de son théâtre. Pendant qu’il étudiait les droits du foyer, il arrivait par une pente inévitable à en fixer les devoirs. De la comédie bourgeoise il atteignait à la comédie sociale, la société idéale n’étant que l’image agrandie de la maison, et les vices dont souffre l’une frappant l’autre en plein cœur. C’est l’époque des grandes pièces, qui sont comme la haute comédie d’Émile Augier : les Lionnes pauvres, les Effrontés, le Fils de Giboyer, Maître Guérin la Contagion, Lions et Renards, Jean de Thommeray. Elles ont un même but et contentent une même envie très noble d’attaquer, de saper et battre en brèche les vices élégants et les sophismes distingués, qui aboutissent fatalement à la ruine de la famille ou de l’État. Ce sont des plaies secrètes, des ulcères, qu’il est urgent de révéler, n’eût-on pas l’espérance de les guérir. Et c’est, pour le dire en passant, ce qui explique pourquoi le réalisme d’Émile Augier est tout ensemble si audacieux et discret, pris à la source vive des mœurs du temps, observé aux entrailles mêmes d’une époque, mais dont l’écrivain se sert avec prudence et non sans tristesse, comme d’un ustensile dangereux et pourtant indispensable pour dégager l’éclatante et réconfortante vérité. Le luxe effréné des femmes, le règne de l’argent, l’intrigue politique ou religieuse, et l’escobarderie et le scepticisme, et ce qu’on a appelé d’un mot si parisien, la blague, et les capitulations, et les compromissions, et la prostitution de la conscience, et toutes les effrontées perversions du sens moral sont un levain fécond à cet esprit puissant et droit. Si j’avais la crainte de rassembler ici en un seul groupe des ouvrages d’inspiration ou d’ordre différents, les attaques dont ils furent l’objet et qui démontrent surabondamment une communauté d’origine, suffiraient à me rassurer. Oui, Émile Augier avait découvert un filon fertile d’œuvres à haute portée et d’une morale générale. Quelques-unes ont passé pour des pièces politiques, et j’accorde qu’il y avait des gens intéressés à les qualifier ainsi. Il n’était pas jadis pour déplaire à la cabale que Tartufe parût la caricature immodeste de la dévotion. Mais une comédie qui n’est qu’un pamphlet, ne dure guère. Le Fils de Giboyer, Lions et Renards ont tenu bon : l’auteur nous en a exposé les raisons. « Quoi qu’on en ait dit, cette comédie n’est pas une pièce politique dans le sens courant du mot : c’est une pièce sociale. Elle n’attaque et ne défend que des idées, abstraction faite de toute forme de gouvernement[2]. » Car le réalisme et la politique sont pour lui de simples ressorts, des accessoires d’actualité, qui tendent l’intérêt de l’œuvre et précisent l’illusion de la vie. Mais sous de saisissants dehors s’agitent l’honneur, le bonheur, et l’intégrité de la famille ; au fond de tout cela, bouillonne une même colère clairvoyante et raisonnée contre les Vernouillet aussi dangereux que les d’Estrigaud, contre tous ceux qui ne rêvent que riches mariages et dressent leurs machines, contre les Saint-Agathe plus désintéressés, mais non moins perfides, et dont les sourdes et habiles menées, si le succès n’en était contrarié, auraient des effets désastreux pour la société tout entière. Place aux honnêtes gens, à eux seuls, si faire se peut, dans la famille comme dans l’État ! Qui donc nous disait que cette partie de l’œuvre d’Émile Augier manque d’unité ou d’actualité ?

Cependant il a écrit, à diverses époques, des pièces que ne suffiraient à expliquer ni la pure fantaisie, qui fut sa première manière, ni les droits de la famille qu’il a célébrés avec une opiniâtreté glorieuse. Celles-ci ont un air d’isolement, et semblent marquer dans sa carrière des étapes et des temps d’arrêt. Il s’agit de Diane du Mariage d’Olympe, de Madame Caverlet. Elles sont aussi plus militantes. L’auteur n’y a pas seulement mis en œuvre ses propres idées ; mais il parait qu’il s’est alors engagé à fond contre certaines théories littéraires ou dramatiques. On dirait même que par deux fois l’ardeur de la polémique a forcé son talent, habituellement plus sobre et mesuré. Pour comprendre Diane, il convient de se rappeler les mordantes critiques dont Gabrielle fut l’objet. Le camp romantique fit d’abord des gorges chaudes de cette pièce de bon sens, dont il était à craindre qu’elle ne fit école. Puis on cessa de rire. C’était la déchéance de toute poésie que l’avènement d’une poésie embourgeoisée. On n’était nullement disposé à tenir pour lyriques les glouglous du pot-au-feu. Scribe avait excité les courages ; après Gabrielle, on n’y tenait plus. M. Vacquerie a écrit là-dessus quelques pages bellement indignées, où il accuse Émile Augier de « caresser les bas instincts de la foule, et d’ajouter la raillerie comme une pointe de plus aux clous dont le monde crucifie les grands cœurs martyrs[3]. » L’image est contestable, mais l’attaque était fournie d’une main habile. Émile Augier y fut sensible. Comme on l’accusait d’avoir refait Scribe, j’imagine quUl prétendit montrer qu’il n’était pas moins capable de réparer Victor Hugo. Après Une Chaîne, Marion Delorme. Et il faut reconnaître que le pastiche est médiocre, et que l’écrivain y a mis plus de malice que de naturel. C’est comme une parodie critique, où l’auteur, pour faire pièce à son devancier, s’est ingénié, en dépit ou plutôt à cause de l’analogie du sujet, à ne rassembler que des gens vertueux et à magnifier la morale. Richelieu devient un ouvrier de génie, attaché à une œuvre grande, dont on pénètre mal les desseins. Diane n’a pas les accents de Marion ; mais elle n’en a pas non plus le passé inquiétant. Paul épouse Marguerite, une petite bourgeoise riche, belle, et tout à fait digne d’un de Mirmande. Rien de poussé, de lyrique, ni d’aventureux ; tout y est familial et reposé, en dépit du duel romantique, de l’armoire où se cache l’un des combattants, de l’intervention de M. de Laffemas et de sa sinistre escorte. Un seul personnage a insulté une jeune fille, après la messe de minuit, à la mode espagnole. Il l’emporte bientôt en paradis. Et tout cela forme, à bien dire, un drame assez terne (le conspirateur Grandin mis à part), comme il advient toutes les fois qu’un ouvrage dramatique est compliqué de préoccupations étrangères à l’intérêt et à l’action du théâtre.

Le Mariage d’Olympe rappelle un autre moment de la carrière d’Émile Augier. Quoique l’idée première s’adapte exactement à la formule morale, qui explique la plupart de ses comédies de mœurs, l’œuvre diffère des autres par la conception et la facture. Elle a soulevé des critiques sévères et justes. Ni la pièce ni les personnages n’ont cette souple et délicate teneur, qui est le talent même de l’écrivain. « La courtisane mariée au gré de son calcul, écrivait M. Weiss, restera autant que vous le voudrez sans moralité et sans principes… Aucune d’elles, une fois glissée dans le monde, n’y commettra les fautes de tact et n’y étalera le mauvais ton incurable, que M. Émile Augier attribue faussement à Olympe mariée…[4]. » Mais ce qui demeure inexpliqué, c’est précisément que l’auteur, dont le naturel génie se plaît surtout à la composition et à la mesure, ait conçu et exécuté une pièce et des caractères, d’où ces qualités sont absentes. Oui, le sujet est bien de lui et à lui. On n’introduit pas la honte dans une maison qui a des traditions d’honneur séculaire ; on ne l’insinue pas dans une famille où se trouvent un oncle et une tante, qui ont droit au respect de leurs préjugés ou de leurs vertus, et une cousine sensible et chaste, comme dans la Jeunesse et la Pierre de Touche, qui mérite la déférence, au moins, et les égards dus à son innocente inclination. Oui, cela est dans la veine d’Émile Augier. Et la pièce est mal bâtie, et les caractères sont incohérents, et certaines scènes surchargées, comme à dessein, d’un réalisme artificiel et peu vraisemblable. Pourquoi cette erreur ou ces écarts, si contraires au tempérament de l’écrivain ? Ne serait-ce pas que le Mariage d’Olympe est, comme Diane, une œuvre de circonstance, écrite surtout contre un autre théâtre naissant ? Et de même que dans Diane le mélange de deux genres, celui de l’auteur et celui de ses rivaux, se combine mal et ne laisse subsister en l’esprit qu’une impression confuse, pareillement dans le Mariage d’Olympe le réalisme de M. Alexandre Dumas fils jure avec le bourgeoisisme d’Émile Augier et produit un fâcheux effet. Tout le premier acte lui est propre ; le reste emprunté d’ailleurs. Imitation un peu gauche, ou critique trop raffinée. Le drame se dessine tard, et se rattrape par l’outrance de l’exécution. Même discorde entre les caractères. Le marquis et la marquise de Puygiron, Philémon et Baucis de ces unions saintes que la seule mort disjoint, et qui vivent de tendresse et de respect réciproques après que l’amour et la jeunesse s’en sont, retirés ; Geneviève, jeune fille d’esprit charmant, choyée et fine, cela est encore d’Émile Augier. Mais Olympe et Irma, sa truculente maman, cela ressemble à du réalisme ingénu, — ou travesti. Au fond, il y a l’un et l’autre. Mais comme le public n’entre pas dans ces subtilités d’intention, Émile Augier lui a pu paraître gauchement entiché d’un genre qu’il me parait avoir malignement pastiché.

A vrai dire, s'il a compris l’originalité de son heureux rival, il n’en a guère subi l’influence. Mais surtout je n’en irais pas relever les traces dans les pièces où l’on les cherche le plus. La structure d’une ou deux comédies dramatiques, telles que Paul Forestier, l’emprunt de quelques scènes ou procédés qui avaient réussi en sont les rares indices. Pour Madame Caverlet et les Fourchambault, jamais l’auteur n’a montré une indépendance plus expérimentée et loyale. Ces deux sujets seraient assurément avoués par M. Alexandre Dumas : une antinomie entre la loi écrite et la loi naturelle, entre la morale et le préjugé, voilà qui cadre avec les arguments, où excelle l’auteur du Fils Naturel et de Francillon. Nulle part, toutefois, Émile Augier n’a gravé plus profondément les qualités essentielles de sa manière et de son talent. Madame Caverlet fut écrite en 1876, quelque temps avant le vote de la loi du divorce. La question était à la veille d’étre posée à la tribune ; il prit les devants et la porta sur la scène. Il tâtait l’opinion, qui d’ailleurs se montra plus gênée que récalcitrante. Mais il y mettait les formes et employait mille ménagements, à son ordinaire. Il ne la brusque pas ; il l’apprivoise. Il n’accumule pas les contradictions ; il les aplanit. La solution apparaît à la fin, avec infiniment de prudence et de modestie. Il ramasse, tempère la crise, amortit les chocs. Henriette, qui passe aujourd’hui pour l’épouse de Caverlet, fut mariée jadis à un viveur élégant, prodigue et besoigneux, du nom de Merson, époux infidèle et sec, père trop oublieux de sa paternité. L’auteur avait sous la main plus d’une ressource propre à soulever l’émotion violente en faveur de la thèse qu’il aurait pu brandir. Il se contente de nous induire doucement à réflexion. Il lui était loisible de nous peindre le poignant tableau d’une union mal assortie, la femme seule et triste avec ses enfants, condamnée à des promiscuités pénibles ou exposée à des sollicitations ravalantes. Il lui était aisé de nous faire paraître, en des scènes pathétiques, les révoltes de l’honneur, le mari brutal, les galants empressés et assiégeants. Émile Augier suit son instinctive inclination. Il nous intéresse moins à la femme qu’à la mère ; il concentre l’intrigue autour des enfants, c’est-à-dire qu’en un sujet si différent de ceux qu’il préfère, c’est encore le bonheur et l’avenir de la famille disloquée qui dominent, hauts sur l’horizon. Et finalement, à la place d’une liaison irrégulière, deux ménages se fondent et se confondent, destinés à mener de compagnie une existence tranquille et honorée, dans le recueillement des montagnes et l’attente du petit Daniel, que berceront tout à l’heure le ranz rustique et le carillon des clochettes. Et donc, un problème tout actuel et grondant de morale sociale, mis à la scène avec de minutieuses précautions, agrémenté d’une fraîche idylle, se résout ainsi dans 1 intimité souriante du cercle de famille.

Émile Augier est là tout entier, avec sa dextérité simple et atténuée. Il ne serait pas malaisé de faire voir combien le sujet des Fourchambault fournissait la matière du drame le plus moderne ; qu’il n’était pas, en son originelle conception, sans analogie avec le Fils Naturel ; que notre auteur Ta traité avec les mômes ménagements, et qu’où il semble céder à l’influence d’autrui, il se ressaisit au contraire tout entier, et donne l’exacte mesure de sa pensée et de son talent. Attentif plus que soumis aux tendances voisines, il a composé une œuvre assez variée, mais dont la saine philosophie, la poésie domestique constituent l’intime unité.

Son œuvre est une, parce que dès la première comédie et jusqu’à la dernière, elle est consacrée à exalter la commune droiture et l’honnêteté bourgeoise. Chacun de ses ouvrages est l’étude d’un des ferments qui désorganisent la famille Mais elle est complexe, parce que tantôt il a surtout prodigué sa robuste et poétique fantaisie (la Ciguës l’Aventurière y la Pierre de Touche, Philiherte, le Post-ScApium), là surtout mis en relief les joies sereines de la maison, les mœurs dangereuses qui menacent la famille ou la société (Gabrielle, le Gendre de M. Poirier, les Lionnes pauvres, la Contagion, les Effrontés, le Fils de Giboyer, Paul Forestier, Jean de Thommeray), et ailleurs enfin, parce qu’il a défendu et imposé l’honneur de sa morale et de son théâtre par des pièces d’une portée plus occasionnelle, sinon de polémique, et qui sont à la scène comme les manifestes de ses idées : (Diane, à l’adresse des romantiques et à l’appui de Gabrielle ; le Mariage d’Olympe contre la glorification de la courtisane et à propos de la Dame aux Camélias ; plus tard Madame Caverlet et les Fourchambault, où il semble avoir déployé la coquetterie de sa vieillesse et de son expérience à composer deux pièces à thèse sans thèse, à traiter une question d’actualité sans éclat, à débrouiller l’antinomie du Fils Naturel sans excès de logique ni de raisonnement). Et c’est une gradation aisée et comme une naturelle extension de la pensée, depuis la comédie familiale jusqu’à la comédie sociale, de Gabrielle aux Fourchambault, qui résument sa carrière et son talent. Émile Augier l’avait apparemment senti, puisqu’alors il s’est résigné au repos.

III

LA FORMULE DRAMATIQUE.


J.-J. Weiss, qui a poussé l’amour de Regnard jusqu’à l’idolâtrie, a dit d’Émile Augier : « C’est un second Regnard, plus original en ses combinaisons, plus varié en sensations poétiques, plus pénétrant et de plus de portée que l’autre[5]. » Ce jugement, très contestable en soi, s’il s’agit des pièces en prose, donne l’idée la plus approchée de la facture des pièces en vers. Si l’on excepte Diane et Paul Forestier, qui témoignent d’influences plutôt combattues que subies, le dramaturge relève de l’école classique, non pas celle de Ponsard ou de Legouvé, mais de Regnard et de Molière. Il travaille sous leur buste. A peine met-il à profit les progrès réalisés par Beaumarchais. L’intrigue se complique discrètement, se démêle avec aisance, sans recherche d’habileté. Des romantiques il ne retient presque rien. La couleur locale s’efface. Même, le plus souvent, il n’excède guère ni l’unité de lieu ni celle de temps. Gabrielle se développe en l’espace d’un jour ; la Ciguë et Philiberte pareillement ; et pour les autres, à peine songe-t-on à demander l’heure ou s’aperçoit-on du changement de décor. Sa fantaisie a d’autres matières où s’exercer. C’est que, même en vers, Émile Augier est admirablement maître de son sujet, que, fidèle à la formule classique, il serre de près la crise, en prépare et développe les situations avec sobriété, par une composition serrée, non pas tendue, en une trame ingénieuse et claire, sans festons ni inutiles broderies. Dans Philiberte, qui est la plus réussie de ses pièces en vers, on ne trouverait peut-être pas une seule liberté prise avec les règles et les traditions. L’époque même, choisie par l’auteur, donne à l’œuvre un air de classicisme élégant et poudrederizé. La pièce se passe en Dauphiné, au château de Grandchamps, vers 1775. Le salon est Louis XV, et par les portes du fond on aperçoit un coin de parc à la Watteau. A peine un détail romantique, un duel rapide, sans témoins, entre deux scènes, au bout du jardin, qui dure juste le temps d’aller, de mettre un bras en écharpe, et de revenir. Tout le reste n’est que spirituels entretiens, comme chez Célimène ou Marivaux. Il s’agit, en somme, d’éclaircir un point de psychologie féminine, qui est l’état d’âme d’une jeune fille, à qui vient la beauté avec l’esprit. C’est la crise délicieuse de la fleur qui germe, se noue et s’épanouit. Et voilà Philiberte transfigurée, charmante au gré de tous, gentille, même aux yeux de sa mère qui la croyait laide, et joyeuse de triste qu’elle était, et d’insignifiante devenue piquante, agréable d’esprit. Ce changement s’est fait de scène en scène, à mesure qu’elle a cru en elle, en sa beauté, en son amour, qu’elle s’est éveillée, développée, muée de tout son être, ainsi que de scène en scène s’ouvrait au monde et à la vie son autre sœur, Agnès, par une progression insensible, une douce genèse, dont les moindres progrès sont aisément perceptibles, grâce au talent aisé et limpide d’Émile Àugier et de Molière. Mais le mariage est ici plus qu’un dénoûment. Il est une sanction. Or, cela est toute la pièce, et cela n’est point de Molière.

Si toutes ses pièces en vers ne sont pas aussi rigoureusement taillées sur le patron classique, on ne saurait trop marquer à quel point il a été rebelle au romantisme. L’usage s’est établi de considérer l’Aventurière comme une conciliation entre deux genres ennemis, et de publier que classique en est le vers, mais purement romantiques le cadre, la couleur et le jeu de la scène. L’usage est un tyran anonyme et irresponsable. A part certaines tirades, dont la forme extérieure rappelle quelque couplet de Victor Hugo et surtout d’Alfred de Musset, la couleur locale dans l’Aventurière se réduit à cette indication de la brochure : « La scène se passe à Padoue, en 15… » C’en est le plus clair, le plus précis, et le plus pittoresque. D’ailleurs aucune description, peu ou point d’effets de décor. On en trouverait davantage dans Bajazet. La scène est à Padoue, comme elle était à Athènes dans la Ciguë, à Carthage dans le Joueur de flûte, par une innocente fiction qui donne carrière à la fantaisie et déguise adroitement le fond même de l’œuvre et la saine morale qui y règne. Monte Prade est un Arnolphe vieilli et moins égoïste. Horace et Célie, deux amoureux à la façon de Valère et de Marianne. Pour Annibal. c’est un don César, à moins qu’il ne soit un Sbrigani ou tel autre chaperon de cap et d’épée. Mais Annibal se grise, comme certain abbé galant de Musset, — ou comme Sganarelle simplement. Mais l’Aventurière est une comédienne ; sans doute, comme dans le Roman comique de Scarron. J’ose même ajouter que c’est une comédienne lasse des aventures, avide de repos et d’honorabilité, et que cette suprême convoitise n’a rien de romantique ni même de romanesque, et qu’elle est justement le contraire du romanesque et du romantique. La vérité est que, dans l’Aventurière autant que dans Philiberte, Émile Augier montre qu’il est imprégné de ses modèles classiques ; que sa morale s’accommode aisément de leur formule dramatique, que l’une suffit à l’autre, que ses pièces en vers en font foi, et que, s’il a été plus riche en ses combinaisons, c’est qu’il abordait le théâtre immédiatement après Scribe.

La cause de sa philosophie pratique une fois gagnée, il relègue au second plan l’imagination et la fantaisie, qui ne lui sont plus une parure nécessaire. Il entre dans le grand courant des vices domestiques et sociaux. Sa poétique est encore classique, avec quelque chose de plus.

S’il a emprunté de Scribe le goût de la pièce bien faite, fortement composée et habilement dénouée, il garde de l’ancien répertoire une tendance à affronter la crise dès le début, sans allonger l’exposition outre mesure, ni la trop éloigner du moment de l’action. Il n’écrit pas de prologue[6], ni de premier acte à sensation, où l’esprit pétille, dont le décor arrache des ah ! ce pendant que l’action languit et que l’intrigue se dessine vaguement. Il a conservé l’usage de procédés tout naïfs, qu’il donne pour ce qu’ils sont, et dont il aide le développement de la pièce, sans raffiner ni finasser. Lettres d’amour ou d’excuses, ruine inattendue de la famille, coups de foudre de la passion, procès, plaidoiries, toute une part de l’attirail de la vieille comédie est mise à profit, sans prétentions, comme une machine un peu fatiguée, mais qui peut rendre encore quelques services. Dans les Lionnes pauvres, de toutes ses comédies la plus réaliste et moderne, il emploie pour arriver à ses fins une marchande à la toilette, madame Charlot, que nous avons tous connue à l’époque où elle faisait son apprentissage dans l’arrière-boutique de madame La Ressource. Mais surtout il s’attache fermement à l’ancienne formule d’équilibre dramatique, ou, pour mieux dire, au système de bascule si ingénieusement mis en œuvre par Molière, et dont il adoucit le jeu en le compliquant.

Il y a au moins deux manières de concevoir la composition dramatique. L’une, dont Corneille légua la tradition à M. Alexandre Dumas fils, consiste à mettre en présence des personnages et des intérêts contraires, et, par la vertu d’une irréductible logique, à les pousser en droite ligne vers le dénoûment. Ils passent par un certain nombre de situations logiquement nécessaires, presque prévues et fatales, qui sont véritablement des scènes à faire, moments pathétiques de l’action et comme les moyens termes d’un syllogisme théâtral. Pour peu que le problème initial soit nettement posé, les personnages vigoureusement dessinés, et les situations préparées d’une main sûre, l’effet est saisissant, l’émotion immanquable et lucide. Une autre méthode, qui est plutôt celle de Molière, et qu’Émile Augier a rajeunie et accommodée à la démarche de sa pensée, consiste à rechercher l’équilibre plutôt que la déduction, à combiner des alternatives plutôt qu’à opposer des antinomies, à frotter intérêts et personnages, si je puis ainsi dire, beaucoup plus qu’à les heurter, à les mouvoir dans le sens d’une série de courbes plus volontiers qu’à les astreindre à l’inflexible rigueur de la ligne droite, à les faire triompher tour à tour, selon que les sentiments ou les opinions qu’ils représentent sont à leur tour plus puissants comme dans la vie. Car la vie réelle n’est pas faite de théorèmes ; elle n’offre guère au regard de vérité absolue ; elle est le conflit et souvent l’alternative des probabilités. Après Molière, l’art d’Émile Augier consiste à équilibrer ces conflits, à ménager ces alternatives à peser tous les mobiles intérieurs à une balance très sensible, dont chaque plateau monte et s’abaisse successivement. Il en observe les oscillations, jusqu’à ce qu’au dénoûment l’inquiet fléau se fixe enfin. Pour y réussir, il faut plus de sagacité que de logique, plus de sensibilité et d’ouverture d’esprit que de vigueur et de décision. Le syllogisme s’assouplit en un dilemme. Cette composition renferme moins de pathétique et peut-être plus de vérité moyenne ; elle frappe moins, et sans doute contente davantage. La raison en est moins rectiligne, mais plus féconde, et fait paraître sans effort apparent les différentes faces des hommes et des choses, et aussi de la raison elle-même. C’est encore une fois, un équilibre instable, jusqu’au moment de conclure. Et cela est si proche de la vérité, qu’aujourd’hui les plus modernes semblent vouloir le simplifier encore, et, renonçant à ce rythme équilibré, se contentent d’en noter les alternances, suppriment les transitions, découpent la réalité en scènes solitaires, où la logique n’a rien à voir, où les contradictions seules subsistent. Pour un peu, on reviendrait aux comédies à tiroir, qui sont le squelette incomplet ou rudimentaire de la comédie d’Émile Augier.

On voit sans peine ce qu’il a emprunté de Molière, retenu de Scribe, et ajouté à tous les deux, pour rajeunir cette composition. C’est d’abord et d’autant que les mœurs et les personnages de ce siècle se sont compliqués davantage, une plus grande richesse d’invention scénique, qui dépasse nécessairement les combinaisons de l’un sans viser à la prestigieuse adresse de l’autre. Nul théâtre, en effet, en des sujets plus familiers, n’est plus fécond en situations vraies. C’est un grand mérite et la marque d’une singulière probité de talent que d’avoir renouvelé Molière sans abuser de Scribe. Revenir au système dramatique du maître était osé ; mais, pour assurer le succès, la dextérité de l’illusionniste était tentante. Émile Augier n’a pas cédé à cette tentation de subordonner l’étude des caractères à l’exécution de l’intrigue ; et aussi il a su tempérer les situations de telle sorte, qu’elles ne s’opposent pas violemment, en d’insolubles antithèses, mais que plutôt les coups de théâtre s’amortissent les uns les autres, amenés par des préparations scrupuleuses, avec des ménagements infinis. Les scènes de transition sont à peine visibles, tant elles résultent aisément de la péripétie qui précède, et s’acheminent à la péripétie alternante qui va suivre. C’est une diversité régulière, un balancement presque rythmé. Le mouvement en est si précis qu’on sent à peine la main directrice. Un rien presque suffit à donner l’impulsion : une syllabe jetée en passant, un peloton de laine qui tombe et qu’on ramasse ou qu’on feint de ramasser, un duel dans l’air, une ombrelle oubliée sur un meuble, une de ces mille trouvailles, un de ces détails décisifs, si l’on en croit Pascal et sa phrase sur le nez de Cléopâtre. Pareillement, d’un mot il bouleverse la scène, met le théâtre en feu, redresse ou retourne la pièce, d’un de ces mots si parfaitement simples et naturels qu’il semblerait que chacun les eût pu trouver, et dont l’effet est foudroyant, parce qu’ils jaillissent de la source vive de l’observation, pris aux entrailles mêmes du sujet ou des caractères, de ces mots raciniens, dont Émile Augier a retrouvé le secret.

La grave difficulté de cette formule dramatique gît au dénoûment. Il parait que la comédie classique, qui se bornait à l’étude des caractères, s’en préoccupait peu, et que les conclusions de Molière viennent tant bien que mal au bout de la pièce, après que le trait de chaque personnage est parachevé, alors qu’il se fait temps de mettre un point final. La comédie de mœurs est plus exigeante, étant plus compliquée ; il faut à l’intrigue un dénoûment qui soit franchement une solution. En cela, Émile Augier fut heureusement servi par l’idée fondamentale de son œuvre. Le mariage, si souvent banal ou forcé chez d’autres, est au regard de chacune de ses pièces une conclusion nécessaire, et comme une obligatoire moralité. L’intérêt s’accroît de toutes les contrariétés subies et de tous les désirs inspirés. La fille trop riche, si elle rencontre enfin un homme qui l’aime, après mille indécisions en arrive raisonnablement à l’épouser. C’est la pièce même ; c’en est la fin, dans tous les sens du mot. Il serait fâcheux que Valère ne fût pas uni à Marianne ; mais il est surtout urgent que Tartufe soit expulsé de chez Orgon. Au contraire, ne voyez-vous pas dans les Fourchambault à quel point il est indispensable que Bernard épouse Maïa ? Car l’œuvre entière ne tend qu’à relever les irréguliers de la naissance, et à leur concéder le devoir, comme aux autres, de fonder un foyer. Une comédie où la famille est en jeu, aboutit nécessairement au mariage, qui en est la base. Notez que le dénoûment est aussi persuasif, quand il s’agit d’une union d’abord troublée, qui semble mal assortie, et dont les nœuds se resserrent enfin. La rentrée en grâce des époux est une sanction. Et bien que cette issue résulte légitimement de la conception même de ce théâtre, Émile Augier n’a pas hésité à dénouer ses pièces autrement, quand l’intérêt même de la famille ou de la société l’exige, et à rompre sans appel l’union immorale ou odieuse. Témoin le coup de pistolet qui termine le Mariage d’Olympe et le farouche désespoir de Pommeau à la fin des Lionnes pauvres. L’épouse indigne s’en est allée ; le ressort de la vie s’est brisé en lui ; et, au moment où il quitte le théâtre, le pauvre homme n’ira pas loin. Maître Guérin aussi reste seul dans son étude, parmi ses paperasses notariées et ses actes d’une probité louche, après que sa femme et son fils ont abandonné ce toit à l’avarice et à l’adultère condamnés à y faire ensemble un pitoyable ménage. Ces audaces sont l’élémentaire et courageuse vérité. C’est l’envers de la vertu domestique et unie ; et c’est une autre façon de glorifier la famille, qui est l’objet et le fond même de la pièce.

De ce système de composition, à la fois classique et original, le Gendre de M. Poirier est l’œuvre la plus connue et l’application lumineuse.

Un jeune marquis, « orphelin à quinze ans, maître de sa fortune à vingt », a promptement exterminé son patrimoine. À ce prix il possède l’art de toutes les élégances, et, s’il est léger d’argent, il est plein de grâce et de distinction. En quête d’un préteur, il a rencontré un beau-père, M. Poirier. « Je ne lui offrais pas, dit-il, assez de garanties pour qu’il fit de moi son débiteur ; je lui en offrais assez pour qu’il fit de moi son gendre. » C’est l’ancienne et très véridique histoire de la noblesse qui fume ses terres, et affronte les hasards d’une riche mésalliance, pour réparer le lustre terni du blason. Seulement, la face du monde a changé depuis cent ans. Le bonhomme de beau-père, M. Poirier, digne de son nom, « modeste et nourrissant comme tous les arbres à fruits », est devenu l’égal de M. le marquis devant la loi. De là à lui vouloir être supérieur, il n’y a que l’épaisseur de quelques millions gaspillés par l’un et ramassés par l’autre. Gaston de Prestes a épousé une dot. Mais M. Poirier a acheté une influence et des relations. Il a mariésa fille pour lui et pour elle, suivant la maxime trop coutumière en bonne bourgeoisie. Donnant, donnant. M. Poirier paie les dettes de son gendre, avec l’espoir que son gendre sera désormais une valeur négociable auprès du gouvernement. M. Poirier a des visées. M. Poirier aspire à la pairie. De sorte que, depuis M. Jourdain et Georges Dandin et autres, riches et savonnés vilains, la situation s’est fort modifiée, et que M. le marquis ne s’en est douté aucunement. Le bourgeois ambitieux et le noble besoigneux ont fait tous deux une affaire, dont le ridicule les éclabousse également. Émile Augier n’avait pas, en vérité, à prendre parti pour celui-ci ou celui-là ; et c’est le triomphe de la composition dramatique qu’une comédie ainsi conçue et départagée avec une spirituelle impartialité.

L’équilibre en est l’intérêt. C’est un jeu de bascule, qui tantôt donne l’avantage à Poirier et tantôt à son gendre, selon que l’élégante et coupable insouciance du blason, ou les calculs sournois du million l’emportent. Pendant tout le premier acte, Gaston est le plus fin exemplaire de l’aristocratie distinguée, inerte, et capricieuse. Poirier fait le gros dos autour du gentilhomme, qui a pour lui « des familiarités qu’il n’a pas pour tous les autres domestiques ». L’un tient la scène, mais, déjà, l’on sent que l’autre tient la corde, « Il faut, dit le parvenu, être coulant en affaires. » Le second acte est encore indivis. Gaston joue beau jeu ; mais Poirier a son plan de revanche. Le troisième consacre la victoire du beau-père, bien que le gendre se soit un instant joué de lui. Le quatrième enfin est à l’amour, qui remet l’un et l’autre à son plan et chaque chose à son niveau. Gaston aspire à faire le bonheur de sa femme et à devenir un époux digne d’elle ; Poirier rêve de faire le bonheur de son pays, et de lui donner un pair de France expérimenté. Cet équilibre ingénieux et discret apparaît encore dans la disposition des personnages. Tous les rôles sont doublés, comme pour adoucir les chocs. À côté de Poirier, Verdelet, un marchand de draps qui n’a pas tant aulne qu’il n’ait beaucoup lu, moins égoïste et plus doux ; derrière Gaston, le duc, un ancien camarade de fêtes, qui, au lieu de réparer son patrimoine par une mésalliance, s’est engagé dans un régiment d’Afrique et porte fièrement les galons de brigadier. Ils sont comme les confidents des protagonistes, destinés à prévenir les heurts trop violents, qui pourraient fausser la balance. Verdelet console Antoinette et retient Poirier ; le duc retient Gaston et console Antoinette. L’émotion dramatique ondule en un rythme sobre, souple, très classique, qu’accélèrent par instants les situations et combinaisons de théâtre.

L’exposition ne s’égare pas en discussions étincelantes et languissantes. C’est par leurs actions que ces caractères se font d’abord connaître. Et donc, M. Poirier, plusieurs fois millionnaire, a marié sa fille Antoinette à M. le marquis Gaston de Presles, authentiquement noble et ruiné. Le duc arrive, et Gaston, après ravoir plaisanté sur sa casaque de soldat, le renseigne sur le mariage qu’il a fait, sur le trésor de beau-père qu’il croit avoir découvert, avec quelques mots sur sa femme, une pensionnaire ébaubie de sa métamorphose, et force détails sur la vie qu’il mène, la grande vie, comme autrefois. Il y a même un duel dans l’air, « un joli petit duel, comme dans le bon temps », à propos d’une madame de Montjay, une comtesse à tout faire. Après ces confidences, arrive Poirier avec son associé Verdelet. On lui présente le duc ; on le prie de veiller à l’installation d’Hector, de tenir aux ordres de cet hôte le coupé bleu, celui de M. Poirier justement, tout cela de belle humeur, et d’un petit air de supériorité sans brusquerie. El l’on quitte Poirier et Verdelet pour visiter les chevaux : entre son beau père et son arabe pur sang Gaston fait une différence. À ces superficiels froissements Poirier acquiesce, ronronne et ne souffle mot. Il se « rattrape sur Verdelet des familiarités de son gendre », sur ce clairvoyant Verdelet qui lui reproche faiblesse avant le mariage, platitude après, qui est le parrain d’Antoinette, quia su s’en faire aimer au point qu’un père en serait jaloux, et qui pressent que Ta venir est gros du malheur de sa filleule et de la ruine de son associé. Poirier de dépit prend le Constitutionnel, et lit : « Encore un d’arrivé : M. Michaud, le propriétaire de forges, est nommé pair de France ! » Et voilà du môme coup établi le bilan de la pièce, en partie double : d’une part, l’insouciance magnifique de M. le marquis, et de l’autre la sourde ambition de M. Poirier. Arrive Antoinette, à qui son bon Verdelet arrache quelques aveux. Ton mari s’ennuie, s’écrie Poirier qui a son idée. Qu’il s’occupe ! Qu’il ait une situation officielle ! Qu’il aille à la cour ! Il ne se réjouit pas, mais il n’est pas non plus attristé. Tout cela s’arrangera : et la pairie est au bout. Rentrent le duc et Gaston ; dans ce cadre de luxe prodigue et débourgeoisé, les personnages se détachent décidément avec leurs physionomies propres. Gaston a fait l’achat d’un tableau. Et devant ce tableau ils se groupent et se révèlent sous leur vrai jour. Tous l’examinent et l’apprécient, Gaston et le duc avec une élégance entendue, Antoinette avec une délicatesse de sentiment, Verdelet avec beaucoup de bon sens. Poirier avec la sentimentalité dédaigneuse et niaise du parvenu. Ainsi, l’exposition est rapide, complète, et impartiale ; dès la troisième scène la lutte s’engage entre l’ambition madrée et la légèreté aristocratique. Cela est limpide, souple et atténué.

Le second acte débute par un conseil de famille. C’est un siège en règle, maladroitement conduit par Poirier, où tous s’aventurent et se découvrent, pendant que le marquis s’échappe par une profession de foi commode en toute occasion. « Il n’y a que trois positions que mon nom me permette : soldat, évêque ou laboureur. Choisissez. » A-t-il raison, le fringant marquis ? Non. Et les autres ? Pas davantage. Émile Augier ne sacrifie personne, n’exagère rien. Il oppose les uns aux autres, sans forcer la vérité pour l’effet de l’antithèse. L’équilibre est loyal. Cette scène a fatigué Gaston ; les suivantes l’énervent. Poirier reçoit les créanciers de son gendre, et traite en homme d’affaires avec ces usuriers. Mais les Gobseck délèguent un d’entre eux auprès du marquis de Presles, qui apprend la ruse de son beau-père et la comédie qu’il a jouée, menaçant d’envoyer son gendre à Clichy plutôt que de rembourser les billets intégralement ; et c’est Antoinette, la petite pensionnaire, qui entame sa dot pour désintéresser ces lamentables fripons. « Tiens ; toi, je t’adore ! » dit Gaston. Et de ce mot si naturel naît une situation imprévue, qui va donner une impulsion nouvelle à la comédie et traverser les desseins de Poirier. C’est un brusque revirement. Gaston a les yeux dessillés ; il enlève sa femme, l’emmène au bois, l’apprécie, est à la veille de l’aimer. La balance penche en sa faveur ; le plateau chargé de son bonheur l’emporte. — Mais Poirier ne souffrira pas que son gendre gaspille la dot de sa fille. Le fruit modeste et nourrissant devient amer. Assez fait patte de velours, assez ronronné, assez temporisé. M. Poirier a l’étoffe d’un pair de France, et il tient à la conserver. On ne ruine pas M. Poirier. A louer, l’appartement de M. le marquis, l’écurie de M. le marquis, et le maître d’hôtel de M. le marquis. « Monsieur le marquis de Presles, on va vous couper vos talons rouges. » La guerre est déclarée.

Cependant Gaston se promène émerveillé de sa femme, qu’il a découverte, entêté des bouffées du printemps et des senteurs d’avril. Il a le cœur en joie. Il est parti pour aimer. Il est embarqué ; il ne songe plus que fêtes grandioses, où Antoinette éclipsera toutes les autres, et madame de Montjay. Mais il a songé sans Poirier, qui arrive avec son plan de réformes. C’est la grande scène de délibération, le point culminant de la pièce. « Eh bien, cher beau-père, comment gouvernez-vous ce petit désespoir ? Êtes-vous toujours furieux contre votre panier percé de gendre ? Avez-vous pris votre parti ? — Non, Monsieur, mais j’ai pris un parti. » Elle est faite de deux mouvements balancés. M. Poirier débute par le ton sec, cassant, décidé, jusqu’au moment où son gendre ayant, comme par mégarde, mis le doigt sur l’enclonure, il se livre, se découvre, glisse du ton décidé au ton radouci, puis modeste, et de la modestie à l’espérance, de l’espérance à la joie, de la joie à la convoitise, et de la convoitise à la déception et à l’humiliation. Il est joué ; il perd la partie, en attendant que la chance lui revienne, et que, par une symétrie de composition profondément comique, il reprenne avantage et gouverne ce petit désespoir au gré de sa rancune, dût le bonheur d’Antoinette, à peine ressaisi, s’envoler encore. C’est chez l’auteur un parti pris de ne point prendre parti, et d’opposer ces travers adverses jusqu’au dernier acte, à force égale. Les événements se précipitent, et des deux parts les sottises se multiplient. Gaston, qui venait de connaître sa femme, renonce au plaisir de la connaissance. Il se bat en duel demain. Il revient à madame de Montjay sur l’heure. Que dis-je ? Il y court ; il est en retard. Et ce n’est pas trop des deux confidents, le duc et Verdelet, pour ralentir la vitesse du drame, maintenir l’équilibre, et calmer les oscillations de la balance affolée. La victime de ce duel entre l’aristocratie et la bourgeoisie, c’est Antoinette, qui apprend son malheur, l’infidélité de son mari, reçoit une lettre de sa rivale à l’adresse de Gaston, la remet aux mains de son père, lequel ne se gêne pas pour la décacheter, heureux de tenir sa vengeance. Il la tient. Et il faudra que le gentilhomme s’humilie, qu’il consente les concessions refusées le matin même, qu’il capitule. Poirier exulte, froidement, diplomatiquement. Au besoin, il traînera M. le marquis devant les tribunaux. Il a une arme, il la garde ; il pense en user ; mais sa fille, pour la deuxième fois chevaleresque et vraiment marquise, reprend la lettre, la déchire, et inconsolable, inflexible, répond aux prières de Gaston : « Je suis veuve. Monsieur. » La victoire est à la bourgeoisie, en attendant qu’elle appartienne définitivement à l’amour.

C’est le but du quatrième acte. Poirier poursuit ses tracasseries : il a mis le château de Presles en vente, et s*obstine, pour bien venger sa fille et prendre sa revanche d’une certaine scène non oubliée, à empêcher tout rapprochement. Mais Verdelet et le duc veillent, dont l’honnête sagacité fait échec à la tactique sournoise du bonhomme, et relève les affaires du marquis. En dépit de Poirier, l’amour fera le reste. Gaston en est aux adieux. Il part demain pour entrer dans un régiment d’Afrique. Il contient son cœur trop prêt à s’humilier encore, Antoinette réprime le sien trop enclin à pardonner de nouveau. « Madame, il va se battre ! » — « Ah ! Tony, sa vie est en danger ! » Poirier arrive à temps pour rattraper la vengeance, qui lui échappe. Un duel ? Pourquoi ? Pour qui ? Pour Mme de Montjay. Et recommencent les opérations stratégiques du bourgeois offensé, qui s’acharne sourdement à parfaire le malheur de sa fille et le scandale de sa maison. Avant de pardonner, Antoinette exige une preuve d’amour, qui coûte à un gentilhomme dont le cœur est bien situé. Gaston fera des excuses à M. de Pontgrimaud, son adversaire, ou elle ne le reverra plus. Et Poirier de s’évertuer aux insinuations perfides, et Gaston de se débattre dans les angoisses d’un légitime orgueil, et Verdelet de démasquer Poirier, et le duc de presser Gaston, dans une scène rapide, mouvementée, graduée, rythmée, et tranchée net par un cri de femme, un cri de nature et d’amour, qui bouleverse le théâtre, fait jaillir l’émotion bienfaisante et décisive, une trouvaille dramatique qui est la plus claire intuition du cœur humain : « Et maintenant, va te battre ! » Cela vaut le « Qui te l’a dit ? n d’Hermione, ou le « Sortez ! » de Roxane. Ici Émile Augier marche de pair avec les plus grands. Et tout s’arrange. Le Pontgrimaud a pris les devants et envoyé une lettre d’excuses, écrite à plat ventre. Verdelet a racheté sous main le château de Prestes : vous devinez l’usage qu’il en pense faire. Quant à Poirier, il est aujourd’hui ce qu’il était hier : H. Poirier. « Nous sommes en mil huit cent quarante-six ; je serai député de l’arrondissement de Presles en quarante-sept, et pair de France en quarante-huit. » Et ainsi, Émile Augier rétablit l’équilibre un moment compromis dans le tumulte des passions, sans sacrifier ni les caractères aux situations, ni les situations aux caractères, ou plutôt par un sacrifice suprême de toutes nos modernes misères et convoitises que l’amour d’essence divine et de sereine poésie, éclaire et domine de haut.

Telle est la charpente de cette pièce, devenue classique avant la mort de l’auteur, et classique surtout par les qualités de la composition. Grâce à ce goût de l’équilibre et du rythme théâtral, à ce sens de la sobriété qu’Émile Augier a hérités des maîtres, grâce aussi à cette heureuse et discrète faculté de combinaisons scéniques, dont il a enrichi et rajeuni son système dramatique, il a échappé à la tentation de la caricature ou du mélodrame, à l’attrait d’exalter l’aristocratie aux dépens de la bourgeoisie, ou inversement. Son génie est bourgeois, mais d’abord observateur et impartial. D’autres ont pu concevoir autrement le dessin d’une œuvre dramatique. Tout chemin mène aux chefs-d œuvre. On a pu même regretter qu’il n’ait pas plus nettement marqué de quel côté penchaient ses préférences. Je le loue et l’admire, au contraire, pour n’avoir pas donné dans l’erreur de ceux qui veulent à tout prix voir dans Philinte ou Alceste la vertu même, amollie ou bafouée. Alceste a son ridicule, et Philinte le sien ; M. Poirier n’est pas exempt de travers, ni Gaston de Presles de défauts. Or il est un système d’économie dramatique, qui se plaît aux contrastes tempérés, aux oppositions mesurées, aux peintures vraies sans exagération, également éloignées du grotesque et du larmoyant. — et qui date de la première représentation du Misanthrope. Émile Augier s’en est inspiré, sans s’y asservir. Il y a su ajouter, après Beaumarchais et Scribe, plus d’ingéniosité dans l’invention, plus de simplicité dans les combinaisons et les situations, sans méconnaître le réalisme moderne, sans renoncer à la sobriété classique ; et il parait bien, en dernière analyse, que son art consiste à maintenir toutes les ressources de son génie sur le pied d’une composition loyale et harmonieuse. C’est sa formule.


iv

LE MARIAGE ET LE MÉNAGE.


Le plus heureux privilège du génie est d’apparaître à point nommé.’Tels ces invités de marque, qui ne font leur entrée dans un salon qu’après que la compagnie est au complet, et lorsqu’ils ne risquent plus de se gaspiller. Scribe venait de perfectionner le métier dramatique, et de mettre enfin sur pied la comédie de mœurs ; et la société française offrait une matière nouvelle à l’observateur, quand Émile Augier vint. L’heure était on ne peut plus favorable. Un esprit libéral et maître de soi, armé d’un sens droit et intrépide, pouvait réaliser pleinement sur le théâtre la réforme, à laquelle aspiraient confusément les indépendants du xviiie siècle, et dont Diderot, cet éventeur de voies et ce brasseur d’idées, avait ébauché la théorie incomplète et prématurée. Le Père de Famille est une pièce médiocre pour plusieurs raisons, qui tiennent au tour de tête de l’auteur, mais pour une autre aussi, dont il n’est nullement responsable. Ni la comédie de mœurs ni la comédie sociale n’étaient viables alors. Il imaginait, rebuté par les artifices de certains continuateurs de Molière de renouveler la formule et de substituer la peinture des conditions à celle des caractères. C’était trop et trop peu ; et surtout c’était trop tôt. Scribe devait ouvrir le bon chemin.

Ici nous touchons à l’originalité foncière du théâtre d’Émile Augier. Dans l’ancienne société, où. règne une hiérarchie des classes très nettement définie, les travers et les ridicules sont plus personnels et les caractères plus tranchés. Chacun suit sa route, d’où il lui est difficile de sortir : noble, bourgeois, peuple sont des types distincts, qui ont leurs vices propres, sans subir à l’excès les mœurs de l’ordre prochain. Dans une société qui vit sur le pied d’égalité, où toutes les ambitions sont légitimes et tous les appétits déchaînés, l’action et la réaction des esprits sont universelles ; à ce perpétuel et enragé frottement les caractères s’usent, s’effacent et perdent une part de leur relief. Et les vices et les travers et les ridicules sont proprement l’expression des milieux, autant et peut-être plus que des individus. L’heure est arrivée d’élargir et de féconder la poétique de Diderot et de combler les lacunes de Scribe. Un écrivain dont le génie est fait de bon sens et de mesure, n’esquive pas la peinture du caractère, qui est l’homme même, mais il la complète et l’explique par l’étude du milieu dans lequel le caractère se développe et de la société où il s’agite. Et du même coup il renouvelle décidément le théâtre, pour avoir adapté ses facultés d’observation aux essentielles conditions de la vie moderne.

La Révolution, qui a déclaré les droits de l’homme, en a aussi décrété les devoirs. Du jour où fut proclamée l’égalité, la responsabilité de l’individu s’est accrue ; et, si la disparition des classes a préparé l’avènement du mérite personnel, elle a imposé à la fois l’obligation à chacun de se faire sa place au soleil et d’avoir une situation sociale. Après le règne de la noblesse, celui de la considération. Du moment que la dignité n’est plus héréditaire, il la faut conquérir. Après le règne de la considération, celui de l’argent. Et cette seconde révolution venait de s’accomplir, au moment où Émile Augier fixait son regard pénétrant sur ses contemporains. De nouvelles mœurs résultaient d’idées nouvelles, conséquences immédiates, et quelques-unes imprévues, des immortels principes de 89. Au moment où il aborde le théâtre, il est naturellement amené à dévoiler l’influence de ce moderne état des esprits sur les institutions subsistantes, dont la première est le mariage, qui est l’image réduite d’une civilisation, tout de même que la famille est la miniature de la société. Les dessous solides de son théâtre sont là, et non pas ailleurs. El l’on pourrait donner pour épigraphe à son œuvre : De l’influence de la Révolution française sur les mœurs domestiques et sociales de la bourgeoisie vers le milieu du XIXe siècle.

Donc c’est assez ri du mariage, qui est la famille, qui est la base de la société : et voilà une tradition gauloise qui s’en va. Ni Rabelais ni les autres ne ravalent mis en scène que pour se réjouir. Par deux fois Molière s’était aventuré dans les intérêts sérieux et critiques du ménage. Encore le bourgeois Chrysale, qui obéit à haute voix pour se donner l’illusion de l’autorité, n’est-il qu’une silhouette indispensable à l’économie de la pièce. Mais avec Georges Dandin, il s’engage de plain-pied dans l’étude des mal mariés. Il s’en aperçoit, et se détourne pour éclater de rire. La comédie de mœurs dégénère en farce du Cuvier. Molière se plie au goût du public. Autant on s’intéressait alors aux pathétiques angoisses de l’amour, autant les déboires du ménage étaient plaisants et drôles. Si Alceste avait été marié, je gage qu’il passait pour un brutal et Célimène pour une victime assez spirituelle. La Mère coupable de Beaumarchais est un symptôme inaperçu, et qui ne déroute pas l’accoutumance Les romantiques ne font que renchérir sur la tradition, et le mariage passe un mauvais quart d heure. Pour un observateur, la chose devenait moins plaisante.

Depuis que Panurge est l’égal de Pantagruel, il ne rencontre plus de Pantagruel qui le recueille et l’héberge en son domestique. Il lâche à forcer la fortune, et fonce dans la vie. L’insouciante et débordante gaîté n’est plus de mise dans une société où l’enfant, à peine hors du berceau, est instruit, armé pour l’existence, grandit parmi les soins pratiques, et à vingt ans s’étonne d’être lâché à travers le monde, avec le devoir de se débrouiller, ce qui revient souvent à embrouiller les autres. Si, au lieu d’avoir nom Panurge et d’être fils du hasard, il s’appelle Philippe Huguet[7], s’il a été couvé par l’ambition maternelle, s’il a fleuri et prospéré à l’ombre d’une demi-aisance, dont il sent la gêne à mesure que son esprit s’éveille, s’il a de l’activité, de l’avenir, du talent enfin, il n’est plus maître ni de sa personne, ni de ses sentiments, sous peine d’échouer au port. Son intelligence, tendue vers un but, déforme son caractère. Il sait ou il devine que l’amour est une non-valeur, s’il n’est une plus-value, qu’épouser une cousine pauvre qu’on aime, c’est murer sa vie, se fermer la carrière, et tenter Dieu, le Dieu moderne qui ne bénit que les capitaux. Et l’on conçoit qu’il hésite entre son cœur, dont il redoute les convoitises, et son talent, dont il escompte les bienfaits. Dans une société moins libre, il eût été plus indépendant ; insoucieux de sortir de son rang, qui est la médiocrité, il y eût vécu médiocre, marié jeune, sans appréhensions ni regrets ; il eût donné au monde des médiocres comme lui, et mijoté pour la classe moyenne une fricassée de petits bourgeois : ce qui est une philosophie tout à fait contraire au progrès, mais non pas au bonheur. Il est vrai que le bonheur est fait d’amour et de jeunesse, et que tout cela ne fait pas du bien-être. Et voilà comment les mœurs modernes oppriment les caractères et accumulent au seuil du mariage des obstacles qui ne sont plus si plaisants. Et du même coup l’observation d’Émile Augier plonge si profondément et oppose avec une telle probité les arguments contraires, que nous sommes tentés de nous demander : « Qui a tort ? Qui a raison ? Celui qui écoute son cœur ? ou celui qui parle d’expérience ? » et qu’à entendre ces paralogismes modernes et utilitaires sur le ménage, on doute pendant quelques secondes de la simple nature, et de la société qui nous en fait douter. Oh ! l’anxieuse morale qu’on nous a faite ! Est-il rien de plus déchirant que cette confession d’une mère à son fils, cet aveu des petits calculs où s’use la passion, des menus désespoirs où aboutit un mariage d’amour ?

Ton père un jour rentra plus froid qu’à l’ordinaire,
Et d’un air singulier regardant mes habits :
« Prends donc plus soin de toi, me dit-il, tu vieillis. »
Il venait d’entrevoir riche, heureuse et soignée,
La femme qu’autrefois il avait dédaignée[8].

C’est la raison convaincante et révoltante. Qui des deux suit le bien, de cette mère, jadis jeune, elle aussi, enthousiaste, épanouie à l’amour, et que les soucis mesquins, les triviales angoisses du ménage ont fanée et desséchée ; qui était un caractère au sens le plus moral du mot, aujourd’hui assombri, effrité au contact des mœurs nouvelles ; dont l’attitude, à la fois ambitieuse et humble, est l’image même de cette société qui l’a ainsi pétrie comme de cire et rapetissée ; — ou de ce fils, que brisent ces lamentables conseils, parce qu’il est entamé déjà par les exigences de la vie sociale, contre lesquelles à peine a-t-il commencé à lutter ; qui sort de cette scène amoindri et plus fort, je veux dire mieux fortifié contre les affections naturelles, qui sont autant d’empêchements à parvenir ? Encore une fois, la vérité est-elle du côté de la raison ? Et ne saisissons-nous pas la portée du regard d’Émile Augier et la mesure même de la comédie qu’il a prétendu écrire ? Qu’importe Philippe ? Il est le premier venu, qui a du cœur et du talent, de même que Mme Huguet est une mère tendre et désabusée. Ce qui importe autrement, c’est qu’à une époque de progrès et de lumière, une mère en puisse être réduite à faire ces aveux et son fils à les écouter. Ce qui m’intéresse et m’émeut, et ce qui fait la grandeur morale de l’œuvre, c’est que l’amour puisse être discuté, et l’union de la jeunesse à la jeunesse combattue. Ce n’est pas trop de l’éclat des derniers vers, pour nous tirer d’un doute pénible, pour nous rappeler que si les mœurs fléchissent les caractères, c’est que ces caractères-là n’étaient point trempés, et qu’il y a quelque chose de pire que les entraînements enthousiastes de la passion et de la jeunesse, c’est à savoir les sophismes rancuniers d’une expérience ombrageuse. Philippe épouse Mathilde, et j’en suis bien aise. Mais tout de même l’alarme a été chaude. J’ai craint qu’il ne donnât raison aux autres, à ceux qui prennent leurs époques avec le cœur, qui retardent l’échéance, et réservent leurs jeunes années pour faire fortune avant de faire souche. Cependant, les années passent ; l’amour disparaît ; ils se sont enrichis, ils épousent une femme, qui a une dot qu’elle dévore, qui entame avec condescendance le capital du mari, jusqu’à ce que les fondements craquent, et que la maison Fourchambault s’effondre dans la faillite. Marié trop tard, M. Fourchambault, à une femme trop riche. Trop de son siècle, M. Fourchambault ; il a passé à côté de la vie, non par manque de cœur, mais de caractère. Si la foi d’Émile Augier dans le bonheur de la famille n’était pas si chaude et robuste, la clairvoyance de ses observations serait presque décourageante.

Quant au roman de Cathos, cette société pressée et pratique l’abrège et taille dans les longueurs. Le pays de Tendre est rayé de la carte ; il est annexé au monde connu des anciens. Où est le temps du Grand Cyre et de l’Astrée ? A présent, les filles pauvres ont à peine l’espoir d’être aimées ; les riches n’en ont même pas l’illusion. A se voir recherchées à l’envi par les coureurs de dots, elles sentent tout le pouvoir qu’ont « les beaux yeux de leur cassette », et dévorent l’affront. Leurs prétendants se déclarent tout de suite ; ils ne souffrent point de remise ; ils ne veulent pas manquer leur coup. Il pousse de bonne heure à ces jolis millions une manière de scepticisme méprisant et raisonneur, qui n’est pas pour éveiller l’âme à l’amour. « Quel malheur pour une statue d’être en or et non en marbre ! Tu es un objet d’art, toi ; moi, je suis une pièce d’orfèvrerie ; je ne vaux pas ma dot ; la matière surpasse le travail ; mes petites perfections, qui m’auraient peut-être valu une place dans la maison d’un homme de goût, ne m’empêcheront pas d’aller à l’hôtel des Monnaies[9]. » Et elles y vont, au bras d’un homme qui a regardé la dot, puis la femme, ou la dot et l'âge des parents, et que cette enquête amoureuse a convaincu. Elles se marient, les unes parce qu’Émile Augier est un brave cœur, qui a rattrapé par le pan de l’habit celui qu’elles ont distingué et lui a dit de si jolies choses à l’oreille qu’on s’est laissé rapatrier ; d’autres parce qu’elles se contentent d’un chaperon, d’un associé responsable et maniable à leur gré. Celles-ci consentent à mettre en ménage leur fortune et leurs volontés, qu’elles réservent également. On dit de l’épouseur qu’il a fait un beau mariage.

Il n’a pas toujours fait un beau rêve. Car les difficultés dont la bourgeoisie a hérissé les abords du mariage, semblables aux pointes de fer dont elle protège ses potagers, aux tessons scellés dans la maçonnerie dont elle défend l’accès de ses quasi-chàteaux, ne cèdent pas à la vertu du sacrement. Dans les murs, hors des murs, le fiancé pauvre, le mari pauvre est un intrus. Et c’est le cas de Pierre Chambaud, un jeune savant de génie et de cœur, qui s’aventure dans un galion, dans une galère. Attiré chez un M. de La Palude, qui a plus de titres nobiliaires que scientifiques, et tout ensemble aspire à l’Institut et à la main d’une riche voisine, Mme Bernier, Pierre, dans les loisirs du laboratoire, est présenté à Mlle Clémentine Bernier, dont il devient amoureux. La science chôme un peu. Mais autour de lui l’intrigue ne chôme pas. Un marquis de la Roche-Pingoley, qui n’est ni savant, ni demi-savant, mais homme d’esprit, songe aussi à réparer sa fortune en donnant son nom à la veuve millionnaire. Cependant Clémentine, qui ne croit guère à la sincérité des hommes, et pas davantage à leur génie, épouse Pierre Chambaud, pour épouser, et surtout pour qu’il y ait au moins un mari dans la maison, un intendant un peu supérieur, qui veillera sur les propriétés et suivra ces dames dans le monde. À un savant peut-on être meilleure et moins demander ? Je vous disque cette héritière frôle le romanesque. Alors Émile Augier nous introduit dans le ménage, et d’un regard pénétrant nous en révèle les intimités. Voilà donc Pierre marié, amoureux, isolé et négligé dans un milieu qui n’est pas le sien. Voilà donc La Palude et Pingoley qui font le siège de la belle-mère ; voilà donc l’entourage qui le prend de haut avec l’heureux parvenu, dont La Palude exploite le savoir et Mme Bernier utilise la complaisance. Voilà donc qu’il goûte tous les charmes de la vie domestique. « Et quand même ? lui dit la bonne dame. Ne fallait-il pas vous attendre à un peu d’envie, et beaucoup de réserve ? Votre avènement (l’euphémisme est délicat) est trop récent pour être déjà à l’état de fait accompli. On se tient sur la défensive, on vous attend, et c’est tout simple. Parce que vous étiez pauvre hier, êtes-vous en droit d’exiger qu’on se jette à votre tête aujourd’hui ? » Tout cela est répété au jour le jour, avec quelque détachement, sans un mot de trop qui donne prise à la révolte. Cela est peint. Pour Clémentine, elle vit à côté de son mari, parallèlement.

Et Pierre, qui revoit son camarade Michel, éclate et lui découvre ses blessures. Le beau mariage, c’est l’humiliation de tous les jours. Il ne lui manque qu’une livrée. Il l’aura. On le costume, le savant ; on le traîne au bal et à la mascarade. Il ne travaille plus. Est-ce qu’on travaille, quand on est riche ? Est-ce qu’on a du génie sans ridicule, quand on est si bien marié ? « Ce n’est pas en François Ier qu’il faut m’habiller ; c’est en Cadet-Roussel, c’est en Jocrisse ! Sais-tu ce que je suis pour les amis de ces dames, pour leur monde fashionable ? Un mari subalterne, un chaperon, un porte-éventail ! Je leur fais l’effet, dans l’exercice de mes privilèges maritaux et domestiques, d’un laquais en galanterie avec sa maîtresse. Et moi-même, quand il faut entrer dans leurs salons et subir leur politesse dédaigneuse, je me prends à envier les drôles galonnés, dont le service, du moins, ne dépasse pas l’antichambre ! » Le baron de La Palude, ce noble grimaud, lui a manqué de respect : c’est à Georges Dandin de faire doucement des excuses. Il voudrait revenir à ses études : il y a une affaire de fermage en litige quelque part, et dont la solution sera plus utile que celle de ses problèmes. Et puis, on ira en Italie. Se plaindra-t-il de voyager ? Ces dames raffolent de l’Italie, à présent qu’elles ont un cicérone. Michel a momentanément besoin d’argent. L’auteur ne nous fait grâce d’aucune rancœur, mais avec précaution et sans brutalité. On laisse entendre à Pierre qu’il devra sans éclat renoncer à des amitiés besoigneuses, qui ne sont plus de son monde. Quoi encore ? Les plus intimes délicatesses de ce favori à rebours passent pour défaillances du tact ; ses scrupules même tournent contre lui. Pingoley compromet Mme Bernier par des assiduités et des propos hasardeux. Il en revient quelque chose à Pierre, qui s’en émeut et prétend y mettre bon ordre. De quel droit, s’il vous plaît ? Il n’est même pas admis à la privauté de soutenir l’honneur d’une maison, qui n’est point sienne.

MADAME BERNIER

« Chez qui sommes-nous donc ? Chez vous, ou chez moi ?

PIERRE

Dès qu’il s’agit d’honneur, chez moi.

MADAME BERNIER

Il n’y a que mes amis qui soient ici chez eux. Souvenez-vous-en, et ne le prenez pas de si haut.

PIERRE

Je le prends comme il convient.

MADAME BERNIER

À vous peut-être, mais pas à moi… En vous acceptant pour gendre, je n’ai pas entendu me donner un maître.

PIERRE

C’est un laquais qu’il vous faut ?

MADAME BERNIER

Non, mais un homme modeste, qui se rappelle ce qu’il me doit.

PIERRE

Vous avez dit un mot de trop. Madame. Puisque ma femme ne l’a pas relevé, son silence me délie envers elle, comme je l’étais déjà envers vous. C’est moi qui sors d’ici pour n’y jamais rentrer, moi à qui votre insolente fortune aura du moins enseigné le prix de l’indépendance et de la pauvreté[10]. »

Le beau du théâtre, la force vive du talent d’Émile Augier, c’est que l’observation en est si pénétrante et sincère, que lorsqu’il s’empare de la crise, on ne songe plus ni au théâtre, ni au talent, ni aux situations ; son réalisme n’est plus seulement le mensonge artiste de la vie : c’est comme la vie même qui apparaît ramassée, en pleine lumière, sans effort, sans transports ; c’est l’âme d’une époque et d’une société qui se révèle.

Il se retire, Georges Dandin ; et puisqu’il n’a pu occuper son cœur, il va exercer son génie. Au dénoûment, on le voit avec son fidèle compagnon d’études, le bon Michel, dans une grande chambre blanchie à la chaux, dont toutes les vitres sont brisées. Un fourneau est devant la fenêtre ; au milieu de la scène, un cylindre de fonte, cerclé de fer, suspendu sur deux fourches. À gauche contre le mur, un autre cylindre éclaté. Çà et là des instruments de chimie. Cela veut dire qu’il a trouvé la liquéfaction du gaz carbonique, qu’une première expérience a failli lui coûter la vie, à lui et à son ami, qu’il va tenter la seconde, et que le chaperon, l’intendant, le parvenu, le mari pauvre, qui n’avait ni l’élégance de La Palude, ni la naissance de Pingoley, fait des découvertes lui-même et n’achète pas sous main celles d’autrui, s’expose froidement à la mort, lui qu’on croyait homme à fuir un duel, et qu’il est capable de vivre et de se faire tuer pour ses idées, emportant la blessure de son amour déçu et qui saigne encore. Ce Dandin est un homme supérieur au monde qui l’a dédaigné, cela va sans dire, mais à sa femme même, qui s’humilie, revient à lui et reconnaît son maître. Enfin, ce n’est plus un beau mariage, mais il est meilleur. Et pourtant, que serait-il advenu, à voir comme tout roule, si Pierre n’avait été qu’un honnête homme, courageux et fort, intelligent et modeste, et si, pour prendre sa revanche sur les armoiries des Pingoley, sur les distinctions honorifiques et l’entregent des La Palude, sur la morgue superficielle et bourgeoise des Mme Bernier, sur le scepticisme millionnaire et avantageux des Clémentine, il n’avait eu que du cœur, à défaut de génie ? Je crois que nous marivaudons.

Nous en sommes à mille lieues. Les mœurs ont fait du chemin ; Émile Augier n’a pas craint de les suivre jusqu’au bout sur ce terrain du mariage, qu’il a premièrement choisi. Et nous arrivons à la pièce la plus honnêtement réaliste, la plus cruellement morale, la plus audacieuse et la plus vraie, une belle œuvre et une bonne action. Il est là au complet, comme dit le marquis du bonhomme Poirier, avec son observation aiguë et son bon sens courageux, et il est dans son milieu, ce milieu de petite bourgeoisie, « dans ces régions où le luxe n’était pas encore descendu avant nos jours[11]. » Après que fut établie l’égalité des droits, il était fatal que la classe moyenne aspirât à l’égalité des conditions. Et comme la condition se juge à l’apparence, un souffle d’immodestie s’est déchaîné sur ces petits bourgeois, à qui l’aisance économe ne suffit plus pour aller de pair avec la noblesse. Les femmes surtout, parmi cette promiscuité de rivalités orgueilleuses, furent bientôt en proie à la passion de paraître, pour être. La coquetterie s’exaspère jusqu’à la fureur ; et le train et les équipages sont convoités par elles avec concupiscence. Supposez un brave homme, laborieux et doux, dont le seul ravinement est une secrète volupté qu’il éprouve à se sacrifier pour les autres, un patriarche de la basoche, qui est resté maître clerc dans une étude de notaire à Paris, afin d’amasser et assurer la dot de sa filleule, et qui, après avoir établi sa chère Thérèse, se marie lui-même par bonté d’âme, par un besoin irraisonné de dévoûment, à une orpheline pauvre, dont il ne veut que dorer la vie. Faites un effort et imaginez que cet homme modeste et bon a eu le malheur de prodiguer les réserves de son amour vertueux et presque paternel à une de ces natures perverses, une de ces forcenées du luxe, que ni la raison ne saurait préserver, ni le cœur attendrir. Concevez encore, si vous le pouvez sans révolte, que cette Séraphine, pour qui Pommeau s’épuise à un travail de forçat, qui monte à cheval, qui court les grandes soirées et les petits théâtres, a glissé froidement de la coquetterie dans l’adultère ; et que cette créature, qu’il a tirée de la misère et dont il a fait sa femme, non seulement le paie d’infamie, mais porte le déshonneur chez l’enfant d’adoption, cette Thérèse tant aimée, à qui elle ravit le bonheur, et dont elle accapare le mari ; — et dites si jamais plus noire et sincère peinture fut faite d’un mariage fatal, d’une erreur vertueuse et pitoyable, et qui ne se répare point !…

Vous n’y êtes pas encore. L’observation d’Émile Augier plonge plus profondément dans le trou fangeux des mœurs contemporaines ; et il en retire un sujet d’une autre envergure que le commun hasard d’une femme insensible et pervertie, qui s’y noie. Il étale la plaie de la prostitution dans l’adultère ; il perce et dévoile, sans faiblir, mais sans rien exagérer, le secret de ces ménages bourgeois, dont une fée industrieuse, et non plus du tout la modeste parcimonie de nos grand-mères, défraie les splendeurs et le bien-être que le monde a renoncé à mettre sur le compte du bon marché et des occasions rares, dont Paris a le monopole ; de ces ménages prospères sans enfants, où le mari sue, prenant sur son sommeil, une dizaine de mille francs, pendant que dame Séraphinette dépense ostensiblement le double ; où se paient « dix centimes les petits pains d’un sou », et puis « un sou les petits pains de dix centimes. » Ce n’est pas le gentil ménage Marneffe, où l’égoïste inertie de l’un est indulgente aux faiblesses avisées de l’autre. C’est le ravage des mœurs dans la maison, dans la vie, dans l’âme d’un honnête homme. C’est l’empoisonnement progressif d’une existence infime et supérieure, obscure et dévouée. Pommeau n’est pas uniquement frappé dans son affection ; il est mortellement atteint dans son honneur ; il boit la honte de cette créature. Et ne sentez-vous pas que voilà une pièce d’une autre portée que le vaudeville du vieux mari trompé ou le drame banal d’une femme qui tombe d’étage en étage, avec précaution ? Ici encore, c’est la société qui est mise en cause ; je ne dirai pas que Séraphine est la victime, mais assurément elle est l’inconsciente et monstrueuse adepte de l’erronée morale, au bruit de laquelle, toute petite, elle fut bercée. « Quels enseignements ai-je reçus, moi ? Que m’a appris ma mère ? qu’il faut être riche pour être heureux. Que m’a appris le monde ? qu’il faut être riche pour être considéré. — Les plaisirs et le luxe sont les dieux qu’on nous prêche de parole et d’exemple. » Aussi l’auteur s’est-il bien gardé de peindre la dépravation graduelle de Séraphine et de poursuivre l’intérêt physiologique, au lieu de s’attacher à l’intérêt social de son œuvre. Il ne s’est point fourvoyé à en déplacer l’axe, ni à en dénaturer l’émotion. Les plus fortes scènes sont des scènes de mœurs dramatiques ; et c’est pourquoi, en un sujet aussi scabreux, le réalisme est sobre, et presque édifiant. Le pathétique nait de la misère morale et de l’involontaire déchéance de ce malheureux Pommeau, et non pas de l’audace des situations ni des mots amers ou croustillants. Ne cherchez pas ici des « tranches de vie » découpées dans les spirituels dialogues de l’alcôve ; c’est la vie même, la vie secrète qui se complique peu à peu des mille embarras du luxe de la lionne pauvre ; c’est la porte ouverte aux figures louches, aux marchandes équivoques, aux billets renouvelés, aux complaisances onéreuses, aux angoisses des échéances, aux familiarités de la domestique, à la souriante insolence des amis riches et entreprenants, et à la reconnaissance du Mont-de-piété ; c’est, dans la demeure d’un homme probe et disqualifié, des froufous de toilettes tapageuses, des chuchotements de chiffres, des soupirs d’amour vénal et froid, des protestations à voix basse d’un dévoûment intéressé et de désirs à plein tarif. Il en mourra, le bonhomme, « réduit à ne plus compter avec la chute, tant la faute disparaît derrière l’énormité de la honte », doublement outragé dans ses illusions, deux fois percé au fond du cœur ; il en mourra après avoir pardonné, pardonné son désespoir, sa dégradation, pardonné l’irréparable chagrin de Thérèse, et encore offert inutilement la rédemption d’une vie réparatrice à cette Célimène de tripot, qui a la peur du désert nu, qui ne serait pas tendu de soie, et quitte le domicile conjugal pour distraire son dépit dans un théâtre du boulevard. Il en mourra, sans avoir le courage de la maudire, à quoi bon ? avec une vague conscience intérieure, que cette femme si coupable est pourtant une malheureuse, une dupe scélérate de la vie à rebours. Il en mourra, emportant dans la tombe le secret de son âme désemparée, le désarroi de sa vieille morale courageuse et simple, et comme une crainte effarée que cette misérable n’ait dit vrai : « Quand on n’est pas riche, on ne se marie pas ! »

Tout à l’heure, en présence des obstacles dont la société moderne a obstrué le seuil de la famille, la raison indécise entre les attristantes maximes de l’expérience et l’enthousiasme inconsidéré de la jeunesse, s’est un instant troublée. « Qui a tort ? Qui a raison ? » Mais devant les déplorables conséquences d’une union si noblement formée, et déchirée si brutalement, le cœur épouvanté ne se demande même plus à qui la faute. L’exemple de Séraphine suffit à nous instruire…


V

L’ARGENT.


Au centre de Paris, sur une place à la fois retirée et passante, au milieu d’une enceinte que protège une haie de fer, s’élève un monument de style composite, qui a la majesté solennelle et glacée d’un temple. Et, en effet, c’est un temple. À des heures invariables, la foule des fidèles y accourt empressée, fiévreuse. À la hâte dont elle gravit les degrés, on devine que là se célèbre une religion, qui a son culte. Sous le péristyle séjournent les profanes, qui ne sont pas encore officiellement initiés aux mystères, et dont la foi est mal affermie. C’est la secte des pieds humides. À l’intérieur du sanctuaire règne un tumulte fanatique. Les offices ne souffrent ni le silence ni le recueillement. Les rites sont tout en gestes et vives démonstrations ; les pratiques bruyantes, les prières vociférées. Vous n’y verrez les croyants ni agenouillés ni prosternés ; ils vont et ils viennent ; ils se coudoient, se jettent un regard entendu, une parole rapide, et se bousculent autour d’hommes vêtus comme eux (la religion d’une société égalitaire),et qui semblent pourtant les prêtres de l’endroit, à la façon dont ils poussent des cris qu’ils notent sur de petits parchemins. Ce ne sont ni des pontifes, ni des flamines : on les nomme coulissiers, ou quelquefois agents de change. La langue parlée dans la corbeille, qui a remplacé le chœur, est simple, brève, incisive. Hausse, baisse, report, déport, liquidation en constituent le fond ; quelques noms propres, aisés à retenir : Rente, Consolidé anglais, Rio Tinto, mariés à des chiffres infiniment variables, en sont l’ornement. Un cadran domine rassemblée, et, marquant la succession des heures, fixe l’ouverture et la clôture des cérémonies. Ce temple a été élevé par notre siècle à la Fortune, la Grande Déesse. Sur le fronton se détachent six lettres d’or : BOURSE. Là se tient le marché de l’argent ; là se joue et se disperse la richesse sur un coup de dé, sur une nouvelle vraie ou fausse, fausse le plus souvent. Et là aussi, aux jours de grandes fêtes, alors que les courtiers se reposent et que se taisent les affaires, devrait être représentée gratuitement la meilleure partie du répertoire d’Émile Augier, comme autrefois aux peuplades de la Grèce s’ouvrait l’amphithéâtre immense et s’animaient les légendes nationales d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, en même temps que la comédie satirique d’Aristophane.

L’égalité n’est qu’un vain mot, si elle n’est pas l’égalité des mérites. C’est bien ainsi que l’Tentendit la bourgeoisie à son début. Mais où trouver un plus exact étalon du mérite que celui de la fortune laborieusement acquise et accumulée avec intelligence ? C’est une manière de noblesse, dont les titres sont au porteur, « qu’on ne doit qu’à soi-même », et qui n’a nul besoin d’aïeux. Ces quartiers-là ont sur les autres l’avantage d’embellir régulièrement la vie. Les âmes singulières peuvent dédaigner cette aristocratie ; mais elle est une force qui s’impose et ne se discute pas ; on en peut contester les origines ; sa puissance est hors d’atteinte. Elle ne relève que de la conscience ; et la conscience est faible, comme la chair. Il faut cire très certain de sa vertu et très confiant eu l’avenir pour dépriser la fortune sans ridicule ni fanfaronnade. Émile Augier venait à son heure. Où qu’il tournât ses regards, il rencontrait la question d’argent. La science, l’industrie, le commerce avaient pris un développement immense. Les chemins de fer mettaient les quatre coins de la France en contact. Et comme la vapeur était paresseuse, on inventait le télégraphe ; et comme le télégraphe était un peu lent, on fondait la Bourse. L’argent se reproduisait lui-même, dédaignant les longueurs du travail, et le capital vivait d’une vie propre, séparé de la véritable richesse. L’argent se remuait, se brassait, intriguait, agiotait, dans une société nouvelle, avec intempérance. Il faisait échec à la jeunesse, et commençait à ravager les consciences. Le monde de la finance était un terrain vaste et glissant, où Émile Augier, guidé par son bon sens hardi, prit fortement position. Il s’y établit, lui premier, d’une telle assurance qu’il a dévoilé avec acharnement tous les méfaits, toutes les tyrannies de la fortune, les concessions de l’honneur, les capitulations de la morale, les dangers suspendus sur la famille et sur l’État, et avec une opiniâtreté si clairvoyante que dans les scènes du présent il n’a que trop souvent lu les misères de l’avenir.

Ses attaques ont précédé celles de Ponsard, qui doit à ses deux pièces l’Honneur et l’argent, la Bourse, le renom d’avoir porté le premier coup. La vérité est que la première de ces comédies date de 1836, postérieure de deux années au Gendre de M. Poirier (1834), et d’une à Ceinture dorée (1833). Et puis, Émile Augier ne s’est pas arrêté à mi-chemin ; il a dénoncé les vices et les ridicules de cette aristocratie intolérante et improvisée. Il a révélé la plaie sociale. Il a fait paraître que l’argent est comme la parole, capable de grandes actions et de petites infamies. Il arrive à la fortune de finir par celles-là ; mais il se peut qu’elle commence par celles-ci. Où la conscience est seul juge, la prescription ne se marchande point. Émile Augier a secoué ferme ces consciences assoupies, et leur a crié bravement : « Le fleuve entier est impur, quand la source est empoisonnée. »

Ici la lucidité de l’observation a quelque chose en soi de noble et d’héroïque, sans fracas. Il affronte l’Argent dès le début de sa carrière ; il le prend au collet, il multiplie les attaques, il le marque au fer rouge. La violence de la satire, qui n’est pas dans son humeur, témoigne hautement combien son regard indigné voyait loin dans l’avenir. La morale tout entière de son œuvre est en joie, l’honnêteté de sa nature en révolte. Le Jean Giraud de M. Alexandre Dumas est comme isolé dans son théâtre. Il est partout dans celui d’Émile Augier ; il a tous les âges, toutes les audaces, toutes les naïves impudences, et de l’orgueil, et de la morgue calculée ou béate. Partout il se heurte à ce dicton : « Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée », qui est une maxime consolante aux humbles, sinon réparatrice. C’est une galerie de portraits plus fouillés et poussés, à mesure que la bourgeoisie s’enfonce dans son vice triomphant. Poirier est ambitieux, mais sa probité avisée est encore irréprochable. Roussel est déjà un inconscient fripon, un doux écumeur. Il n’a jamais volé son prochain, ni violé la loi : il a pressuré l’un, et tourné l’autre. Brave homme, au demeurant, le meilleur père du monde, à qui manque seulement la pauvreté, pour qu’il ait toutes les vertus. Il n’est pas un scélérat. Il a oublié. Il ne se souvient plus du bon vieux temps, des filouteries légales, de sa jeunesse infatigable, employée aux vilenies rémunératrices, au détournement des ruisseaux qui font les grandes rivières. Il a jadis dépouillé ses actionnaires avec intelligence : je veux dire qu’il a gagné son procès. Et depuis, sa conscience s’est endormie sur le mol chevet d’une sérénité inoffensive. S’il était seul au monde, rien ne troublerait sa dignité. Mais il a une fille en âge d’être pourvue. — Or, par une singulière contradiction des préjugés de notre époque, ce sont les enfants qui supportent le poids de ces spirituelles erreurs. Cruel est le catholicisme moderne. Lorsqu’Adam eut quitté le Paradis terrestre, il se fit agioteur ; et tout alla bien, jusqu’au moment où il s’agit de marier son fils et sa fille, qui, à l’époque du procès, n’étaient pourtant pas nés. Émile Augier n’écrit pas le roman, mais l’histoire même de l’argent. — Cette fille, accomplie de tout point, s’éprend d’un M. de Trélan, gentilhomme sans fortune, un de ces exagérés du sens moral, qui mettent l’honneur plus haut que tout, un de ces fanfarons de délicatesse, qui refusent de bénéficier, aux dépens d’un frère, d’un testament olographe, un de ces coureurs d’idéal, qui n’ont que mépris pour les coureurs de dot, un don Quichotte enfin. Et Caliste restera fille. On parle volontiers d’états d’âme aujourd’hui. Émile Augier a écrit des pièces plus fortes que Ceinture dorée. Il n’a jamais mieux fait voir l’obscur travail de l’argent dans la conscience du bourgeois enrichi. Roussel a des poussées de fierté triviale, de probité hautaine, des sévérités d’appréciation sur le compte d’autrui, et un si tranquille et sincère oubli d’autrefois, que cela peint l’homme, le bonhomme paterne et perverti. Le poison s’est assimilé ; il l’a dans le sang ; il n’en souffre plus. Tels ces bons vivants atteints d’une diathèse chronique ; ils ont fait leur paix avec le mal, ils vivent commodément avec lui ; au premier jour, ils seront étonnés et révoltés d’en souffrir encore.

« Les bras m’en tombent ! C’est un échappé des Petites-Maisons ; le meilleur est d’en rire. Voilà que je ne suis pas un honnête homme maintenant, moi qui ai trois millions ! Il est drôle, ce monsieur ! J’avais le droit pour moi, entendez-vous ! Je me suis toujours conformé aux lois de mon pays. Je suis en règle ; si vous n’êtes pas content, allez vous promener, idiot ! Le voilà bien fier de n’avoir pas volé son frère. Mais en vous donnant ma fille, pauvre diable que vous êtes, je faisais une action aussi belle que vous en déchirant le testament ; plus belle même… car je ne vous devais rien, et vous deviez quelque chose à la voix du sang, au droit éternel ! Ma parole ! Il y a des gens pour qui l’on n’est honnête homme qu’à la condition de mourir pauvre. — Mais c’est ma faute ; j’aurais dû vous juger d’abord pour ce que vous êtes, pour un don Quichotte, un imbécile qui se croit obligé de renoncer au bénéfice de la loi ! Ce testament était légal, comme je le disais à ma fille ; la probité vous permettait d’accepter. C’est l’orgueil qui vous l’a défendu. Libre à vous de faire fi de moi. Je ne me soucie pas du respect d’un homme qui n’a pas respecté les dernières volontés de son père, qui foule aux pieds les sentiments les plus sacrés de la famille. Je suis bien enchanté de ne pas vous avoir pour gendre… »

Mais l’indulgence de Roussel pour son passé finit par s’aigrir, à la réflexion. Tout à l’heure Trélan était un idiot ; à présent, c’est l’avocat qui est un brigand, l’infâme avocat qui a enlevé l’affaire.

« C’est évident, j’ai spolié mes actionnaires, il faut dire le mot. Comment ai-je pu pour cette misérable somme ?… Je la trouverais aujourd’hui dans la rue, que je la ferais placarder sur tous les murs ! Quand je pense qu’alors je me suis cru dans mon droit !… C’est la faute de ce brigand d’avocat, qui m’a gagné mon procès. »

Il rendrait volontiers une partie de sa fortune pour jouir de l’autre en paix.

« Comment faire maintenant ? Je suis vraiment bien malheureux ! La considération qui se dérobe sous moi !… Ma fille qui peut d’un instant à l’autre s’apercevoir de quelque chose… Je donnerais la moitié de ma fortuné pour avoir perdu ce maudit procès… Brigand d’avocat ! »

Enfin, grâce à Dieu, qui protège les bons pères et les filles accomplies de tout point, il a le bonheur d’être ruiné par un coup de Bourse ; et Caliste épouse Trélan, parce que le théâtre d’Émile Augier est plus moral et conciliant que la vie et la société qu’il représente. Cette pièce jeune et encore optimiste est le point de départ d’une observation moins accommodante. Trois fois l’auteur s’est repris à dénoncer ces léthargies de la conscience calme et souriante autant que la surface d’un lac tranquille ; mais au fond se détache un imperceptible point noir, qui, un jour, grossit et s’obscurcit, enfle et soulève en une bourrasque la surface unie du lac tranquille et souriant comme certaines consciences. Après Roussel, Charrier des Effrontés ; tous deux effacent au dénoûment la tache qui souille leur honneur ; ils font le sacrifice de leur fortune, ils se repentent, ils ont le courage de redevenir honnête homme. D’autres meurent dans l’impénitence finale.

Après les angoisses d’une conscience, le bouleversement d’une maison. Maître Guérin est avec les Lionnes pauvres la pièce la plus sombre d’Émile Augier. Toutes les fois que la famille est en jeu, sa droiture ne fléchit point aux adoucissements. La question d’argent fait rage dans l’esprit et le cœur de Me Guérin. Cet officier ministériel est un honnête fripon : il connaît la loi. De sa femme il a fait son esclave, de sa servante sa maitresse ; il jalouse la gloire et la carrure de son colonel de fils ; et, au fond, il regarde en pitié tous ces gens-là ; il est plus fort qu’eux ; il sait d’expérience combien honnêteté, honneur, chauvinisme, uniforme, médailles, ferblanterie, affections de famille, combien tout cela est au-dessous de l’argent, dont la jouissance est acre, et la puissance mène à tout. Le reste, selon le mot d’un ancien, n’est que jeu d’osselets dont on amuse les enfants des hommes. M. Guérin n’est pas un Harpagon ; c’est un madré, un ambitieux, un Poirier campagnard et retors. De son chef-lieu de canton il a jugé son siècle. Il est entré avec cautèle et finasserie dans ce mouvement, qui aboutit à la ruine du sens moral, au savoureux triomphe de l’égoïsme, à la dislocation de la famille. Ici encore l’honneur et l’argent sont aux prises ; mais ils ont formé deux camps. Depuis longtemps Me Guérin n’éprouve plus de lutte intérieure.

Dans le parti contraire et la maison voisine se trouve une héroïne modeste, qui a nom Francine, et dont le père est un quasi-homme de génie. Au cours de ses rêveries ambulatoires, M. Desroncerets a fait je ne sais combien d’inventions plus ingénieuses les unes que les autres, et qui le mettront sur la paille. Il se jette à corps perdu dans la mécanique ; pour y subvenir, sa fille place sa dot à fonds perdu. À corps perdu, à fonds perdu, tous ces gens-là se perdent avec un désintéressement qui fait les affaires de Me Guérin. L’inventeur est sur la piste d’une méthode universelle, philanthropique, admirable, une clé de la lecture à l’usage des enfants du peuple, la Statilégie. Il ne lui reste plus qu’à l’expérimenter, à ses frais. Par-devant Me Guérin, notaire, il vend en cachette le seul bien qui lui reste, ce château de Valtaneuse, où sa femme est morte, et qui a vu grandir sa fille. Le tabellion n’a pas étranglé sa dupe : mais il a fait un marché louche, une vente simulée, à réméré, avec l’assistance d’un homme de paille, pour mettre son honorabilité à couvert. La scène est émouvante, rapide, chiffrée, entre le vieillard maniaque et le procédurier retors. « Et pour écarter l’apparence pignorative qui pourrait résulter de la simultanéité de ces deux actes, nous antidaterons le premier de quinze jours, si vous le voulez bien[12]. » Émile Augier ne force aucun trait. Me Guérin met dans ses actes très réguliers par la « fôôorme » une correction captieuse. Mais parmi les clauses de style, et de quel style ! au milieu des chiffres fictifs et des dates illusoires, dans cette sage succession des paragraphes alignés et embrouillés comme les articles du Code, notez que cet homme froid en affaires est fermé pour jamais aux affections naturelles. Cet accapareur est encore un dissolvant. « On dirait que votre fille vous fait peur ? » dit-il à Desroncerets, pour le piquer au jeu. Il ne trouve pas mieux ; il ne pourrait trouver mieux, étant un homme d’argent, c’est-à dire un homme qui compte et ne sent point. Toute cette comédie n’est si forte que parce qu’elle dévoile impitoyablement d’acte en acte, par le développement des caractères et l’enchainement aisé des situations, cette funeste influence qui rompt les liens de la famille, qui met une tante aux prises avec son neveu, un père avec sa fille, un fils avec son père, et contrarie sournoisement la nature par des menées, dont l’honneur et le cœur font les frais. Qu’une veuve coquette et son beau neveu se brouillent au moment de recueillir la succession litigieuse de l’oncle défunt, cette tactique déployée à l’assaut d’un héritage est déjà une assez triste chose : et c’est presque le sourire de la pièce, l’ombre lumineuse qui fait valoir les touches plus vigoureuses et sombres. À côté d’eux, je vois un officier berné par les intrigues de son père et les avances irrésolues de la veuve, et là-bas, dans le château vendu hier, une petite fille qui se croyait aimée, et qui repaît son chagrin dans le secret de son âme, quand elle est seule, entre elle et Dieu. Et c’est la moindre souffrance qu’elle endure. L’argent lui réserve d’autres déboires et des sacrifices plus pénibles que celui de ses chères espérances. De la petite âme si tendre la vie fait une raison pratique ; de la douce Francine la tarentule de Desroncerets fait un homme d’affaires. Que dans cette famille déjà éprouvée par la mort, dans l’isolement à deux, qui par la communauté des souvenirs unit plus étroitement les affections ; que dans cette demeure attristée, où le père est l’orphelin, l’enfant choyé, caressé, surveillé, tandis que la fille n’est que sollicitude et tendresse, avec une expérience déjà maintes fois déçue, à vingt ans ; que, parmi les attentions du dévoûment filial, les effusions de la gratitude paternelle, la discorde éclate soudain, la voix s’élève, la tempête se déchaîne soulevée par un tourbillon de folie ; que la malheureuse qui a sacrifié sa fortune, mutilé son cœur, coupé derrière elle toute retraite vers l’espérance, soit contrainte, pour assurer les derniers jours de l’implacable et bon maniaque, à lui manquer de respect, comme si elle n’avait point d’âme, à étaler devant témoins un amour entêté de l’argent, de cet argent qu’elle méprise et qui la torture : n’est-ce pas la plus pitoyable révélation des misères morales, dont ce mal moderne peut empoisonner les joies intimes et la consolante sérénité du foyer, où ont accoutumé de s’asseoir, serrés l’un contre l’autre, un vieillard qui adore son enfant et l’enfant qui en soutient et réjouit la vieillesse ? Émile Augier n’a pas reculé devant cette lamentable scène à faire ; elle est poussée, graduée, rythmée, d’un tact sûr, d’une raison ferme, avec un sens délicat des saintes douceurs, qui font le charme du dévoûment, et une colère contenue contre les brutales nécessités dont les malins prennent leur parti bravement. « Les affaires sont les affaires. » Je ne sais rien de plus pathétique sans artifice et de plus réaliste sans cruauté que le tableau final de cette scène, où l’héroïsme et la charité courbent la tête, où Francine cache sa figure dans ses mains, reniée par son père, qu’elle s’obstine à préserver de l’indigence, en proie à la honte du devoir accompli, à la terreur de laisser échapper son secret, maudite par l’un des deux hommes qu’elle aime, humiliée et condamnée devant l’autre. Non, je n’ai nulle part ailleurs, dans tout le théâtre contemporain, éprouvé une émotion plus complète, plus désolante et vraie.

Cependant Me Guérin veille, comme le juif Shylock. La tempête qu’il a déchaînée fait un retour sur sa maison. Il avait acheté le château de Valtaneuse pour le revendre avec bénéfice à cette frivole veuve, dont il a découvert que son fils était épris. Comme la politique l’attire, il voit d’un œil favorable ce projet d’union. La veuve d’un sénateur n’est point à dédaigner pour un député futur. Le mariage du fils ouvrira la carrière au candidat. Dans quelques heures il possédera le château. Il a compté sans le neveu évincé de la succession et déçu dans ses prétentions à la main de Mme Lecoutellier. Celui-ci avertit Desroncerets du coup préparé par le notaire, — en présence du colonel et de la bonne Mme Guérin. L’inventeur perd la tête ; Louis Guérin est indigné, et sa mère, dès longtemps façonnée à consentir à tout, a enfin l’audace d’être étonnée. Desroncerets a vingt-quatre heures devant lui. Qu’il parte pour Strasbourg ! Il a un ami, qui, en ce cas si grave, ne se refusera pas à le tirer d’embarras. Et il est prêt à partir, quand Me Guérin vient le trouver, sous couleur de l’avertir à son tour que l’échéance est arrivée, flatte sa manie, use le temps, écoute confidences et commentaires à propos de la Statilégie refondue et remaniée, accueille, sans prendre d’engagement formel, une autre demande d’argent, et le quitte en toute amitié, quand l’heure du train est passée. « Comme il voulait m’entortiller ! Ah ! les hommes ! Tous les mêmes !… Poussez votre cheval, mon bon ami ; il est distancé par votre dada ! » Et il retourne à son étude. Me Guérin, la tête haute, le cœur dispos, propriétaire assuré du château de Valtaneuse, demain beau-père d’une femme du monde, après-demain député de son arrondissement.

Il rentre chez lui, calme, au sein de sa famille, où commence le remue-ménage de la bataille entre l’honneur et l’argent. Il comparait devant le tribunal de son fils et de sa femme, deux innocents, dont il tâche à satisfaire la curiosité par des subtilités et des « distinguo », qui ne satisfont que la loi. Mais le tribunal s’obstine à ne pas être convaincu, au fond. « Le fond ! oh ! oh ! le fond ! Apprends pour ta gouverne que le seul moyen d’avoir une règle fixe dans ce monde, c’est de s’attacher à la forme, car les hommes ne sont d’accord que là-dessus. » Et d’arpenter le théâtre, furieux. Le duel s’engage sur le terrain de l’honneur, à armes inégales. Car Me Guérin ne comprend plus. Cela ne lui entre pas en l’esprit, qu’on puisse être plus loyaliste que la loi, et n’être pas loyal. Et cela, en effet, est un sentiment très simple et primitif, en somme, qui n’est devenu délicat et raffiné que depuis que les Turcaret, les Guérin et les Benoiton ont pullulé en ce monde. Au-dessus de la probité, il y a l’honneur ; au-dessus des trente-six morales, la morale. Au nom de la morale le colonel repousse enfin les avances de Mme Lecoutellier et déjoue les calculs de son père. Pour sauver l’honneur, il signe des billets à Brénu, l’homme de paille, et demande la main de Francine. C’est la guerre civile dans la demeure de l’honorable fripon. Il en oublie la fôôrme, injurie Desroncerets, Francine, et sa femme trop longtemps passive, qui cette fois relève l’outrage. Louis parait en grand uniforme, juste au moment où Guérin la menace de lui faire réintégrer le domicile conjugal entre deux gendarmes. « C’est à ma mère que vous parlez ? » — « Mêlez-vous… (À part.) S’il croit m’imposer… » — « Je ne veux pas que tu sois martyrisée plus longtemps : je t’emmène. (À son père.) J’ai tout entendu de ma chambre. Rendez grâces au ciel que je n’aie pas été instruit plus tôt. » — « Mais, colonel, il me semble que vous le prenez de bien haut. » — « C’est que vous n’êtes pas habitué à me voir debout. Viens, maman… Invoquez la loi, si vous l’osez. » Et voilà où aboutit cette grande soif de la richesse : à la désorganisation d’une famille, dont la mère est une bonne âme, le père un homme actif et intelligent, trop l’un et l’autre, le fils un homme de valeur et de caractère, d’une famille où le bonheur se fût installé comme chez lui, s’il eût pu y vivre dans la compagnie de ce que vous savez.

L’honneur est un vieux saint que l’on ne chôme plus.


« Échinez-vous donc, conclut Me Guérin, à édifier une fortune ! » Si, au lieu de s’y échiner, il s’y fût seulement exercé, il eût terminé sa vie, non dans un château, mais dans sa petite étude, ou peut-être même de la façon qu’il avait souhaité, député, sénateur, que sais-je ? ou plus tranquille encore, entre sa femme et ses petits-enfants, avec, au-dessus de sa tête, le portrait de son fils en uniforme de général, et dans le cœur la satisfaction appréciable du devoir accompli et de l’aisance qui se peut avouer. Au lieu de cela, il est seul à son foyer déserté, avec sa fortune et sa servante, qui n’honoreront sa vieillesse ni l’une ni l’autre, avec le château de Valtaneuse qu’il n’habitera jamais, par crainte des revenants, et, à sa table, pour charmer sa solitude, le gars Brénu, le père de Françoise, l’homme de paille. — Ah ! maître Guérin !

Mettez maintenant cette convoitise dans l’esprit d’un forban parisien, qui remplace l’avidité cauteleuse et l’ambition matoise de l’usurier de village par une cupidité effrontée et décidée à parvenir ; et vous aurez l’idée du fléau que la fortune, dévoyée en de certaines mains, peut déchaîner dans le conflit des intérêts et des mœurs modernes. Ce n’est plus seulement le ferment qui désorganise la famille, c’est le cancer qui ronge la société. La pièce des Effrontés a plus d’envergure. Émile Augier élargit son observation ; il sort du cercle domestique, et poussant le réquisitoire du bon sens aux limites extrêmes, montre qu’avec l’honneur du foyer la sécurité de l’État est en jeu, la société elle-même se trouve menacée dans ses essentiels principes, qui sont l’honnêteté individuelle et le respect d’autrui. Nous aurons plus loin l’occasion d’étudier le caractère de Vernouillet. Qu’il nous suffise de noter ici qu’il est, au moment où écrit l’auteur, le type le plus perverti de nos mœurs financières et le plus redoutable des hommes d’argent résolus à dominer. Le voltigeur de Louis XIV, le vieux marquis d’Auberive, a un peu raison : c’est déjà trop. La Révolution a supprimé les castes, hormis celle de l’argent, qui semble condamnée a ne pouvoir jamais serrer ses rangs ni exclure les coquins. C’est un monde positif, une aristocratie d’esprit pratique et calculateur, qui absout le passé et n’est sévère qu’au passif. « Quatre-vingt-neuf s’est fait au profit de nos intendants et de leurs petits ; vous avez remplacé aristocratie par ploutocratie : quant à démocratie, ce sera un mot vide de sens, tant que vous n aurez pas établi, comme ce brave Lycurgue, une monnaie d’airain, trop lourde pour qu’on puisse jouer avec. »

La conclusion dépasse l’exorde. Ce qu’il faudrait rétablir, ce n’est pas tant une monnaie plus lourde, qu’une conscience publique moins légère, un courage d’opinion, un syndicat des laborieux et des modestes, une caste de l’honneur qui fût assez confiante pour rejeter les fripons, faire face aux pirates et aux écumeurs, effrontés ou insinuants, tout de même que dans les clubs l’affichage disqualifie et stigmatise les tarés. Mais il y a mille raisons pour qu’un Vernouillet force la consigne et dérobe la considération. La première est que l’aplomb suit la fortune, à moins qu’il ne la précède et ne la suppose. La complaisance des braves gens est une lâcheté ou une candeur dont ils sont pareillement dupes. Vermouillet a bien eu son procès, et il l’a gagné, quels que soient les considérants. Payez de mine ; ayez l’air d’oublier ; le monde oublie, ou en a l’air. « L’effronterie, voyez-vous, dit encore le marquis d’Auberive de La Rochefoucauld, il n’y a que cela dans une société qui repose tout entière sur deux conventions tacites : primo accepter les gens pour ce qu’ils paraissent ; secundo ne pas voir à travers les vitres, tant qu’elles ne sont pas cassées. » Celles de Vernouillet ne sont que fêlées ; cela se répare avec de l’esprit. Et il en a, du meilleur, je veux dire du plus avisé, qui achète l’opinion pour la vendre ensuite ; au numéro ou à l’abonnement, par chronique ou feuilleton.

Du même coup Émile Augier mettait le doigt sur la plaie de notre époque. Si la presse, aux mains d’honnêtes gens, est une sorte d’enseignement public et quotidien, on ne songe pas sans effroi à ce qu’elle peut devenir en des griffes scélérates. Vernouillet lui-même, une fois possesseur d’un journal est un instant effrayé de sa puissance, sur l’honneur ! L’intuition est de génie. Quelle vue intérieure du présent et de l’avenir ! Et que cela dépasse la superficielle ironie et les plaisanteries au kilog du vaudeville politique, qui a nom Rabagas ! Tout coup vaut. Charrier, un brave homme, dont la conscience sommeille, a eu aussi son procès. Il donnera à Vernouillet l’étreinte d’abord refusée, devant témoins. Après cela, le moyen d’être plus fier ou courageux que Charrier, surtout si le journal apporte dans ses plis la paix ou la guerre, l’Académie ou le scandale. M. d’Isigny et Henri Charrier lui-même donneront la main à Vernouillet, et aussi le bras. L’homme taré triomphe : il n’a même plus besoin de l’effronterie, qui est une arme de combat ; avec quelque réserve et un désintéressement calculé, il fait sa rentrée dans les familles et dine à la table d’un ministre. Le voilà installé dans l’État, où il est une force, et bientôt assis au foyer, où il est un parti. C’est encore Ceinture dorée et Maître Guérin, et c’est autre chose qui se développe parallèlement, sans effort : les attaques frappent plus haut, et atteignent les mœurs sociales en même temps que les domestiques. Vernouillet, maître des hommes, n’a plus qu’à gagner les femmes : leur connivence sera sa consécration. Étrangères à la mêlée des intérêts, elles sont plus clairvoyantes ou moins bénignes. Ne soyez pas étonné si, pour lui barrer le passage, l’auteur a choisi la marquise d’Auberive, qui vit séparée de son mari, et entretient avec le journaliste Sergine une liaison discrète que le monde tolère. Elle ne parait point qualifiée pour prendre en main les intérêts de la société ? Réfléchissez-y davantage, et reconnaissez le génie scrupuleux et réfléchi d’Émile Augier. La marquise est reçue partout, et presque digne de l’être. Toute sa conduite prouve que si elle avait rencontré Sergine plus tôt, elle l’aurait épousé. Mais sa situation n’en est pas moins équivoque, encore qu’entourée de respect ou de complaisance : et ce sont les situations équivoques des marquises qui ouvrent les salons aux Vernouiilet. Il ne s’y trompe pas, et cherche d’abord à gagner celle-là. Pour épouser la fille, il lui faut l’appui de cette noble et honorée marraine. Et il ferait beau voir que la noble marraine ne capitulât point comme les hommes, puisque comme eux elle a un secret public à ménager. Cette fois, Vernouillet s’est trompé. Il a confondu l’honneur de la race avec la probité de l’argent. Il les a traités du même air, et l’effronterie ne lui réussit pas. Il est seul compromis par sa chronique du chien compromettant. La marquise le démasque, et le vieux voltigeur, le mari, après s’être amusé de lui, l’exécute. Il était temps que Louis XIV descendit de son cheval, car derrière ces complaisants ou ces effrontés j’ai eu la vision d’Iphigénie sacrifiée à la déesse Fortune, d’un ministre dupé, du public exploité et de la société saignée à blanc par ce fieffé coquin. J’entends dire que cette vision n’est qu’un rêve, et que la comédie a vieilli. Et il est vrai que le téléphone a supprimé l’usage de quelques tirades. Et il est constant que le marquis d’Auberive est mort, et morte avec lui son ironique et respectable naïveté. Et il est assuré que Sergine aussi n’est plus jeune, qu’il s’est réfugié à l’Académie française, que le Courrier de Paris insère plus rarement ses articles, et à correction ; qu’il n’a plus le genre de talent qu’il faut pour faire le grand reportage, la colonne financière, ou la gazette des tribunaux, et qu’à son âge on n’est plus si « gourmand »…

Mais la question d’argent n’a pas vieilli. Mais haute en couleurs, et brossée en pleine pâte est la peinture qu’en a faite Émile Augier. Il y a dépensé son observation vigoureuse, son robuste talent, sa rude et opiniâtre honnêteté, qui atteint par endroits à la prescience. Non qu’il ait goûté un plaisir amer à pousser la satire ou forcer le trait. Il n’y a là-dessous ni envie ni rancune. Quand il a rencontré l’occasion de montrer les services que peut rendre la fortune charitable et irréprochable, il ne l’a pas manquée. Dans Lions et Renards, c’est une jeune fille enthousiaste des grandes œuvres, qui met sa bourse à la disposition d’un explorateur ; et ici même, dans les Effrontés, c’est le marquis d’Auberive qui, séparé de sa femme, lui apporte les cent mille francs dont l’a dépouillée le pirate, et comble la brèche sans phrases. Seulement, ce sont les gens de vieille richesse qui, dans ce théâtre, se servent de l’argent pour faire le bien. Et nous n’avons pas encore vu tout le mal que font les autres à nos mœurs et à nos esprits.


VI

LA CONTAGION.


« Doucement, maître Roblot ! dit Jean de Thommeray. Le magicien, ce n’est pas vous, c’est Paris ! C’est la fournaise où tout flambe à la fois, le cerveau, le cœur et les sens, où les préjugés fondent comme cire, où l’esprit pétille, où l’argent ruisselle, où le plaisir déborde[13] ! » — Ainsi parle un jeune homme de vingt-cinq ans, débarqué à Paris depuis six mois, en proie à cet enchantement vertigineux, à cette ivresse capiteuse des plaisirs goûtés sans mesure et de l’argent conquis sans effort, dans la fièvre de la spéculation et du jeu. Et c’est tout justement la contagion. Nulle part Émile Augier n’a exprimé avec plus de nerveuse ironie cette crise, qui ravage la raison, dessèche le cœur, et déracine en nous ce qu’il y a de plus adhérent et de meilleur, c’est à savoir quelques sentiments très primitifs qui nous font hommes, et que les âmes simples appellent des croyances, tandis que les esprits forts les nomment des préjugés.

L’argent n’a pas de préjugé ni d’odeur ; et il est réfractaire au sentiment. Sentir vivement et s’enrichir vite font deux ; l’un fait tort à l’autre. Enrichissez-vous ! Le jeu du cœur est un jeu à la baisse, qui se liquide toujours à perte. De son temps, Turcaret avait compris tout cela, et que l’indifférence est une arme puissante aux mains d’un beau joueur, et que, pour gagner à coup sûr, il n’est que d’étouffer les battements cardiaques, d’être sourd aux lamentations de la misère larmoyante, et de se débarrasser de la criaillerie. M. Turcaret, s’il avait eu plus de distinction et d’assurance dans la démarche, devançait son siècle de cent cinquante ans. Mais il avait été commis : cela se voyait trop. Et puis, il était féru de gentilhommerie ; il avait pour elle du respect ; il n’était pas encore de plain-pied avec elle : c’est sa faiblesse. À présent, il usurpe un titre à petit bruit, sans superstition, et uniquement pour avoir ses entrées partout ; et, s’il n’est pas bon gentilhomme, il est un gentleman accompli : c’est une sage précaution qui lui évite mille déboires. Est-il en galanterie avec la Baronne, il conduit cette opération aussi froidement que toutes les autres ; et, lorsque vous le verrez soutenir de ses deniers l’équipage de sa noble maîtresse, veuillez croire qu’il n’est ni naïf ni frivole, qu’il y trouve son compte, que la dame fait partie de son train, et que cet accessoire de son luxe est une garantie de son crédit. À ces fortunes bâties en l’air, et qui n’ont pas d’assises, une façade au moins est indispensable, qui est l’élégance et le genre. C’est par là que la contagion a prise d’abord sur les âmes neuves. Ce luxe, cette vie dorée, d’un goût parfait ne sont-ils pas d’une troublante séduction ? Et qui se défendrait, au fond de soi-même, de n’en avoir été un instant ébloui ? La splendeur intimide. Ce premier sentiment ne cède qu’à la réflexion, et après que de cette richesse on cherche l’origine ou l’on contrôle la solidité. Le luxe est une amorce à badauds, qui sont les honnêtes gens. Les financiers de la vieille école, les Roussel, les Charrier, n’en font pas étalage, parce qu’ils vivent sur la routine, leur situation étant d’ailleurs stable et reconnue pour telle. Oubliez le procès, et ils ont l’air de braves négociants, que les affaires n’ont pas trop gâtés. C’est la finance assise. Mais celle qui est debout, qui s’escrime aux convoitises, aux angoisses du jeu, à la fièvre de la cote, celle-ci a tout changé, pour aller plus vite. Elle s’arme d’élégance et d’aplomb, et, comme elle a renouvelé ses mœurs, elle a aussi rajeuni son style : car elle a un style, qui n’est ni fleuri, ni sublime, ni tempéré, mais bien moderne. Il est le luxe de la conversation. Et ce luxe, ainsi que l’autre, couvre la marchandise. C’est proprement la création d’une langue spéciale, qui excelle à déguiser toutes les vilenies, toutes les capitulations de conscience, toutes les tortueuses infamies de la richesse improvisée sous les brillants dehors d’un scepticisme utilitaire, ironique et froid, quelque chose comme la philosophie sarcastique de ces joueurs, qui chaque jour mettant au hasard l’honneur avec le reste, ont trouvé plus ingénieux et commode de le bafouer que de le sauver. Ce séduisant appât de la contagion s’appelle la blague.

« Blague, dit Lucien de Chellebois, qui en est un peu entiché, est un mot français. S’il n’est pas encore au Dictionnaire de l’Académie, il y sera, parce qu’il n’a pas d’équivalent dans la langue. Il exprime un genre de plaisanterie toute moderne, en réaction contre les banalités emphatiques dont nous ont saturés nos devanciers[14]. » Vous entendez que ces banalités emphatiques sont, à n’en pas douter, ces vieux mots de devoir et d’honneur trop ressassés, et certaines maximes d’une morale falote : « Croissez et multipliez. — Travaillez, prenez de la peine. — Il ne faut pas juger des gens sur l’apparence. — Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux. — Mourir pour la patrie est un si digne sort qu’on briguerait en foule une si belle mort. » — Et il faut avouer que tout cela est vieillot et fané, et mérite qu’on s’en moque pour s’en affranchir. D’où la blague.

La blague encore est une manière de pyrrhonisme reluisant et sec, à la portée d’un chacun. Elle représente le triomphe de l’esprit sur la conscience. Elle a sur la langue des moralistes l’avantage d’être plus limpide et rapide. Elle repose sur deux maximes qui se complètent réciproquement. La première est qu’il ne faut rien prendre au tragique ; la seconde, qu’il n’y a de sérieux que l’argent. Ce scepticisme a le privilège d’être simple, s’adresse à un objet précis, et comporte des applications universelles. Soumise, comme toute chose en ce monde, aux variations de la mode, la blague tantôt s’exaspère jusqu’au pessimisme, et tantôt se répand en une gaité impitoyable. Mais le fond est le même. C’est le doute provisoire, complaisant, aucunement méticuleux, et qui fléchit au temps sans la moindre obstination. Elle consiste, pour en prendre la manière en la définissant, à exalter Sardanapale, le grand incompris, ou Néron, ce dilettante méconnu, à célébrer, en joyeuse compagnie, les joies de la famille et les douceurs du foyer, à dire d’un honnête homme qu’il est un héros, de Plutarque, un parangon de la vertu des vieux âges, et de Brutus qu’il étale une âme antique avec la candeur du monde naissant. Elle est le maquillage des consciences défraîchies ou surmenées ; par excellence, article de Paris.

Or la blague opère le charme le plus irrésistible et immédiat de la contagion, avec ses airs de suprême distinction et de hauteur. Émile Augier l’a rencontrée sur son chemin dès le début de sa carrière, et il n’a cessé de la démasquer et de la combattre parle ridicule. Déjà, dans le Gendre de M. Poirier, le gentilhomme viveur, qui a trafiqué de son titre pour réparer ses brèches, blague le galon de laine et le brigadier chauvin. D’un trait l’auteur indique ce qu’il devait développer plus tard avec acharnement.

Les jeunes gens, victimes désignées de cette séduisante duperie, ne sont pas pour la plupart si profondément entamés par ce scepticisme, qu’ils ne le puissent secouer à l’occasion. Ils renoncent à ces trésors d’esprit, quand ils rompent en visière à la compagnie des fripons qui les exploitent. Ils reprennent pied en eux-mêmes. D’autres mettent le temps à s’en débrouiller, enfoncés qu’ils y étaient, comme en un bain de boue très aristocratique ; pour d’autres enfin, il est trop tard : ils se sont jetés à l’eau, la blague à fleur des lèvres, et ils se noient, à moins d’un miracle, tel qu’on en voit seulement au théâtre. « Vous croyez donc à la famille, vous autres ? dit Jean de Thommeray. À l’amour ? au désintéressement ? au sacrifice ? » — « Oui, nous y croyons, et la preuve, c’est que nous croyons à la patrie, et nous nous dévouons pour elle. Depuis nos désastres, as-tu entendu d’un seul d’entre nous une raillerie contre les grandes vertus ? » — « Si votre scepticisme n’était que sur vos lèvres, il fallait m’avertir. Il est trop tard maintenant, c’est fait. N’en parlons plus. » — Parlons-en, au contraire, puisqu’aussi bien Émile Augier s’y est repris à deux fois pour peindre les funestes effets de ce scepticisme adroitement utilisé par les hommes d’argent, puisqu’il a écrit deux comédies en cinq actes sur le même sujet, comme si le premier coup n’avait pas porté, et qu’au lendemain de 1871, il n’a pas craint d’attribuer nos désastres à ce fléau de nos croyances et de nos mœurs, et de faire, si j’ose dire, la preuve de la Contagion par Jean de Thommeray. Dans la première pièce il en avait surtout montré le progrès ; dans la seconde il en a plutôt dénoncé les résultats.

Tenancier est un brave homme, qui a gagné beaucoup d’argent, et qui ne s’étant pas pressé, a pu demeurer honnête. Son fils, qui vit en gentilhomme, avec des coulissiers, est de la jeune école. C’est ce père « vieux jeu » qui définit la contagion avec une pointe d’emphase que je lui pardonne, et qui est de son âge. depuis que les jeunes gens blaguent et ne déclament plus.

« Les grands mots représentent les grands sentiments, et du dégoût des uns on glisse facilement au dégoût des autres. Ce que vous bafouez le plus volontiers après la vertu, c’est l’enthousiasme, ou simplement une conviction quelconque… Vous n’allez pas plus haut que l’indifférence, et tout ce qui vous dépasse vous semble un pédantisme. Ce détestable esprit a plus de part qu’on ne croit dans l’abaissement du niveau moral à notre époque. La dérision de tout ce qui élève l’âme, la blague, puisque c’est son nom, n’est une école à former ni honnêtes gens ni bons citoyens. »

Tenancier la définit ; d’Estrigaud, l’homme fort, l’homme trempé, l’homme moderne la répand. Il a mis la main sur Lucien ; il ne serait pas éloigné de s’établir chez la sœur, une jeune femme, veuve avec des enfants, une fortune et un titre, qui vit avec son frère, partant accessible à la contagion. Il a endoctriné l’un pour séduire l’autre. Il a sourdement ménagé ses intérêts et ses plaisirs en minant et modernisant la conscience de son jeune ami. Il l’a pétri, initié, orné de ses maximes et il le croit de taille et d’humeur à protéger une cour discrète pour l’autre motif. Le maître avait trop présumé de l’élève, qui n’a pu encore secouer tous les scrupules et préjugés d’un atavisme bourgeois et tenace. Enfin Lucien regimbe, dès qu’Annette est en question. S’il s’agissait de la sœur d’un ami, parbleu, il serait suffisamment stylé pour en rire ; mais de la sienne, que diable ! Et c’est une scène infiniment curieuse que celle qui met en présence le maître et l’élève, et nous découvre les insinuantes menées de la contagion. « Le monde vit de sous-entendus, mon cher. Il y a une foule de circonstances, dans lesquelles un homme de bon ton doit fermer les yeux, tant qu’on ne l’oblige pas à les ouvrir… » — « Sais-tu que tu es horriblement immoral ? » Oui, il parait que d’Estrigaud est immoral, l’homme « plus grand que nature », le type de toutes les élégances, l’arbitre du goût, l’ami rare, « la lame d’acier dans un fourreau de velours. » Il l’est, et Lucien s’en aperçoit, et n’allez pas croire que le néophyte lui en tienne rigueur, au moins.

Des leçons il recueille la fleur, les paradoxes brillants et avantageux, qui n’atteignent que les sœurs d’autrui. Semblable au Bourgeois gentilhomme, Lucien succombe à la vanité de se sentir supérieur aux braves gens qui l’entourent ; il répète les conférences de d’Estrigaud ; mais il les redit d’un certain air, qui est délicieux à voir, et sans s’y embrouiller. En disciple dévoué, il avait pris sur soi d’annoncer à Pyrrhon lui-même une mésaventure fâcheuse, « Navarette te trompe. » — « Est-il possible ? » — « Avec ce petit drôle de Cantenac. » — « En es-tu bien sûr ?» — « Si tu veux des preuves… » — « Merci, mon cher enfant. Ou je le sais, ou je l’ignore. Si je l’ignore, tu troubles inutilement ma douce quiétude ; mais si je le sais, regarde-toi dans la glace. » Ainsi répond d’Estrigaud, d’un ton paternel et tendre, éludant avec autorité une question indiscrète, qui, au fond, touche au mystère de son élégance et de son bien-être. Décidément, c’est un homme fort. Lucien aussi s’applique à le devenir. On lui dit que d’Estrigaud fait le possible pour compromettre Annette. Et Lucien de sourire imperceptiblement, de dresser la tête, d’allonger le bras, d’ouvrir les doigts, par un geste familier au Maître. « Mon bon, ou je le sais, ou je l’ignore. Si je l’ignore… » — « Je te l’apprends. » — « Oui, mais si je le sais, regarde-toi dans la glace. » — « Si tu le sais, c’est toi que je regarde, et entre les deux yeux… Allons ! Voilà encore que je donne dans le panneau ! Je me couvre de ridicule comme toujours… Mais, franchement, pouvais-je m’attendre à une charge, quand il s’agit de ta sœur ? » Ainsi profitent les pires enseignements. Un mot, un geste à effet, un certain air de tête, on ne résiste pas à cette douceur de prendre une attitude. L’amour-propre s’y intéresse, qui est le plus sûr agent de contagion. Et de deux victimes, au lieu d’une. Lucien est depuis longtemps entamé Émile Augier nous révèle à présent le galop de cette fièvre à travers l’âme d’un travailleur, d’un naïf, d’un ingénieur qui rapporte d’Espagne, où il a fait merveille, une grande idée à laquelle il compte intéresser Paris, d’un barbare tout neuf sur cette aimable dépravation. Il ramène avec lui une sœur, à qui il tient lieu de père, et qu’il installe chez les Tenancier, aux côtés d Annette, chez ces vieux amis.

Donc voici un homme laborieux, intelligent, qui a passé sa jeunesse dans les écoles et sur les chantiers de Madrid, ignorant d’une certaine vie, et qui, avec la candeur des esprits sérieux, a l’habitude, quand on lui dit : il pleut, d’entendre qu’il pleut en effet. Au pays de la contagion, c’est un sauvage, un contremaître. Et de croire qu’il va mener son projet à bien, par la seule force de sa foi et de sa volonté, pour la gloire de sa patrie et l’honneur de son nom, serviteur à la vertu hotteutote ! C’est un homme à débarbouiller. « Ah ! çà, dit-il en revoyant Lucien, tout le monde s’embrasse, excepté nous, c’est injuste. » — « Dans mes bras, sur mon cœur », répond Lucien. La blague. Tenancier l’accueille, offre l’hospitalité à la jeune fille, cordialement. « Pardonnez, cher Monsieur, à ma reconnaissance de ressembler à de l’ahurissement », dit André confus. — « Bien rédigé, ami Chauvin… All right ! » repart Lucien. La blague. C’est elle qu’il rencontre partout à son abord. Il s’y fera. Tout le monde s’occupe à le former, Lucien par amitié, les amis de Lucien par intérêt. L’un en veut faire un homme civilisé ; les autres le civilisent pour en faire une dupe. Et il progresse à pas de géant, comme tous les timides qui jouent d’audace. Il y a plaisir à lui rendre la main, à le dresser en haute école, selon la méthode de Sardanapale. Après quelques exercices préalables, il est presque en forme. L’entraineur eu personne peut l’entreprendre.

D’Estrigaud, qui a perdu à la Bourse, a besoin, pour surnager, de cette affaire du Canal de Gibraltar. Il la revendra aux Anglais, et paiera ses différences. Le canal ne sera jamais percé ? N’importe, si l’idée est payée assez cher. Il faut donc venir à bout des scrupules de l’ingénieur, et faire au plus vite table rase de ses inélégants préjugés. Le temps presse : il n’y a point de remise. D’Estrigaud l’introduit d’emblée chez Navarette, « dans le temple même de la blague. » Toutes mesures sont prises pour vous rengager gaiment dans le parti des rieurs et des affaires. Les invités pétillent d’entrain ; les invitées étincellent de verve ; une flambée de vie à côté ; tous tarés, mais avec tant d’esprit ! La fête commence par des calembours, qui sont les hors-d’œuvre de la blague, et cela va rondement, jusqu’à l’ivresse de la raison, où sombrent les révoltes et les pudeurs de conscience, « Bravo, Monsieur de Lagarde ! » — « Qu’est-ce que vous avez tous à m’anoblir ? » — « Ne fais donc pas ton enfant du peuple ! » L’œuvre de démolition va bon train et mène grand tapage. Tous sapent en sablant, et sablent en sapant. André se démantèle sous la pioche, qui crevasse ses croyances, une à une, dans un fou rire général dont les éclats nerveux l’entêtent. Autour de lui pleuvent, drus comme grêle, les mots du jour, les nouvelles à la main, les coqs-à-l’âne d’opérette ; la blague est déchaînée, ravageant les rengaines du sentiment et les fondements de la morale qui s’effondrent avec fracas. « Messieurs, je demande grâce pour l’amitié. » — « Pourquoi pas aussi pour l’amour ? Vous croyez encore à ces vieilleries-là ? » — « Il ne faut pas ? Non ? Je le veux bien. » Toute la scène est la plus folle et spirituelle bacchanale de cette contagion qui infecte les âmes. Cependant le chef du chœur guette sa victime, propose son marché, et tient enfin son affaire et sa dupe. André s’entraine à redire la leçon mot à mot, sur la parole du maitre, de même que les enfants des écoles scandent les phrases apprises, avec une émulation d’enthousiasme factice. Il vend son entreprise, son honneur, tout enfin, dans la suprême illusion de sauver sa sœur d’un esclandre sournoisement machiné. Il s’égare en des subtilités qui sont les derniers faux-fuyants, l’agonie d’une conscience éperdue. « Que feriez-vous à ma place ? » — « Je ne déclamerais plus. » — « Oh ! c’est bien fini. » — Et fini aussi de ressembler à un honnête homme, d’avoir des idées de génie et des rêves de gloire, de vivre modestement sans amertume, sans fièvre, dans l’attente d’un légitime succès ; fini de déclamer, mais aussi de produire, de faire lentement et opiniâtrement œuvre profitable : désormais tout à la blague, au luxe d’origine équivoque, aux émotions malsaines et stérilisantes, au maniement chanceux de l’argent, au jeu, à la Bourse !

Émile Augier n’a pas voulu que ce naïf, ce robuste fût terrassé. Une crise terrible et salutaire, le nom maternel jeté dans ce chaos, l’en arrache ; il se reprend enfin, et rentre, par un violent effort, en possession de lui-même. « Adieu, Messieurs ! Conscience, devoirs, famille, faites litière de tout ce qu’on respecte. Il vient un jour où les vérités bafouées s’affirment par des coups de tonnerre. Adieu ! Je ne suis pas des vôtres. » L’auteur n’avait prétendu qu’à révéler le mal à la mode, à l’analyser et le décrire, et sous les apparences de la verve, à découvrir cette plaie infectieuse. Il a fait voir aussi par un pastiche étourdissant, combien vide et perfide est ce scepticisme, et l’élégante banalité des lieux communs qu’il exploite, de ces paradoxes à outrance, de ces aphorismes superficiels et faciles d’une morale à côté, ou plutôt qui est l’envers et la parodie de l’autre. Cette comédie de la Contagion était un premier engagement contre les maîtres de la blague, une passe de finesse, de brio et d’esprit. Peut-être même en avait-il mis trop, avant l’heure propice. Il ne fut pas compris.

Avec Jean de Thommeray, il revient à la charge. Mais il adopte une tactique différente. La victime de la blague est au premier plan, dessinée d’une main minutieuse et ferme. Moins d’esprit, et plus de psychologie ; moins de pastiche, mais une étude serrée et graduée des dégâts que fait la contagion dans une âme jeune et bien située. Le moment n’était que trop favorable, cette fois, pour en produire la saisissante peinture. Jean est l’ainé des fils du comte de Thommeray. Il appartient à une vieille maison bretonne, dont les traditions d’honneur sont séculaires, et où règne le culte de la famille et de la patrie. Riche, le comte a épousé une jeune fille pauvre. « La comtesse pourrait dire en quelques mots l’histoire de toute sa vie : elle a été l’unique amour d’un honnête homme qu’elle a uniquement aimé. » Voilà pour la famille. De cette union sont nés trois fils. Depuis le grand-père, qui fut un vendéen, tous les enfants mâles servent leur pays sans lui rien demander ; ils s’engagent à dix-huit ans, partent pour l’Afrique et reviennent soldats. « J’ai fait comme avaient fait mon grand-père et mon père, dit Jean ; mes frères ont fait comme moi, et nos fils feront comme nous. » Voilà pour la patrie. Depuis son retour, il vit au château paternel, fiancé à Marie, qui l’aime comme son futur époux, et qu’il aime, lui, comme une sœur. Mais il est parfois à l’étroit dans le manoir héréditaire ; il court par monts et par vaux, cet Hippolyte breton, pour obéir à je ne sais quel besoin de vivre qui le pousse, pour secouer les vagues désirs d’une existence moins paisible. Tout le premier acte est un tableau calme de la vie familiale, avec une fraîche scène d’amour tendre, comme les sait écrire Émile Augier, quand il s’abandonne à rêver idylle et poésie. Marie s’est aperçue que, depuis un temps, Jean est distrait et triste ; affectueusement, doucement elle s’en inquiète. Et il s’explique : il l’aime, mais l’immuable sérénité des jours lui pèse un peu ; il l’aime bien, mais il entreprendrait d’un bon cœur un voyage, pour rompre cette monotonie continue ; il l’aime enfin, et il la rassure, la bonne petite sœur, mais tout bas il s’avoue qu’il s’ennuie au logis. Et justement dans cet austère gite, tout à l’attente de revoir ce même jour les deux cadets qui reviennent du régiment, tombe une Parisienne capricieuse et coquette, madame de Montlouis, que Jean intéresse par sa mine sauvage et qui le ravit par son élégance raffinée. Cependant les frères arrivent ; et la famille de Thommeray fête le retour des enfants de la 'patrie.

Envoyé à Paris pour se distraire, Jean a embrassé Marie au départ et lui a engagé sa foi de revenir bientôt. Jeune, trempé par une éducation virile, soutenu par des traditions de noblesse séculaire, celui-là semble être à l’abri de la contagion ; et voilà l’homme sur lequel nous allons en étudier les rapides et détestables ravages. La comédie suit le fléau, à toute vitesse. À Paris, Jean a retrouvé madame de Montlouis. Leur passion a pris naissance du contraste qui les séparait. Il la voudrait moins coquette ; elle le désirerait plus moderne ; et à mesure qu’il se modernise, elle l’aime jusqu’à la douleur, avec le cuisant regret de l’avoir voulu tel. Et il se détache d’elle à mesure qu’il est davantage ce qu’elle a voulu. Elle l’a lancé dans la société que fréquente M. de Montlouis, abandonné à la compagnie des coulissiers, des joueurs et des agioteurs, confie à la direction d’un pied-plat de bas étage, qui fait tous les métiers, faute d’avoir trouvé le bon, et, dévoré de l’envie de s’enrichir, accapare Jean comme un fétiche et se charge de le déniaiser. Il en fait bientôt un dilettante, un homme fort ; il le lâche au sein du plaisir ; il l’y guide ; il l’y suit : les hasards de la fête et de la Bourse s’empressent de les mettre sur le pied d’égalité. De Marie il n’est plus question dans les déjeuners somptueux que donne Jean à ses amis du turf ; de madame de Montlouis il ne se soucie plus guère ; de la famille, du vieux château tapissé de lierre, et de la lande, où retentit vainement le rappel du biniou, il n’a même plus souvenance.

Le comte et la comtesse viennent l’arracher à Paris, puisque Paris ne veut point le rendre. Ils arrivent dans le fringant hôtel pendant une de ces fêtes intimes où la blague sévit avec rage, où l’argot fait fureur, où crépite en fusées un dialecte assez différent du patois bas-breton. Le père s’est retiré triste, songeant à la petite Marie, qui là-bas attend et se désole. Mais les mères ont la persévérance et le courage ; et les honnêtes femmes pratiquent la solidarité du cœur. La comtesse revient seule dans cet endroit maudit ; c’est la scène capitale de l’œuvre, la lutte de l’honneur et de la contagion. Tous les dessous de cette vie s’étalent, sans imposer à la droiture instinctive et butée de cette mère, qui devine plus qu’elle ne comprend, et qui supplie sans déclamer. Tout y est : le luxe, le jeu, la Bourse, le monde moderne, la femme, le mariage d’argent, le mépris de l’amour et de la famille. C’est de l’observation condensée, et comme la synthèse dramatique des convictions, auxquelles l’auteur a consacré son œuvre et sa vie.

« Je vis des idées de mon époque, comme vous avez vécu des idées de la vôtre : voilà mon crime. Si vous consultiez le carnet de mon agent de change, vous m’y verriez en bonne et nombreuse compagnie. Le temps n’est plus des patrimoines lentement accrus et transmis religieusement ; on n’amasse plus la fortune. » — « On la ramasse. » — « Pas dans la boue, croyez-le bien. Je ne suis pas tombé si bas que vous l’imaginez. » — « Soit, mais tu tombes de si haut !» — « Du haut des illusions dans la vérité. » — « La vérité ? Il n’y a rien de vrai que nos croyances, et ne vois-tu pas que les tiennes ne sont plus à la hauteur des nôtres, quand tu places l’argent sur l’autel où nous plaçons l’honneur ?… » — « Je viens de refuser une dot d’un million cinq cent mille francs. » — « Tu l’accepteras demain. »

Il l’acceptera. La parole donnée à Marie, les prières maternelles, les supplications de madame de Montlouis, que les dieux ont décidément trop punie, sont impuissantes à le retenir sur la pente où il glisse. De l’amour il tombe dans le vice, et au terme de la glissade est la chute suprême prédite par la comtesse et ménagée par Roblot : le parjure, le mariage aux écus, l’association d’un Thommeray à une Jonquière et Cie. Par deux fois il recule ; il prend du champ pour mieux sauter. Et il en arrive, le sauvage d’hier, le Breton, le « Mohican », à recevoir une leçon d’une fille, à paraître très petit garçon devant la femme qui l’a dévoyé, et qui rachète sa faute par la souffrance qu’elle endure, à mentir à M. de Montlouis, à courber la tête devant un chacun, devant maître Roblot, qu’il traitait jadis à la cavalière, devant un courtier de vingtième ordre, un maître Jacques du plaisir, un « pied humide », lui, Thommeray, fils de Thommeray, gentilhomme ! Ruiné sur un coup de Bourse, il vend son nom à la fille d’un agioteur véreux. Mais la déchéance n’est pas complète. Après avoir oublié sa famille, il déprise sa patrie. Il renie les deux cultes qui l’ont bercé. La guerre éclate, et lui, soldat d’Afrique, fils et petit-fils de soldats, il reste à Paris, pendant que tous ses amis s’en vont faire leur devoir. Roblot lui a proposé une affaire magnifique et tout à fait française. « Il a flairé que le siège fera la fortune des marchands de comestibles… Il paraît que le beurre se vendra au poids de l’or. Il y a là un million à gagner. » Il en aurait le courage, si papa Jonquière n’avait ajouté aux conditions du mariage celle d’un départ prudent. — Pour être millionnaire, il n’en est plus à une concession près. Heureusement les Bretons défilent, biniou en tête, commandés par le comte de Thommeray ; et Jean, qui « demande à bien mourir après avoir mal vécu », rentre dans l’honneur et dans le rang. Une contagion lave l’autre.

Ce dénoûment n’a pas été sans offenser quelques délicatesses. Et je suis d’avis aussi que le théâtre se doit astreindre à une scrupuleuse réserve sur de certains sujets, que ll’idée de patrie et de patriotisme souffre mal les défilés et parades sous les frises ; et je confesse que je sens toujours en moi monter quelque révolte au spectacle de l’uniforme et du panache étalés à la lumière crue de la rampe. Je comprends les Athéniens qui condamnaient un de leurs poètes, pour avoir renouvelé le souvenir d’une défaite en représentant la prise de Milet. Et, ceci dit à seule fin de satisfaire l’ami Chauvin qui, par ce temps de théories infernales ou de plaisanteries faciles, se cache et se recroqueville au fond de moi, j’ajoute qu’à une chute si profonde (c’est à celle de Jean que je pense), il fallait une réparation exemplaire ; que l’auteur avait mis le doigt sur une des raisons intérieures de notre malheureuse débâcle ; que pour nous la faire toucher du doigt à notre tour, il n’était rien de mieux que d’émouvoir par un tableau discret la petite fibre tant décriée, mais qui vibre encore ; et qu’après tout, ayant exposé avec force et développé avec une impitoyable rectitude d’esprit les effets de la contagion moderne, il avait peut-être le devoir, au dénoûment comme au début de la pièce, d’identifier la famille à la patrie, de faire paraître, une fois de plus, qu’elles sont solidaires, et que renier l’une mène à trahir l’autre.

Il n’est pas impossible de suivre jusqu’au bout le fil d’une même pensée dans la comédie sociale, qui a pour titre le Fils de Giboyer. À présent que nous avons atteint à l’extrême limite où s’est portée l’observation d’Émile Augier, nous comprenons qu’il se soit vivement défendu d’avoir écrit là une pièce politique, au sens courant du mot. Contre certains politiciens, à la bonne heure. « Qu’il eût été un doctrinaire politique consultant, répondait récemment M. Gréard à M. de Freycinet, cela était fait pour nous intéresser et peut-être même un peu pour nous surprendre[15]. » La remarque est pleine de suc. Mais un vieux libéral, de bourgeoise bourgeoisie, avec quelque chose — tout de même — du dogmatisme de M. Poirier, il l’est de naissance, par destination, par tempérament, et par honnêteté. Il n’est la dupe ni des hommes ni des mots, des hommes qui étalent à crédit une foi morte, des mots qui ont perdu leur sens, vaines étiquettes sur des fioles vides. Ici encore, c’est une contagion qui mine les croyances, un scepticisme professionnel, de pacotille et d’intérêt, qui agile ces manœuvriers de salon, de coterie, de ressentiment et d’intrigue :

Ces gens qui par une âme à l’intérêt soumise
Font de dévotion métier et marchandise,
Et pensent rattraper crédit et dignités
À prix de faux clins d’yeux et d’élans affectés…


Et par un contraste profond, une loyauté d’observation inattaquable, l’homme qui représente, en ce milieu où se joue la comédie de la foi, des idées et des convictions, le principe moderne ; le seul qui ait des idées, des convictions, et une foi à lui, en fait litière pour vivre de sa plume et bâcler les déclamatoires litanies des autres. Son heure n’est pas venue. Son fils instruit, enthousiaste, jeune, et qui croit à l’avenir, qui est l’avenir même, en est encore réduit à recopier des discours contradictoires, en attendant que son mérite conquière l’indépendance, et que se lève l’aube du lendemain. Il faut plus d’une génération pour affranchir les petits des intendants et des portiers. Il faut surtout qu’ils échappent à la contagion du moyen âge acharné, mais incrédule. Quant aux autres, ils sont impuissants, parce qu’ils sont indifférents, parce que leurs croyances se sont usées aux menus dépits, aux mesquines rancunes, aux velléités de pouvoir, aux machinations d’un égoïsme aveugle et entêté, parce qu’ils personnifient les différentes variétés du scepticisme clérical, gouailleur chez le marquis d’Auberive (qui, depuis les Effrontés, s’est un peu gâté et barbouillé parmi la politique de chambre), ambitieux et emphatique chez Maréchal, tandis que Couturier de la Haute-Sarthe promène de salon en salon son irrésolution influente, et que dans l’eau bénite et trouble la baronne Pfeffers cherche à pêcher un mari, dont le nom et la fortune réchauffent et commanditent sa religion. Cependant la blague pontifie, s’évertue, s’insinue, de la salle à manger au boudoir et du boudoir au Parlement. Elle descend dans la rue. Elle exerce en plein air. Elle est moins dégagée d’allure que celle prêchée par d’Estrigaud ; elle s’efforce à la tradition ; elle se repait des Pères de l’Église. Mais elle est moderne, quand même, si elle n’est pas aussi fringante. Elle est de son siècle bourgeois par la recherche de la parure et de l’effet. Elle est peuple, aussi, quand il le faut. Déodat la démocratise et la teinte d’argot pour les masses. « Il roule le libre-penseur, tombe le philosophe, tire la canne et le bâton devant l’arche », et les badauds des porches font cercle autour du saltimbanque. « C’est un mélange de Bourdaloue et de Turlupin ; la facétie appliquée à la défense des choses saintes : le Dies iræ sur le mirliton ! » et la vente du journal s’accroît, et la lecture en est une pieuse douceur à tous prudents hypocrites, sages fielleux de toutes oppositions, qui dégustent chaque matin, à jeun, ce breuvage selon la formule, dans l’assouvissement de leur haine impuissante et de leurs ambitions refoulées. « Des mots, des mots, des mots », dit Hamlet. Des articles de Déodat, ou des discours de Maréchal, vanité des vanités, déclamation vulgaire ou ampoulée, ramas de grandes phrases sans idées intérieures, où le zèle s’excite à froid, s’exalte en un mouvement enragé pour le lecteur de la rue, s’épanche en des intonations graves que prolonge encore la ligne du geste, pondéré, sérieux, spécieux et prédicant à la tribune » d’où la blague tombe psalmodiée, solennelle, presque sainte. « Eh ! messieurs, soyez-en bien convaincus, la seule base solide dans l’ordre politique, comme dans l’ordre moral, c’est la foi !…… »


VII

LES CARACTÈRES.


L’observation des mœurs contemporaines est la force vive et la propre originalité du théâtre d’Émile Augier. À la comédie de caractères ou d’intrigue il a substitué, après Scribe, la pièce morale ou sociale avec une opiniâtreté courageuse en son temps, et qui serait encore démonstrative aujourd’hui. L’équilibre organique du théâtre en a été un peu modifié. La peinture des milieux domine véritablement cette œuvre puissante, dont le principal acteur, partout invisible et présent, est le siècle avec ses erreurs, ses convoitises et ses préjugés bourgeois. Cette comédie venait à point ; elle est, je le répète, l’expression même d’une époque où toutes les classes prenant contact davantage, les individus ont perdu de leur personnalité, les caractères de leur relief, émoussés par l’universel frottement des mœurs. Mais cela ne suffit pas à expliquer l’impression qu’on éprouve, lorsqu’après avoir étudié les questions qui s’agitent en cette œuvre, on s’avise d’étudier les personnages qui y sont mis en mouvement. Cette impression est complexe, et assez délicate à démêler. C’est à la fois le sentiment de la perfection souvent approchée, d’une peinture réaliste et tempérée, d’une composition mesurée et sobre, avec, aussi, des traits ou des types d’une étonnante vigueur. Et pour peu qu’on y songe, voici qu’on y découvre encore des personnages d’une touche discrète et audacieuse en même temps, qui d’abord estompés se détachent en impétueuse saillie. Et puis, tout se mêle, laissant d’une part le souvenir de procédés classiques, de figures agréables et reposées, celui de caractères plus tranchés et d’une teinte encore douce, tandis que de tous les coins du théâtre se dressent des types hardiment campés et rudement brossés, d’une facture très moderne. Et puis types et caractères se fondent en des nuances infinies, comme dans la vie qui serait concentrée et ordonnée. En sorte que, si vous cherchez à distinguer après une étude d’ensemble les grandes créations de ce théâtre, aussitôt Poirier, Olympe Taverny, Giboyer, d’Estrigaud, maître Guérin, Saint-Agathe, Séraphine Pommeau s’emparent de votre mémoire. Puis, doucement occupent votre esprit Franz Milher de la Pierre de Touche, Philippe Huguet de la Jeunesse, André Lagarde de la Contagion, Jean de Thommeray et Bernard des Fourchambault : c’est presque la vigueur des autres, avec un charme différent, qui est une certaine abondance de cœur ingénue et facilement surprise. Mais s’il est question de cœur, de droiture, de sentiment, voici que plusieurs autres, presque tous les autres apparaissent comme dans un défilé patriarcal, les soutiens de la famille, les braves gens inoffensifs, et presque toujours victimes, jusqu’à ce qu’ils triomphent par la force même du bon sens et de la morale ; les pères dévoués, qui vivent à petit bruit, avec l’intime volupté d’être sur la terre pour le bonheur des autres, les Pommeau, les Tenancier ; les amis fidèles, qui sont un peu pères, les Spiegel, les Michel ; les bonnes mères, comme Mme Guérin, et les dignes femmes, comme la comtesse de Thommeray, sans compter les jeunes filles tendres et attristées, comme Philiberte, héroïques comme Francine Desroncerets, innocentes et désabusées comme Fernande Maréchal. Et vous réfléchissez qu’Émile Augier, qui est le poète de la famille, a peut-être voulu que ces derniers fussent les premiers, et qu’il est au moins étrange qu’ils s’insinuent dans votre mémoire seulement à la suite des autres, et à leur tour. Et vous avez tort[16].

La qualité maîtresse d’Émile Augier réside en la sûre possession de soi et de toutes ses facultés. Aussi bien cette complexité dans la composition des figures n’est qu’apparente et à la surface. En réalité, il est classique par le dessin des personnages comme par la conduite même de l’œuvre : il a la sobriété, la mesure, et il use de la logique sans abus. Ce qu’il cherche surtout, après la vérité de l’observation, c’est l’harmonie de l’exécution : elle parait discrètement dans la peinture des caractères. Étudiez l’anatomie morale de Pommeau ou de Thommeray, du bonhomme Roussel, ou de Giboyer, vous y trouverez la même construction mesurée, serrée, un développement gradué, nettement indiqué par des traits qui se détachent de proche en proche, et qui achèvent le dessin. Aucun ne va droit devant lui, avec une exacte rectitude, comme dans le théâtre de M. Alexandre Dumas ; mais ils vont, se mêlent, se coudoient, reçoivent l’influence d’autrui, exercent la leur et gardent leur physionomie propre. Ils ne subissent ni ne recherchent les situations ; ils les font simplement, et s’y engagent naturellement. C’est encore Molière, avec des oppositions moins accusées, quelque chose de plus uni, de plus fondu dans l’ensemble : la diversité foncière de tous ces personnages est que des vices et des mœurs qui les dominent et les régissent, les uns sont imbus, les autres déjà atteints, et plusieurs imprégnés à peine ou résolument détachés. Les premiers sont presque tous devenus des types, les seconds forment la transition entre les plus insolents et séduisants exemplaires de la contagion moderne et les autres qui représentent la famille avec ses antiques sentiments et ses classiques traditions. Faut-il s’étonner que les Vernouillet, les d’Estrigaud se détachent en haut relief, et semblent animés d’une originalité plus séduisante, ayant pour eux la nouveauté du vice à la mode, l’éclat de l’impertinente élégance, et tout le charme justement opposé aux humbles et modestes vertus de la vie médiocre ? Modeste, aussi, est l’attrait de la vertu au théâtre ; elle n’inspire qu’un enthousiasme réfléchi et des sympathies assez calmes. Le vice, certes, est plus brillant, et bénéficie de la curiosité qu’excitent les dessous de l’époque et des mœurs. Il était fatal que Vernouillet devint un type, sans être pourtant composé d’une autre méthode que Pommeau, qui est un caractère. Et l’admirable en cette affaire, c’est précisément l’artiste sobre et scrupuleux qui a réduit l’observation à une parfaite mesure ; qui a dessiné d’une même main précise et attentive la réalité morale et immorale, sans forcer le contraste ni creuser un abîme entre l’un et l’autre ; qui a représenté les honnêtes gens et les vicieux du jour avec même souci de la vérité sans exagération ; qui a, par surcroit, tracé des caractères intermédiaires et indécis, avec toutes les nuances délicates et partout indiquées de l’honnêteté qui impose certaines contraintes au vice et du vice qui effleure de son atteinte l’honnêteté même. Car tout cela est le génie d’Émile Augier ; tout cela se confond dans le grand courant des mœurs modernes, qui circule partout dans son œuvre, qui en fait l’unité, la vérité, et la vie.

Dans la famille bourgeoise, les pères sont communément des financiers, sans être des ganaches. Ils tiennent pour le principe d autorité, sans réussir toujours à le maintenir. Même dans les familles de vieille roche, il s’est singulièrement adouci, et l’on peut voir dans le Mariage d’Olympe que le marquis de Puygiron pardonne assez aisément à Henri sa mésalliance, et que sans trop de rigueur le comte de Thommeray envoie son fils à Paris pour le distraire. Les banquiers ne sont guère plus rigides. Tous, en somme, sont assez enclins à passer l’éponge, à réprimander un peu haut, pour dissimuler leur indulgence. Chrysale a fait école. Ils sont de braves gens, qui, ayant eu l’esprit d’amasser une fortune, ne mettent point d’opiniâtreté à s’en reprocher l’origine, ni d’excessive rigueur à en contrôler l’emploi. Tous bons pères, un peu faibles. Roussel de Ceinture dorée gâte sa fille : rien n’est trop pour elle. Tenancier promène les bébés de la sienne ; Charrier aime aussi Clémence, pour laquelle il rêve un avenir doré. Venus à Paris en sabots, il leur sourit que leurs fils se chaussent de souliers vernis, cambrés et pointus. Ils sont capables de sacrifier leur fille par bonté d’âme ; pour leur héritier ils ont une sévérité complaisante. Il faut bien, après tout, qu’ils tiennent un rang et prennent du plaisir, ces quasi-gentilshommes, nés du grand financier de Paris. Juste une fois l’an, l’autorité reprend ses droits, à l’échéance. C’est une liquidation amiable et solennelle. La cérémonie commence sur le ton grave et s’achève sur le mode plaisant. « Tu es fâché contre moi, qui ai fait des lettres de change ; mais moi, je ne le suis pas contre toi, qui les as payées. » Henri retourne à ses plaisirs, et Charrier à sa caisse. Au fond, le bonhomme éprouve du contentement d Savoir un sacripant du bel air ; il a de l’argent ; son fils aura de l’argent ; sa fille épousera de l’argent, à moins d’un cas… Alors, Charriers et Tenanciers s’exécutent, quoi qu’il leur en coûte ; et ils paient leurs dettes comme celles de leur étourdi de gentleman. Ils ne sont ni des effrontés ni des fripons : ils sont pères et banquiers.

Dans un théâtre élevé à la gloire de la famille, les mères sont nombreuses. Leurs travers et leurs préjugés y sont tracés d’un crayon plus discret que jamais ; mais à larges et belles touches, sans donner dans la fausse sentimentalité mélodramatique de M. Victorien Sardou, l’auteur a représenté l’amour maternel capable d’héroïsme et de dévoûment, sans éclat, sans attitude, sans tirades larmoyantes et suspectes. À côté des marquises de Grandchamp, mères aveugles et qui ont des préférences, des Mme Bernier, mères faibles et vaniteuses ; des Mme Maréchal, — une Gabrielle sur le retour, — qui sont plutôt des belles-mères, ni belles ni le reste, il y a les mères sans épithète, qui incarnent l’autorité respectée et capable de toutes les tendresses, comme Mme Fourcharabault, l’humilité radieuse, vouée à toutes les sujétions et passive avec félicité, comme Mme Guérin. Noble femme, Mme Fourchambault, qui consacre sa vie à racheter une erreur de jeunesse, et après s’être tout entière attachée à la fortune de son fils, qui est à la fois son orgueil et sa honte, l’espoir caressé de sa vieillesse et le vivant souvenir de sa faute, l’oblige à sauver l’homme qui l’a trompée, elle, renié, lui, et à reconnaître enfin ce père, qui n’a pas eu le courage de légitimer son enfant. « Il le faut, je le veux, tu le dois », dit-elle de sa hauteur, puisant la force et l’autorité jusque dans l’aveu de son malheur. Mais dès que l’honorabilité du père, même parjure et marié ailleurs, est en question, c’est aussi la dignité du fils, même abandonné, même oublié, qui est en jeu. Est-ce qu’une mère se résout à cela ? Est-ce que cet homme n’est pas le père de son fils ? Est-ce que ce fils de sa chair et de son âme n’est pas tout pour elle ? Est-ce que l’honneur de ce fils peut courir des hasards avec celui de ce père encore innommé ? Est-il enfin pour cette femme un sacrifice trop coûteux à sa fierté, une souffrance trop cruelle à son cœur meurtri, pourvu que d’une confession, si pénible qu’elle soit, elle pare à une autre déchéance, qui, atteignant même par ricochet son Bernard, serait plus intolérable cent fois que la sienne propre ? Les beaux sentiments ! Et puisés aux sources vives de l’humanité ! Émile Augier excelle à l’analyse de cette sainteté douloureuse et modeste, de cette passion qui se concentre dans le souvenir et s’efforce à la réparation. Il y dépense plus de sensibilité vraie que d’éloquence et d’éclat. C’est la simple vertu de Mme Fourchambault ; c’est la résignation pathétique et modeste de Mme Caverlet.

C’est le charme secret d’une autre figure, qui m’émeut encore davantage, d’une vieille paysanne, en bonnet rond, en robe de toile, qui se dissimule et s’efface, et dont je veux forcer la réserve, au risque de troubler sa contenance. Ah ! la bonne vieille que Mme Guérin ! Qu’elle a entre toutes une belle âme, cette ménagère timide, qui fait fonction de domestique parce que la domestique ne fait pas métier de servante, qui a des recettes pour le souillé, qui est humble, prévenante, trottant menu, se coulant à, la dérobée, et qui sent en elle quelque chose de grand, de démesuré, d’inattaquable : l’amour de son fils, le commandant, le colonel ! Pour lui elle souffre en silence l’indifférent mépris de Me Guérin, les privautés de Françoise, et tout enfin, tout ce qui n’est rien auprès du sentiment qui console, récompense, et illumine son cœur. Elle respecte son mari par réverbération ; elle reconnaît en lui le père de son grand homme. De l’époux autoritaire et ingrat elle supporte mille avanies, avec une conscience disciplinée, par déférence pour son officier, son supérieur, qui est aussi celui de Me Guérin. Son amour fait son orgueil et sa force intimes. Au reste, elle vit si modeste et retirée, qu’il lui faut faire violence pour l’isoler et l’analyser un instant. Mais prenez garde qu’un caractère comme celui-là est autrement observé et vrai que toutes les larmoyantes raisonneuses de drame ou de mélodrame. « Ta, ta, ta, ton fils ! Ne dirait-on pas ? Ce n’est pas un génie non plus, ma mère. » — « Pas un génie ! Colonel à trente-trois ans !» — « D’abord il n’est que lieutenant-colonel. » — « Mais tu sais bien qu’en parlant à un lieutenant-colonel on dit : colonel. » Ah ! la bonne, la bonne vieille ! Voyez-vous comme elle se redresse, comme elle est tout près d’approcher la main de sa coiffe pour saluer Me Guérin militairement. Elle apprend qu’il va revenir, ce fils ; et la voilà toute bouleversée… « Si je l’avais vu là, tout à coup, devant moi, je crois que j’aurais eu une suffocation. » Il est là ; elle veut l’embrasser : elle s’arrête avec effroi. Elle a découvert au front une égratignure inaperçue des autres. Elle a de bons yeux, madame Guérin, des yeux de maman. Et elle rit, et elle pleure, cajolée par son fils, rabrouée par son mari. Mais elle est trempée à toute épreuve.

Louis s’est laissé prendre à la coquette magnificence de la châtelaine voisine, Mme Lecoutellier, qui l’encourage d’abord, puis le rebute. Mme Guérin l’apprend et s’en désespère. Elle ne peut supporter l’idée d’un chagrin ou d’un affront pour lui. Elle n’a pu voir sans frémir son colonel rentrant pâle, jetant son chapeau, cachant son visage dans ses mains, pendant que de grosses larmes coulaient entre ses doigts. Elle a deviné tout de suite, la chère femme, que la mère faisait tort au fils, que la paysanne éloignait la grande dame. Jusqu’ici elle a vécu de patience et de soumission ; un sacrifice ne lui coûte guère. Elle va la trouver, la dame. Et cette paysanne, qui est une mère, a le dévoûment ingénieux et l’instinct de toutes les délicatesses. Se sacrifier n’est rien ; il faut rendre le sacrifice acceptable et même séduisant pour la mondaine Mme Lecoutellier. Non seulement elle disparaîtra sans bruit ; elle a mieux ; elle imagine un alibi, qui est une concession raffinée à ce monde, dont elle flaire et flatte la sottise. « Vous direz à vos invités : ma belle-mère est à sa terre de Frémineau. » Frémineau est une trouvaille de la bonne femme aux abois ; Frémineau n’écorche pas trop les oreilles ; elle vivra dans sa métairie, et vous direz : elle est dans sa terre de Frémineau. C’est tout simplement un trait de génie, qu’elle a rencontré au fond de son cœur. Et de quoi n’est-elle pas capable, s’il s’agit d’assurer un mariage qui est mieux de son goût et qu’elle avait dès longtemps rêvé ? Lorsque Louis a reconnu son erreur, après qu’il a découvert et déjoué les menées équivoques de Me Guérin, renoncé à la main de Cécile pour demander celle de la douce Francine, au moment où il est ruiné, déshérité, chassé, elle est femme à se redresser enfin sous la menace, à juger son mari, à révéler d’un mot tous les affronts dévorés et l’endurance de cet amour maternel, qu’elle renfermait précieusement, et qui était sa dignité. Et elle se retire fière sous l’œil qui jadis la courbait d’un regard, au bras de son fils en grand uniforme, qui est tout pour elle, et sans qui tout ne lui est rien. C’est la supérieure beauté de ces passions muettes, qu’elles apparaissent dans leur splendeur, dès qu’elles cessent de se contraindre. C’est aussi un rare mérite chez un écrivain dramatique, que de deviner ces caractères et de les mettre en leur vrai jour, avec une délicatesse de sentiment et d’expression, qui les effleure sans les effaroucher. Ah ! la bonne, l’excellente bonne vieille que Mme Guérin !

Cette touche discrète est si bien dans le jeu d’Émile Augier qu’à plusieurs reprises il a esquissé des portraits d’époux, dont le cœur n’a pas une ride, et qui se reposent du sentiment de l’amour sur celui d’une douce et réciproque affection. Il se plait à peindre les crépuscules. Le marquis et la marquise de Puygiron se donnent du vous devant la compagnie, comme Oreste et Pylade, jusqu’au détour du chemin, qui les isole dans la vie, et leur permet de se tutoyer affectueusement. Le comte et la comtesse de Thommenay, plus jeunes, laissent une impression de tendresse sereine. Plus jeunes encore, Hubert et Mathilde (dans la Jeunesse), sains de cœur et d’esprit, s’abandonnent à l’amour comme à la vie, répandant autour d’eux un parfum de bonheur loyal, sans mélange, ni raffinement. Et il est vrai que leur passion n’est ni compliquée, ni mystérieuse, ni exaltée.

Je rapporte à ma femme heureuse et souriante
La fatigue des champs saine et fortifiante,
Et, riche le matin, le soir plus riche encor,
Sur mon frais oreiller j’admire mon trésor…


Mais cet amour si simple et rustique n’est-il pas un peu bien artificiel et de convention ? Les jeunes femmes de ce théâtre sont-elles des caractères vrais et vraisemblables ? Est-ce donc ainsi qu’on aime ? avec cette rectitude, et presque cette exactitude ménagère ? Sont-ce des femmes, ou des idées abstraites, des maximes de la vie domestique, coiffées, avenantes, relevées de colifichets, des jouets articulés et brevetés avec la garantie de la raison pratique et de la saine morale ? Gabrielle, Antoinette, Camille[17] ont-elles connu l’amour ? « Vous voyez bien, disent les romantiques, qu’elles s’y essaient trop prudemment. Elles s’engagent avec infiniment de sagesse dans une manière de sentiment, où entrent un peu d’orgueil et de jalousie, un goût réfléchi pour la ligne droite et l’existence régulière, et beaucoup de diligence à surveiller leur cœur comme à écumer leur pot.» — Et les romantiques n’ont pas tort, Émile Augier ayant voulu réagir contre cet idéal d’amour fatal, d’amour indépendant, d’amour exalté, de la « force qui va. » — Et les réalistes sont venus, qui ont déclaré : « Il s’agit bien d’honneur, de famille, de fierté, quand il s’agit de la bête de l’Apocalypse. Ces épouses-ci ne sont bonnes qu’à faire d’honnêtes femmes. » Et ils ont trop raison[18]. Émile Augier a observé la femme dès une époque et en des milieux où le mal romantique n’était pas encore irréparable. Qu’il en ait vu la menace, tout son théâtre le prouve ; qu’il en ait observé les progrès, je n’en veux pour preuve que Gabrielle et les Lionnes pauvres. Mais la vérité est qu’il a surtout rêvé pour la femme bourgeoise un idéal de passion honnête et familière, très acceptable et accessible. Il avait trop de sens pour ne pas comprendre les déplorables effets de l’adoration niaise dont notre société grisait et dépravait l’idole ; il avait le regard trop attentif, pour ne pas percer les apparences de cette superstition improvisée par notre vanité de parvenus. Et sans violence, il a signalé l’erreur et indiqué le remède.

Même les femmes qui en ont été victimes, hormis pourtant Olympe et Séraphine, sont des figures empreintes d’une tendresse qui rachète la faute, qui la paie d’une souffrance inavouée. Les plus irréprochables ont conçu l’amour à la façon d’un devoir mutuel et d’un délicieux contrat. Elles ont apporté dans le ménage la fortune, la jeunesse, et une droiture de cœur, qui tient à leur éducation et à la compagnie dans laquelle elles ont grandi. Nées dans la classe moyenne, elles en ont les qualités moyennes. Elles ne sont pas lyriques ? M. Charrier ni M. Pommeau ne l’étaient, qui les ont élevées. Elles sont douées d’une certaine faculté de raison et de prévoyance, qui les préserve des romanesques aventures ? Nunc erudimini… C’est que, toutes petites, elles ont appris à voir, à compter, à raisonner, plus isolées dans l’hôtel du banquier, leur père, que la fille du peuple en sa mansarde ou les princesses dans leur palais. Et si, par-dessus le marché du reste, Émile Augier leur a prêté le charme de l’honnêteté, la franchise du cœur, quelques préjugés un peu fanés, qui assurent leur foi dans le mariage, et que les Dandins de la blague s’empressent à rajeunir ; s’il leur a conservé une fierté de caste naissante, qui les met à l’abri — pour un temps — des molles complaisances ou des agréables concessions, je dis qu’il a essayé, génie fait de bon sens et de probité, de créer des caractères de femmes, qui fussent de leur siècle et de leur milieu, avec une sensibilité discrète qui nous aurait dû suffire, pauvres sots que nous sommes, et qu’elles tiennent de son fond de nature, de son tempérament, à lui. Elles sont toutes en ces quelques lignes du Gendre de M. Poirier. Le reste n’est que nuances, plutôt que différences.

« À la bonne heure, vous n’êtes pas romanesque. » — « Je le suis à ma manière ; j’ai là-dessus des idées qui ne sont peut-être plus de mode, mais qui sont enracinées en moi comme toutes les impressions d’enfance. Quand j’étais petite fille, je ne comprenais pas que mon père et ma mère ne fussent pas parents ; et le mariage m’est resté dans l’esprit comme la plus tendre et la plus étroite des parentés. L’amour pour un autre homme que mon mari, pour un étranger me paraît un sentiment contre nature. Il y a le revers de la médaille. Je suis jalouse, je vous en avertis. Comme il n’y a pour moi qu’un homme au monde, il me faut toute son affection. Le jour où je découvrirais qu’il la porte ailleurs, je ne ferais ni plainte ni reproche, mais le lien serait rompu : mon mari redeviendrait tout à coup un étranger pour moi… Je me croirais veuve. »

Ainsi parle Antoinette, la petite pensionnaire ébaubie, qui se révèle en son orgueil de femme, avec ses pudeurs déjeune fille. C’est tout juste la transformation, le point de maturité qu’Émile Augier a touché d’un tact délié, dans presque tous ses caractères féminins, ce mélange de candeur et de jugement, de tendresse et d’amour-propre, de naïveté confiante et de jalousie ingénue, qui dévoile dans la femme les chastes délicatesses de l’enfant. Ces préjugés la rattachent à la jeunesse et raffermissent dans la vie. C’est le fond de l’âme ; et tout cela s’harmonise sous les dehors d’une grâce aisée et simple. Peut-être la femme moderne ne s’est-elle sentie si compliquée que depuis que nous le lui avons trop dit. Et il se pourrait que le dernier mot de l’énigme ne fût pas pour nous flatter.

Pareillement, les souvenirs d’enfance ont fait de Thérèse Lecarnier une femme[19]. Pupille de Pommeau, elle a été élevée, dotée, mariée par le brave homme que les sacrifices attirent. Elle a épousé un avocat, Me Léon Lecarnier, qui lui a donné un fils, et ces trois êtres, le bienfaiteur, le mari et l’enfant, sont la trinité de son cœur, de sa religion, de sa foi. Quand elle apprend que son époux la trahit et la ruine, son orgueil et sa raison se révoltent. Elle n’est pas de grands sentiments. Elle est honnête et rien de plus. Cela représente en son esprit l’attachement au devoir, au foyer, une conscience droite, un peu étroite et bourgeoise, sans doute, et qui conçoit l’amour comme un engagement qui lie, au même titre que bienfait reçu. Et bourgeoise elle est dans son premier transport ; dans sa honte d’être victime entre quelque colère d’être dupe. Mais le second mouvement est d’une femme en qui persiste l’amour filial des premières années. Ce sentiment naturel l’élève au-dessus du vulgaire ; son cœur s’épure ; son amour blessé cède à l’affectueuse pitié, et lui donne le courage de se taire. Elle méprise son mari, moins qu’elle n’adore son tuteur. « Le moment venu, entre lui et vous, dit-elle posément, je n’hésiterais pas. » Elle hésitera cependant à l’heure de la crise, parce que, si elle est fille, elle est mère aussi, parce que l’enfant, c’est l’avenir et l’espérance, partant le devoir le plus fort. Et tout de même Camille Forestier, élevée dans un milieu plus artiste, trahie par Paul, trahie par sa tante, tombe du haut de son amour et de ses croyances naïves. Et, comme elle est plus jeune, elle en meurt sur ce seul reproche, qui évoque toute sa vie d’autrefois : « Moi qui vous aimais tant, Léa ! » Et décidément, c’est cette fleur de jeunesse qu’Émile Augier cherche à préserver dans ses caractères de femmes, et qu’il enveloppe d’une poésie douce et sereine. Il les a pris, ces exemplaires d’une génération qu’on craint de voir entièrement disparaître, en des milieux de lui connus, où la grand’mère portait encore le bonnet. Il ne les a pas habillés de la sainte mousseline ; mais il les a doués de raison et de sensibilité point du tout lyriques, fatales, ni analystes, et de cette fraîcheur de toute l’âme qui se conserve au sein de la femme par les souvenirs d’enfance que l’homme ne gâche pas, et la pratique des devoirs domestiques. Et je veux croire qu’Émile Augier les a peintes comme elles devraient être, et M. Alexandre Dumas telles qu’elles sont.

Les jeunes filles sont précisément les cadettes de leurs aînées. L’écrivain montre les qualités de leur cœur, plutôt qu’il n’en analyse le mystère.

Une seule fois, il s’est ingénié à deviner l’énigme, à lire le secret de ces fronts candides ou attristés, à noter le menu travail psychologique de la genèse d’amour. Et il a caressé ce joli pastel de Philiberte. Laide ou belle ? Qui le sait ? Ce n’est pas elle d’abord, l’enfant craintive et défiante, avec sa timidité de pauvre chien battu, qui prend tout de travers les hommages qu’on lui rend. Puis, la femme perce cette enveloppe un peu gauche, écoute les compliments de toute l’avidité de son innocence sauvageonne, et elle est heureuse, et elle est nerveuse, et elle est méconnue de celui qu’elle a rebuté tout à l’heure par une soupçonneuse modestie. Mais enfin les déclarations qu’elle entend lui sont des révélations ; elle sait ; elle croit ; elle s’épanouit.

Elle est charmante ! Elle est charmante ! Elle est charmante !


Comme à son autre sœur, Agnès, l’esprit lui est venu avec l’amour : et la grâce a suivi l’un et l’autre. Mais de l’amour Molière, comme tous les grands classiques[20], n’étudie que les symptômes extérieurs et les effets ; tandis qu’Émile Augier en suit curieusement l’insensible progrès, et ouvre, sans s’y engager davantage, une voie nouvelle à M. Édouard Pailleron[21].

Le plus souvent ses jeunes filles sont à la fois douces et résolues, avec un bon sens de famille, à qui peu de chose échappe. Elles rêvent, mais dans la vie d’ici-bas qu’elles s’emploient à fléchir à leur gré, sans fermer les yeux, ni s’abandonner à la pure fantaisie. Si l’ambition, la question d’argent ou l’effronterie viennent froisser leur rêve, elles se résignent avec courage à la réalité, parce qu’elles ont le cœur vaillant et l’esprit droit. Et cela leur donne un charme assez poétique, aussi éloigné du romantisme que du romanesque, et proche voisin de la commune vérité. Ne parlons plus des filles trop riches, dont la fortune a tué les illusions ; n’insistons pas davantage sur deux ou trois caractères pris de profil et à peine esquissés, qu’une éducation maladroite ou trop moderne a dotés d’une impertinente niaiserie. C’est, par exemple, Dorothée de la Pierre de Touche, qui épouse son cousin Conrad pour l’uniforme bleu de ciel ; Clara Jonquière, dans Jean de Thommeray, entichée de noblesse, instruite de sinoples et de merlettes, farcie de mots anglais, et qui dit du bout des dents : « Non, papa, je n’ai pas flirté » ; Blanche Fourchambault, qui se marie pour faire une fin, tout comme si elle était monsieur son frère, avec qui elle vit d’ailleurs sur le pied de franche camaraderie, dont elle reçoit toutes les confidences, et de qui elle emprunte quelques tours de blague et les vocables courants de l’argot.

La jeune fille selon le cœur d’Émile Augier n’est ni si sotte ni si délurée. Elle aime naturellement, comme le calice de la fleur s’épanouit ; elle aime de toute sa jeunesse, souvent contrariée par les exigences de la vie telle que la société l’a faite ; elle aime enfin dans un monde où l’imagination s’arrête à des horizons limités, se heurte à des murs d’airain, et ne trouve plus assez de champ pour s’égarer en des transports lyriques. Elle est douce, sans être trop sentimentale, sérieuse sans mélancolie, franche sans impertinence, et résolue sans entêtement. Elle est telle que Dieu et l’époque bourgeoise l’ont façonnée : sensible, mais clairvoyante, pourvue de courage et déraison. Elle ne s’épuise point aux songes creux ; elle n’est pas non plus une banalité de salon, ni la poupée du répertoire, qui dit : papa et maman. Elle se réserve, et connaît son cœur. Elle en fait le bilan, comme son père fait sa caisse. Et si cette jeune fille ne vous semble pas jeune à vos souhaits, l’honneur en revient au siècle d’argent, qui escompte l’amour au taux de la dot, à 3 ou à 5 %. Cela même est d’observation ; et il est visible qu’Émile Augier s’est appliqué à les peindre telles, sans que la jeunesse y perdit toute sa grâce et sa fraicheur. Elles sont aimables, par un dévoûment obstiné, comme Francine Desroncerets, par la secrète résignation, comme Maïa des Fourchambault, par le charme d’une âme patiente et simple, comme Clémence des Effrontés. Tout cela n’est peut-être pas le mystérieux délice de l’amour virginal. Ce ne l’est même point. Et c’est plutôt quelque chose, en plus radouci et contenu, comme le séduisant mérite et les sérieux appâts que Corneille aurait pu prêter à ses héroïnes, s’il eût vécu à notre époque.

Quelle brave petite fille que Clémence, et qu’elle est bien née, cette Charrier bourgeoise ! Elle a vraiment quelques traits de la Pauline du vieux tragique, elle en a hérité la raison et le cœur. Et Fernande, la hautaine fille de monsieur Maréchal, en qui l’admiration fait naître l’amour, n’est-elle pas de la même lignée ? N’est-ce pas elle qui fait cet aveu : « J’ai vécu dans une souffrance au-dessus de mon âge, une souffrance d’homme, non de jeune fille. Il s’est livré dans ma tête des combats qui ont, pour ainsi dire, changé le sexe de mon esprit. À la place des délicatesses féminines, il s’est développé en moi un sentiment d’honneur viril : c’est par là seulement que je vaux. » Elles ont grandi dans la maison d’hommes positifs ; elles ont un peu vu, un peu réfléchi, beaucoup aimé leur bonhomme de père, et, quand l’heure du sacrifice a sonné, elles sont résolues. « Il y a autre chose que l’amour, disent-elles uniment, dans la vie d’une honnête femme.» EL il faut croire qu’il y a autre chose, puisque tout l’attrait de ces honnêtes femmes et de ces jeunes filles réside dans les vertus solides et accessoires, qui aident à. supporter l’amour moderne. Ainsi va le monde, disent les optimistes, qui en prennent leur parti, ayant passé l’âge d’aimer. Émile Augier a été plus attentif à ces peines. Il a eu le regard assez pénétrant, et la main assez légère pour effleurer la poésie intime et un peu triste de ce sentiment que la société contemporaine a effarouché et perverti, bridant le cœur des vierges et détraquant celui des femmes.

Il y a réussi, parce qu’il était né pour la peinture de ces abnégations simples et un peu effacées. Il était naturellement incliné par son goût pour la morale domestique, par son penchant à la psychologie modeste, par son besoin d’observation précise et d’expression mesurée, par une sensibilité saine et sobre qui ne larmoie ni ne déclame, à déposer le meilleur de soi dans ces caractères d’honnêtes gens, hommes et femmes, qui vivent au sein de la famille, instinctivement bons et plus étonnés qu’atteints par les mœurs récentes. Mais le flot de ces mêmes mœurs lui apportait d’autres personnages, qu’il dut dessiner avec plus de vigueur, sans jamais se complaire a la violence, sans se départir, malgré la tentation du succès, de la sobre harmonie, qui est la caractéristique de sa pensée.

VIII

LES TYPES.


Les plus directement exposés à l’influence des mœurs modernes sont les jeunes gens. Sans cesse alternant entre la sérénité calme de la famille et l’existence agitée du dehors, ils affrontent le vice avec la superbe insouciance de la force neuve et du sang qui bout. Ils s’engouent de tout ce qui leur parait supérieur ; pour eux tout ce qui brille est or, et tout ce qui est or, le travers à la mode, le langage du jour, la philosophie de demain, jette à leurs yeux un éclat qui les éblouit. Toutes les fois qu’ils reviennent s’asseoir au foyer, ils y sont les naturels intermédiaires entre la modernité attractive de la haute vie et la morale grand’mérisée de la maison. Ils ont des banquiers naturels qui sont pétris d’indulgence, des sœurs veuves, qui apprécient la liberté et ne demandent qu’à être initiées aux mystères de l’indépendance ; des sœurs en âge d’être mariées, qui attrapent les demi-confidences, et s’intéressent aux révélations de la Terre promise.

D’autres, qui n’ont ni le loisir ni la fortune nécessaires au plaisir ou au dilettantisme, sont en proie à la fièvre de la lutte, aux impatients désirs, aux soudaines obsessions, et devant le tourbillon qui les fascine leurs yeux se noient, leurs consciences se troublent. Le spectacle du vice en belle posture leur donne un vertige. Ils ont derrière eux un passé d’honneur, de travail, d’enthousiasme, où ils puisent plus d’orgueil que d’espérance : proie facile à l’appel de la morgue brillante et parvenue. Ajoutez quelques femmes isolées, ennuyées ou dépareillées, trop jeunes pour la société dans laquelle elles ont vécu, trop femmes pour renoncer à paraître, assez tendres et belles pour plaire, et d’une condition qui leur ouvre toutes les portes : vous comprendrez avec quel art Émile Augier a fait la sélection de ces truchements, de ces caractères de transition, qui sont à mi-chemin entre les vertus domestiques et les élégances de haut goût, encore retenus par les préjugés de l’éducation et la droiture de l’esprit, et déjà sollicités par les parangons du positivisme sceptique et utilitaire, par les raffinés agents de l’immoralité, qui menacent l’intégrité de la famille et en sapent les traditions. Et d’une vue d’ensemble, vous découvrez la solide composition, qui relie toutes les figures de ce théâtre, qui les mêle sans désordre, les manœuvre sans artifice, sur un terrain neutre, tel que le salon cosmopolite de la haute banque, image raccourcie et condensée de notre bourgeoise féodalité.

Tous ces rôles ont un trait commun : ils valent mieux que leurs paroles, et souvent que leur conduite. Ils ont des scrupules de conscience très tenaces, dont ils se moquent plus aisément qu’ils ne s’en défont. Les femmes d’abord, qui, égarées par un coup de tête ou de fantaisie, ouvrent aux coquins les rangs des honnêtes gens, ont des regrets et des révoltes qui leur donnent droit à l’indulgence et au pardon. Il y a un abîme entre elles et Séraphine, de même qu’une barrière se dresse finalement entre André Lagarde et d’Estrigaud. L’auteur les a traitées avec quelque douceur, les abaissant juste assez pour étaler la puissance du vice, sans couper toute retraite derrière elles. Il les fait voir victimes du luxe, de la mode, de l’ennui, de la tolérance mondaine, de la morale affaissée, prêtes à succomber, déchues même ; mais il trouve jour, ou peu s’en faut, à les tirer d’erreur et les réhabiliter, ou à peu près. En vérité, c’était une mesure difficile à observer, et que la vie contemporaine, moins artiste ou moins bénévole, ne garde pas toujours. Elles forment un cortège troublant et un peu contrit, Gabrielle, Annette Galeotti, la marquise d’Auberive, Léa de Clers, esseulées, d’esprit inquiet, d’humeur curieuse, de cœur sensible, ou de sens imprudents, qui importent dans le salon familial la contagion des garçonnières. Elles y trouvent un soutien en la personne de leur frère, qui fait chorus, instruit par les mêmes docteurs de sagesse, stylé par les mêmes arbitres de toutes les élégances.

Tous bâtis sur un modèle unique, ces Clitandres sont un composé de candeur et d’indifférence, de bon sens et de paradoxe, d’enthousiasme et de scepticisme, d’honnêteté fougueuse et de dépravation factice : ils s’évertuent avec constance à mortifier en eux la bonne nature. Quelques-uns y réussissent pleinement. Témoin ce Franz Milher, de la Pierre de Touche, dont nous voyons qu’un héritage imprévu et des conseils habilement semés dessèchent le cœur et tarissent le génie. Mais tous ne trébuchent pas dans une grandeur si misérable. Leurs fluctuations de conscience sont comme le ressort de la comédie, qui tend ou détend le jeu de l’intrigue. Du vice ils n’ont souvent que le vernis, qu’il suffit de gratter au dénoûment. Variables selon la température et l’atmosphère qu’ils subissent, ils sont toujours d’après d’autres, alternativement conquis à la vérité, qui est la jeunesse, la foi, l’honneur qui bouillonnent et grondent intérieurement, ou alléchés par les sophismes d’une morale pratique et aventurière. C’est Philippe Huguet, dont la jeunesse se consume d’ambition ; Lucien de Chellebois, qui rougirait de ses bonnes actions, si rougir n’était une inélégance ; Léopold Fourchambault, un gandin qui a du genre au point qu’on croirait qu’il manque de cœur ; l’ingénieur André, qui traverse la fournaise, où quelque plume périt ; et Jean de Thommeray, le plus poussé de ces caractères flottants et dont il serait difficile de dire s’il est bon ou méchant. Il est l’un et l’autre, comme tous les jeunes gens de ce théâtre, entre le côté cour qui est le foyer de famille, et le côté jardin, où règnent les brillants exemplaires du luxe équivoque, de la fortune louche, de l’ambition effrénée, ou de la blague meurtrière, les Olympe, les Séraphine, les Vernouillet, les d’Estrigaud, qui donnent la main par-dessus les autres aux Poirier, aux Giboyer et aux Saint-Agathe. Et ainsi le tableau n’offre point de trous, et la composition est en parfait équilibre.

Oui, ils sont là six ou sept, qui résument leur époque, qui en incarnent les concupiscences et en recèlent les maladies sociales. Et ce que j’en admire davantage, je l’avoue, ce n’est pas, certes, qu’ils soient bientôt devenus ces types qui illustrent une œuvre et un nom. On est encore plus étonné et ravi que l’écrivain leur ait fait leur part, à force de goût et de souveraine raison ; qu’ils n’aient pas envahi la scène par le privilège même de leurs faux brillants et de leur modernité ; qu’ils ne raient pas encombrée de leurs machines et de leurs paradoxes à effet ; et, pour tout dire, qu’ils se tiennent dans les limites de la comédie de mœurs, sans échouer au mélodrame, qui cependant faisait ravage. Il y a là beaucoup de loyalisme et de vérité profonde. C’est surtout en présence du vice triomphant qu’il est sage de croire à l’universelle loi des compensations, et reconfortant de suivre rassurée démarche d’un esprit, qui dénonce le mal avec une audace contenue, également exempt de complaisance pour son public et pour son talent. Ils sont six ou sept, qui dominent le théâtre de tout le passionnant attrait des mœurs qu’ils personnifient, mais atténué, estompé par la conscience clairvoyante et l’observation philosophique d’un honnête homme, qui ne s’aveugle point sur de fragiles splendeurs. Ils n’en perdent rien de leur relief, même refoulés au second plan. Qui dirait que Tartufe est devenu un type populaire, au prix de cette forte sobriété, qui est de génie, ne nous étonnerait pas autrement.

Encore Émile Augier s’y est-il presque toujours repris à deux fois pour refondre et retoucher la seconde épreuve d’une planche déjà tirée. Nous avons vu qu’Olympe Taverny était d’un dessin forcé[22], et qu’il y a des réserves à faire sur ce portrait de courtisane épousée, qui a la nostalgie de la boue. Aussi dans cette galerie d’originaux est-ce la figure qui a vieilli davantage, après qu’eut disparu la mode des rédemptions romantiques. Cette peinture de ton sur ton, de blanc sur noir, n’a pas résisté aux effets du temps. Mais Séraphine Pommeau en est l’immuable réplique. Cela ne « bouge » point, comme disent les spécialistes. Cela est saisi sur le vif, enlevé en pleine pâte, d’un pinceau vigoureux et prudent. C’est la femme d’hier, l’idole improvisée et pervertie par la fureur du luxe, dépravée à froid, la belle bête de père et mère inconnus, qui déploie à la parade des actions superbes, toute frémissante du murmure flatteur des maquignons. La tentation était grande de suivre le progrès de cette dépravation graduelle ; ce réalisme ingénu et mélodramatique a valu à d’autres des triomphes discutables. Émile Augier ne s’y est pas laissé prendre. Séraphine se révèle à nous, nette en ses contours, décidée en sa démarche, sans remords, sans fierté, sans amour, avec la ligne et l’impudeur d’un marbre où rien ne bat. Et c’est pour l’avoir prise au point précis de sa chute, où la manie du luxe dévoile cette absence de cœur, cette inconscience, cette matérielle ignorance du sens moral, que l’auteur a créé sa Célimène bourgeoise, à lui, la Célimène des petits ménages cossus, sans enfants, en commandite. « Le plaisir et le luxe sont les dieux qu’on nous prêche de parole et d’exemple : quand nous les adorons, on nous traite de monstre. Monstre, soit !… Chassez-moi donc !… Je ne suis pas embarrassée de moi. »

M. Poirier n’est pas un monstre ; j’ai peur qu’il ne soit même pas une exception. Son égoïsme est aigu, mais bonhomme. Moins frivole que le bourgeois de Molière, il a un but, il a son plan ; s’il est féru de noblesse, c’est par surcroit, ou plutôt par intérêt, pour rehausser et servir son ambition. « Encore un d’arrivé ! » Voilà le cri de son cœur. Il est un vieil ambitieux. Il Test avec passion, avec délices, foncièrement, extérieurement, de face, de trois quarts, de profil ; rien de la caricature. L’histoire de son moi est proprement une Restauration. Longtemps emprisonné, il s’est évadé, dilaté, élancé vers les brillants espoirs et les vastes pensers. M. Jourdain, au fond, était un brave homme, quoiqu’il eût l’air d’un grotesque. M. Poirier a l’air d’un brave homme ; il est digne, décoratif, modeste, et il est plein de superbe ; il a la mine ouverte, et il est concentré : il a toute la mine de ce qu’il n’est point. D’en faire une charge à la Gavarni, rien n’était plus aisé. Il est le type supérieur du bourgeois enrichi, madré, personnel, vaniteux, et point sot. De la rue des Bourdonnais transplantez-le dans une officine de tabellion compagnard : ses idées se rétrécissent, claquemurées dans un horizon plus étroit ; ses défauts s’exaspèrent ; c’est Maître Guérin. M. Poirier est un faux libéral ; il a l’autorité finaude et intransigeante du boutiquier parvenu. C’est son vice. Il se fait centre. Sa fille, son gendre, Verdelet, tous ne sont à ses yeux que des associés inférieurs et innocents, qu’il tourne à ses fins. Il n’est pas avare ; il est négociant. Il consent aux sacrifices utiles, et ne rogne sur les frais généraux et la réclame qu’au moment où la raison sociale menacée l’oblige à réduire ses visées. Le marquis est une valeur, qu’il achète à la hausse, quand elle est négociable, et qu’il liquide à perte, dès qu’elle n’est plus de rapport. Et comme au fond de l’égoïsme fermente toujours un levain d’orgueil, après avoir hasardé le bonheur de sa fille en un mariage de convenances personnelles, il brûle d’en assurer le malheur par une séparation qui venge son amour-propre joué. Esprit court, mais obstiné, d’une intelligence vive, mais spéciale, qui croit s’entendre à tout, qui peut prétendre à tout, sec et vain, mais non pas sans mérite ; respectueux de soi, dédaigneux des autres, ferme sur le passé et confiant dans l’avenir, M. Poirier reste le représentant d’une époque où la richesse a poussé de l’épaule la noblesse, pour la remplacer au pinacle et s’y tenir.

La sûreté du goût et du talent n’est pas moindre dans la peinture des Effrontés. D’abord Vernouillet.

Quand Scapin mourut, le subtil artiste de duperies laissait un fils, Crispin, gentil drôle, de gaité un peu folle, mais de naissance et de sentiments suspects. Crispin engendra Frontin, un valet de hasard, aux doigts crochus. De la même lignée naquit Figaro, qui s’institua tribun, pour être quelqu’un. Il ne manquait pas d’esprit ; il en faisait surtout. Il fit même souche d’hommes d’esprit, comme lui, qui en eurent davantage, ou du moins l’eurent plus positif et le laissèrent fructifier. Les petits Figaro, les rejetons de M. Figaro portèrent leurs gages à la bourse, et dépouillèrent la livrée. Tel est l’arbre généalogique de Vernouillet. — Au reste, rien de M. Poirier. Vernouillet n’est pas un parvenu : ce qui implique peines, labeurs, patience et longueur de temps. Il n’est même pas un homme qui se pousse. Il est un homme pressé. Il s’improvise et s’impose par un coup d’éclat, dût l’éclat fêler les vitres. Que sont morale, honneur, famille, patrie pour un homme de cette trempe, quia par devers soi la complicité de la fortune ? Le moyen de jeter cette espèce dans une comédie de mœurs, sans que le traître et industrieux coquin chavire dans le drame ou le mélodrame ? Vous ne connaissez pas Émile Augier… Faire de Vernouillet un escroc en passe d’arriver à tout, même à prendre l’allure d’un honnête homme, cela était neuf et vu. Oh ! que cela était vu ! Mais le trait du génie, comme dit l’autre, est d’en avoir fait un effronté, c’est-à-dire justement le contraire d’un homme courageux et conséquent dans ses audaces.

L’effronterie est une attitude. Elle procède par boutades ; si elle a l’oeil provocant, c’est qu’elle craint à tout coup de le baisser. Elle est quelque chose comme de la défiance surmenée. L’extraction de Vernouillet lui pèse, et lui courbe le front au premier échec. Un homme de cette origine est capable de toutes les témérités, parce qu’il ne saurait retomber au-dessous de l’étage d’où il s’est élevé ; mais à la première passe grave, le voilà désemparé, parce qu’il est mal né, parti de trop bas, parce qu’il a du sang de faquin dans vs veines, et qu’il est hanté des coups de bâton endossés par ses ancêtres. En vain il s’habille en gentleman ; le veston est moulé ; mais le moule est d’un laquais. Dès le premier choc, c’est une aubaine pour lui de rencontrer un marquis, un vrai, qui le redresse, le remette en selle, et lui fasse la leçon. Mais attendons la fin. Et en effet, le personnage est double. Il a repris de l’aplomb, l’arrière-petit-fils de Frontin ; il a du flair et de l’ingéniosité, le petit-neveu de Figaro. Ce n’est pas une imagination médiocre que d’acheter un journal pour faire l’opinion au lieu de la subir. Il se met en tête de singer le désintéressement, et de refuser la subvention ministérielle pour consolider son crédit. Repousser les présents d’Artaxerxès, c’est le piquer d’adresse. C’est fort bien joué. Pour rentrer en grâce auprès des hommes, il a l’idée de conquérir les femmes ; il veut être digne, ce forban ; et sa dignité ne saurait être consacrée que par un riche mariage, qui l’installe confortablement dans le monde. Bravo, mon cher, on n’est pas plus habile. À seule fin d’obtenir la fille, il flatte le père, cajole le fils, s’intrigue et s’insinue auprès de la marraine, une noble dame un peu compromise, mais reçue partout. Le coup est d’une rare sagacité, et les cartes filées supérieurement.

Mais prendre une marquise par l’argent, supposer qu’elle s’achète ou se vend comme l’opinion publique, et, si elle se fâche, se fâcher gauchement, se venger bassement, et l’afficher dans le journal à côté de mademoiselle Tata ; M. Vernouillet, je marque une école. Fi ! Que cela est maladroit et mesquin ! C’est le manant qui reparait, et qui triche au jeu de l’effronterie. Elle ne réussit pas, votre chronique scandaleuse. Le scandale vous éclabousse. La gente dame offensée, qui a de la race, s’aligne en plein salon et vous porte un coup droit. Et l’on dirait que vous, qui manifestement n’en avez point, vous faiblissez, M. Vernouillet, et que Scapin n’est pas à l’aise devant la marquise. Prenez garde, vous vous enferrez, vous vous exécutez vous-même. Votre riposte est brutale ; et la brutalité envers les femmes n’est de mise que dans votre monde. Vous êtes, dites-vous, enchanté de ce duel, qui sera votre brevet de gentleman, et de ce bras en écharpe qui fait rêver les petites filles. Mieux raisonné ; on vous retrouve. Encore une fois, vous avez de l’esprit, j’en conviens, mais qui n’est pas de qualité. Car voici que vous faites faute sur faute. Après avoir indisposé la marraine, voici que vous pensez réduire l’opposition du frère par le rappel d’un article d’antan, le souvenir du procès Charrier, d’un procès identique au vôtre, et qui vous donne bien de l’assurance. Comment n’avez-vous pas prévu que le père, qui n’est pas un effronté, cédera aux instances de son fils, dont il a fait un gentleman plus accompli et chatouilleux que vous, et qu’on réparera l’honneur, quel que soit le sacrifice ? Décidément votre nature n’est pas à la hauteur de votre imaginative, et les épaules vous démangent. — Et décidément, aussi, je démêle à présent les diverses nuances de ce type complexe et moderne, qui sont les atténuations morales du rôle et l’intuition profonde d’un atavisme consolant. Que deviendraient les honnêtes gens, si les effrontés n’avaient leur déchet ?

Cet autre est franchement un gueux. Aussi est-il plus populaire. On l’appelle Giboyer. Il descend de Patelin et de Panurge ; la Révolution l’a rejeté comme une épave. Il a cruellement subi les bienfaits de l’instruction : Pic de la Mirandole déclassé. Il n’est guère autre chose dans les Effrontés. Fils de portier, doué d’une rare intelligence, il fut envoyé à Paris, enfant prodige, destiné aux plus beaux succès scolaires. Il fut exploité par un « marchand de soupe », et finit par retomber sur un pied dans une officine littéraire et hebdomadaire, la Bamboche, à quarante ans, « le gousset vide et le corps usé jusqu’à l’âme. » C’est le pendant de Vernouillet, — avec cette différence, que l’un a fait ses études à balayer le cabinet d’un agent de change, étant plus pressé, et aussi plus pratique ; et que l’autre a eu un temps l’illusion qu’un demi-savoir mène à tout, et que la souplesse des aptitudes supplée à la direction de la volonté ; l’un confiant dans la force de l’argent, même mal acquis, l’autre dans la supériorité de l’instruction, même bâclée et incomplète ; l’un effronté, l’autre bachelier. Des deux lequel est le plus dangereux ? L’avenir le dira. — Mais Giboyer aussi a sa tare ; il est bon fils. Laissez-le vieillir : il sera bon père. C’est un vice du sang, une manie de sentimentalité qu’il a héritée de Figaro : le grand-père était tribun, celui-ci est socialiste, mais d’un socialisme théorique et critique plutôt qu’efficace (encore Figaro), irrité contre les abus plutôt qu’éclairé sur les remèdes, de belle humeur caustique comme Panurge, fertile en expédients comme Patelin : l’espèce d’hommes la plus misérable et la moins haïssable, quand elle s’avise d’être honnête à sa façon, et de joindre à une certaine naïveté foncière et très intérieure une effronterie fanfaronne et sceptique. Le mal que peut causer ce produit d’un siècle de lumières, dont l’esprit, la plume sont à vendre, Émile Augier l’avait indiqué dans les Effrontés ; il l’a fortement marqué dans le Fils de Giboyer.

Là ce gueux, ce forban de lettres, ce corsaire du journalisme, cette intelligence factotum, capable décomposer le plus bel ouvrage humanitaire, et d’écrire les pires insanités, de s’élever aux plus hautes conceptions et de plonger dans les plus infâmes besognes, dépenser et de spéculer en philosophe et de sombrer dans les bas-fonds des industries vaseuses, de concevoir le plus libéral discours sur les réformes de renseignement, et de brocher à talent égal la diatribe contradictoire ; là, heureusement, Giboyer est un père, un père d’élite, qui se repaît et se grise de sacrifice, qui noie les vilenies de son existence dans les rêves et les vœux qu’il forme pour ce Maximilien, à qui il a donné de l’instruction solide et de l’honneur immaculé, « comme si ça ne coûtait rien », en qui il compte revivre d’une vie respectée et glorieuse, digne d’effacer « jusqu’au souvenir de la sienne». Là cette figure s’agrandit singulièrement ; elle a un relief incroyable ; elle s’assombrit et s’embellit à la fois. Elle est la plus étrange contradiction qu’ait pu révéler une époque positive, un chaos de clartés et de ténèbres, la contrariété vivante de l’instruction poussée à ses pires conséquences et de la nature qui répare bonnement les méfaits de l’esprit. « C’est la courtisane qui gagne la dot de sa fille. »

Quand Rabelais eut rencontré Panurge, ce spirituel bandit, il l’affubla d’un costume ridicule et lui chaussa le nez de grotesques lunettes, pour lui donner un air inoffensif et rassurer son monde. Lorsqu’Émile Augier découvrit Vernouillet et Giboyer, d’abord il en eut peur ; et, pour réconforter les honnêtes gens, à l’un il donna l’âme d’un laquais, à l’autre le cœur d’un père.

Quanta M. de Saint-Agathe, il l’a, hélas ! affligé d’une bosse, d’un dôme rond, exhaussé, dévié, au beau milieu de la colonne vertébrale. Cette bosse est le point de départ de sa carrière, « le point de mire de toute sa vie », le point d’arrêt de son avancement dans la légion, où il a pris du service et ne sera jamais que soldat. Il appartient à cette compagnie qui a sa tête à Rome, et ses membres partout. Il est de cette association mystérieuse qui hantait l’imagination des bourgeois de 1850, et qui inspire à Émile Augier une terreur secrète. La cause de son affiliation est une rivalité d’enfance, et non une vocation respectable, quand elle est sincère. « Votre rival à vous, c’est notre frère l’évêque. Sa brillante destinée a toujours été à la fois votre rêve et votre cauchemar. Mais autant il est beau, éloquent, sympathique par sa loyauté, autant vous, vous n’êtes rien de tout cela[23]. » Il est précepteur du jeune vicomte de Valtravers, dans une famille qui a des accointances avec la maison succursale d’Uzès. Humble, modeste, il n’a pas de besoins ; il fume peu, et seulement quand les dents le font souffrir. Il est souple, cauteleux, insinuant, diplomate, à moins qu’il n’y ait nécessité qu’il prenne un ton impérieux. Il sait à propos mettre en pratique la maxime d’Onuphre, dont Basile a fait l’apologie. « Une petite calomnie, moins que cela, une légère médisance lui suffit pour ses pieux desseins ; et c’est le talent qu’il possède à un plus haut degré de perfection[24]. » D’ailleurs il désarme, sitôt que les gens ont fait leur soumission. Il a des euphémismes confits en douceur. Il se rétracte en toute humilité ; il avait mal entendu le propos qu’il a redit de léger ; il déplore béatement « la médisance de ses oreilles. » Il n’est ni trop sévère ni pas assez sur la moralité de son élève, selon les cas de sa conscience et les exigences de ses projets. Catherine de Birague, dont il recherche la main pour Adhémar et les millions pour la Compagnie, n’aime pas les ingénus. Avec la grâce du Ciel sa discipline s’humanise ; et voici l’exorde du spirituel sermon qu’il adresse au fiancé récalcitrant, au fougueux Chérubin, qu’il dirige : « Quand je dis : grâce au Ciel, Monsieur, c’est que je reconnais un dessein de la Providence dans des égarements passagers, qui sont peut-être le chemin du cœur où vous êtes appelé à rapporter la lumière. Poussez donc plus avant dans cette voie mystérieuse ; revendiquez le détestable honneur d’un duel… » C’est l’homme le plus minutieux, le plus informé, le plus calme, et le plus doué de logique. Il excelle à prendre les gens dans ses filets par persuasion ; et il a une éloquence si convaincante, qu’il suffit de l’entendre un quart d’heure pour reconnaître qu’il débrouille le chaos de votre vie mieux que vous-même, qu’il en connaît les moindres détails, surtout ceux qu’on tenait le plus à cacher, et qu’il pratique le pardon des pires erreurs, dont le repentir s’affirme par une entière capitulation. Dirai-je qu’il est incapable d’abuser de sa victoire et de ses dossiers, au delà de ce qu’exigent les intérêts d’Uzès, dont il est le plus dévoué et le plus modeste serviteur ? Si vous demandez à cet homme à quoi il tient ici-bas, il vous dira qu’il aime Dieu et son prochain ; mais vous êtes simple d’esprit, si vous croyez que cette aliénation de la volonté, ce renoncement plus que chrétien sont exempts de passion, de jouissance et d’orgueil. « J’immole mon esprit et ma chair à l’omnipotence de l’Ordre, qui est mon assouvissement ; et quand on me portera en terre après une vie d’obscurité et de privations, le monde ne se doutera pas que ce cadavre sans nom a fait des orgies de pouvoir, qu’il a senti passer dans ses os les plus âcres voluptés du despotisme ! » Et cela est dit d’un ton doux, détaché, inoffensif et irrévocable. Ici la peinture est si déliée que ce type s’est un peu effacé derrière la figure plus populaire et romanesque du Rodin d’Eugène Süe, et celle plus séduisante et moderne de l’immortel baron d’Estrigaud.

Il n’y a qu’un baron, — et je soupçonne qu’il est de fraîche date — ; mais il y a deux d’Estrigaud, dont l’un fait pendant à l’autre, à moins que ce ne soit le même, retouché, adouci, plus rassis et mûr. Nous avons vu le premier, à propos de la Contagion, dans tout le charme de son insolence et l’éclat de sa prestigieuse immoralité. Il a fait son entrée devant nous, brillant, pimpant, souriant, vêtu à la dernière mode ; puis nous l’avons retrouvé chez lui, meublé avec luxe, galant avec les femmes, un peu haut avec les hommes, imperturbable débiteur d’aphorismes ultra-modernes, qu’il frappe en médailles, et dont il favorise le cours au mieux de ses intrigues et de ses intérêts. Il est un maitre des belles manières, de la séduction et de la blague distinguée. Il se couche à dix heures pour être reposé à deux heures du matin, et gagner au cercle tout ce qu’il veut. Il joue à la Bourse sur les indications d’une actrice, Navarette, qui lui transmet les renseignements du coulissier Cantenac, pour qui elle a d’intelligentes bontés. Un ingénieur arrive à Paris avec une idée, qui peut être une fortune. Il l’attire dans son demi-monde, qui est un coupe-gorge. Il a un jeune ami, dont il a fait son élève, assuré que ses enseignements vont droit à la sœur, qu’il recherche par caprice d’abord, pour son salut ensuite, et pour cause de déconfiture. Et cet homme est terrible, à mesure qu’il est plus séduisant. Et à celui-là aussi, à ce raffiné docteur du vice, qui a de la tête assez pour tenir tous ceux qui l’approchent sous sa dépendance, le terrain finit par manquer. Ce caractère, ce tempérament a deux faiblesses. Il est premièrement dupe de sa haute immoralité, et trouve en Navarette une petite femme très moderne aussi, et plus rouée que lui. El puis, mon Dieu, oui, Émile Augier a la foi que toutes ces espèces manquent de cœur, d’Estrigaud comme Vernouillet, Vernouillet comme d’Estrigaud, et que l’orgueil de cette philosophie triomphante n’est que fumée et vaine apparence. Celui qui déclarait à tout venant, le front serein, que le jour de sa ruine serait celui de sa mort, ne songeait qu’à excuser par des phrases un train de vie d’origine louche et d’une probité douteuse. Déclarations, déclamations. D’Estrigaud perd à la Bourse, et il n’a que le courage de se survivre. Il mène sur le terrain des gens qu’il veut tuer, et il a la prudence de leur laisser croire à un duel pour la forme ; il s’abaisse à jouer un rôle, et consent à tomber en pâmoison pour une blessure imaginaire : la vérité est qu’il concède moins au respect humain qu’au respect de sa vie. Il n’est pas si crâne, le baron. La société, avertie et édifiée, n’a qu’à se tenir en garde.

Le d’Estrigaud de Lions et Renards a pris de l’âge, et il a l’expérience des chutes. Il ne considère plus le mariage comme un pis-aller, mais comme un capital à réaliser de suite et sans hasard. Il aspire sourdement, lui aussi, aux millions de Catherine, et contrarie les desseins de M. de Saint-Agathe. Il est devenu plus cauteleux dans ses démarches ; il exerce une séduction plus insinuante et enveloppante. Il ne songe plus à attirer chez lui la femme qu’il a visée. Il se rencontre au théâtre avec elle, dans une loge d’amis, se fait présenter, offre ses hommages, saisit ce prétexte d’une visite, et apporte lui-même, par une attention délicate et stratégique, un objet, un livre, un souvenir, un rien précieux. Il compromet Catherine discrètement, obliquement, pour l’épouser finalement. Il ne dresse plus d’embuscades avec la leste décision d’autrefois. Il cerne la place, il creuse ses tranchées, il trace ses parallèles Il a en soi l’éloffe d’un général. S’il échoue à Paris, il sera plus heureux à Rome. Il faut lire la scène diplomatique entre Saint-Agathe et lui[25], pour juger combien il s’est assoupli, assagi, plus adroit et moins cassant. C’est le même procédé de retouche à l’estompe. Et il est vrai qu’à présent je crains ce type davantage. Il incline à l’hypocrisie, comme Don Juan. Il calomnie, comme Basile. Il fera sa retraite chez les bons Pères : c’est la suprême ressource de l’intrigue aux abois. Vaincu par l’austère sang-froid de la robe courte, il renonce au monde, qui le quitte, au luxe, qui se dérobe sous lui, à la pauvreté, qui le menace et qu’il redoute. Quand le diable devient vieux, et qu’il n’est pas trempé contre les vicissitudes, il prend un biais, qui a l’air d’une résolution : il se fait ermite. « Assez d’erreurs et de scandales ! Mes yeux se sont ouverts, je renonce au siècle. » — « Merci, général. » — « Oh ! dans dix ans. » — « Peut-être. »

Et voilà donc ces caractères, qui personnifient au plus haut point les vices du milieu de notre siècle, et qui sont devenus à bref délai les types de ce théâtre. Non qu’Émile Augier fût porté de nature à peindre avec plus de complaisance les perfides dehors d’un positivisme de pacotille. Au contraire, il n’a pas eu trop de son regard acéré, de son talent difficile, de son goût sûr et diligent pour percer à jour le néant de ces âmes fastueuses, pour fondre et refondre le trait de ces splendeurs maquillées, pour réduire à sa valeur le clinquant de ce scepticisme agioteur et le remettre en sa place, pour maintenir l’harmonie de son œuvre et conserver à sa comédie la véritable portée morale et sociale, qui en est le premier et le dernier mot, pour défendre enfin l’intégrité de la famille, qui est le rempart des honnêtes gens, et renseigner sur ses propres excès la société contemporaine, issue de la Révolution.


IX

L’ÉCRIVAIN.


Avec Molière, Émile Augier est le seul auteur dramatique qui ait écrit d’une égale supériorité en vers et en prose. Son style poétique, dont il ce servit surtout à ses débuts, est nourri des grands modèles. S’il est excessif de prétendre, comme on l’a fait, qu’il ne s’éleva d’abord guère au-dessus des pastiches de Regnard et de son maître, il est juste de reconnaître que son vers ne s’affranchit pas tout de suite de l’imitation. Et je ne dis pas seulement qu’il s’est sans hâte dégagé de la poésie classique, dont il était imprégné, mais aussi de la tirade romantique, dont la forme et la couleur — sinon le lyrisme et la poétique même — n’ont pas laissé que de le séduire. Si parfois, dans Paul Forestier, on rencontre des vers comme celui-ci :

Tudieu ! quelle gaillarde aux tentations promptes !


on trouverait dans l’Aventurière quelques couplets à la Musset :

Ventrebleu ! Plus je bois et plus ma soif redouble !
Regarde-moi ce jus, l’abbé, ce jus divin,
Que le monde a nommé modestement du vin !


et jusque dans le Joueur de flûte quelques morceaux qui ont, à défaut de l’envergure, l’éclat de Victor Hugo ou d’Alexandre Dumas :

Tout un monde invisible à mes yeux a brillé :
Monde de volupté, de parfum, de lumière.
Dont l’éclat rayonnait autour de ta litière,
Monde resplendissant, aux jours d’été pareil,
Dont ta fière beauté me semblait le soleil !


Mais parmi ces imitations mêmes, il est aisé de reconnaître la marque propre d’Émile Augier. Il a de l’imagination, de la fantaisie ; il est riche, somme toute, en sensations poétiques ; mais d’abord il est poète dramatique, c’est-à-dire que sa période prend de soi et d’emblée l’allure du théâtre, qui est un rythme démonstratif, et non pas, comme chez les lyriques, l’infinie variété des rythmes. Il a, sans effort, le mouvement qui convient à la scène, et sa tirade s’y plie sans révolte, comme par un don de nature. Émile Augier a eu ce don dès le début. Il possède le rythme dramatique, peut-être moins uniforme et émietté, moins arrêté en ses contours que celui de Molière, aussi net d’ensemble, et toujours dans le train de la scène. Cette professionnelle qualité de son style poétique se fortifie encore dans la prose.

Joignez qu’il a, sinon inventé, du moins mis en valeur avec obstination la poésie bourgeoise et modeste. La philosophie de son théâtre l’y inclinait. Mais cela encore était assez nouveau et osé après le lyrisme exalté de Hernani, à côté même du classicisme éloquent et indiscret de Ponsard. Toute une école est sortie de là, qui a ses partisans et ses renommées[26]. C’est la poésie des humbles, le chant des joies domestiques, des intimités, des honnêtes misères, du travail, du ménage, de la campagne, de la province et de la banlieue, l’hymne familial des peines récompensées, de la vie régulière, et de l’avenir consolidé.

J’ai quinze mille francs chez Lassusse, dix mille
Chez Blanche, hypothéqués sur sa maison de ville.


Le « luxe d’un garçon » et le « machin au fromage », qui firent bondir M. Vacquerie à la première représentation de Gabrielle, sont les exagérations concertées d’un auteur jeune, et qui fondait un genre dont l’audace ne nous bouleverse plus aujourd’hui. Et c’en était une pourtant que d’écrire, à cette époque, des pièces en vers, où l’on chiffre, où l’on mange, où l’on vit simplement, et d ajouter l’épice de la rime à celles du pot-au-feu. Il a le sens du bien-être, l’amour du gîte, le rayonnement d’une belle santé physique et morale. On peut lui reprocher quelques vers prosaïques ou d’un esprit entortillé :

Permettez à vos pieds. Madame, qu’on se jette.


ou encore :

Je m’appelle Michel, et quand on ajoute Ange,
C’est qu’on veut me gratter où cela me démange.


Mais on ne saurait lui dénier la faculté de sentir vivement le bonheur calme, et de l’exprimer dans une langue puisée à la bonne source, populaire et savoureuse. Par ce côté, il rappelle Regnard ; si son style est moins pur quelquefois, il est de la même venue, jaillissant, résonnant, abondant en images familières, en digressions exquises, en vers qui pétillent et perlent comme les vins mousseux. Et surtout, il a le précieux don du rire, même en vers, de ce rire sain et prolongé, à la façon de nos ancêtres, de ce rire débridé qui secoue corps et âme. Relisez cette variation sur le bâillement, qui est pourtant le symptôme contraire, où l’écrivain se joue avec la franche gaité d’un style alerte et d’un bel estomac.

C’est très contagieux le bâillement, marquise.
Lorsque le bailleur peut bâiller avec franchise.
Un jour mon héritier bâillait, et par dedans
Me montrait le pâlis de ses trente-deux dents :
Ah ! me dis-je en bâillant moi-même à claire-voie.
Ces trente-deux dents-là laissent tomber leur proie.
J’étais vaincu, marquise, et me mis à chercher
À quelle blanche main je pourrais m’accrocher.


Et puis, avec cette santé intellectuelle, cette fantaisie honnête, cette richesse d’images simples et de tours aisés, il avait tant de verve naturelle, de sensibilité délicate, de clairvoyance dans l’observation, que j’avoue le préférer encore, lorsqu’il est délibérément moderne et qu’il écrit en prose.

Son goût y est plus pur. Il n’a le loisir de s’attarder ni aux jolies choses ni aux digressions agréables. Il est plus maître de lui, parce que son sujet est là, qui le ravit, qui le saisit, qui le presse, qui lui coupe les velléités de s’amuser aux mille gentillesses de la fantaisie. Quand d’Estrigaud parait, le moyen de flâner parmi les délices de la garçonnière ou de dénombrer les curiosités de l’armoire aux médailles ? Alors le rythme dramatique s’accélère en un mouvement rapide, serrée qui ne s’arrête ni aux à-côté ni aux bagatelles du développement. Le principal mérite de cette prose est dans l’ordonnance unie et la composition sévère, presque austère du sujet. On sait qu’Émile Augier fixait et arrêtait dans son esprit, avant de prendre la plume, jusqu’aux moindres phrases de ses comédies de mœurs, se reposant sur la mémoire du soin d’élaguer ce qui était de trop. Il y parait. À chaque fois que se fait une reprise de ses grandes pièces, les coupures concernent des allusions démodées ou des tirades qui datent : mais il est de ceux dont on ne retranche rien, sans nuire à l’ensemble. Cette solide précision est plus que du talent : la probité du style se règle sur celle de la pensée.

De là vient qu’il n’a besoin, pour atteindre à l’effet, ni des crudités téméraires ni des audaces concertées. Nulle intempérance de langage ; nul réalisme, au sens aujourd’hui si commode du mot. Dans les scènes les plus poussées de la Contagion, des Lionnes pauvres, vous ne relèverez aucun trait de méchant goût, aucun mot de derrière les coulisses. L’ordre même et la suite des pensées donnent au tableau toute sa couleur et tout son relief. C’est la marque d’un art supérieur, où la forme n’a toute sa valeur que parce qu’elle disparaît. Ceux qui s’élèvent contre l’abus du style, au théâtre, ont raison mille fois, à la condition d’en user ainsi avec le mouvement et la pensée.

Au fait, Émile Augier n’a pas, à proprement parler, de style. Je ne l’entends pas comme ses détracteurs. À part quelques tirades un peu rédigées, dans lesquelles la déclamation est relativement nécessaire, il laisse la parole à ses personnages et se garde de les faire écrire. Il a plus de force que de grâce, plus de naturel que de brillant. Et comme il possède tous les genres d’esprit, il lui manque précisément l’esprit d’auteur. À peine trouverait-on quelques mots deci delà, qui accusent la complaisance d’un écrivain en coquetterie avec son public. L’excès est rare, tant la verve est jaillissante. Autour d’une table de célibataires en liesse, dans la Contagion et Jean de Thommeray, il jette les confetti de la verve à pleine poignée, sans compter, de la pire et de la meilleure, en prodigue qui a observé de près ces promiscuités de la gaudriole et du plaisir. M. Poirier a une façon d’être spirituel, qui n’est pas celle de Gaston de Prestes, lequel n’a pas encore le flegme de d’Estrigaud. Ils blaguent également, mais chacun selon sa nature et dans sa condition. M. Poirier donne dans la trivialité, Gaston prend le ton gouailleur, et d’Estrigaud affecte l’ironie dédaigneuse et blasée. Ce sont nuances délicates. « Vous saurez qu’il y a plus de cervelle dans ma pantoufle que sous votre chapeau », dit le boutiquier enrichi. Amas de substantifs, mauvaise humeur. Avec quelle finesse pincée le gendre se joue, à son tour, des prétentions artistiques de son beau-père, et détaille, et distille la moquerie ! Quant à d’Estrigaud, il frappe ses maximes à son effigie, avant de les mettre en cours. « La sœur d’un ami m’est aussi sacrée que sa femme… ni plus ni moins. » Cela s’appelle n’avoir pas de style ; croyons-en Beaumarchais, qui s’y connaissait assurément, s’il n’y réussissait pas toujours.

Cet essentiel soin de la composition, cet instinct du mouvement dramatique, soutenu d’une verve impersonnelle et variée, suffisent à expliquer qu’Émile Augier n’ait jamais bronché dans les narrations ou les théories, qu’il coupe, anime, lance dans le train du théâtre, et qui reflètent en passant l’image des caractères. Je sais un récit, le plus joli du monde, qui se débite parmi les fusées du rire, qui s’interrompt, se poursuit, se reprend, se rattrape d’une bouche en l’autre, et s’achève enfin sur les lèvres de celui qui l’a commencé. L’aventure, au fond, reste la même ; mais chacun collabore suivant son tour de tête et sa fantaisie. C’est le modèle des narrations dramatiques, — et syndiquées[27]. D’un art égal il sait faire passer la thèse ou le point de morale à débattre dans l’économie même de la pièce, tant y a que tous y participent et s’y intéressent selon leur humeur ou leur éducation. Témoin les discussions où intervient Giboyer. Et il enlève pareillement d’une main légère tous les morceaux de coquetterie ou de diplomatie, dont il est indispensable qu’aucun mot ne s’écarte, sous peine d’entraîner et de dévoyer l’ensemble. Rien de plus achevé, en ce genre, que la scène des Effrontés, dans laquelle Henri fait sa cour à la marquise. Rien de direct, tout oblique et parallèle ; l’allusion voile et décèle l’intention ; et pas un mot, pas un geste qui ne trahisse la complexion entreprenante d’un des partners et l’humeur un peu lasse et curieuse de l’autre. Aucune réplique ne s’en détache : tout n’y est qu’acheminement discret, et d’une logique très détournée. Quant à faire paraître sur le théâtre, à décrire par le menu et pourtant à grands traits les séductions du vice, les oscillations de la conscience, les capitulations de l’honneur, c’est le triomphe de l’écrivain dramatique, qui n’écrit point. Toutes les nuances dégradées y prennent leur valeur, y sont en leur vrai jour, sans empâtement ni recherche ; la scène est filée d’un art imperturbable : cela est uni et définitif.

De sorte que le style d’Émile Augier se pourrait définir d’un mot connu et légèrement modifié : l’ordre et le mouvement dramatiques qu’il a mis dans ses pensées. Il est proprement une désillusion pour les esprits un peu courts ou les goûts très modernisés, qui cherchent avant toute chose les mots à effet, les phrases vécues, les audaces faciles et qui déconcertent, — dont on dit d’un air entendu (et à peine dédaigneux pour les éducations vieillottes qui y répugnent) qu’elles sont vivantes, et poignantes, et saignantes. Ceux-là ne trouvent pas ici leur compte et demeurent déçus par cet art supérieur à l’artifice, et ce style qui s’efforce uniquement à la vérité et à l’harmonie de la pensée. Et enfin, c’est, pour tout dire, chez l’écrivain comme chez l’homme, une indiscrétion de bon sens et d’honnêteté, poussée jusqu’au génie.

J’ai dit : génie, et ne m’en dédis pas. Au moment où Émile Augier vient à peine de disparaître, il serait outrecuidant de présager ou de prévenir les arrêts de la postérité. Nous sommes encore trop intimement liés à la société qu’il a observée et à l’époque qu’il a peinte, trop directement soumis à leurs préjugés et à leurs influences, pour prononcer sans appréhensions sur les parties de cette œuvre qui sont de marbre, et immortelles. Mais d’ores et déjà peut-on dire ce qui constitue le génie d’Émile Augier, ce qui a fait de lui un classique, avant même qu’il fût mort.

« J’ai gardé de ma naissance, déclare un personnage du Post-Scriptum, un fonds de bonne humeur, dont la vie n’a pas encore pu triompher. Il est vrai que j’ai une santé athlétique, mauvaise disposition pour la mélancolie. » Émile Augier a été un esprit sain, l’un des plus sains peut-être de ce siècle. De là lui viennent deux qualités essentielles au caractère français, et qui sont les solides assises de notre littérature : le bon sens et la gaité. C’est en vain que nous entreprenons, à de certaines périodes, de nous exercer à la sensiblerie, à la mélancolie, au pessimisme : il nous est malaisé de faire violence à notre nature et de nous assimiler ces germes exotiques, qui ne rencontrent pas en nous un favorable terrain. La mode passe, notre tempérament reste. Avec nos airs légers, évaporés, nous ne sommes qu’un peuple de bon sens, foncièrement heureux de vivre. Qu’y faire ? On ne s’amende plus, quand on a tant de siècles sur les épaules. Et par ces deux mérites, qui ne lui ont point coûté, Émile Augier se rattache à la grande tradition des écrivains de race, des Rabelais, des Molière, des Regnard. Il est classique de famille.

Classique, il l’est aussi par l’équilibre et la probité de son esprit, par son idéal de raison et de clarté, par une tendance à voir nettement le mal, à l’observer avec pénétration, à le révéler sans faiblesse ni tristesse, et avec mesure, à en rire enfin pour n’en pas pleurer.

Il est classique même, parce qu’il représente, à l’époque précise — et peut-être provisoire, n’importe — de son avènement, une classe de notre société, qui depuis trois siècles n’avait fait que croître et grandir, tant qu’enfin de rien qu’elle était elle devint tout, et pensa devenir davantage. Il a montré la bourgeoisie triomphante, avec ses qualités moyennes et solides, — intelligence, activité, probité, — et ses excès de pouvoir et ses impatiences du succès, et son ambition démesurée, et ses vues un peu étroites, — âpreté au gain, morgue de la fortune, tolérance pour l’argent, d’où qu’il vienne, où qu’il aspire ; — et il a eu assez d’honnêteté pour opposer les vertus aux vices, sans sacrifier aux lions du jour les braves gens, assez de décision pour démasquer les uns et rappeler aux autres que « l’opulence est un état difficile à exercer ; qu’il faut y être acclimaté pour la pratiquer sainement »[28]. Il est sur la scène le plus bel exemple de ce que ce tiers état régnant a pu faire voir de raison forte et de bon sens courageux : et cela même est son génie. Dans quelque deux cents ans, lorsque le temps aura passé sur son œuvre et poursuivi les destinées de notre société, les éditeurs mettront en vente, revu, corrigé, accompagné d’un commentaire historique et de notes morales et philologiques, le Théâtre classique d’Émile Augier, bourgeois de Paris.



  1. Vapereau, Dictionnaire universel des Contemporains, Émile Augier, p. 89.
  2. Préface du Fils de Giboyer.
  3. Profils et Grimaces p. 85. C’est d’ailleurs un feuilleton verveux et plein d’esprit. Certaines remarques sur la pièce portent. Mais quel courroux !

    …Genus irritabile vatum.

  4. J.-J. Weiss. Le Théâtre et les mœurs, p. 244 sqq.
  5. J.-J. Weiss. Le Théâtre et les mœurs, p. 347.
  6. Une seule fois. V. Jean de Thommeray.
  7. La Jeunesse.
  8. La Jeuneue.
  9. Ceinture dorée, I, 3.
  10. Un Beau mariage, iii, 10.
  11. Préface des Lionnes pauvres.
  12. C’est ici que Me Guérin trompe son client. Il antidate l’acte de vente de 15 jours, pendant que l’autre l’écoute à peine. Il pourra le prendre de court. I, 5.
  13. Jean de Thommeray, iii, 1. Dans Gabrielle, iii, 2, Émile Augier avait débuté par faire l’éloge de la province.

    … On dirait, à vous entendra tous,
    Que les départements soient des pays de loups !
    Je vous jure, Monsieur, que ce sont des contrées
    Habitables à l’homme et point hyperborées ;
    Les naturels n’ont pas le cerveau plus transi
    Et l’esprit ne s’y perd ni plus ni moins qu’ici.

    Dans la Jeunesse, v, i, il pose le problème social et moral de la vie des champs.

    Belle morale ! — Eh bien, c’est ainsi qu’à Paris
    Sont contraints de penser les plus sages esprits ;
    La cause ? Encombrement des carrières civiles !
    La cause ? Emportement de nos champs vers les villes…

    Et plus loin, dans la même scène :

    …Rien ne coûte ici des choses de la vie :
    Notre table est toujours abondamment servie ;
    C’est la chasse qui paie avec la basse-cour ;
    Nous avons neuf chevaux, des chevaux de labour.
    Si tu veux, mais qui vont encore à la voiture,
    Et même n’y font pas trop mauvaise figure.
    Nous avons cinq valets, valets de ferme, soit,
    Mais dont le dévouement à rien n’est maladroit.
    Le pain se fait chez nous, et chez nous la lessive ;
    Et la terre est si bonne envers qui la cultive,
    Qu’elle nous donne encore, outre tous ses produits,
    Notre provision de bols, de vin, de fruits.

    C’est comme une ingénieuse adaptation de Virgile.

  14. La Contagion, i, 2.
  15. Discours académique de M. O. Gréard, prononcé le 11 décembre 1891, et dont il me serait indécent de dire tout le bien qu’en pensent les admirateurs d’Émile Augier.
  16. Il est trop évident qu’il est impossible d’étudier les caractères de ce théâtre en les rangeant sous la rubrique : Hommes et femmes. Ce serait précisément trahir l’effort de composition qu’a constamment déployé Émile Augier.
  17. Gabrielle, le Gendre de M. Poirier, Paul Forestier.
  18. V. Notre Étude d’Alexandre Dumas fils, v, les Femmes.
  19. Les Lionnes pauvres.
  20. Il faut excepter La Bruyère, qui dans le conte tout psychologique d’Émire (fin du chapitre des Femmes) suit et résume la tradition du roman. Cf. La Princesse de Clèves.
  21. Cf. surtout la Souris, qui est d’une inspiration très voisine. — V. Notre Étude d’Édouard Pailleron, IV, Les Jeunes filles.
  22. V. Ch. II. L’évolution de son théâtre, p. 14.
  23. Lions et renards, i, 6.
  24. La Bruyère. Chapitre de la Mode. — Onuphre.
  25. Lions et renards, iv, 7.
  26. François Coppée, Eugène Manuel.
  27. Jean de Thommeray, iii, 1.
  28. Pierre de Touche, i, 1.