Le Théâtre d’hier/Edouard Pailleron/Les jeunes filles

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IV

LES JEUNES FILLES.


Elles rêvent au mariage et à l’amour, comme leurs mères et leurs grand’mères. Et elles y ont quelque mérite. Car, de la vie, telle que leur monde l’a faite, elles voient assez pour la deviner, avant de la connaître, et le peu qu’elles en devinent n’est pas précisément de nature à favoriser en elles les souriantes duperies du cœur. Dieu est manifestement impénétrable en ses desseins, et il faut avouer que sa providence suit des voies très détournées, puisque l’exemple des marraines et des sœurs ne parvient pas à décourager la vocation des jeunes filles, et que l’amour persiste à germer en leur âme, comme la sève monte aux branches et les branches portent leurs fruits, éternellement.

M. Pailleron a créé la jeune fille de la société contemporaine : il peut en revendiquer haut le mérite. Elle illumine son théâtre d’une douce et bienfaisante lumière ; elle est vivante, elle est de son monde, elle est vraie, c’est-à-dire très différente de la poupée classique ou du jouet articulé. Pendant qu’autour d’elle la tourmente gémit, le scepticisme fait rage, et le code se déchaîne, elle semble le roseau que courbe le moindre souffle, un roseau tendre et délicat qui plie, et qui pense. « Monsieur Lahirel, dit Geneviève, les jeunes filles ne sont pas des bêtes… Celles des comédies, qui ne voient rien, qui disent : « papa et maman », ce n’est pas vrai du tout, vous savez… Nous ne sommes ni si sottes ni si ignorantes ; ne croyez pas cela… et nous avons des yeux. » C’est leur charme, et leur originalité.

Depuis longtemps on a remarqué que celles de l’ancien répertoire (Racine excepté) sont d’un type un peu convenu, des répliques, plutôt que des portraits. Molière lui-même les a faites plus plaisantes que vraies, et, doit-on le dire ? dessinées d’un crayon un peu flottant, et parfois alourdi. Je confesse qu’en dépit de l’éducation spéciale qu’elle a subie, Agnès me parait plus niaise qu’ingénue, et que la révérence, et les puces, les maudites puces, et les enfants par l’oreille me troublent et m’inquiètent. Les autres ont de l’agrément, un peu uniforme, avec leur timidité résolue et leur douceur avisée. Mais Henriette, dites-vous, la charmante Henriette, si accomplie de bon sens et de saine raison ? J’hésite à écrire qu’il m’est venu le mauvais goût de ne pas l’admirer sans réserve, surtout après certains éloges qu’on lui a prodigués. Je vois très distinctement qu’elle est menacée dans son rêve, contrariée dans son affection, qu’elle a de l’entendement, comme personne, et de l’esprit autant que Molière ; mais encore ai-je peur qu’on n’ait exagéré son mérite, et qu’elle ne manque de déférence pour sa tante, fût-ce une renchérie, d’égards pour les invités de sa mère, fussent-ils des cuistres renforcés, outre une prévoyance, fort expérimentée, une maturité froide, une science précoce des choses de la vie, dont je suis presque tenté de la plaindre, parce que je m’explique mal où elle les a pu acquérir. Dieu me garde de la prendre pour une révoltée, même au milieu de ces pimbêches, encore moins pour une jeune personne mutine et insoumise ; mais, enfin, il y a bien quelque chose de cela et, si elle n’est ni sotte à outrance ni désespérément timide, peut-être conviendrez-vous qu’elle est une petite bourgeoise assez allègre en ses propos, assez décidée en ses conseils, et qu’il n’y a pas autrement lieu de s’étonner qu’à notre époque égalitaire elle soit prônée sans restriction. Je m’empresse d’ajouter que Molière a fait du mieux qu’il était possible en son temps, où, la hiérarchie de la famille étant plus intacte, l’auteur comique en était réduit à l’éternel dilemme de l’amour ou du couvent.

Mais M. Pailleron étudie un monde, qui est en travail de maximes nouvelles, où l’autorité s’est affaiblie par la désaffection, où la sœur est veuve, la marraine séparée, le père blasé, le frère intermittent. La discipline s’est relâchée, à mesure que les traditions se démodent. Au lieu d’être modestement assise sur la chaise ou le tabouret, parlant peu, ne répondant qu’à bon escient et avec réserve, la jeune fille a conquis sa place au fauteuil, elle a son tour d’égalité, elle est en posture d’écouter, de parler, et de voir. Et elle voit que les hommes passent au fumoir, ou s’empressent à la table de jeu, ou causent politique, ou poussent l’intrigue, ou s’esquivent ; et, dans ce moderne brouhaha, où elle n’entend pas très clair, elle saisit bien des étrangetés et devine enfin que la question du mariage s’est déplacée, qu’il ne s’agit plus de savoir si elle épousera Valère, mais si elle rencontrera un Valère qui consente à l’épouser. Sa timidité est plus anxieuse, et son ingénuité plus perspicace. Pendant le bal rappelle la gracieuse fantaisie d’Alfred de Musset. Mais il n’y est plus question des éperons d’argent qui brillent dans la rosée. C’est du mariage qu’il s’agit.

Dire qu’on ne sait pas lequel sera l’époux !


Il y a dans l’Ange ingrat, cette comédie où fourmillent les détails d’observation, un coin ravissant d’une vérité prise sur le vif, qui nous révèle les industrieuses machines dont s’échafaude une union assortie. Madame Hébert n’a pas assez de prévenances, de douceurs habilement combinées pour retenir Lahirel, un célibataire de trente-cinq ans, un peu fripé, qui s’est « établi jeune homme à marier ». Mais on ne séduit pas Lahirel, qui s’insinue partout où il y a des jeunes filles en âge d’être pourvues, et y jouit, en sybarite, des menus avantages de la concurrence. Pour lui on improvise les sauteries, les dîners sur l’herbe, on est aux petits soins, on raffine sur les petits plats. On ne lui jette pas Geneviève dans les bras, oh ! non, mais on recommande à Geneviève de prendre le bras de M. Lahirel. Et qu’en dit la jeune fille ? Elle obéit, et souffre en son intime délicatesse de ces manèges qu’excuse l’intention maternelle, mais qui froissent son amour-propre. À ce prix, le mariage lui semble trop cher payé. Elle a le cœur tout gros, tout humilié, tout courroucé ; et elle prend son courage à deux mains, comme on dit, pour s’en ouvrir à M. Lahirel, dans une scène de premier ordre, où il n’y a pas une tirade, pas une phrase, pas un lambeau de phrase achevé, avec des mots introuvés, qui s’emmêlent et s’échappent à gros bouillons, à petits coups d’une colère inoffensive.

Or, tout cela n’est pas fait pour éclaircir la psychologie complexe et confuse de la jeune fille.

« Qu’est-ce qui se passe là ? Mystère. Regardez-la, regardez ce sphinx blanc et rose, encore enfant, déjà femme, avec ces cheveux encore fous sur ce front déjà pensif, cette bouche encore muette aux lèvres déjà entr’ouvertes, ces yeux où rien ne se voit, mais où tout se reflète, c’est la jeunesse qui s’ignore, s’écoute, et attend[1]. »


C’est aussi l’heure indécise d’un état d’âme enveloppé, l’instant à peine saisissable, où le sentiment poind et se dégage en sa forme naturelle des impressions rapides et vagues de l’enfance ; tout de même qu’il y a pour l’artiste une minute imperceptible, où des contours dégrossis jaillit d’ensemble, avec l’harmonie de la ligue, l’œuvre longtemps rêvée et quelquefois entrevue parmi les tâtonnements du ciseau ; ce n’est pas encore la statue qui respire, et déjà ce n’est plus la raideur de l’ébauche. Il y a un point de mystérieuse maturité, qui semble défier l’analyse dramatique, où M. Pailleron excelle.

Il s’est ingénié à ces études, et y a déposé toute son âme. Mettant à profit cette maxime que le premier amour n’est souvent que la dernière poupée, il s’est avisé d’observer jusque dans la fillette la petite femme qui y est en puissance.

Elle a mis le chapeau de sa mère et ses gants,
Une jupe de soie en manière de traîne,
El prenant là dessous des allures de reine,
Fièrement elle marche en écoutant le bruit
Délicieux, que fait l’étoffe qui la suit.


Si jeune, elle a déjà le don de se dédoubler, et de parler et de répondre pour deux, et de filer plusieurs propos à la fois. Si elle est naïve, vous le pensez : son amie a douze enfants, tous du même âge ; c’est plus commode, encore qu’assujettissant. Mais son bébé, à elle, n’est ni garçon ni fille, puisqu’il n’a pas encore d’habits. Les garçons, c’est brutal,

Puis, c’est toujours cocher quand on joue au cheval.


Voilà l’enfant. Mais que raconte-t-elle donc sur les filles ?

Les filles, ça vous a des histoires affreuses.
On les marie, et puis elles sont malheureuses.


Et sur les hommes ?

Oh ! mon mari. Madame, on le voit rarement. —
Comme le mien, Madame ; il n’a pas un moment. —
Oh ! les hommes. Madame ! — Oh ! Madame, les hommes !


Et voilà par avance la femme ; et puis, tout cela s’embrouille à merveille.

J’ai beau frapper chez lui, faire ma voix gentille :
Il me répond toujours : « Non, non, je suis pressé,

Nous sortirons plus tard ; d’ailleurs voici la pluie. »
Et moi, vous comprenez, Madame, ça m’ennuie ;
Il ne veut ni jouer ni sortir avec moi ;
Pourquoi, Madame, enfin, puisqu’il m’aime ?……


Laissez-la grandir quelques années ; la timidité s’ajoutera à cette multiple vivacité d’impressions ; la fillette deviendra jeune fille, et elle continuera d’être complexe en ses sentiments, expansive en ses paroles, et de passer d’une idée à une autre, sans effort, par un don de logique un peu détournée, qui échappe aux gens d’un certain âge. Mais le caractère est déjà noté ; le procédé, si procédé il y a, est ici en germe.

Ajoutez qu’elle sera rieuse ou songeuse, selon son humeur naturelle, ou suivant l’enfance qu’elle aura traversée. La rieuse, c’est Antoinette de l’Étincelle ; la songeuse, c’est la Souris ; Suzanne du Monde où l’on s’ennuie est la transition entre l’une et l’autre ; toutes ensemble rappellent les deux jolis pendants du peintre Joseph Coomans, qui d’un même modèle a tiré les deux types de la jeune fille moderne, le sphinx blanc et rose, et le grelot dans un lilas, comme dit poétiquement M. Pailleron. Qu’on me permette de laisser de côté Pépa[2], une jeune fille, qui l’est si peu, élevée dans un monde hybride, d’une éducation « panachée », presque chaste, et un peu, quoi qu’elle en pense, à son corps défendant, fille d’artiste enfin, c’est-à-dire presque un homme. La touche est plus légère dans le personnage de Suzanne, avec une nuance de réalisme plus avenant.

Toutes se ressemblent en un point, qui est la vivacité des impressions, la mobilité des sentiments, et une faculté toute féminine de brouiller et de démêler les nombreux fils de leurs pensées avec une aisance incomparable. Napoléon disait que l’esprit humain est incapable de suivre plus de trois idées à la fois. Il se trompait assurément : car Antoinette[3] en suivrait dix et vingt, sans trop s’égarer dans ce labyrinthe. Elle traduit son sentiment au hasard de ses impressions, qui vont grand train. « Quoi donc ? » — « Des noisettes. » — « Et vous, auriez-vous aimé cela ? » — « Mais quoi donc ? » — « Mais la comédie… Ah ! ah ! ah ! C’est vrai, je dis toujours trente-six choses en même temps ; aussi, quelquefois, je me perds, vous savez, cela s’embrouille… Ah ! ah ! » Mais elle se retrouve toujours, ou à peu près, dans ses raisonnements ; seulement, la ligne en est un peu brisée ; elle aussi, en veut à l’oblique. N’est-ce pas la faute de son chien, qui interrompt et entortille ses propos, et de son rire, ce rire clair et haché, qui scande ses phrases à l’octave d’en haut, pendant que Bob les accompagne dans le médium ? C’est une gamine enfin, mais qui s’entend à mettre de l’ordre dans ses sentiments, et vous dresse le bilan de son cœur avec beaucoup de sang-froid et de décision. Elle distingue du premier coup qu’elle n’aime point M. Gillet, et qu’elle aimerait bien M. Raoul, et que son inclination se rencontre avec celle de sa marraine, qui ne s’en doute guère, qui la brusque, et qu’elle pardonne en se sacrifiant. Est-ce encore de l’enfantillage ? Et de quelle dextérité fait preuve l’auteur, qui parvient à mettre en scène toutes ces nuances, et dont les doigts courent sur ce clavier sans une fausse note ni une touche hasardeuse !

Il semble même que M. Pailleron se joue des difficultés, à mesure qu’il observe les jeunes filles davantage. Suzanne, du Monde où l’on s’ennuie, est encore plus fuyante et compliquée. « Il ne faut pas longtemps à une gamine pour passer fille », dit la duchesse, qui s’y connaît ; et l’auteur, qui s’y entend aussi, a essayé de fixer l’heure de la métamorphose, le moment de la fleur qui vient. Les impressions se succèdent au cœur de Suzanne avec volubilité, par giboulées. « Elle chante, elle boude, elle rougit, elle pâlit, elle pleure », et, avec cela, elle a ses nerfs, et elle a aussi de la volonté, et enfin, et par surcroit, elle est jalouse : ce qui signifie qu’elle passe par tous les sentiments de la femme, un peu plus vite, avec moins d’effort et plus d’éclats, cette gamine, qui, hier encore, portait des robes courtes, et sautait sur les genoux de son tuteur en l’appelant papa. Il y a plus. Car au fond, elle est triste, triste d’une tare originelle, qu’elle comprend mal, en même temps qu’elle est étrangement expansive, grâce à une éducation très libre, qu’elle a reçue d’un père assez bon et étourdi. Elle est enfin la petite personne la plus en dehors, la plus renfermée, la plus gaie, la plus mélancolique, la plus folle, la plus perspicace, la plus étonnante, la plus indéfinissable, et encore, si vous le voulez bien, la plus moderne qu’il y ait au théâtre. « Tu sais, mon piano, dit-elle à son tuteur, l’horrible piano… Eh bien, je joue du Schumann, maintenant. C’est raide, hein ? » Croyez que je n’y ajoute rien pour le plaisir de l’analyse, que tout cela est en elle, et que pour l’exprimer M. Pailleron a trouvé des signes, des gestes, des mots, toute une notation qui passe du doux au grave, des rires aux larmes, jusqu’à une sensibilité tempérée, dont il ménage les effets comme personne.

« Oh ! je sais bien qu’il y a quelque chose contre moi, allez… et il y a longtemps ! » — « Qu’est-ce qui t’a dit ? » — « Oh ! personne… les gens qui vous regardent, qui se taisent, qui chuchotent quand vous entrez… qui vous embrassent, qui vous appellent : « Pauvre petite ! » (Il reprendra ce trait)… Si vous croyez que les enfants ne sentent pas cela ! Et au couvent, donc ! Je voyais bien que je n’étais pas comme les autres, allez !… Ah ! si, je le voyais !… »


Voyez-vous aussi, que tout y est, indiqué sans empâtement, tantôt par touches légères et juxtaposées, tantôt ramassé en un seul mouvement, comme ici, vers la fin de la scène. C’est la gamine, c’est l’enfant, c’est la femme ; et, à voir l’auteur aller si aisément de l’une à l’autre, sans travail apparent ni invraisemblance, on se prend à songer que, peut-être, au fond de la femme vit toujours la petite fille que la vie a effarouchée dans ses pudeurs, et dont elle a défloré les rêves.

La Souris est d’une complexion encore plus délicate. Orpheline, abandonnée de bonne heure à la direction d’une belle-mère, qui a résigné les charges de cette éducation aux mains des religieuses, elle n’a connu d’abord que l’intermittente affection de sa sœur, Clotilde. Elle a grandi, songeuse. Dans son existence de couvent, monotone et isolée, les moindres événements ont pris des proportions démesurées ; et son imagination s’est mise à courir, à galoper, tandis que la jeune fille allait timide, menue, à peine aperçue, avec la démarche glissante et effacée, qui est la première pratique ordonnée en religion. Puis Clotilde, revenue à une vie plus calme, l’a tirée du couvent et s’est reprise à l’aimer avec suite, sous les yeux de la belle-mère, qui la brusque en marâtre, et du beau Max, qui la bouscule comme une enfant. La voilà donc engagée dans la vie, qu’elle a commencée tristement, où elle tient si peu de place, où elle se fait si petite, où elle s’efforce à passer invisible, avec, en même temps, l’intime dépit d’être traitée légèrement par quelqu’un qu’elle n’oserait dire. Que de détails déjà, parmi lesquels l’auteur semble se jouer !

L’analyse pousse plus avant. Si la fantaisie de la fillette a fait du chemin, si son cœur, réchauffé par l’affection mélancolique de sa sœur, a vers elle des élans spontanés, il s’est aussi détourné vers celui qu’elle a toujours vu avec Clotilde, à compter des trois visites au couvent. Son affection s’est partagée ; ou plutôt elle les a naturellement associés dans son âme. Et elle souffre de n’être rien pour lui, rien qu’une pensionnaire insignifiante, dont l’amour-propre monte en graine. Ce n’est pas tout encore. Cette candeur est ingénieuse, et cette imagination raisonne. Elle distingue parfaitement que Max n’est plus un jeune homme, et qu’elle est trop fillette pour être remarquée de lui, et qu’on n’a que l’âge qu’on parait, ou celui qu’on se donne ; et de scène en scène elle prend des années, par d’innocents mensonges, qui lui seront pardonnés au ciel, qui sont sa manière, à elle, d’exalter l’humilité, et de se rapprocher de celui qu’elle aime. Car elle l’aime ; et ce n’est pas tout décidément, puisque le reste n’était que préliminaires, et que, cette fois, le rôle commence. Et il est d’une naïveté qui étonne Max, d’une sensibilité qui l’attendrit, d’une coquetterie ingénue et subtile qui le déroute, avec des audaces timides, et des accents de fierté rentrée qui lui dessillent enfin les yeux. Et elle s’épanche, et elle pleure, et elle sourit, tour à tour enfant et femme, et les deux ensemble, au hasard, comme dans la vie. « Ces petites filles, c’est si amusant ! Elles rougissent, elles pâlissent ; on voit l’âme au travers. »

Mais, en réalité, cette transparence est une illusion, produite par la fine observation et le souple talent de l’écrivain. M. Pailleron a étudié ce caractère jusque dans ses sentiments les plus intimes et les plus confus, jusque dans les détails les plus enfouis de cette psychologie vague et complexe ; il s’oriente dans les secrets replis de cette âme virginale, et, selon le mot de Madame de Sévigné, y cherche la vérité avec une lanterne, dont la tendre lumière se répand en rayons discrets. Un souvenir d’enfant, la vision d’une mère mourante, et, parmi les étouffements d’une voix toujours plus faible, ces deux mots plusieurs fois répétés : « Pauvre petite ! » une impression ineffaçable a penché son front, et l’a marqué d’un pli rêveur. La solitude du couvent, la bonté froide des religieuses, l’indifférence brutale de la belle-mère ont changé sa tristesse en timidité. Il faut voir de quel tact M. Pailleron effleure ce sentiment si délicat, qu’il semble qu’on n’y saurait toucher sans le flétrir.

« Quand on est timide, voyez-vous, on est comme enfermé en soi, et tout ce qu’fait pour en sortir vous y enferme davantage ; on pâlit pour rien, on rougit pour tout ; si l’on parle, votre voix vous effraie ; si l’on se tait, votre silence vous fait peur… Et l’on se désole, et l’on se dit : « Mon Dieu, quel malheur ! Il ne me connaît pas, il ne me connaîtra jamais : il me trouve insignifiante, stupide, et c’est ma faute. C’est lui qui a raison, c’est lui… lui ou elle selon la personne. »

Il y a là une prodigalité de talent ; et, comme si l’analyse n’en était pas déjà charmante, le défaut se résume en un trait, qui se glisse à la fin de la phrase, et qui est l’obsession même de ce malaise moral si joliment décrit. M. Pailleron s’engage avec une prudence et un plaisir infinis dans ces mystères de psychologie enfantine. Il n’hésite pas à montrer comment l’amour a pu naître dans ces cœurs naïfs et troublés. Il y revient à plusieurs reprises, dans les Faux Ménages d’abord, un peu gêné par le rythme du vers, qui précise trop les contours ondoyants de ses impressions fugitives ; et ici encore, il y porte une main légère et assurée.

« Mais je ne le savais pas, moi, Clotilde ; comment aurais-je pu m’en douter ? Il avait l’air de me détester aussi. Il était si méchant ! Parfois, je me disais : « Je pense trop à lui. Qu’est-ce que j’ai donc à penser à lui, comme ça ? » Mais comme c’était toujours tristement, cela ne m’éclairait pas, au contraire. Et puis, c’est un peu ta faute aussi. À chaque instant, tu me parlais de lui pour me consoler, tu m’en disais tant de bien !… et qu’il était bon, et qu’il m’aimait au fond, et qu’il était au-dessus des autres hommes par le cœur, par… Alors, moi, tu comprends… J’ai cru que peut-être tu avais l’idée, tu voulais… bien… que, enfin, il m’avait semblé… Mais non, non, ce n’est pas ta faute ! Je l’ai aimé toute seule. Et bien avant, dès le couvent, toujours ! Je le vois bien maintenant… toujours ! »


Elle n’a rien su, et elle savait tout ; elle n’a rien dit, et elle a tout avoué, par à peu près. Mais qui ne voit que ces à peu près sont la précision même, le charme un peu réaliste des jeunes filles qu’a créées M. Pailleron, et du style qu’il s’est laborieusement fait pour les peindre ?

  1. La Souris.
  2. La Souris.
  3. L’Étincelle.