Le Théâtre d’hier/Emile Augier/La contagion

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VI

LA CONTAGION.


« Doucement, maître Roblot ! dit Jean de Thommeray. Le magicien, ce n’est pas vous, c’est Paris ! C’est la fournaise où tout flambe à la fois, le cerveau, le cœur et les sens, où les préjugés fondent comme cire, où l’esprit pétille, où l’argent ruisselle, où le plaisir déborde[1] ! » — Ainsi parle un jeune homme de vingt-cinq ans, débarqué à Paris depuis six mois, en proie à cet enchantement vertigineux, à cette ivresse capiteuse des plaisirs goûtés sans mesure et de l’argent conquis sans effort, dans la fièvre de la spéculation et du jeu. Et c’est tout justement la contagion. Nulle part Émile Augier n’a exprimé avec plus de nerveuse ironie cette crise, qui ravage la raison, dessèche le cœur, et déracine en nous ce qu’il y a de plus adhérent et de meilleur, c’est à savoir quelques sentiments très primitifs qui nous font hommes, et que les âmes simples appellent des croyances, tandis que les esprits forts les nomment des préjugés.

L’argent n’a pas de préjugé ni d’odeur ; et il est réfractaire au sentiment. Sentir vivement et s’enrichir vite font deux ; l’un fait tort à l’autre. Enrichissez-vous ! Le jeu du cœur est un jeu à la baisse, qui se liquide toujours à perte. De son temps, Turcaret avait compris tout cela, et que l’indifférence est une arme puissante aux mains d’un beau joueur, et que, pour gagner à coup sûr, il n’est que d’étouffer les battements cardiaques, d’être sourd aux lamentations de la misère larmoyante, et de se débarrasser de la criaillerie. M. Turcaret, s’il avait eu plus de distinction et d’assurance dans la démarche, devançait son siècle de cent cinquante ans. Mais il avait été commis : cela se voyait trop. Et puis, il était féru de gentilhommerie ; il avait pour elle du respect ; il n’était pas encore de plain-pied avec elle : c’est sa faiblesse. À présent, il usurpe un titre à petit bruit, sans superstition, et uniquement pour avoir ses entrées partout ; et, s’il n’est pas bon gentilhomme, il est un gentleman accompli : c’est une sage précaution qui lui évite mille déboires. Est-il en galanterie avec la Baronne, il conduit cette opération aussi froidement que toutes les autres ; et, lorsque vous le verrez soutenir de ses deniers l’équipage de sa noble maîtresse, veuillez croire qu’il n’est ni naïf ni frivole, qu’il y trouve son compte, que la dame fait partie de son train, et que cet accessoire de son luxe est une garantie de son crédit. À ces fortunes bâties en l’air, et qui n’ont pas d’assises, une façade au moins est indispensable, qui est l’élégance et le genre. C’est par là que la contagion a prise d’abord sur les âmes neuves. Ce luxe, cette vie dorée, d’un goût parfait ne sont-ils pas d’une troublante séduction ? Et qui se défendrait, au fond de soi-même, de n’en avoir été un instant ébloui ? La splendeur intimide. Ce premier sentiment ne cède qu’à la réflexion, et après que de cette richesse on cherche l’origine ou l’on contrôle la solidité. Le luxe est une amorce à badauds, qui sont les honnêtes gens. Les financiers de la vieille école, les Roussel, les Charrier, n’en font pas étalage, parce qu’ils vivent sur la routine, leur situation étant d’ailleurs stable et reconnue pour telle. Oubliez le procès, et ils ont l’air de braves négociants, que les affaires n’ont pas trop gâtés. C’est la finance assise. Mais celle qui est debout, qui s’escrime aux convoitises, aux angoisses du jeu, à la fièvre de la cote, celle-ci a tout changé, pour aller plus vite. Elle s’arme d’élégance et d’aplomb, et, comme elle a renouvelé ses mœurs, elle a aussi rajeuni son style : car elle a un style, qui n’est ni fleuri, ni sublime, ni tempéré, mais bien moderne. Il est le luxe de la conversation. Et ce luxe, ainsi que l’autre, couvre la marchandise. C’est proprement la création d’une langue spéciale, qui excelle à déguiser toutes les vilenies, toutes les capitulations de conscience, toutes les tortueuses infamies de la richesse improvisée sous les brillants dehors d’un scepticisme utilitaire, ironique et froid, quelque chose comme la philosophie sarcastique de ces joueurs, qui chaque jour mettant au hasard l’honneur avec le reste, ont trouvé plus ingénieux et commode de le bafouer que de le sauver. Ce séduisant appât de la contagion s’appelle la blague.

« Blague, dit Lucien de Chellebois, qui en est un peu entiché, est un mot français. S’il n’est pas encore au Dictionnaire de l’Académie, il y sera, parce qu’il n’a pas d’équivalent dans la langue. Il exprime un genre de plaisanterie toute moderne, en réaction contre les banalités emphatiques dont nous ont saturés nos devanciers[2]. » Vous entendez que ces banalités emphatiques sont, à n’en pas douter, ces vieux mots de devoir et d’honneur trop ressassés, et certaines maximes d’une morale falote : « Croissez et multipliez. — Travaillez, prenez de la peine. — Il ne faut pas juger des gens sur l’apparence. — Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux. — Mourir pour la patrie est un si digne sort qu’on briguerait en foule une si belle mort. » — Et il faut avouer que tout cela est vieillot et fané, et mérite qu’on s’en moque pour s’en affranchir. D’où la blague.

La blague encore est une manière de pyrrhonisme reluisant et sec, à la portée d’un chacun. Elle représente le triomphe de l’esprit sur la conscience. Elle a sur la langue des moralistes l’avantage d’être plus limpide et rapide. Elle repose sur deux maximes qui se complètent réciproquement. La première est qu’il ne faut rien prendre au tragique ; la seconde, qu’il n’y a de sérieux que l’argent. Ce scepticisme a le privilège d’être simple, s’adresse à un objet précis, et comporte des applications universelles. Soumise, comme toute chose en ce monde, aux variations de la mode, la blague tantôt s’exaspère jusqu’au pessimisme, et tantôt se répand en une gaité impitoyable. Mais le fond est le même. C’est le doute provisoire, complaisant, aucunement méticuleux, et qui fléchit au temps sans la moindre obstination. Elle consiste, pour en prendre la manière en la définissant, à exalter Sardanapale, le grand incompris, ou Néron, ce dilettante méconnu, à célébrer, en joyeuse compagnie, les joies de la famille et les douceurs du foyer, à dire d’un honnête homme qu’il est un héros, de Plutarque, un parangon de la vertu des vieux âges, et de Brutus qu’il étale une âme antique avec la candeur du monde naissant. Elle est le maquillage des consciences défraîchies ou surmenées ; par excellence, article de Paris.

Or la blague opère le charme le plus irrésistible et immédiat de la contagion, avec ses airs de suprême distinction et de hauteur. Émile Augier l’a rencontrée sur son chemin dès le début de sa carrière, et il n’a cessé de la démasquer et de la combattre parle ridicule. Déjà, dans le Gendre de M. Poirier, le gentilhomme viveur, qui a trafiqué de son titre pour réparer ses brèches, blague le galon de laine et le brigadier chauvin. D’un trait l’auteur indique ce qu’il devait développer plus tard avec acharnement.

Les jeunes gens, victimes désignées de cette séduisante duperie, ne sont pas pour la plupart si profondément entamés par ce scepticisme, qu’ils ne le puissent secouer à l’occasion. Ils renoncent à ces trésors d’esprit, quand ils rompent en visière à la compagnie des fripons qui les exploitent. Ils reprennent pied en eux-mêmes. D’autres mettent le temps à s’en débrouiller, enfoncés qu’ils y étaient, comme en un bain de boue très aristocratique ; pour d’autres enfin, il est trop tard : ils se sont jetés à l’eau, la blague à fleur des lèvres, et ils se noient, à moins d’un miracle, tel qu’on en voit seulement au théâtre. « Vous croyez donc à la famille, vous autres ? dit Jean de Thommeray. À l’amour ? au désintéressement ? au sacrifice ? » — « Oui, nous y croyons, et la preuve, c’est que nous croyons à la patrie, et nous nous dévouons pour elle. Depuis nos désastres, as-tu entendu d’un seul d’entre nous une raillerie contre les grandes vertus ? » — « Si votre scepticisme n’était que sur vos lèvres, il fallait m’avertir. Il est trop tard maintenant, c’est fait. N’en parlons plus. » — Parlons-en, au contraire, puisqu’aussi bien Émile Augier s’y est repris à deux fois pour peindre les funestes effets de ce scepticisme adroitement utilisé par les hommes d’argent, puisqu’il a écrit deux comédies en cinq actes sur le même sujet, comme si le premier coup n’avait pas porté, et qu’au lendemain de 1871, il n’a pas craint d’attribuer nos désastres à ce fléau de nos croyances et de nos mœurs, et de faire, si j’ose dire, la preuve de la Contagion par Jean de Thommeray. Dans la première pièce il en avait surtout montré le progrès ; dans la seconde il en a plutôt dénoncé les résultats.

Tenancier est un brave homme, qui a gagné beaucoup d’argent, et qui ne s’étant pas pressé, a pu demeurer honnête. Son fils, qui vit en gentilhomme, avec des coulissiers, est de la jeune école. C’est ce père « vieux jeu » qui définit la contagion avec une pointe d’emphase que je lui pardonne, et qui est de son âge. depuis que les jeunes gens blaguent et ne déclament plus.

« Les grands mots représentent les grands sentiments, et du dégoût des uns on glisse facilement au dégoût des autres. Ce que vous bafouez le plus volontiers après la vertu, c’est l’enthousiasme, ou simplement une conviction quelconque… Vous n’allez pas plus haut que l’indifférence, et tout ce qui vous dépasse vous semble un pédantisme. Ce détestable esprit a plus de part qu’on ne croit dans l’abaissement du niveau moral à notre époque. La dérision de tout ce qui élève l’âme, la blague, puisque c’est son nom, n’est une école à former ni honnêtes gens ni bons citoyens. »

Tenancier la définit ; d’Estrigaud, l’homme fort, l’homme trempé, l’homme moderne la répand. Il a mis la main sur Lucien ; il ne serait pas éloigné de s’établir chez la sœur, une jeune femme, veuve avec des enfants, une fortune et un titre, qui vit avec son frère, partant accessible à la contagion. Il a endoctriné l’un pour séduire l’autre. Il a sourdement ménagé ses intérêts et ses plaisirs en minant et modernisant la conscience de son jeune ami. Il l’a pétri, initié, orné de ses maximes et il le croit de taille et d’humeur à protéger une cour discrète pour l’autre motif. Le maître avait trop présumé de l’élève, qui n’a pu encore secouer tous les scrupules et préjugés d’un atavisme bourgeois et tenace. Enfin Lucien regimbe, dès qu’Annette est en question. S’il s’agissait de la sœur d’un ami, parbleu, il serait suffisamment stylé pour en rire ; mais de la sienne, que diable ! Et c’est une scène infiniment curieuse que celle qui met en présence le maître et l’élève, et nous découvre les insinuantes menées de la contagion. « Le monde vit de sous-entendus, mon cher. Il y a une foule de circonstances, dans lesquelles un homme de bon ton doit fermer les yeux, tant qu’on ne l’oblige pas à les ouvrir… » — « Sais-tu que tu es horriblement immoral ? » Oui, il parait que d’Estrigaud est immoral, l’homme « plus grand que nature », le type de toutes les élégances, l’arbitre du goût, l’ami rare, « la lame d’acier dans un fourreau de velours. » Il l’est, et Lucien s’en aperçoit, et n’allez pas croire que le néophyte lui en tienne rigueur, au moins.

Des leçons il recueille la fleur, les paradoxes brillants et avantageux, qui n’atteignent que les sœurs d’autrui. Semblable au Bourgeois gentilhomme, Lucien succombe à la vanité de se sentir supérieur aux braves gens qui l’entourent ; il répète les conférences de d’Estrigaud ; mais il les redit d’un certain air, qui est délicieux à voir, et sans s’y embrouiller. En disciple dévoué, il avait pris sur soi d’annoncer à Pyrrhon lui-même une mésaventure fâcheuse, « Navarette te trompe. » — « Est-il possible ? » — « Avec ce petit drôle de Cantenac. » — « En es-tu bien sûr ?» — « Si tu veux des preuves… » — « Merci, mon cher enfant. Ou je le sais, ou je l’ignore. Si je l’ignore, tu troubles inutilement ma douce quiétude ; mais si je le sais, regarde-toi dans la glace. » Ainsi répond d’Estrigaud, d’un ton paternel et tendre, éludant avec autorité une question indiscrète, qui, au fond, touche au mystère de son élégance et de son bien-être. Décidément, c’est un homme fort. Lucien aussi s’applique à le devenir. On lui dit que d’Estrigaud fait le possible pour compromettre Annette. Et Lucien de sourire imperceptiblement, de dresser la tête, d’allonger le bras, d’ouvrir les doigts, par un geste familier au Maître. « Mon bon, ou je le sais, ou je l’ignore. Si je l’ignore… » — « Je te l’apprends. » — « Oui, mais si je le sais, regarde-toi dans la glace. » — « Si tu le sais, c’est toi que je regarde, et entre les deux yeux… Allons ! Voilà encore que je donne dans le panneau ! Je me couvre de ridicule comme toujours… Mais, franchement, pouvais-je m’attendre à une charge, quand il s’agit de ta sœur ? » Ainsi profitent les pires enseignements. Un mot, un geste à effet, un certain air de tête, on ne résiste pas à cette douceur de prendre une attitude. L’amour-propre s’y intéresse, qui est le plus sûr agent de contagion. Et de deux victimes, au lieu d’une. Lucien est depuis longtemps entamé Émile Augier nous révèle à présent le galop de cette fièvre à travers l’âme d’un travailleur, d’un naïf, d’un ingénieur qui rapporte d’Espagne, où il a fait merveille, une grande idée à laquelle il compte intéresser Paris, d’un barbare tout neuf sur cette aimable dépravation. Il ramène avec lui une sœur, à qui il tient lieu de père, et qu’il installe chez les Tenancier, aux côtés d Annette, chez ces vieux amis.

Donc voici un homme laborieux, intelligent, qui a passé sa jeunesse dans les écoles et sur les chantiers de Madrid, ignorant d’une certaine vie, et qui, avec la candeur des esprits sérieux, a l’habitude, quand on lui dit : il pleut, d’entendre qu’il pleut en effet. Au pays de la contagion, c’est un sauvage, un contremaître. Et de croire qu’il va mener son projet à bien, par la seule force de sa foi et de sa volonté, pour la gloire de sa patrie et l’honneur de son nom, serviteur à la vertu hotteutote ! C’est un homme à débarbouiller. « Ah ! çà, dit-il en revoyant Lucien, tout le monde s’embrasse, excepté nous, c’est injuste. » — « Dans mes bras, sur mon cœur », répond Lucien. La blague. Tenancier l’accueille, offre l’hospitalité à la jeune fille, cordialement. « Pardonnez, cher Monsieur, à ma reconnaissance de ressembler à de l’ahurissement », dit André confus. — « Bien rédigé, ami Chauvin… All right ! » repart Lucien. La blague. C’est elle qu’il rencontre partout à son abord. Il s’y fera. Tout le monde s’occupe à le former, Lucien par amitié, les amis de Lucien par intérêt. L’un en veut faire un homme civilisé ; les autres le civilisent pour en faire une dupe. Et il progresse à pas de géant, comme tous les timides qui jouent d’audace. Il y a plaisir à lui rendre la main, à le dresser en haute école, selon la méthode de Sardanapale. Après quelques exercices préalables, il est presque en forme. L’entraineur eu personne peut l’entreprendre.

D’Estrigaud, qui a perdu à la Bourse, a besoin, pour surnager, de cette affaire du Canal de Gibraltar. Il la revendra aux Anglais, et paiera ses différences. Le canal ne sera jamais percé ? N’importe, si l’idée est payée assez cher. Il faut donc venir à bout des scrupules de l’ingénieur, et faire au plus vite table rase de ses inélégants préjugés. Le temps presse : il n’y a point de remise. D’Estrigaud l’introduit d’emblée chez Navarette, « dans le temple même de la blague. » Toutes mesures sont prises pour vous rengager gaiment dans le parti des rieurs et des affaires. Les invités pétillent d’entrain ; les invitées étincellent de verve ; une flambée de vie à côté ; tous tarés, mais avec tant d’esprit ! La fête commence par des calembours, qui sont les hors-d’œuvre de la blague, et cela va rondement, jusqu’à l’ivresse de la raison, où sombrent les révoltes et les pudeurs de conscience, « Bravo, Monsieur de Lagarde ! » — « Qu’est-ce que vous avez tous à m’anoblir ? » — « Ne fais donc pas ton enfant du peuple ! » L’œuvre de démolition va bon train et mène grand tapage. Tous sapent en sablant, et sablent en sapant. André se démantèle sous la pioche, qui crevasse ses croyances, une à une, dans un fou rire général dont les éclats nerveux l’entêtent. Autour de lui pleuvent, drus comme grêle, les mots du jour, les nouvelles à la main, les coqs-à-l’âne d’opérette ; la blague est déchaînée, ravageant les rengaines du sentiment et les fondements de la morale qui s’effondrent avec fracas. « Messieurs, je demande grâce pour l’amitié. » — « Pourquoi pas aussi pour l’amour ? Vous croyez encore à ces vieilleries-là ? » — « Il ne faut pas ? Non ? Je le veux bien. » Toute la scène est la plus folle et spirituelle bacchanale de cette contagion qui infecte les âmes. Cependant le chef du chœur guette sa victime, propose son marché, et tient enfin son affaire et sa dupe. André s’entraine à redire la leçon mot à mot, sur la parole du maitre, de même que les enfants des écoles scandent les phrases apprises, avec une émulation d’enthousiasme factice. Il vend son entreprise, son honneur, tout enfin, dans la suprême illusion de sauver sa sœur d’un esclandre sournoisement machiné. Il s’égare en des subtilités qui sont les derniers faux-fuyants, l’agonie d’une conscience éperdue. « Que feriez-vous à ma place ? » — « Je ne déclamerais plus. » — « Oh ! c’est bien fini. » — Et fini aussi de ressembler à un honnête homme, d’avoir des idées de génie et des rêves de gloire, de vivre modestement sans amertume, sans fièvre, dans l’attente d’un légitime succès ; fini de déclamer, mais aussi de produire, de faire lentement et opiniâtrement œuvre profitable : désormais tout à la blague, au luxe d’origine équivoque, aux émotions malsaines et stérilisantes, au maniement chanceux de l’argent, au jeu, à la Bourse !

Émile Augier n’a pas voulu que ce naïf, ce robuste fût terrassé. Une crise terrible et salutaire, le nom maternel jeté dans ce chaos, l’en arrache ; il se reprend enfin, et rentre, par un violent effort, en possession de lui-même. « Adieu, Messieurs ! Conscience, devoirs, famille, faites litière de tout ce qu’on respecte. Il vient un jour où les vérités bafouées s’affirment par des coups de tonnerre. Adieu ! Je ne suis pas des vôtres. » L’auteur n’avait prétendu qu’à révéler le mal à la mode, à l’analyser et le décrire, et sous les apparences de la verve, à découvrir cette plaie infectieuse. Il a fait voir aussi par un pastiche étourdissant, combien vide et perfide est ce scepticisme, et l’élégante banalité des lieux communs qu’il exploite, de ces paradoxes à outrance, de ces aphorismes superficiels et faciles d’une morale à côté, ou plutôt qui est l’envers et la parodie de l’autre. Cette comédie de la Contagion était un premier engagement contre les maîtres de la blague, une passe de finesse, de brio et d’esprit. Peut-être même en avait-il mis trop, avant l’heure propice. Il ne fut pas compris.

Avec Jean de Thommeray, il revient à la charge. Mais il adopte une tactique différente. La victime de la blague est au premier plan, dessinée d’une main minutieuse et ferme. Moins d’esprit, et plus de psychologie ; moins de pastiche, mais une étude serrée et graduée des dégâts que fait la contagion dans une âme jeune et bien située. Le moment n’était que trop favorable, cette fois, pour en produire la saisissante peinture. Jean est l’ainé des fils du comte de Thommeray. Il appartient à une vieille maison bretonne, dont les traditions d’honneur sont séculaires, et où règne le culte de la famille et de la patrie. Riche, le comte a épousé une jeune fille pauvre. « La comtesse pourrait dire en quelques mots l’histoire de toute sa vie : elle a été l’unique amour d’un honnête homme qu’elle a uniquement aimé. » Voilà pour la famille. De cette union sont nés trois fils. Depuis le grand-père, qui fut un vendéen, tous les enfants mâles servent leur pays sans lui rien demander ; ils s’engagent à dix-huit ans, partent pour l’Afrique et reviennent soldats. « J’ai fait comme avaient fait mon grand-père et mon père, dit Jean ; mes frères ont fait comme moi, et nos fils feront comme nous. » Voilà pour la patrie. Depuis son retour, il vit au château paternel, fiancé à Marie, qui l’aime comme son futur époux, et qu’il aime, lui, comme une sœur. Mais il est parfois à l’étroit dans le manoir héréditaire ; il court par monts et par vaux, cet Hippolyte breton, pour obéir à je ne sais quel besoin de vivre qui le pousse, pour secouer les vagues désirs d’une existence moins paisible. Tout le premier acte est un tableau calme de la vie familiale, avec une fraîche scène d’amour tendre, comme les sait écrire Émile Augier, quand il s’abandonne à rêver idylle et poésie. Marie s’est aperçue que, depuis un temps, Jean est distrait et triste ; affectueusement, doucement elle s’en inquiète. Et il s’explique : il l’aime, mais l’immuable sérénité des jours lui pèse un peu ; il l’aime bien, mais il entreprendrait d’un bon cœur un voyage, pour rompre cette monotonie continue ; il l’aime enfin, et il la rassure, la bonne petite sœur, mais tout bas il s’avoue qu’il s’ennuie au logis. Et justement dans cet austère gite, tout à l’attente de revoir ce même jour les deux cadets qui reviennent du régiment, tombe une Parisienne capricieuse et coquette, madame de Montlouis, que Jean intéresse par sa mine sauvage et qui le ravit par son élégance raffinée. Cependant les frères arrivent ; et la famille de Thommeray fête le retour des enfants de la 'patrie.

Envoyé à Paris pour se distraire, Jean a embrassé Marie au départ et lui a engagé sa foi de revenir bientôt. Jeune, trempé par une éducation virile, soutenu par des traditions de noblesse séculaire, celui-là semble être à l’abri de la contagion ; et voilà l’homme sur lequel nous allons en étudier les rapides et détestables ravages. La comédie suit le fléau, à toute vitesse. À Paris, Jean a retrouvé madame de Montlouis. Leur passion a pris naissance du contraste qui les séparait. Il la voudrait moins coquette ; elle le désirerait plus moderne ; et à mesure qu’il se modernise, elle l’aime jusqu’à la douleur, avec le cuisant regret de l’avoir voulu tel. Et il se détache d’elle à mesure qu’il est davantage ce qu’elle a voulu. Elle l’a lancé dans la société que fréquente M. de Montlouis, abandonné à la compagnie des coulissiers, des joueurs et des agioteurs, confie à la direction d’un pied-plat de bas étage, qui fait tous les métiers, faute d’avoir trouvé le bon, et, dévoré de l’envie de s’enrichir, accapare Jean comme un fétiche et se charge de le déniaiser. Il en fait bientôt un dilettante, un homme fort ; il le lâche au sein du plaisir ; il l’y guide ; il l’y suit : les hasards de la fête et de la Bourse s’empressent de les mettre sur le pied d’égalité. De Marie il n’est plus question dans les déjeuners somptueux que donne Jean à ses amis du turf ; de madame de Montlouis il ne se soucie plus guère ; de la famille, du vieux château tapissé de lierre, et de la lande, où retentit vainement le rappel du biniou, il n’a même plus souvenance.

Le comte et la comtesse viennent l’arracher à Paris, puisque Paris ne veut point le rendre. Ils arrivent dans le fringant hôtel pendant une de ces fêtes intimes où la blague sévit avec rage, où l’argot fait fureur, où crépite en fusées un dialecte assez différent du patois bas-breton. Le père s’est retiré triste, songeant à la petite Marie, qui là-bas attend et se désole. Mais les mères ont la persévérance et le courage ; et les honnêtes femmes pratiquent la solidarité du cœur. La comtesse revient seule dans cet endroit maudit ; c’est la scène capitale de l’œuvre, la lutte de l’honneur et de la contagion. Tous les dessous de cette vie s’étalent, sans imposer à la droiture instinctive et butée de cette mère, qui devine plus qu’elle ne comprend, et qui supplie sans déclamer. Tout y est : le luxe, le jeu, la Bourse, le monde moderne, la femme, le mariage d’argent, le mépris de l’amour et de la famille. C’est de l’observation condensée, et comme la synthèse dramatique des convictions, auxquelles l’auteur a consacré son œuvre et sa vie.

« Je vis des idées de mon époque, comme vous avez vécu des idées de la vôtre : voilà mon crime. Si vous consultiez le carnet de mon agent de change, vous m’y verriez en bonne et nombreuse compagnie. Le temps n’est plus des patrimoines lentement accrus et transmis religieusement ; on n’amasse plus la fortune. » — « On la ramasse. » — « Pas dans la boue, croyez-le bien. Je ne suis pas tombé si bas que vous l’imaginez. » — « Soit, mais tu tombes de si haut !» — « Du haut des illusions dans la vérité. » — « La vérité ? Il n’y a rien de vrai que nos croyances, et ne vois-tu pas que les tiennes ne sont plus à la hauteur des nôtres, quand tu places l’argent sur l’autel où nous plaçons l’honneur ?… » — « Je viens de refuser une dot d’un million cinq cent mille francs. » — « Tu l’accepteras demain. »

Il l’acceptera. La parole donnée à Marie, les prières maternelles, les supplications de madame de Montlouis, que les dieux ont décidément trop punie, sont impuissantes à le retenir sur la pente où il glisse. De l’amour il tombe dans le vice, et au terme de la glissade est la chute suprême prédite par la comtesse et ménagée par Roblot : le parjure, le mariage aux écus, l’association d’un Thommeray à une Jonquière et Cie. Par deux fois il recule ; il prend du champ pour mieux sauter. Et il en arrive, le sauvage d’hier, le Breton, le « Mohican », à recevoir une leçon d’une fille, à paraître très petit garçon devant la femme qui l’a dévoyé, et qui rachète sa faute par la souffrance qu’elle endure, à mentir à M. de Montlouis, à courber la tête devant un chacun, devant maître Roblot, qu’il traitait jadis à la cavalière, devant un courtier de vingtième ordre, un maître Jacques du plaisir, un « pied humide », lui, Thommeray, fils de Thommeray, gentilhomme ! Ruiné sur un coup de Bourse, il vend son nom à la fille d’un agioteur véreux. Mais la déchéance n’est pas complète. Après avoir oublié sa famille, il déprise sa patrie. Il renie les deux cultes qui l’ont bercé. La guerre éclate, et lui, soldat d’Afrique, fils et petit-fils de soldats, il reste à Paris, pendant que tous ses amis s’en vont faire leur devoir. Roblot lui a proposé une affaire magnifique et tout à fait française. « Il a flairé que le siège fera la fortune des marchands de comestibles… Il paraît que le beurre se vendra au poids de l’or. Il y a là un million à gagner. » Il en aurait le courage, si papa Jonquière n’avait ajouté aux conditions du mariage celle d’un départ prudent. — Pour être millionnaire, il n’en est plus à une concession près. Heureusement les Bretons défilent, biniou en tête, commandés par le comte de Thommeray ; et Jean, qui « demande à bien mourir après avoir mal vécu », rentre dans l’honneur et dans le rang. Une contagion lave l’autre.

Ce dénoûment n’a pas été sans offenser quelques délicatesses. Et je suis d’avis aussi que le théâtre se doit astreindre à une scrupuleuse réserve sur de certains sujets, que ll’idée de patrie et de patriotisme souffre mal les défilés et parades sous les frises ; et je confesse que je sens toujours en moi monter quelque révolte au spectacle de l’uniforme et du panache étalés à la lumière crue de la rampe. Je comprends les Athéniens qui condamnaient un de leurs poètes, pour avoir renouvelé le souvenir d’une défaite en représentant la prise de Milet. Et, ceci dit à seule fin de satisfaire l’ami Chauvin qui, par ce temps de théories infernales ou de plaisanteries faciles, se cache et se recroqueville au fond de moi, j’ajoute qu’à une chute si profonde (c’est à celle de Jean que je pense), il fallait une réparation exemplaire ; que l’auteur avait mis le doigt sur une des raisons intérieures de notre malheureuse débâcle ; que pour nous la faire toucher du doigt à notre tour, il n’était rien de mieux que d’émouvoir par un tableau discret la petite fibre tant décriée, mais qui vibre encore ; et qu’après tout, ayant exposé avec force et développé avec une impitoyable rectitude d’esprit les effets de la contagion moderne, il avait peut-être le devoir, au dénoûment comme au début de la pièce, d’identifier la famille à la patrie, de faire paraître, une fois de plus, qu’elles sont solidaires, et que renier l’une mène à trahir l’autre.

Il n’est pas impossible de suivre jusqu’au bout le fil d’une même pensée dans la comédie sociale, qui a pour titre le Fils de Giboyer. À présent que nous avons atteint à l’extrême limite où s’est portée l’observation d’Émile Augier, nous comprenons qu’il se soit vivement défendu d’avoir écrit là une pièce politique, au sens courant du mot. Contre certains politiciens, à la bonne heure. « Qu’il eût été un doctrinaire politique consultant, répondait récemment M. Gréard à M. de Freycinet, cela était fait pour nous intéresser et peut-être même un peu pour nous surprendre[3]. » La remarque est pleine de suc. Mais un vieux libéral, de bourgeoise bourgeoisie, avec quelque chose — tout de même — du dogmatisme de M. Poirier, il l’est de naissance, par destination, par tempérament, et par honnêteté. Il n’est la dupe ni des hommes ni des mots, des hommes qui étalent à crédit une foi morte, des mots qui ont perdu leur sens, vaines étiquettes sur des fioles vides. Ici encore, c’est une contagion qui mine les croyances, un scepticisme professionnel, de pacotille et d’intérêt, qui agile ces manœuvriers de salon, de coterie, de ressentiment et d’intrigue :

Ces gens qui par une âme à l’intérêt soumise
Font de dévotion métier et marchandise,
Et pensent rattraper crédit et dignités
À prix de faux clins d’yeux et d’élans affectés…


Et par un contraste profond, une loyauté d’observation inattaquable, l’homme qui représente, en ce milieu où se joue la comédie de la foi, des idées et des convictions, le principe moderne ; le seul qui ait des idées, des convictions, et une foi à lui, en fait litière pour vivre de sa plume et bâcler les déclamatoires litanies des autres. Son heure n’est pas venue. Son fils instruit, enthousiaste, jeune, et qui croit à l’avenir, qui est l’avenir même, en est encore réduit à recopier des discours contradictoires, en attendant que son mérite conquière l’indépendance, et que se lève l’aube du lendemain. Il faut plus d’une génération pour affranchir les petits des intendants et des portiers. Il faut surtout qu’ils échappent à la contagion du moyen âge acharné, mais incrédule. Quant aux autres, ils sont impuissants, parce qu’ils sont indifférents, parce que leurs croyances se sont usées aux menus dépits, aux mesquines rancunes, aux velléités de pouvoir, aux machinations d’un égoïsme aveugle et entêté, parce qu’ils personnifient les différentes variétés du scepticisme clérical, gouailleur chez le marquis d’Auberive (qui, depuis les Effrontés, s’est un peu gâté et barbouillé parmi la politique de chambre), ambitieux et emphatique chez Maréchal, tandis que Couturier de la Haute-Sarthe promène de salon en salon son irrésolution influente, et que dans l’eau bénite et trouble la baronne Pfeffers cherche à pêcher un mari, dont le nom et la fortune réchauffent et commanditent sa religion. Cependant la blague pontifie, s’évertue, s’insinue, de la salle à manger au boudoir et du boudoir au Parlement. Elle descend dans la rue. Elle exerce en plein air. Elle est moins dégagée d’allure que celle prêchée par d’Estrigaud ; elle s’efforce à la tradition ; elle se repait des Pères de l’Église. Mais elle est moderne, quand même, si elle n’est pas aussi fringante. Elle est de son siècle bourgeois par la recherche de la parure et de l’effet. Elle est peuple, aussi, quand il le faut. Déodat la démocratise et la teinte d’argot pour les masses. « Il roule le libre-penseur, tombe le philosophe, tire la canne et le bâton devant l’arche », et les badauds des porches font cercle autour du saltimbanque. « C’est un mélange de Bourdaloue et de Turlupin ; la facétie appliquée à la défense des choses saintes : le Dies iræ sur le mirliton ! » et la vente du journal s’accroît, et la lecture en est une pieuse douceur à tous prudents hypocrites, sages fielleux de toutes oppositions, qui dégustent chaque matin, à jeun, ce breuvage selon la formule, dans l’assouvissement de leur haine impuissante et de leurs ambitions refoulées. « Des mots, des mots, des mots », dit Hamlet. Des articles de Déodat, ou des discours de Maréchal, vanité des vanités, déclamation vulgaire ou ampoulée, ramas de grandes phrases sans idées intérieures, où le zèle s’excite à froid, s’exalte en un mouvement enragé pour le lecteur de la rue, s’épanche en des intonations graves que prolonge encore la ligne du geste, pondéré, sérieux, spécieux et prédicant à la tribune » d’où la blague tombe psalmodiée, solennelle, presque sainte. « Eh ! messieurs, soyez-en bien convaincus, la seule base solide dans l’ordre politique, comme dans l’ordre moral, c’est la foi !…… »

  1. Jean de Thommeray, iii, 1. Dans Gabrielle, iii, 2, Émile Augier avait débuté par faire l’éloge de la province.

    … On dirait, à vous entendra tous,
    Que les départements soient des pays de loups !
    Je vous jure, Monsieur, que ce sont des contrées
    Habitables à l’homme et point hyperborées ;
    Les naturels n’ont pas le cerveau plus transi
    Et l’esprit ne s’y perd ni plus ni moins qu’ici.

    Dans la Jeunesse, v, i, il pose le problème social et moral de la vie des champs.

    Belle morale ! — Eh bien, c’est ainsi qu’à Paris
    Sont contraints de penser les plus sages esprits ;
    La cause ? Encombrement des carrières civiles !
    La cause ? Emportement de nos champs vers les villes…

    Et plus loin, dans la même scène :

    …Rien ne coûte ici des choses de la vie :
    Notre table est toujours abondamment servie ;
    C’est la chasse qui paie avec la basse-cour ;
    Nous avons neuf chevaux, des chevaux de labour.
    Si tu veux, mais qui vont encore à la voiture,
    Et même n’y font pas trop mauvaise figure.
    Nous avons cinq valets, valets de ferme, soit,
    Mais dont le dévouement à rien n’est maladroit.
    Le pain se fait chez nous, et chez nous la lessive ;
    Et la terre est si bonne envers qui la cultive,
    Qu’elle nous donne encore, outre tous ses produits,
    Notre provision de bols, de vin, de fruits.

    C’est comme une ingénieuse adaptation de Virgile.

  2. La Contagion, i, 2.
  3. Discours académique de M. O. Gréard, prononcé le 11 décembre 1891, et dont il me serait indécent de dire tout le bien qu’en pensent les admirateurs d’Émile Augier.