Le Théâtre d’hier/Eugène Labiche

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EUGÈNE LABICHE


I

LE RIRE HYGIÉNIQUE


Il y a deux remèdes à la dyspepsie qui attriste la fin de ce siècle : Vichy et Labiche. Vichy ne réussit pas toujours, Labiche a des effets immédiats.

Vous qui souffrez, maigrissez, perdez l’appétit et le sommeil, et, par un douloureux effort d’analyse intérieure, qui est le plus grave symptôme de la maladie même, avez oublié la douce contraction du rire ; ô vous, désespérés de la vie et de la littérature, cérébraux très précieux, entendez-moi : essayez de Labiche, d’abord par quart de verre (à dose plus forte, l’estomac trop soudainement sollicité regimbe), une heure après le repas, Source Lourcine ou Montaudoin pour débuter ; puis graduez, et absorbez bravement le Chapeau de paille ou la Cagnotte, — même en cinq actes cela devient si léger ! — et les nerfs vont se détendre, la gaîté reparaître, l’imagination, la fantaisie chasser bientôt l’universelle désespérance ; voici que la bouche s’écarte, les lèvres se tirent et se plissent aux coins, le poumon se dilate, la digestion s’opère, et la joie rentre au cœur, par bouffées, parmi les secousses d’un éclat de rire hygiénique. Alors, vous vous écrierez, guéris ou en voie de l’être : « Mon Dieu, que les hommes sont bons ! Que les femmes sont bonnes ! Et que vous êtes bon, vous-même, de nous avoir donné le plaisant spectacle du monde et de la bêtise de nos contemporains, qui me réjouit infiniment ! Je vous loue, ô mon Dieu, d’avoir parfait votre œuvre, longtemps après le septième jour, et créé Labiche, qui ne fut pas un homme de génie, encore qu’il ait fourni bien du plaisir à beaucoup d’honnêtes gens, mais un mirifique entrepreneur de bienfaisantes gaudrioles, un grand pourvoyeur du rire public, avec le tour de tête d’un clown de bon sens, et qui aurait pratiqué Scribe. Vous avez voulu qu’il donnât un perpétuel exemple d’humilité et de charité toutes chrétiennes, en collaborant, pendant sa vie entière, depuis le Chapeau de paille jusqu’au Dictionnaire de l’Académie française ; et il vous faut remercier. Seigneur, de lui avoir accordé quelques qualités assez personnelles, pour que la postérité pût sortir d’embarras, et, parmi tant de collaborations, ne fût point tentée de disputer sur son existence : c’est à savoir, avec la science infuse des tréteaux, une fantaisie abracadabrante relevée d’une langue délirante, au service d’une philosophie pas méchante. » — Ainsi soit-il !


II

LE MÉTIER. — LE VAUDEVILLE


La gaîté de Labiche jaillit à gros bouillons de sa prodigieuse fantaisie. Ses collaborateurs étaient hommes d’esprit. Je suppose que plusieurs ont dû lui apporter des sujets : et ce n’est pas diminuer leur mérite, car plus d’une de ses pièces vaut surtout par l’imprévu et la drôlerie de la situation initiale : l’affaire de la Rue de Lourcine, les Deux timides, Maman Sabouleux, et cette ineffable trouvaille des Suites d’un premier lit. Mais je soupçonne quelque chose qu’assurément il ne leur empruntait pas, quelque chose qui est comme la signature de toutes les œuvres réunies sous son nom, quelque chose grâce à quoi l’idée de la comédie ou du vaudeville apparaît d’un certain biais, qui est à en mourir, quelque chose qui distribue les scènes en un certain ordre insensé, qui fait que l’on se pâme, quelque chose qui flaire les coups de théâtre, où l’on se convulsionne, qui devine les trucs et les procédés irrésistibles, qui ménage les entrées ébouriffantes et les sorties à faire soudainement fuser le rire dans la salle. Cela même est la fantaisie de Labiche, qui oscille entre la cocasserie et l’invention, émoustillée d’ailleurs, plutôt que réglée, par une incomparable possession du métier dramatique. Il semblait que Scribe eût usé de tous les ressorts, éventé tous les secrets de l’habileté professionnelle. Le clavier était établi ; il n’était plus que de toucher juste. À coups de fantaisie, Labiche a presque renouvelé l’instrument, et il a illustré le vaudeville. De sorte qu’entreprendre de démêler son secret, et d’analyser ce don, c’est un peu comme recourir à la recette de Colladan, cette fangeuse recette que vous savez : « Vous prenez une taupe vivante… une jeune taupe de quatre à cinq mois… » Essayons toujours, pour voir, afin de regarder.

Et d’abord, il a une formule de composition, qui fait encore la fortune de ses successeurs. À la logique de la vraisemblance il substitue la logique de l’absurdité. Et veuillez croire que ceci était une vue. Ceux qui déduisent, sur le théâtre, la raison même des événements, aboutissent à une rigueur très dramatique, et reproduisent une image, plus ou moins idéale, plus ou moins morale, de la vie, — de la vie débarrassée ou exempte des mille accidents que, faute d’explication, le hasard endosse. C’est la démarche ordinaire de la comédie sérieuse et moralisante. Mais n’est-ce pas qu’à côté de cette logique rationnelle il semble qu’il y en ait une autre, qui en est comme la parodie, précisément celle du hasard, même aveugle, de imprévu, surtout absurde, qui pourtant se relie en des séries de réjouissantes contingences, et qui, appliquée au théâtre, est grosse d’extravagantes péripéties ! C’est un certain enchaînement de fantaisie délirante et adroite, et je ne sais quelle nécessité à rebours, jamais hésitante ni en détresse, qui spécule sur la complicité inattendue de la bêtise humaine, que nous appelons modestement hasard.

C’était peu d’escompter et d’ordonner l’imprévu. Labiche en a perfectionné toutes les malices. Il ne manque pas de réparer le vieux jeu du quiproquo par une outrance d’imagination franchement délectable. S’il fait une large part à l’occasion et à l’accident, il la fait plus belle encore à l’illusion lourdaude et qui s’épanouit. L’erreur est le fondement métaphysique du vaudeville de Labiche.

Dans la vie de ce monde, comme dit l’autre, où tout n’est que probabilité, nous avons la rage, qui s’exaspère avec la pauvreté d’esprit, de raisonner avec assurance, et de prendre nos petits desseins pour de flatteuses certitudes. Il entre en cette manie un fond d’orgueil héréditaire que la logique de l’absurde se plaît à rabattre ; mais, si les déboires personnels nous sont toujours amers, ce nous est aussi une douceur, un plaisir lénifiant que le spectacle de l’erreur et de la déconfiture d’autrui. De là les plus étourdissantes trouvailles de Labiche, et des scènes qui n’appartiennent qu’à lui. — Une société de la Ferté-Sous-Jouarre débarque à Paris pour y dépenser une cagnotte en plaisirs somptueux. Ils s’abattent sur un restaurant, et se retrouvent au poste. Ils avaient rêvé chère lie ; et sur la paille humide des cachots… ils cuvent leur présomption. C’est proprement une fête, n’est-ce pas ? Tirez de cet absurde mécompte tous les effets qui y sont en germe ; multipliez l’erreur par l’erreur, ou plutôt laissez-la sourdre en cascade : c’est le régal des plus honnêtes gens, qui éprouvent un plaisir continu et varié à se mettre au-dessus de ces imbéciles. La moitié des actes de Labiche tient dans cette formule, et l’autre ne la dépasse guère. Voilà pourquoi il est un habile faiseur de vaudevilles, et un fantaisiste très délicieux. Il a donné le dernier mot de la déduction par l’absurde, de la série fatale… Cela vous a comme un parfum de l’antique (très rajeuni) ; et je signale, en passant, une brillante comparaison à établir entre la Cagnotte et Œdipe Roi.

Même je vois de toute évidence que le génie de la logique est ici autrement complexe et fécond. Car si, à présent, vous combinez le hasard avec l’erreur et l’imprévu avec le quiproquo, vous obtenez des résultats simultanés et fortuits d’apparence, qui quadruplent ou quintuplent le plaisir, selon le nombre des figures ahuries qui apparaissent à la fois en scène. C’est de la bouffonnerie accumulée ; ce sont des explosions « de gaz exhilarant. »

« Cette lettre à son adresse… c’est très pressé. » — « Cette lettre à son adresse… c’est très pressé. » — « Cette lettre… » — « Monsieur le préfet… Monsieur le préfet… Monsieur le préfet… Tiens, il n’y a qu’une course. »

De là encore des actes entiers, comme le quatrième de la Cagnotte, où l’on ne se lasse point de voir tous ces braves gens tomber de piège en piège, d’incognito en quiproquo, et se promener gravement, et se reconnaître piteusement, avec un fil à la patte, au milieu des pièges à loups. C’est elle ! C’est lui ! C’est nous ! À l’autre ! Ah ! le commissaire ! Ce sont eux… toute la bande ! — Vous pensez bien qu’il ne s’agit plus ici de vraisemblance ni d’invraisemblance. C’est de la fantaisie détonnante, à atmosphère comprimée. et dont ni la formule ni les procédés ne nous échappent entièrement. Mon Dieu, que j’aurais aimé à voir Despréaux aux prises avec cette logique-là !…

Joignez la plus folle innovation de Labiche, qu’il n’a recueillie ni du Mariage de Figaro ni de Scribe, la plus impertinente et désordonnée ordonnance de ses vrais chefs-d’œuvre, de ceux du moins qui sont plus véritablement à lui, où l’imagination se meut à l’aise, se démène, en bras de chemise, pour ainsi dire, comme les personnages, tournant, retournant, bouleversant, bousculant, chavirant et reliant d’un fil assez subtil tous les procédés que j’ai essayé de démêler, prenant de l’espace, au grand air, à la promenade, et se donnant libre carrière dans une sorte d’intrigue que j’appellerais volontiers circulatoire.

Le jour où il fit représenter le Chapeau de paille d’Italie, il créait un genre : c’était son Cid, à lui. Ce genre consiste essentiellement à choisir un sujet sans exigences, et qui ne soit point gênant à l’essor de l’imaginative, au besoin à l’escamoter manifestement, jusqu’à la fin, avec assez d’adresse pour avoir l’air de courir après. Alors, la pièce prend tout de suite son allure, l’allure dévergondée, et galope d’emblée, comme s’il y avait un but à atteindre. Où courez-vous, bonnes gens ? Là-bas, assez loin d’ici, par le monde, à travers les arrondissements de Paris, et peut-être dans la banlieue. C’est la comœdia motoria des anciens, le type en est à jamais perdu. Les accidents, les mécomptes, les rencontres et le reste se suivent et se précipitent furieusement ; c’est le plus fantasque périple de Charybde en Scylla, tant qu’enfin lasse, épuisée, abrutie d’acte en acte, l’aventureuse caravane attrape le terme de son odyssée. Tous les incidents y sont de mise, toutes les drôleries y sont de jeu ; c’est de l’imagination débridée, à la course, à la queue-leu-leu ; Fadinard à la recherche du chapeau, la noce à la recherche de Fadinard, et les huit fiacres, et l’atelier de la modiste, et le salon de la baronne, et le bain de pieds : exode burlesque, pendant lequel le rire semble sourdre des dessous du théâtre. Enfin sauvés, mon Dieu ! — Quoi donc ? — Elle a le chapeau — Peuh ! — Mais n’est-ce pas le sujet ? — Peut-être… Voyez plutôt qu’il n’y a point de sujet, point de chapeau, rien de rien, sauf l’inépuisable fantaisie qui entraine la mascarade, et une certaine logique ahurie qui en distribue les étapes, et la soudaineté des hasards et l’épileptique joyeuseté des quiproquos, le fin du fin dans ce genre, dont Labiche a marqué l’apogée, et qui se résume en un mot, celui du factionnaire qui veille à la place Baudoyer : « Circulez ! »


III

LE COMIQUE.


Circulez, pitres suaves, endiablés fantoches, avec cette sérénité de bêtise qui s’étale, cette intrépide cocasserie, qui brûle les planches, et qui vous donne les plus étourdissantes apparences de vérité.

Car il demeure entendu que le grand prestige de Labiche, qu’il s’agisse du dessin des pièces ou des personnages, est encore la gaîté. Dieu nous garde de les prendre trop au sérieux, ces types, ces bons types, qui ont des dehors si bien allants qu’ils ont l’air d’avoir aussi des dessous. Si jamais fantaisiste sans prétention réussit à marquer même ses plus invraisemblables caricatures d’une certaine empreinte de vie, c’est notre Labiche ; et j’ajoute que c’est le meilleur Labiche, le plus étonnant allumeur de silhouettes. Combien de ses rôles — dont l’âme se réduit à un tic ou un mot rencontré — sont enlevés d’un relief incroyable ! Il y a en eux comme une excellence d’illusion théâtrale, à grand renfort de belle humeur, avec une légère dose d’observation point méticuleuse, pleine de sens, cueillie à la fleur du ridicule, plutôt que taillée dans le vif, beaucoup plus expressive et démonstrative que pénétrante, et qui emplit la scène du geste et du bruit de la vie bourgeoise, sous les bouffonnes espèces de bons vivants. Et vraiment, elles vivent, ces figures de fantaisie, grâce sans doute à quelques traits de réalité apparente et surtout extérieure, mais aussi, et d’abord, par le mouvement qu’elles se donnent, et l’inconscience de l’esprit qu’elles ont ou de la niaiserie qu’elles respirent, captivantes de bonhomie et implacables de bêtise.

Cet entrain, cet élan qu’il leur imprime tient, certes, à la force drue de son imagination. Il n’est pourtant pas impossible de saisir les procédés de sa fabrication ordinaire. D’abord il dessine avec netteté ; il accuse les contours ; il appuie sur le crayon ; il exagère le trait caractéristique de la physionomie, la tare plastique, si je puis ainsi dire. Quiconque a vu un rôle de Labiche tenu par Geoffroy ou Hyacinthe est intérieurement déçu, s’il le voit interpréter par un nez différent ou un autre fausset. Les tics, les infirmités, et toutes les misères physiques, indigestions, migraines, maux de dents, sont des ressources inestimables. L’oncle Vésinet est sourd ; Tardiveau transpire lamentablement ; celui-ci a le pied vif, cet autre la main leste. L’un est timide comme une sensitive, l’autre bredouille comme un idiot. Ils ont presque tous un tic qui les envahit, et qui décide quelquefois du sujet même de la pièce. Quelques-uns n’ont de personnalité que le patois qu’ils parlent, alsacien, auvergnat, ou hidalgo : il n’y manque que le bas breton. Personne n’a su appliquer plus jovialement au théâtre la classique théorie des âges. Il n’y fait pas bon pour les femmes de vieillir, ni pour les filles de mûrir. La calvitie est encore une lacune morale, qui n’échappe pas au supplice de la photographie. Je m’en voudrais d’omettre ceux qui souffrent d’un hanneton dans les jambes ou d’une épingle dans le dos ; et enfin je rappelle, pour être complet, le commodor de Papaguanos affecté d’un cure-dents incurable. Ces charges nous prennent, parce qu’elles sont comme l’estampille d’une fantaisie qui ne prétend qu’à nous divertir, — et qui nous divertit, en effet, du souci d’approfondir ce qui se passe à l’intérieur de ces types remuants et gesticulants.

Le bonhomme une fois croqué, le reste s’ensuit. Ils ont le physique de leur moral, ou le moral de leur physique et tous deux peu compliqués. Le sourd est une ganache, le chauve un viveur, l’obèse une bonne bête, et les petites mains ont reçu du ciel le goût de toutes les élégances. C’est une psychologie simple, qui parle aux yeux, immédiatement intelligible par une association d’idées assez rudimentaire. Il suffit à Labiche d’une conversation préliminaire entre domestiques, ou d’un monologue préalable, pour compléter la physionomie par l’esquisse intérieure. Et tout cela est amusant sans effort, bon enfant sans façons. « Voici Monsieur, je me sauve », dit Prunette. Quel Monsieur ? — Monsieur Chiffonnet. — Mais encore ? — Monsieur Chiffonnet qui apparait à la gauche, dit la brochure ; qui a une bande de taffetas sur la figure ; qui tient un rasoir à la main, et qui porte un pet-en-l’air ; qui est sombre, et qui s’avance jusqu’à la rampe sans parler. » Ainsi esquissé, il parle… « Mon coutelier m’a dit que ce rasoir couperait… et ce rasoir ne coupe pas ! Et l’on veut que j’aime le genre humain ! Pitié ! pitié ! Oh ! les hommes… je les ai dans le nez ! »

Vous l’avez entendu : c’est le misanthrope, qui parle du nez ; mais d’abord vous l’avez vu : c’est le misanthrope en petite tenue, ennemi des hommes et des couteliers, un Alceste de coin de feu, l’homme au pet-en-l’air. Toute la philosophie, toute la psychologie, tout l’imprévu, toute la fantaisie du personnage sont résumés dans ce monologue et déployés sur ce pet-en-l’air. Cette misanthropie est d’une inoffensive bouffonnerie ; mais je veux mourir si la suite y ajoute quelque chose. Il y a de même des maris qui se reconnaissent à la canne qu’ils portent, ou à la tête de cerf qui sert de boite aux billets doux, dans leur salon. Et ceci n’est pas un reproche que j’adresse à Labiche, mais une démarcation que je tiens à établir d’abord. Et, au contraire, c’est le signe d’une singulière habileté que ces bonshommes si lestement ébauchés vivent déjà et s’agitent, après deux coups de crayon.

Leur tic ou leur ridicule est souligné. Aussitôt, sans perdre une seconde, Labiche les engage dans le mouvement endiablé, dont il anime tous ses vaudevilles, et, un peu malgré lui, ses plus sérieuses comédies. Cela est simple, cela est fou, à l’ordinaire, cela est d’une invraisemblance qui crie, et qui vit. Il se fait sur la scène un remue-ménage d’événements qui secouent ces braves gens à les démantibuler. Et, comme ils tiennent bon, ils ont, ma foi, l’air d’être des hommes, et pas du tout des mannequins ni des polichinelles. Voyez plutôt Edgard… et sa bonne. Remarquez qu’il ne s’agit pas encore d’apprécier l’idée ni la philosophie de la pièce, si philosophie il y a : nous y viendrons. Je tâche seulement à démêler les procédés de l’invention, et les ficelles qu’elle agite. Et je me demande si le jeune Edgard, ce précoce Trublot d’honnête bourgeoisie, n’est pas déjà tout entier dans la cérémonieuse cravate, dont il s’est vu sangler au début, et qui donne tant de grâce aux exercices gymnastiques qu’il exécute sans fatigue, sans relâche, sans merci, avec bien de la souplesse et un sang-froid vertigineux. Cravate blanche et rétablissement sur les avant-bras, c’est là tout l’homme, pour parler le langage de Bossuet ; ou, pour démarquer celui de Labiche, je ne distingue guère qu’une cravate blanche en proie à des chaussons de lisière. Et comme je ne vois point que le caractère se développe, ni que le jeune homme change de cravate ; comme, d’autre part, j’aperçois nettement qu’il gesticule, se démène, grimpe sur les fauteuils, monte à l’échelle avec des mines de jouer à cache-cache, ou au chat perché ; et comme, aussi, j’en ris de bon cœur, au point d’oublier le peu qu’il est pour l’hygiène qu’il s’impose et l’agilité qu’il déploie, — j’en arrive à croire qu’il est parce qu’il se meut, qu’il existe parce qu’il remue, qu’il prend des apparences de réalité parce qu’il se donne beaucoup de mouvement, et que c’est enfin le mouvement qui prouve l’existence d’Edgard et qui prête vie à ce fluet fantoche préalablement cravaté.

Mais tous ne seraient que des clowns pétulants, si Labiche n’y avait ajouté quelque chose. Et, en effet il y a mis quelque chose, qui est l’esprit, l’esprit clair, naturel, inconscient bon enfant, un peu niais, quand il le faut, et jamais lugubre ni raffiné, certes. Esprit vieillot, disent quelques modernistes, qui n’ont pas assez de dédains pour cette impersonnalité féconde de la verve et de la fantaisie ; esprit au kilog, qui ne rebute ni le calembour ni le coq-à-l’âne[1].

Labiche n’a pas l’esprit de M. Becque : cela est assuré. Ce n’est pas lui qui se travaille à être amer et compliqué, qui affecte la plaisanterie saignante ou d’un pince-sans-rire, qui s’exerce à un certain besoin laborieux et stérile de buriner chaque réplique et d’y sculpter en exergue sa signature, qui se pique d’être suggestif, ou de tailler à même « dans les intimités sanglantes de la vie » ; mais ce n’est pas lui non plus qui a gâté son talent et tari son imagination par cette désolante et dogmatique vanité. Il a été plus modeste, — ou plus habile. Il a peu de mots d’auteurs ; il n’a point de mots macabres, et profonds jusqu’à l’ennui. En revanche, il possède une verve incomparable, toute en dehors, comme ses personnages, et, comme eux, d’une allure effrénée. Imaginez-vous Mâchavoine pessimiste ? ou Poitrinas schopenhauerisant ? voyez-vous Fadinard arrêtant le galop de sa caravane pour décocher un trait d’une portée infinie, et nous plonger en un abîme de réflexions ? Tout dévale du même train, avec la même inconscience, et d’un naturel qui n’y va pas par quatre chemins. Or, ni la fantaisie, ni la verve, dons précieux, ne sont d’aucun effet sur le théâtre, sans le naturel, modeste et détaché, qui, seul, entretient et propage l’illusion, où il faut d’abord atteindre. Mots de situation, mots de nature, mots de métier ou de conditions, tout y éclate comme des fusées, ou plutôt passe comme l’éclair, jette une lueur, produit un crépitement, accélère la marche de la scène, loin de l’arrêter ou de la ralentir. Il a de l’esprit pour notre plaisir, et non pour notre étonnement. Et il nous étonne tout de même, à force de nous amuser et d’avoir tant d’esprit, sans y prendre garde ; c’est une veine de cocasserie, de bon sens, sans amertume, ni pédantisme. Trop naturel pour être pédant, trop pressé pour être amer. Inconscience et mouvement, c’est la supériorité radieuse de Labiche, le bonhomme, lui aussi.

Et c’est aussi la supériorité de ce style indéfinissable, marqué au coin d’une supercoquentieuse et humaine naïveté. On n’écrit point de ce ton ; je crois même qu’on ne parle point ainsi. Qui ne voit cependant qu’il a trouvé le langage le plus apte à ses mirobolantes fantaisies, avec quelques mots de saisissante vérité, semés largement, point enchâssés ? Je ne pense pas qu’on l’accuse jamais de recherche ; et jamais, depuis les Fourberies ou les Folies amoureuses, on n’a écrit au théâtre d’un pareil mouvement. Son style (j’emploie ce mot, faute d’un autre, et je sens bien que c’est trahir l’écriture de Labiche) a trop de rapidité pour se modeler en tirades ; et, en même temps, la science du théâtre y est trop marquée pour que la verve s’en aille à l’aventure. Il est plutôt l’action même et le geste du langage, et comme la physionomie très mobile du naturel parler, avec, seulement, des contours nets, des traits aiguisés, crayonnés, pointillés.

Lisez ses monologues, ou ses plus longs couplets (les couplets de Labiche ! Décidément, cela se dérobe au vocabulaire habituel de l’analyse), vous n’y verrez d’abord que points, petits points, et lambeaux de phrase. On dirait d’un bavardage, à la bonne franquette. Regardez-y de plus près : le trait, le mot d’esprit ou de nature est espacé, en bonne place, un juste moment de la respiration ; et l’ensemble s’allonge, se développe, prend corps, par touches successives, ou, si vous préférez, comme une chaînette, dont il manquerait de temps en temps un anneau ou deux, ou encore, pour mieux parler, comme le propos d’un gai convive, qui aurait une égale horreur des transitions et du repos. Et cela court vite, vite, jusqu’au dialogue, toujours chauffé à haute pression, à grande vitesse. Et cela déraille, et culbute, par-ci par-là, à point nommé. Et les répliques de se croiser, et l’esprit de pétiller, et le rire, oh ! ce rire ! d’éclater comme une bombe. Il a des scènes où tout le monde parle en même temps, où chacun suit sa pensée, et qui vont d’un train d’enfer. Étrange contresens, en vérité, que de vouloir endiguer ce torrent sur les solennels tréteaux de la Comédie-Française, par une dommageable admiration. On ne déclame pas Labiche ; on le joue, on s’y élance, on s’y bouscule, et si l’on s’y essouffle, tant mieux. Cela ne se dit point, mais se nasille, se barytonne, se balbutie, se bredouille, se rit, se pleurniche, au galop, à la volée. Il y faut de la fantaisie, de la rapidité, de la volubilité, et surtout, oui, surtout du naturel, de la simplicité, et quelque douce et modeste bêtise, dont chacun sait que nos grands comédiens sont incapables. C’est proprement une duperie, que d’y faire un sort à chaque mot. Voulez-vous psalmodier des répliques comme celle-ci : « Je ne sais pas faire de phrases, moi… mais, tant qu’il battra, vous aurez une place dans le cœur de Perrichon… » ? ou marteler des aphorismes de ce goût : « Les femmes aiment à s’appuyer sur un bras qui porte une épée à sa ceinture… » ? ou détailler l’infinie tendresse de ce sermon familial : « Mes enfants, c’est un moment bien doux pour un père, que celui où il se sépare de sa fille chérie, l’espoir de ses vieux jours, le bâton de ses cheveux blancs… » ? Toute cette gaité veut être enlevée gaîment, et avec brio, comme elle fut notée plutôt qu’écrite, à la franquette, à la voltige, tout jusqu’aux plus innocents marivaudages : « Pas de manière ! va me chercher, sans murmurer, une chope-bière, dans laquelle tu émietteras un verre de cognac… », jusqu’à ces vocables, qui sont comme la poussière aveuglante de ce style sans cesse balayé par les courants d’air de la scène : « Alors vous me refusez ? » — « Douloureusement… » — « Comment trouvez-vous cette robe ? » — « Frissonnante ! frissonnante ! »

Mouvement, inconscience, naturel ; inconscience, naturel, mouvement ; brouhaha, fureur de gaité, éclats de fantaisie… Quoi encore « C’est tout, c’est bien tout, je pense, le style de Labiche, l’originalité de son théâtre, et la vie de ses personnages… — Dieux bons ! j’ai pensé oublier le costume et le magasin des accessoires !

IV

L’OBSERVATION


Doit-on le dire… ?

Qu’avec tout ce brio Labiche est un maître inférieur ? Je ne dis pas cela, puisqu’il a mis en œuvre une fantaisie qui nous désopile la rate. Que dans cette production considérable (au point que l’éditeur n’a eu ni le loisir ni le courage de tout réunir en volumes), on ne trouverait pas un type véritablement vrai, d’une vérité un peu plus profonde et intérieure ? Je ne dis pas cela, puisqu’on me renverrait sur-le-champ, avec quelque mépris, à M. Perrichon.

Mais je dis que c’est gâter l’admiration due à Labiche que la vouloir pousser trop avant ; qu’à être plus ambitieux pour lui qu’il ne le fut lui-même, on fait pièce à sa mémoire ; qu’il ne faut pas tirer le cordonnier de la chaussure, « ne sutor ultra crepidam », ni demander à Labiche des « idées philosophiques et d’une belle force », comme on l’a écrit sans rire, ni même sonder avec trop d’insistance le peintre de caractères.

 En revenant de Cadix,
 Nous étions dix ;
 En arrivant à Melun,
 Nous étions un…

Ils sont cent, deux cents, que sais-je ? Et ils sont un, les bonshommes de Labiche. Ils sont un, qui font du tapage comme cent et deux cents : empiégés dans les réseaux assez lâches d’une douce petite morale bourgeoise et peu exigeante, parmi les embarras et quiproquos d’une cérémonie civile, assez indifférente de soi, qui est le mariage, à tous les degrés, aux deux périodes, avant et après. Ils sont un, et ils n’ont guère qu’une idée : jamais Aristote ne fut à ce point satisfait.

Pourquoi demander à Labiche les vues profondes d’un Augier ? Il attrape des traits de mœurs, qui sont en même temps des traits de caractère, au petit bonheur. L’observation y est souriante, et superficielle ; quant à la psychologie, il la faut chercher ailleurs, s’il vous plaît. Il se danse là une sarabande autour du mariage, qu’on se garde bien d’envisager en ses conséquences graves : la petite oie et les petits popismes suffisent. C’est la kermesse de la comédie sociale, à grand renfort de ridicules postures et de joyeux propos ; et du bon sens, à satiété, exempt de déclamation autant que de prétentieuse satire.

Avant le mariage, c’est la diplomatique gaucherie des parents, qui s’étale dans le Point de mire, le Choix d’un gendre, la Station Champbaudet, la Poudre aux yeux, v’lan dans les yeux ! Ce sont les premières entrevues, où personne ne se doute de rien, savez-vous, mais où chacun s’observe et se guette, en tapinois ; et les insidieuses adresses et la tactique transparente des mères ; c’est la chasse aux écus, et les demandes bredouillées par manière d’excuses, et les ruptures inattendues, et les obstacles à claire-voie dont nos mœurs longtemps perfectionnées ont empêtré l’amour légitime : des scènes de mœurs, toujours, des scènes rencontrées et drolatiques, d’une malice peu agressive, et qui égratigne légèrement. Et aussi, c’est le ramage féminin, dont les sous-entendus éclatent aux yeux, dont la grimace et les mômeries, encore un coup, sont mises au jour avec quelque outrance, et de la gaité, à souhait. Mais je cherche une mère qui ait une passion, un caractère, parmi ces finaudes ou tracassières perruches, un travers même un peu plus significatif que l’esprit grincheux de Mme Perrichon, quand elle n’a pas pris son café. Je cherche un type féminin, où l’auteur ait « gratté le salsifis ». Je ne découvre qu’une atmosphère bourgeoise, avec tous les ridicules de surface qui apparaissent avec le bout du nez et que chacun porte sur soi comme une enseigne : des entours plaisants, et point de dessous, et à la bonne heure. Qu’on me parle de la bonne humeur qui y règne : d’accord ; mais pour Dieu, laissons la philosophie et la profondeur ! Rappelez-vous une jolie scène de la Poudre aux yeux, la discussion du budget d’un futur ménage, entre belles-mamans.

« Dès demain, nous leur chercherons un appartement. » — « Un entresol ? » — « Oh ! c’est bien bas un entresol. » — « Un second ? » — « C’est bien haut, un second. » — « Alors, un premier ?… C’est une affaire de cinq à six mille francs. » — « Mettons dix mille francs… Appartement, toilette, voiture, un petit cocher, six, douze, dix-huit, vingt-quatre… Total vingt-quatre mille francs… Cela me parait bien… » — « Ce n’est pas trop. (À part). Ils doivent donner une forte dot. »

Voilà qui est bien vu et bien venu : cette émulation de la vanité est de bonne bourgeoisie, et le mot de la fin peut passer pour un trait de mœurs, par-dessus le marché. Qu’on me dise si dans cette scène et dans les voisines, apparaît un caractère, si la psychologie de Mme Malingear en est plus complexe et pénétrante, parce que la bonne dame vérifie le livre de sa cuisinière, et si une mère, qui marie sa fille, n’a point de soucis plus intimes, de travers moins extérieurs, de passion moins banale, moins commune à toute sa classe, ou sa caste, comme il vous plaira, et qui donneraient proprement une âme à cette estimable et presque anonyme ménagère. Je cherche une mère, et je n’en trouve qu’une, qui s’est faite homme par aventure : M. de Vancouver, le papa de son Isménie. Et pareillement, il n’y a dans toute cette œuvre qu’une petite fille, qui voudrait bien se marier, qui sait la grammaire, qui pratique le piano, le même piano bourgeois, d’occasion, et qui en « joue » suffisamment, trop suffisamment pour mon goût. Avant le mariage, c’est le triomphe de l’unité.

La diversité n’est qu’apparente, après. Amants et maris vivent, en bon accord, sur un même fonds d’une morale, qui n’est ni désolante ni triste, mais édifiante au contraire, et fertile en conséquences agréables et soudaines ; et ainsi, comme il sied à une famille unie et de belle santé, ils se ressemblent cordialement. Aux différentes étapes de la vie, quel que soit leur état civil, ils sont les représentants sur terre de cette maxime réparatrice : « Le plus heureux des trois n’est pas celui qu’on pense », les prédicateurs attitrés d’un nouveau Testament, dont je cite l’essentiel verset :

« …Ils ne sont pas à plaindre, les maris… Oui, je sais qu’il y a le petit inconvénient… Mais puisqu’ils l’ignorent ! À part cela, de quoi se plaignent-ils ? Nous les soignons, nous les dorlotons, nous les mijotons. Ils sont gras, roses, frais, gais, superbes… tandis que nous, les amoureux, nous sommes maigres, jaloux, craintifs, tremblants… »

Vous voyez de reste qu’ils différent seulement par le physique. Et encore, est-ce bien dit ? Tous sont gras, roses, frais, ou en voie de le devenir. Le serein, l’épanoui Marjavel, le plus heureux de tous, est le maître du chœur, de ce chœur de maris, et d’amants, qui sont de seconds maris, ou des maris en apprentissage, des maris de demain pleins de déférence pour ceux d’aujourd’hui : Roméos apprivoisés et enrégimentés, succédanés de Marjavel. En vérité, je ne sais pourquoi les tribulations de M. Ernest m’apparaissent comme les petites misères, les épreuves préliminaires d’un noviciat, dont j’entrevois la fin. Ou plutôt, j’en crois distinguer la raison avec assurance : au fond, même morale, même physionomie, à la réserve du tour de taille ; tous maris, tous bourgeois, tous frères et un peu siamois, tous Célimare dans les moelles. Ils le sont, le furent, ou le seront. Il l’est.

De ces ressemblantes ébauches est sortie un jour, je ne dis point par hasard, la vivante figure de M. Perrichon, le carrossier, le bourgeois, le Marjavel honoraire, le Célimare in partibus, et aussi le Tartarin du Marais. C’est le chef-d’œuvre de Labiche ; cela ne fait pas question. Mais, dussé-je passer pour myope, je ne résiste pas à l’envie d’écrire que celui-ci encore, qui est un type d’une réalité amusante, a plus de physionomie que de caractère. Je m’explique. Mettons tout de suite à part, si vous y consentez, cette trouvaille du double sauvetage, et des contraires effets que l’auteur en a tirés. Reconnaissons une tentative d’analyse pénétrante, et même une vérité assez générale pour dépasser de beaucoup le type que Labiche dressait en pied. Il en jaillit des mots de nature ; il en naît des scènes supérieurement enlevées, de la meilleure comédie. Il le faut proclamer sans détour, l’occasion étant presque unique.

Est-ce à dire que tous les traits soient de même valeur, et marquent une observation aussi profonde avec une égale et sûre continuité d’analyse ? N’est-il pas manifeste, malgré le plaisir incessant qu’on éprouve, que le Perrichon des deux premiers actes est autrement étudié et fouillé que celui des deux autres ? Au début, nous sommes, cette fois, en présence d’un personnage complexe : importante naïveté, bonhomie décorative, un certain goût des phrases sonores, et l’héréditaire abaissement aux petits détails, les sentences de M. Homais et la minutie d’un caissier fidèle, les brusques élans et les sages retours de M. Prudhomme, les timides audaces et l’héroïsme précautionné, et, brochant sur le tout, une avidité d’être quelqu’un parce qu’on possède quelque chose, tout cela constitue les éléments d’un caractère analysé, ordonné, animé. Dès le troisième acte, l’observateur se fatigue et appelle la fantaisie à la rescousse. À présent les événements s’accumulent, les scènes se pressent, les effets scéniques abondent, les traits s’accusent, et l’on voit poindre la caricature. J’aime la prudence avisée qui tâche à dépister la douane ; mais pourquoi la scène de provocation et d’excuses ? Est-ce que ceci est de la même venue et témoigne d’une égale mesure ? À faire de ce brave homme un lâche, est-ce qu’on n’essaie pas de nous donner le change, en riant ? Et je crois entendre ici le rire qui égaie la Commode de Victorine ; j’ai rencontré ce commandant matamore quelque part ; c’est un bretteur de vaudeville. L’invention du fait-divers, inséré dans les feuilles publiques, ne me déplait point ; je goûte cette innocente réclamé, et je songe aux géniaux épigones de M. Perrichon ; mais pour le tableau, qui doit représenter le Mont-Blanc et Lui, Lui et le Mont-Blanc, heu ! c’est trop. Le stratagème est ingénieux et drôle ; mais pour vrai, c’est une autre affaire. La charge s’est substituée à l’observation.

Un peu plus tôt, un peu plus tard, c’est toujours elle qui prend le dessus chez Labiche : et cela vient justement de ce qu’il voit gros, de ce qu’il observe en surface, de ce qu’il n’est jamais à court ni de verve, ni de gaité, ni d’esprit, mais de matière psychologique et d’étude intérieure. Et cette pénurie, ou cette insouciance, se montre davantage aux pièces dont l’idée première semblait plus sérieuse ou plus ambitieuse ; dès qu’il touche aux nuances et aux sentiments délicats, il a la main lourde, et s’échappe promptement dans la sentimentalité de mélodrame : témoin quelques tirades des Petits oiseaux. Les demi-tons lui sont interdits, parce que, décidément, il n’a pas l’accès, des âmes.

Il y aurait quelque inconvenance à insister, après trente ans passés, sur l’indiscutable échec de Moi, si cette comédie psychologique ne faisait paraître combien Labiche est rebelle à la psychologie. Si jamais œuvre fut destinée à être une peinture de caractères, c’est assurément celle-là, dont l’égoïsme est le sujet et l’unique ressort. On a dit que la majesté de la Comédie française avait « amorti ses qualités natives ». J’estime que c’était un tour aimable pour dire que le talent des comédiens n’a pu glisser dans la pièce la qualité indispensable, qui en était absente. Elle est lourde, bien qu’habilement construite ; ennuyeuse, encore que pleine d’esprit ; elle contient des scènes déjà vues, ne fût-ce que dans Molière, d’une imitation presque gauche, et d’autres scènes, qui sont de premier ordre ; elle est constellée de mots heureux, que la charge gâte à tout moment. Mais surtout, dès que l’auteur s’applique à l’étude de ce sentiment subtil et humain, qui est l’égoïsme, il nous donne le plus fâcheux régal de mauvais goût et de coq-à-l’âne inconscient. Il faut citer, même avec quelque ennui de mettre en pleine lumière l’erreur ou l’impuissance d’un homme, d’ailleurs si étonnamment doué. Qu’est-ce que l’égoïsme ? Qu’est-ce que le moi ? Lisez, disciples de Stendhal, et soyez édifiés…

« C’est un composé de tous les organes qui peuvent m’apporter une jouissance… C’est ma bouche, quand elle savoure une truffe moelleuse, mes yeux, lorsqu’ils se reposent sur une jolie femme, mon oreille, quand elle m’apporte l’écho d’une musique digestive et peu savante… Le cœur n’est pas de la maison… C’est un invité, un noble étranger, qu’il est impossible de jeter à la porte, malheureusement… mais qu’il faut rigoureusement surveiller, sans quoi il nous ôte le pain de la bouche, et jette, par toutes les fenêtres, notre argenterie aux passants (que de métaphores ! et ce n’est pas tout). » — « Alors, si je vous comprends bien, vous faites de l’homme, de l’individu, une espèce de fort blindé et cuirassé (oh ! oh !) sur la porte duquel vous écrivez : Moi, moi seul ! Eh bien ! nous autres marins, c’est d’un autre œil que nous voyons les choses. Vous dites : moi ; nous disons : nous. De tous nos organes — je prends votre mot (nous n’y tenions pas absolument), celui que nous estimons le plus, c’est le cœur !… Et ce n’est pas un hôte que nous surveillons (bon ! il prend aussi l’image), mais un maître auquel nous sommes fiers d’obéir (tremolo à l’orchestre, — crescendo)… C’est ce maître qui nous enseigne la religion du dévouement, qui nous dit que Dieu ne nous a créés faibles que pour nous forcer à nous rapprocher, à nous aimer, à nous secourir… Les sauvages, les sauvages eux-mêmes (une page des Incas ? ou le supplément au Voyage de Bougainville ?) ont la conscience de cette solidarité humaine… Oui, jugez-en !… C’est au milieu d’eux que nous avons été débarqués, mon cher malade et moi… Accueillis d’abord avec défiance (comme dans tous les hôpitaux), quand ils virent que l’un de nous souffrait, poussés par la sainte loi de la compassion, ils s’approchèrent, ils vinrent à nous, ils nous ouvrirent leurs cabanes… Lorsque plus tard, enfin, je voulus remercier le chef de cette petite tribu (parabole du cacique !), il me répondit : « L’homme se doit à l’homme ; autrefois, nous vivions isolés, et nous dormions sous le ciel. Un jour, l’un de nous voulut se bâtir une cabine. Il abattit un chêne ; quand le chêne fut à terre, il s’aperçut qu’il était trop faible pour le soulever ; un autre homme passa ; il l’appela, et lui dit : « Aide-moi à porter mon arbre ; je porterai le tien… »

Et c’est tout justement la différence de l’égoïsme et du socialisme. Cette page vous donne-t-elle bien du regret, que Labiche n’ait pas cédé plus souvent à la tentation d’élever son genre ?

Elle explique, au moins, les inégalités qui firent tomber la pièce. À cette comédie de caractères ce sont les caractères qui manquent le plus. Faut-il redire que plusieurs scènes y sont enlevées de main de maître, et notamment celle qu’Émile Augier signale dans sa préface ; et que les mots abondent, drus et de forte sève ? Mais scènes et mots ne sauraient, en cette occurrence, remplacer l’analyse défaillante et le dessin incorrect des personnages. Une peinture solide ne consiste pas seulement en des touches successives et multipliées. Il y faut encore une ordonnance pénétrante, et une certaine unité secrète, qu’on chercherait vainement ici. L’égoïsme de Dutrécy se manifeste par des signes de valeur très différente. Pour nous donner une idée de l’égoïsme, on commence par une définition de la douche et du massage. Psychologie de l’hygiène. Puis c’est un homme d’affaires, à la piste d’une occasion superbe. Jean Giraud vous dira que les affaires sont les affaires, et qu’il n’y faut point mêler le sentiment. Psychologie à côté. Voulez-vous de l’invraisemblable et de la charge ? On en a mis aussi. Dutrécy apprend qu’on lui ramène sa nièce : il avait oublié qu’il en eût une. Psychologie du distrait. Son neveu revient d’Amérique : avant de l’embrasser, il demande au brave enfant s’il rapporte des cigares. Psychologie du fumeur. La Porcheraie hésite entre deux invitations. Il compare les menus. Psychologie du gourmand. Et toujours psychologie à côté, ou alentour, et qui s’en tient à l’écorce, qu’il faudrait une fois entamer. Les traits s’accumulent, mais n’enfoncent point. Il n’est pas jusqu’à l’amoureuse illusion, à laquelle Dutrécy s’abandonne finalement, qui ne soit à peine indiquée et de médiocre intérêt. À l’origine, elle est assez finement notée, parce qu’il suffit encore d’un tableau d’intérieur, d’un jeu de scène, et d’un certain tour d’esprit pour la définir. « Et comment ce mal vous est-il survenu ? » — « Je n’en sais rien… En la regardant ranger les armoires… Elle a fait mettre mon linge et mes habits en état… » Toute la deuxième scène du IIe acte est écrite sur ce ton délié et comique. Mais d’amour, de lutte, point. Un véritable égoïste, qui n’est plus un chérubin, aurait des hésitations, des reculs, des transports aussitôt réprimés, et tout de suite renouvelés par l’inclination invincible et obstinée. Du moment que Dutrécy, un égoïste de contrefaçon, ou d’allures seulement, a bifurqué sur cette voie, il s’y engage sans barguigner : c’est une belle cure à l’honneur de l’Amour. Il est vrai qu’il suffira d’un médecin spirituel et d’une ordonnance fallacieuse pour que son Moi bifurque derechef, et s’oriente de nouveau, et revienne à cet égoïsme, dont il avait pensé guérir, sans trop de peine. Changement à vue : nous parlerons une autre fois, si vous voulez bien, des mérites de l’analyse.

Notez d’ailleurs que tout le monde évolue ici avec la même désinvolture, l’oncle et le neveu, pareillement amoureux de la petite fille, et soudainement détachés d’elle, parce qu’elle a les yeux gris, et non pas bleus, d’aventure. Demandez à Molière si Harpagon a des passions aussi malléables, et à M. Alexandre Dumas fils, si Giraud s’embarque de léger dans les hasards du cœur. Et demandez encore à l’un et à l’autre si l’égoïsme même, qui est le substratum de toutes les passions, ainsi dépouillé, et dénudé et réduit à sa plus simple expression, n’est pas un sentiment trop abstrait pour fournir le sujet d’une pièce en cinq actes et le développement d’une peinture de caractères qui veut d’abord être circonscrite et précisée pour être observée avec quelque puissance. L’avare, l’amoureux, le don Juan, le misanthrope même représentent tous des variétés de l’égoïsme ; seulement, quand un observateur, psychologue et philosophe, entreprend de mettre l’un ou l’autre à la scène, il commence par marquer profondément la différence de l’égoïste, qui est un avare, et de celui qui s’abandonne à la misanthropie. Et s’il lui venait une idée de grande envergure, à savoir que l’absolue vérité et la parfaite franchise sont des contre-sens ici-bas, il écrirait une œuvre moins amusante, peut-être, mais plus humaine et fouillée que le Misanthrope et l’Auvergnat, qui passe, depuis des années, pour la quintessence, non pas de la fantaisie, mais de la philosophie expérimentale ou de la métaphysique transcendante de Labiche.


V

La conclusion ?

« Un homme ne doit cesser de rire que lorsqu’il a perdu ses dents. » — En vertu de cette maxime, et dans cette exacte mesure, Labiche est un maître, et son œuvre un spécifique.



  1. Ce n’est pas à dire que Labiche n’ait parfois dépassé la mesure. Je ne me pâme pas à « Cléopâtre qui s’est poignardée… avec un aspic » — ni « aux tigres, ces reptiles, qui viennent déposer leurs œufs dans le nid des colombes. » C’est parfois du Paul de Kock, épaissi et enniaisé.