Le Théâtre d’hier/Introduction/Hier et Aujourd’hui

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INTRODUCTION


I

HIER ET AUJOURD’HUI.


Ceci est un livre de bonne foi, dont le titre est sans malice. Succédant au romantisme, une autre évolution dramatique semble à présent accomplie, qu’il importe à cette heure même d’étudier d’ensemble, et qu’on peut résumer sous cette rubrique : le Théâtre d’hier.

Un souffle de renouveau a traversé la scène. Un Théâtre libre s’est constitué, où d’ardentes aspirations enflamment les esprits et activent la production. Les maîtres d’hier s’effraient de voir où ont abouti leurs tendances, qu’ils ne reconnaissent plus. Il n’est pas jusqu’à M. Henry Becque, que cette généreuse jeunesse proclame divin, qui parmi les douceurs d’une légitime fierté ne doive ressentir quelque effarement de son apothéose. Le piédestal qu’ils lui ont élevé, l’isole en le grandissant. Ils l’ont quasiment relégué dans l’Olympe, comme Lucrèce fit ses dieux inertes. En vérité. dans cette fournaise dramatique, dont il convient de louer le labeur, mais où trop souvent sur l’enclume sonore se forge et se tenaille le scandale chauffé à blanc, on n’adore aucun dieu, on ne reconnaît aucune loi, on peine d’ahan, avec confiance, dans l’anarchie. Plusieurs talents s’y sont révélés, qui grandiront ailleurs, sous le bénéfice d’une autre discipline artistique. Car on y « fait du théâtre », ainsi que jadis on faisait des fables, un peu tout le monde, chacun à sa façon et sans façon, au hasard de la fourchette.

Les critiques instruits et compétents sont fort en peine : ils épient l’occasion d’encourager, et le plus souvent hésitent ou se désespèrent. Ils accueillent l’effort, surveillent le symbole, guettent les révélations exotiques : sur quoi ils se rabattent pour se consoler du reste.

Cependant les ardélions de l’anarchie clament et entretiennent un tel tapage, que le public ahuri ne s’y reconnaît plus, n’entend plus ses guides, ne sait plus ce qu’il veut, ne veut point ce qu’on lui impose. Étourdi de cette bruyante confusion, il prend son plaisir où il le trouve, sans équivoquer sur la qualité, s’empresse au plus béotien vaudeville, se conjouit aux insanités de la chansonnette. S’il ne réclame plus les ours et les gladiateurs, c’est qu’il se plait mieux aux matchs de la vélocipédie.

Et puis, on se lamente sur ce goût si français du théâtre, qui se perd, quand c’est le goût tout court qui disparaît, quand toute règle est détestée, toute mesure méconnue, alors que le sens du beau s’émousse par l’abus de toutes licences et trivialités féroces. C’est un désarroi de la conscience littéraire. On semble avoir perdu jusqu’à la faculté d’acheter le plaisir esthétique au prix de quelque peine. Tout ce qui n’amuse pas immédiatement et directement, ennuie. Le scandale même nous lasse : on nous en a trop donné. Demanderez-vous au public d’être plus délicat que la plupart de ceux que l’on voit prendre en main la mission de l’éclairer ? Les mots ont perdu leur valeur ; la moindre drôlerie est saluée du nom de chef-d’œuvre ; le parler français n’a pas de terme assez fort pour célébrer les mérites de l’opérette ou de la pantomime. Il y faut les sonorités de l’italien ; « brio », « maestria », « diva » (diva !) saluent la voix blanche et les minauderies pincées de la chanteuse en renom.

Et ainsi, une brillante période de l’art dramatique s’achève dans le désordre artistique et moral. « Je me sens dépaysé dans mon pays, disait Émile Augier. Il me semble que mes congénères ont changé de mœurs et de langage. On se pâme à des audaces où je ne vois que des fautes de goût, et devant des virtuosités où je ne trouve que des fautes de français[1]. » Manque d’en chercher les raisons profondes, on crie haro sur Scribe. On l’accuse d avoir ravalé, monnayé le théâtre. Et il est vrai que ce pelé, ce galeux ne s’en peut plus défendre.

  1. Émile Augier, par Edouard Pailleron, p. 15.