Le Théâtre des Chinois/Avant-propos

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. i-xii).


AVANT-PROPOS


UN REVENANT


Molière, le plus grand des hommes, est le patron de tous les audacieux, lui qui a fait monter la honte au front de tous les pédants : précieuses et ignorants, marquis et beaux esprits, et dont les satires ont conquis plus de progrès que les révolutions. Qu’a-t-il fait, lui comédien, dans un temps où cette profession déshonorait, pour battre en brèche la cour et renverser les préjugée de la fausse science ? Dire son mépris de ce qu’il méprisait : rien de plus ! — pardon : c’était signé Molière. Ah! la magnifique et virile comédie ! Cet homme qui n’est rien socialement et qui se grandit au-dessus de tous, à une hauteur où n’arriveront jamais ni l’argent, ni la noblesse, ni le pouvoir royal : les couronnes et les sacs d’écus n’élèvent pas aussi haut !

La première fois que j’ai pu lire Molière, je n’ai su ce qu’il fallait le plus admirer de son courage ou de son génie ; mais j’ai imaginé qu’il avait dû éprouver une sorte d’effroi à la pensée de livrer seul un tel combat. Vit-on jamais un pareil spectacle : une troupe de comédiens osant attaquer de front les courtisans de Louis XIV ! Toutes les vanités reléguées à leur rang ! Tous les faux savants coiffés du bonnet d’âne ! Tous les dévots hypocrites marqués au fer rouge et confondus pour toujours avec Tartufe ! N’avais-je pas raison de dire de Molière qu’il était le patron des audacieux ?

La transition est violente : c’est un Chinois qui rend cet hommage à Molière, et qui voudrait se dire de ses disciples pour faire excuser la hardiesse de ses pensées. N’ai-je pas entrepris de défendre nos antiques institutions et nos mœurs contre le mépris par trop despotique de l’Européen. (Je laisse de côté les choses de la politique qui n’ont jamais créé que des malentendus, et ont excité les divisions.) N’ai-je pas imaginé de détruire un préjugé ? Tel a été, en effet, le but que je cherchais à atteindre ; mais mon sujet m’a entraîné plus loin, et je me surprends moi-même prenant goût à écrire. C’était chose prévue : quiconque tient une plume met une voile à sa pensée, et le vent qui passe entraîne le frêle esquif jusqu’aux rives où se construisent les châteaux en Espagne. C’est ainsi que de simples notes sont devenues un volume :


Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs.


Cela était trop « cœur humain » pour que j’aie pu résister à la tentation : elle était au-dessus de mes forces.

J’ai vu les choses d’Occident comme pourrait les voir un revenant d’un autre âge, qui se serait trompé de date, et, se croyant à la fin du monde, se serait ressuscité. On dit quelquefois sous forme de plaisanterie : « Si nos ancêtres sortaient de leurs tombes, que d’étonnements ils éprouveraient! » Sans doute ! — Je suis un peu semblable à ce revenant ; mes ancêtres n’ont pas été aux croisades et, si je devais remonter le cours des siècles, je crois que, même chez les Celtes, il me serait difficile de découvrir un cousin.

J’étais donc un sujet excellent pour recevoir une impression. On comprend ma pensée. Celui qui entre peu à peu dans la connaissance de son siècle parla méthode lente et progressive de l’éducation ne peut être assimilé à celui qui pénètre tout d’un coup dans le même domaine. D’un côté, il y a l’initiation par degrés, et, de l’autre, un éblouissement subit, une violente secousse, une sorte de tremblement de terre... dans l’esprit. Lorsque j’ai su la langue française, j’ai voulu tout lire avant d’aller voir. Ayant une confusion de toute chose et n’ayant pas fait grande attention aux dates, je m’imaginais rencontrer et Montaigne et Pascal, et Molière et Corneille.

Je croyais, poursuivant mon espérance, arriver à temps et entendre Mirabeau !

J’avais l’illusion d’un lettré français qui viendrait à apprendre qu’il n’a qu’à s’embarquer pour aller applaudir Démosthène à la tribune, ou assister à la première de Philoctète, de monsieur Sophocle, de l’Académie hellénique. Se représente-t-on un savant de l’Institut recevant une lettre affranchie d’Euclide demandant des nouvelles de son postulatum ? Et Rome ! Quel ravissement d’aller ruraliser avec le bon Horace, ou de venir consoler Ovide dans son exil, pour lui reprocher son solus eris ! J’ai eu toutes ces imaginations, et, pareil au fou d’Athènes qui suppliait qu’on lui rendît sa démence, j’aimais mes fantômes. Ils se sont dissipés : ainsi les brumes, le matin, dans un ciel d’Orient. On en aime les arabesques étranges, ombres projetées d’un monde idéal ; puis la vision s’évanouit, le soleil ardent a mis en déroute toutes ces armées de nébuleuses et de rêves.

Il est certain que, au point de vue psychologique, mon cas est assez extraordinaire.

J’ai entendu une fois un très charmant esprit envier mon sort, mais avec un enthousiasme émouvant ! Savez-vous pourquoi ? parce que je n’avais pas lu Balzac : « Que vous êtes heureux, me disait-il, vous allez lire Balzac pour la première fois ! » Et c’était vrai, ce qu’on me disait là. Quelles sont donc les joies de la vie comparables à celles-là ? Je me rappelle avoir lu un fragment de Bernardin de Saint-Pierre, où l’auteur de Paul et Virginie décrit, avec le ton d’un homme heureux, qu’il a vu moissonner deux fois dans le cours de la même année, au Cap et à son retour en France. Voilà un impressionniste qui m’a tout à fait plu ; c’est d’une philosophie peu compliquée, mais comme le sentiment est pur au fond de cette pensée !

Ces opinions donnent la mesure des plaisirs que procurent les lettres ; mais qui les comprend dans la foule ?

Aujourd’hui, n’est-ce pas le petit nombre qui s’adonne aux lettres ? et, parmi ceux-là, combien font la guerre aux théories pour avoir l’honneur d’avoir renversé quelque chose ! L’école d’Érostrate a toujours des disciples. Les grands siècles littéraires sont devenus des naïfs ; on ne lit plus le XVIIIe siècle, sous prétexte qu’il n’est pas assez instruit. Il enseigne le goût, la précision, les tours harmonieux et délicats qui donnent de la grâce à la pensée ; il est distingué et spirituel ; ce n’est pas suffisant, il n’est pas instruit.

Les lettres seront-elles plus florissantes parce que l’esprit aura plus de science ? Il y a, à mon humble avis, plus de ressources dans la pensée nue que dans les encyclopédies les plus volumineuses, où l’on apprend tout, mais rien de plus. Le temps que l’on emploie à entasser des formules et des principes est perdu pour les lettres, parce que le lettré qui comprend la dignité de son talent n’est pas autant attaché à ce que le vulgaire peut savoir qu’à ce qui est inconnu. C’est la pensée qui découvre ; elle découvre avant l’expérience. Le Odi profanum vulgus m’a toujours paru être le mépris de ce qui est connu. Une chose découverte n’a plus qu’un intérêt de second ordre. Elle pourra passionner un conservateur de musée ; mais un lettré ne s’intéresse que dans la découverte : c’est le coup de feu du chasseur, après de longs détours patients.

Un érudit n’est pas autre chose qu’un collectionneur ; il vous donnera de bons renseignements. Un savant est un penseur, il vous éclairera.

A quoi bon ces mépris des grands siècles littéraires, qui sont la gloire la plus pure d’un peuple ? savent-ils moins, parce qu’ils sont moins instruits ? Un ancien a dit qu’il ne savait qu’une chose, c’est qu’il ne savait rien. Il fallait être très fort pour dire cela.

J’en reviens à ma proposition, que la pensée seule fait valoir l’homme. Apprendre ne vaut pas chercher ; et, parmi les grands hommes qui ont fait faire un pas en avant à leur siècle, parmi ceux qui ont laissé dans un immortel souvenir l’empreinte de leur âme, combien qui n’étaient pas des érudits ! Croyez-vous que celui qui a écrit cette pensée : « Si vous avez quelque passion qui élève vos sentiments, qui vous rend plus généreux, plus compatissant, plus humain, qu’elle vous soit chère[1] ! » croyez-vous qu’il l’eût mieux exprimée, s’il eût été un érudit ? Je crois plutôt qu’il ne l’aurait peut-être pas exprimée ; car les sciences ont généralement le don de dessécher l’âme, de la rendre antipathique aux misères humaines, comme les richesses étouffent dans le cœur tous les germes d’où pouvait sortir la fleur de charité. C’est une sorte de justice : un instruit n’est qu’un plagiaire. Écoutez un savant ; sa conversation vous charme ; il a un ton naturel et simple qui séduit ; il paraît réfléchir avec vous, il cherche, il approfondit. Un instruit vous assourdira de théories ; vous lui demandez son avis, il vous répétera celui des autres : c’est un phonographe.

J’ai observé toutes ces nuances avec la curiosité d’un ancien qui, sans transition, se serait vu transporté en pleine société moderne. Les étrangers, dit-on, jugent mieux des ressemblances ; et, à ce point de vue, mes impressions n’ont peut-être pas été celles de tout le monde.

Il y aura de même bien des faits qui paraîtront fabuleux a mes compatriotes lorsque je leur en ferai la relation, et qui cependant n’excitent dans l’esprit des Européens que des sentiments ordinaires.

L’épopée historique de Jeanne d’Arc leur apparaîtra comme une légende ; ses révélations qui tiennent de la magie ; le mystère qui entoure sa vocation ; ces voix qui l’appellent ; toutes ces actions impossibles qu’elle accomplit ne pourront être acceptées pour vraies qu’autant que je définirai, en tête de mon récit, le principe de l’intervention d’un Dieu personnel dans les affaires humaines. Des événements de cette nature doivent être regardés comme faux, s’ils entraînent à l’absurde ; ou bien, s’ils ont pour eux l’exactitude d’un fait historique, ils doivent être une affirmation d’un principe, quelque étrange paraisse-t-il. La logique ne fait pas de compromis.

Que de faits dans l’histoire des États de l’Europe se presseront sous mon pinceau, qui dénonceront l’acteur invisible et présent, fatalité pour les uns, providence pour d’autres ! Qu’il me sera aisé de discourir sur la fragilité des empires, en contemplant toutes les couronnes tombées, les sceptres brisés, et les sépulcres profanés d’où les rois ont été exilés !

C’est le drame de la vie universelle, mélancolique et passionnée, traînant ses doutes et ses espérances, énigme mystérieuse, dont l’homme cherche partout la solution, et que l’Occident, en dépit de ses splendeurs, n’a pas encore révélée à l’Orient, attardé dans ses contemplatives méditations.


  1. Vauvenargues.