Le Théâtre des Chinois/C’est très drôle

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 276-291).


VI


C’EST TRÈS DRÔLE


On se plait assez souvent à dire qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. C’est une opinion toute faite qui a dû se dire dans tous les temps ; ce qui ne l’excuse pas ; au contraire. Les Chinois n’ont pas adopté le même point de vue ; ils disent : « Tout est nouveau sous le soleil. » Ainsi, voilà un sujet sur lequel l’extrême Occident et l’extrême Orient émettent des avis diamétralement opposés. En cherchant bien, il est possible qu’on en trouverait d’autres ; mais il m’a paru intéressant de m’arrêter à celui-là, qui est, de sa nature, essentiellement comique. Il est assez curieux, en effet, que les peuples du progrès aient approuvé une formule qui pourrait être la devise du plus blasé des gentilhommes.

Qu’il n’y ait rien de nouveau sous le soleil pour ceux qui, par méthode, s’étudient à rééditer tout ce qui s’est fait avant eux, c’est chose évidente. Il y a rien de nouveau pour celui qui apprend ; car il n’y a de nouveau que ce qu’on découvre. Le chroniqueur qui se prend d’un fol amour pour quelques bouts de phrase ramassés partout, au petit bonheur, et qui, avec quelque habileté, recoud tous ces morceaux, pour composer quelque chose d’amusant, doit certainement être convaincu qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Où est donc son originalité ? elle consiste précisément à ne pas en avoir. Il a de la lecture, dela mémoire et de l’assimilation, si l’on veut bien définir par ce mot une sorte de facilité à l’arrangement. Voilà tout son mérite.

Imaginez qu’un compositeur lise attentivement toutes les partitions et emmagasine dans sa mémoire un grand nombre de motifs, de commencements d’air et de phrases musicales. Il y a, dans toute œuvre d’un homme de génie, des intentions nouvelles dont il ne profite pas lui-même : Le génie est prodigue par nature ; il ne prend pas de brevet pour ses inventions. Aussi les recherches sont-elles toujours fructueuses, même après beaucoup d’autres qui sont venus les premiers, il reste encore à glaner, et l’habile opérateur qui s’assimile ensuite toutes ces indications, en les adaptant aux fantaisies du jour, peut passer pour avoir de l’esprit, quelquefois même de l’inspiration.

C’est là un procédé qu’il est très facile de mettre en pratique dans la littérature à la ligne. Il y a des journaux qui, par système, veulent être amusants. Le public veut être amusé ; il ne consent à s’abonner qu’à la condition d’être amusé. Donc on lui en donne pour son argent. Ce n’est pas moi qui le plaindrai. Je plains infiniment plus le pauvre homme qui est obligé d’être amusant, et qui, à force de s’efforcer à l’être, finit par se persuader qu’il l’est, et même de manière à rendre des points à ses lecteurs. Je connais un monsieur très bien mis, qui dit toujours : « C’est très drôle ! » Avant que vous ayez ouvert la bouche : « C’est très drôle ! » tout est « très drôle ». Il est la consolation des journalistes en rupture de bonne humeur. Il m’a avoué que c’était un tic, qu’il ne pouvait plus s’en débarrasser, et qu’il l’avait gagné dans la société des gens de lettres, où le « C’est très drôle ! » était fort en honneur, il y a quelque quarante ans. Aujourd’hui, on dit mieux : « C’est drôle... » en traînant un peu la voix, avec un air demi-sérieux et presque ennuyé. « C’est drôle... » Car vous remarquerez que, pour beaucoup de gens, ce qui est drôle n’amuse plus. Ils consentent, par esprit de conciliation, à avouer que... c’est drôle ; mais ils n’ont plus la foi de l’enthousiaste « C’est très drôle ! »

Eh bien, ces gens-là sont dans le vrai. On leur a tant de fois repassé sous les yeux les mêmes phrases, les mêmes choses drôles, que ça ne les amuse plus. Ce qu’un nouveau venu, un homme très spirituel, vient leur raconter, ils ont tous lu la même chose il y a quinze ans, il y a vingt ans, il y a trente ans. Les malheureux ! — et déjà ces choses-là étaient légèrement réchauffées. C’était de l’ancien « très drôle » retapé, remis à la forme. A la longue, ça s’use. On comprend jusqu’à un certain point — le lecteur est toujours indulgent — qu’un chroniqueur soit obligé de faire des emprunts et d’user jusqu’à la corde un bon mot, ou un tour de phrase ingénieux, surtout quand ils sont de lui ; mais il ne faut pas cependant agacer la complaisance : il y a des limites même à l’esprit de ce qui est spirituel. Le faiseur de tours est lui aussi obligé de varier ses exercices pour plaire, et j’imagine qu’on trouverait la récréation fort peu récréative, s’il fallait supporter à chaque séance le tour de la bouteille inépuisable. « Assez ! » lui crierait-on, et à juste titre. On a plus de bienveillance pour l’homme qui a de l’esprit, le faiseur de tours d’esprit : on ne lui dit pas : « Assez ! » on le tolère ; et il exécute périodiquement, à son aise, ses pirouettes amusantes, fait manœuvrer ses petits soldats de plomb, toujours les mêmes, toujours victorieux, et ils défilent en bon ordre devant le public qui bâille,

Tambours battants, musique en tête.


— Avez-vous lu l’article de X"* ?

— Oui, c’est drôle...

Pour tout ce monde, — c’est malheureusement le monde —, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. C’est la même chose, toujours, parce qu’on leur montre la même chose, toujours. C’est une impression qui n’échappe à personne. Pour s’amuser, quand on aime ce genre de plaisir, il faut s’entraîner, prendre une résolution virile et décréter qu’on va s’amuser. Alors on imagine tout. Dans Paris, c’est possible ; et on peut arriver à s’amuser, jusqu’au « c’est très drôle », exclusivement.

A la campagne, il est inutile de ne pas être trop inquiet. La nature n’est jamais la même ; elle est très amusante. Un léger nuage, un rien qui passe dans le ciel change subitement l’aspect du paysage ; c’est « très drôle ». Des cavalcades d’ombres chevauchent sur les prés et envahissent les grands bois ; dans la plaine, les hauts épis mûrs balancent harmonieusement leurs aigrettes d’or ; les oiseaux ont des gazouillements inédits ; les couleurs ont des tons inconcevables. Comparez donc ces splendeurs simples aux affectations distinguées de tous les mannequins qui promènent leur épuisement dans les villes d’eaux ; — ces séjours si charmants avant et après la saison ! Comparez donc cette vie sereine, large, abondante de la pleine campagne, du plein air, aux étourdissements de la station balnéaire, et vous comprendrez énergiquement pourquoi tout est toujours pareil. Rien ne ressemble plus à un bal qu’une sauterie ; à un dîner qu’un pique-nique ; à un citadin qu’un baigneur : vous organisez l’existence sur les mêmes patrons, rien ne saurait être nouveau. C’est évident.

Les poètes sont de grands coupables. Quand ils ressentent une tristesse ou qu’ils imaginent une souffrance idéale qui doive accompagner le chant de leur lyre, ils expriment souvent des idées qui, revêtues de leur signature, sont reçues dans toutes les opinions et y laissent une habitude. J’ai entendu chanter une adorable mélodie qui se termine par ce vers :

Et le même soleil se lève sur nos jours.


Le même soleil ! Lamartine n’était pas sans doute dans ses beaux jours ; il voyait, à travers ses nébuleuses, un soleil-machine remonté comme un mouvement et exécutant le tour du monde en vingt-quatre heures. Le soleil majestueux, l’astre du jour, devenu un appareil toujours identique ! Pourquoi la poésie dépoétise-t-elle ces généreux principes qui, en détruisant la monotonie et la fatalité, entretiennent, au cœur de l’homme jeune, l’espérance ? Non ; le vers se trompe : le même soleil ne se lève pas sur nos jours ; nos jours ne sont pas marqués d’avance dans un calendrier stéréotypé : aucun principe fixe n’en régit le cours. Ils sont mobiles et changeants comme des rêves ; aujourd’hui, demain, toujours, ils espèrent, ils attendent.

Il n’y a rien de nouveau sous le soleil ? quoi ! pas la moindre petite nouvelle... nouvelle ? Je ne parle pas, bien entendu, de toutes ces inventions prodigieuses qui appartiennent aux sciences et aux arts ; les Occidentaux ne s’étonnent plus de rien. On organiserait demain un service régulier de sleeping-ballons pour le transport des voyageurs de Paris à Marseille, que la nouvelle passerait inaperçue. C’était prévu. Le mot impossible n’est plus français, et c’est pour cela qu’il n’y a plus rien de nouveau dans cet ordre d’idées. Mais il n’y a pas que les inventions mécaniques qui peuvent occuper l’attention. Les Anglais, qui n'osent pas accepter le projet d’un canal sous-marin entre les deux pays, France et Angleterre, est-ce que vous ne trouvez pas que c’est très drôle ?

Autrefois le bon Horace imagina de représenter avec les chefs-d’œuvre de la création, diversement combinés, un être fantastique, étrange, une vision ; et, quand il eut fini sa composition, il partit d’un grand éclat de rire : risum teneatis amici ? Et moi, je voudrais tenter le même caprice, arracher des lambeaux de l’histoire de ces peuples civilisés et composer une merveille. Ne croyez-vous pas que ce serait très drôle ? Que d’amusantes scènes je ferais jouer à tous mes arlequins ! que de mots sonores je ferais taire ! que de prétentions j’ensevelirais dans l’ombre ! Mais changeons de sujet, je pourrais peut-être le rendre celui-là trop intéressant.

Une chose très amusante, et que je donne comme nouvelle, consiste à regarder ce qu’on voit et à écouter ce qu’on entend. On croirait que c’est du La Palisse : détrompez-vous. C’est un très bon conseil à suivre si l’on veut se démontrer que tout est nouveau sous le soleil ; et, lorsqu’on se promène dans le monde, de la manière que j’indique, il est étonnant comme il devient intéressant. On prétend que l’expérience est une science, une des plus utiles, je le crois sans peine, mais considérez avec quelle facilité on peut l’acquérir. Elle se donne pour rien à qui la veut. L’expérience des autres ! mais c’est ce qu’il y a de plus aisé à connaître. Chose curieuse ! s’il vous arrivait de prendre un mot à quelqu’un, tout le monde crierait au voleur. L’expérience, ce n’est rien ! Vous voyez des gens, aussitôt qu’ils ont éprouvé une déception — et il y en a de toute sorte à éprouver — qui, au lieu de méditer la leçon, jurant, mais un peu tard, qu’on ne les y reprendra plus, s’en vont la raconter à qui veut l’entendre. Ils paraissent quelque peu heureux d’avoir été trompés, dupés, abusés. « Ah ! si vous saviez ! — Quoi ? — Eh bien, ma femme, vous savez ? — Mais oui ! quelle charmante femme ! lui serait-il arrivé malheur ? serait-elle malade ? — Vous n’y êtes pas : elle a quitté mon domicile conjugal. — Ah ! pauvre ami, un domicile aussi conjugal ! » Et voilà un imbécile de plus dans la collection. C’est très drôle.

Un autre racontera sa ruine : il s’était mis à faire valoir, et ses récoltes lui coûtaient si cher, qu’elles ont mangé son bien : l’intérêt rongeant le capital ! Ce qui ne l’empêchera pas de recommencer à faire valoir, si quelque jour il lui tombe un héritage.

Un autre encore aura placé ses économies dans une de ces magnifiques banques à splendide façade, avec des caisses à serrures merveilleuses, inventées par Sésame en personne ; des caves qui peuvent être inondées en temps de révolution ; et puis de grands noms aristocratiques sur les prospectus pour dompter la confiance encore hésitante... c’est là dedans que votre argent est sûrement gardé : honneur et verrous ! Tout d’un coup ça fait crac ! les dividendes et les administrateurs ont crocheté le capital, l’épargne des autres !

Ce qui n’empêchera pas qu’il naisse tous les jours des actionnaires : car c’est contagieux et l’on dit aussi héréditaire, comme la goutte et l’épilepsie.

Eh bien, voilà des gens qui ne sont pas égoïstes ! ont-ils été déçus ? ils vous racontent fidèlement comment on s’y est pris, et pour rien ! Ils sont même enchantés de vous raconter leurs infortunes ; un peu plus, ils vous offriraient des honoraires. Le plus souvent, il y a de bonnes choses à retenir, et c'est une occasion qu'il ne faut jamais laisser passer, d'apprendre les procédés si variés dont capitaine Renard et sire Loup se servent pour exploiter le bon public.

On inscrit ces souvenirs au fur et à mesure qu'ils se présentent, et, à force de se répandre dans le monde, on finit par avoir une assez jolie expérience des choses et des hommes ; — et pour rien !

Je ne prétends pas que vous serez à l'abri de tous les coups de vent de l'ingéniosité humaine : car il n'y a pas de remède absolu contre les amis, ni contre le dévouement, ni contre le désintéressement ; que voulez-vous ! on finit par se laisser aller, par croire comme les autres.

... Trop de prudence entraîne trop de soin, il faut bien payer sa dette à la société : c'est un impôt... indirect. N'est-ce pas très drôle ? Eh ! oui, c'est drôle. Arlequin montre aux badauds un kaléidoscope immense ; le bigarré plaît ; les assortiments, les soldes, les dépareillés, les pêle-mêle, les pots-pourris, sont les délices de cette foule qui ne voit que du vide dans l’unité. L’époque est bien représentée par ces halls énormes où tout se trouve. Le Louvre — et l’on dit qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil ! — est un bazar ! Et lorsque, autrefois, un maréchal de France, duc et pair, commandait à ses laquais de conduire son équipage au Louvre, ils allaient chez le roi, dans son Louvre. Il ne se doutait pas qu’un jour viendrait où le descendant de sa noble race donnerait le même ordre : « Au Louvre ! » pour se rendre au bazar et acheter des jupons et des poteries chinoises. Ainsi va le monde ; sous le baldaquin fleurdelisé des fils de saint Louis, le peuple souverain rend des décrets ; les diamants de la couronne sont en vente ; du sceptre et du globe, on fera un bilboquet, et le Louvre est un hall où les duchesses côtoient les servantes. C’est très drôle !

Il me semble voir un immense champ de courses et les hommes emportés sur des chevaux fougueux passer devant mes yeux dans un nuage de poussière. A peine puis-je distinguer leurs traits ; ce sont des ombres. Les sages, qui les regardent, leur jettent à la hâte leurs formules et leurs livres : il en est qui détournent la tête et font des signes de loin ; ils voudraient s’arrêter, mais la course les entraîne : ils n’ont pas le temps. Là-bas est le but, là-bas, dans la cohue. Il faut arriver premier. Le présent est le moment qui passe, semblable à la bulle d’air qui emprisonne notre respiration et qui se dissipe en un instant. On voudrait revenir sur ses pas, recommencer le chemin, s’arrêter, enchaîner le temps qui se précipite avec tout son cortège de déceptions. Mais c’est un rêve d’halluciné ; il faut disparaître à son tour dans le tourbillon où s’en vont toutes les ambitions et toutes les richesses, avec les désirs inassouvis, les regrets et les désespoirs, gouffre où se confondent toutes les inégalités, néant pour les uns, éternité pour les autres, une pincée de cendres que le vent disperse pour ceux-là, et pour ceux-ci une âme immortelle qu’un Dieu juste récompense ou punit, selon les œuvres de sa courte existence.

La comédie est finie : ce fut très drôle.