Le Théâtre des Chinois/Les Personnages et les pièces

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Calmann Lévy (p. 95-121).
TROISIÈME PARTIE, LES PIÈCES.


I


LES PERSONNAGES ET LES PIÈCES


Mes lecteurs me sauront gré, sans doute, de ne pas fatiguer leur attention en discutant ici la question très controversée des origines de notre théâtre. Un aimable jésuite, le P. Cibot, prétend qu’au XVIIIe siècle avant l’ère chrétienne, la censure, impériale s’occupait déjà de taquiner les auteurs dramatiques et les comédiens. Je crois qu’il s’agissait de pantomimes plutôt que de pièces de théâtre. Du reste, peut-on dire d’un homme qu’il a créé le drame ou la comédie ? De tout temps, ces deux genres ont existé, ils appartiennent à l’homme par droit de naissance. Qu’un homme de génie ait imaginé de développer cette disposition de nature et de rendre le drame plus saisissant et plus attrayant en combinant les diverses forces qui ont de l’action sur les hommes, rien de plus simple à concevoir ; et encore est-il juste de penser qu’il n’a pas été seul pour donner à l’objet de son étude la forme définitive que nous admettons. Tous les progrès s’accomplissent lentement, et c’est l’œuvre du temps, de les collationner et de réaliser le projet qui répondra le mieux au goût de l’esprit. Les œuvres qui sont sorties parfaites des ressources de l’esprit humain sont rares. Le génie n’est pas prodigue de ses confidences ; il ne les livre pas en bloc. Que de noms, quand on y réfléchit, pourraient être inscrits sur une œuvre du temps présent ! Prenez une pièce de théâtre ou bien un monument ; l’auteur, l’architecte, ne sont, à proprement, parler que les disciples de quelques auteurs dont ils auront groupé les idées : ce sont des arrangeurs de scènes ou de pierres. Leurs œuvres ne sont pas à eux. Cette observation trouve surtout son application chez les modernes, qui considèrent l’éducation comme résolue par l’imitation, non pas par l’imitation d’un genre, ce qui serait logique, mais par l’imitation de tout. Dans une même œuvre, vous reconnaîtrez l’Alhambra et le Parthénon, le palais des Doges et le Panthéon ; il y aura de l’ogive et du cintre, du flamboyant et du rococo ; on fera un composé fantastique qui tient du cauchemar, une sorte de « Souvenirs de voyage autour du monde » en pierres de taille, ornés de médaillons et de statuettes. Ce sera bronzé, nickelé, argenté, doré : tout y sera, — excepté la pensée de l’auteur. De telles œuvres sont des expositions permanentes, des revues de l’univers, et, en bonne camaraderie, il serait peut-être convenable, en donnant son nom, d’indiquer aussi celui des autres, — les seuls créateurs.

Ainsi que ce soit A ou B qui ait créé le drame, il importe peu. S’ils ont réussi à en développer le goût, c’est assez pour leur gloire.

La littérature chinoise était tout à fait inconnue en Europe, il n’y a pas cent cinquante ans. C’est dans la première moitié du XVIIIe siècle, en 1735, que parut pour la première fois une pièce chinoise, l’Orphelin de la famille de Tchao, publiée dans une description de la Chine du P. Du Halde.

Le siècle de Voltaire est le siècle des lettres par excellence. Héritier d’une grande époque littéraire qui a créé des chefs-d’œuvre, il a reçu les leçons les plus hautes dont jamais siècle ait été favorisé. Il possède toutes les qualités de l’esprit le plus cultivé, et, parmi celles-ci, la plus précieuse de toutes, parce qu’elle porte en elle le témoignage d’un progrès réalisé, la tolérance, c’est-à-dire le dogme de l’égalité des intelligences humaines devant la vérité. Ce XVIIIe siècle est si éclairé, si libéral, qu’il ne se croit pas le seul digne de prétendre aux élévations de l’esprit : il daigne estimer les œuvres d’aulrui : il ne s’attribue pas, comme un monopole, le droit de cultiver les beaux-arts.

Voltaire, qui eût pu se permettre la fantaisie — et il eût été bien excusable — de se moquer d’un drame chinois, dans un temps où la scène française représentait des chefs-d’œuvre, ne s’est pas trouvé du même avis que les spirituels du XIXe siècle. Il ne nous a appelés ni magots ni poussahs ; il nous a traités en homme d’esprit. Il a même poussé la courtoisie jusqu’à nous emprunter le sujet et les scènes de l’Orphelin de la Chine, un fait qui n’est pas sans importance dans l’histoire des lettres. Et cependant, lorsque je relis cette traduction si incomplète du P. Prémare, et que je retrouve une œuvre mutilée (car le traducteur a omis tous les vers du texte original et c’est en vain qu’on y chercherait les passages les plus pathétiques et les plus élevés), je me demande quelle eût été l’opinion de Voltaire sur le mérite de notre littérature, s’il lui avait été donné de la connaître un peu mieux. Il n’a eu à juger qu’une traduction très imparfaite, des extraits ! Cependant le jugement porté par Voltaire sur cette pièce n’est pas à dédaigner :

« L’Orphelin du Tchao, dit-il dans son épître dédicatoire au duc de Richelieu, est un monument précieux qui sert plus à faire reconnaître l’esprit de la Chine que toutes les relations qu’on a faites et qu’on fera jamais de ce vaste empire. Il est vrai que cette pièce est toute barbare en comparaison des bons ouvrages de nos jours ; mais aussi c’est un chef-d’œuvre, si on le compare à nos pièces du XIVe siècle... On croit lire les Mille et une Nuits en action et en scènes ; mais, malgré l’incroyable, il y règne de l’intérêt ; et, malgré la foule des événements, tout est de la clarté la plus lumineuse : ce sont deux grands mérites en tout temps et chez toutes les nations, et ce mérite manque à beaucoup de nos pièces modernes. Il est vrai que la pièce chinoise n’a pas d’autres beautés : unité de temps et d’action, développement de sentiments, peinture des mœurs, éloquence, raison, passion, tout lui manque ; et cependant, comme je l'ai déjà dit, l'ouvrage est supérieur à tout ce que nous faisions alors. »

Ni éloquence, ni raison, ni passion ! voilà les trois caractères qui manquaient, en effet, à la traduction du P. Prémare. Et ce n'est pas moi qui affirme ce fait, — je sais bien que mon éloge porterait à faux : — c'est un traducteur plus fidèle cette fois et plus savant aussi, Stanislas Julien, qui a restitué au texte, en le traduisant littéralement et en entier, son éloquence, sa raison, et sa passion : mais Voltaire n'était plus de ce monde !

Voltaire fut un ami des Chinois ; il s'est fait d'avance leur apologiste, et il a vanté l'excellence de leurs arts. « Sous la dynastie des Youên, a-t-il dit, et sous celle des Ming, les arts qui appartiennent à l'esprit et à l'imagination furent plus cultivés que jamais. » Je sais bien qu'il y avait quelques jésuites sous sa plume et que le plaisir de leur être désagréable a pu le mettre en bonne humeur. Je suis assez sceptique à l'égard des éloges désintéressés ; mais il est indéniable que nous ayons été illustrés par Voltaire et qu’il ait pensé qu’il n’était pas absolument inconvenant d’être Chinois. Il a même adressé des vers à notre grand empereur Khiang-Loung, un lettré des plus distingués de la fin du XVIIIe siècle :


Reçois mes compliments, charmant roi de la Chine :
Ton trône est donc placé sur la double colline !
On sait dans l’Occident que, malgré mes travers,
J’ai toujours fort aimé les rois qui font des vers.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

O toi que sur le trône un feu céleste enflamme,
Dis-moi si ce grand art dont nous sommes épris,
Est aussi difficile à Pékin qu’à Paris.
Ton peuple est-il soumis à cette loi si dure
Qui veut qu’avec six pieds d’une égale mesure,
De deux Alexandrins, côte à côte marchants,
L’un serve pour la rime et l’autre pour le sens ?
Si bien que, sans rien perdre, en bravant cet usage,
On pourrait retrancher la moitié d’un ouvrage.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Aujourd’hui la politique a bouleversé ces relations qui promettaient un avenir meilleur. Les rois qui font des vers sont devenus rares, et l’on s’inquiète peu de la rime et du sens entre les nations civilisées. L’esprit est devenu tapageur, il préfère trouver des Chinois que des raisons, et volontiers fait sa cour à la force pour opprimer les moins forts et les accabler de ses sarcasmes. Dors-tu content, Voltaire ?

L'Orphelin de la famille de Tchao représente en France, pendant tout le XVIIIe siècle, notre littérature dramatique. Nos œuvres ne sont véritablement révélées au public qu’avec les travaux si remarquables de Stanislas Julien et de quelques-uns de ses disciples, M. Bazin entre autres, qui ont traduit avec une habileté digne d’éloges plusieurs pièces de théâtre composées sous les empereurs mongols. Je citerai, dans le cours de cet ouvrage, plusieurs passages de ces pièces qui m’ont paru rendre le plus heureusement le tour d’esprit particulier à notre langue et à nos mœurs ; et, quoiqu’elles aient été publiées à Paris, il m’est presque inutile de demander si on les a lues. L’indifférence du public français pour les littératures étrangères est un fait très éclatant, et la littérature chinoise est seulement qualifiée non d’étrangère, mais encore d’étrange. Ce sera donc une surprise, c’est-à-dire une chose agréable, si je fais découvrir une jolie scène, un caractère élevé, une idée comique, dans cette immense collection de notre répertoire.

Un drame chinois se présente avantageusement au jugement d’un lettré français, en ce qu’il aies mêmes allures que le drame représenté sur une scène européenne. La division des actes et des scènes est la même ; et cette remarque a quelque importance en ce qu’elle établit d’une manière caractéristique la différence qui existe entre notre théâtre et celui des Grecs. On sait que, dans le système dramatique des Grecs, l’action représentée sur la scène était continue depuis le commencement jusqu’à la fin. Il n’y avait pas d’entr’acte. L’attention du spectateur était tenue en éveil depuis la première ligne jusqu’à la dernière. Ce système était légèrement tyrannique ; aussi n’a-t-il pas convenu à nos mœurs ; et, bien que chinoises, nos pièces de théâtre sont absolument faites sur le même modèle que les pièces européennes, quatre actes et un prologue ou cinq actes. Le nom seul est différent : nous appelons un acte une coupure et le prologue une ouverture. Nos poètes suivent également des règles comme leurs confrères d’Occident. Il est d’usage que le prologue serve à l’exposition : que le premier, le deuxième et le troisième acte soient consacrés au développement de l’intrigue, le quatrième acte formant un acte à part où doit éclater le dénouement avec les apothéoses, les châtiments et les expiations — ou simplement le mariage. Toutes les pièces du répertoire ne sont pas, en effet, des drames : nous avons aussi un grand nombre de petites pièces à intrigues amoureuses qui se terminent, comme les comédies de M. Scribe, par un mariage.

Lorsque, pour la première fois, j’ai vu représenter des pièces du répertoire français, je n’ai pu m’empêcher de constater la singularité de cette coïncidence, et j’en fus très étonné, si l’on veut bien réfléchir qu’il faut renverser les rôles lorsque j’exprime mon opinion. J’ai eu les surprises d’un Chinois, et, parmi ces surprises, c’en fut une très grande de voir les personnages de comédie se marier au dernier acte. « C’est comme chez nous, » disais-je en moi-même, et je ne réponds pas que je ne me suis pas imaginé pendant quelque temps que nos ancêtres ne soient venus en Europe enseigner l’art de faire des pièces. Ne faut-il pas vraiment une imagination bizarre pour faire terminer les comédies par un mariage ? Les vraies comédies, je crois, commencent généralement par un mariage : demandez aux gens mariés ! J’avouerai donc, sans honte, que cet éternel mariage au cinquième acte, en guise de conclusion ou de moralité, a lassé un peu l’intérêt que je prenais aux œuvres du théâtre. Pendant quatre actes, vous êtes, ou il est convenu que vous devez être en suspens. Vont-ils se marier ? ne vont-ils pas se marier ? sûrement ils se marieront. Dès lors, l’intérêt baisse. Ne conviendrait-il pas mieux de prendre ces exemples en pleine vie conjugale, d’exposer sur la scène des gens mariés ou vivant maritalement, comme on voudra, et de leur faire jouer sur les planches la comédie qu’ils jouent à la ville ? Cela serait infiniment plus en situation que de représenter des amoureux qui roucoulent sur un mode sentimental des bergeries fantaisistes, le tout agrémenté de beaux-pères et de belles-mères, ces gendarmes du mariage qui prennent au sérieux les foudres dont les lois les ont armés. On peut inventer des scènes amusantes avec de tels éléments, mais l’intérêt n’y domine pas.

Dans tous les pays où il y a un théâtre, c’est le dénouement qui préoccupe le plus les auteurs : il semblerait que l’ignorance de ce qui va arriver fût un réel plaisir ; pas du tout, on s’en tient au mariage : il n’y a pas de dénouement plus comique. Assurément c’est un point d’observation assez curieux à noter que nos auteurs se soient mis d’accord avec les lettrés européens pour découvrir cette conclusion, à la grande joie du public, qui est toujours le même, incorrigible, et qui croira au mariage comme moralité scénique, jusqu'à la consommation des siècles.

L'ordonnance de la scène chinoise est donc à peu près identique à celle d'un théâtre européen. Quant aux personnages qui prennent part à l'action, ils sont classés de la même manière qu'ils le sont dans le théâtre français, par des dénominations spéciales caractérisant leurs rôles. Voici par exemple les principaux rôles d'hommes :

Un grand dignitaire ;

Un père âgé ;

Un jeune bachelier ;

Un premier comique ou libertin.


Dans le rôle de femmes, nous distinguons :

La femme âgée ;

La soubrette ;

L'entremetteuse ;

Une jeune fille de haute naissance ;

La femme qui a une vertu équivoque ;

La courtisane.


Tous ces rôles sont classiques et on les admet, comme on reconnaît dans le théâtre français, les pères nobles, les jeunes premiers, les traîtres, les grandes coquettes, la duègne, etc. Ce sont les personnages ordinaires de la société transportés sur la scène et devenus des types. Mais ce ne sont en réalité que des doublures. Quant aux noms que nos auteurs donnent à leurs personnages, ils sont généralement appropriés à leur état et à leur caractère. Les jeux de mots sont très en honneur dans la langue chinoise, et l’occasion n’est jamais perdue d’amuser le public par quelque nom bien trouvé qui serve à définir une classe de gens peu estimés. Il est certain que, si nous avions des huissiers, des notaires, des avoués, des agents d’affaires, nos auteurs leur eussent donné des sobriquets tout à fait en situation et qui eussent bien été aussi vifs que ceux de M. Bonnefoi, de M. Rafle, de M. Videgousset, etc., noms qui désignent assez clairement les hommes d’affaires peu scrupuleux, et il est à croire qu’en Chine, ils ne seraient pas plus scrupuleux qu’en Europe : les affaires, c’est partout l’argent des autres.

Nous reconnaissons ainsi par cette méthode, avantageuse pour fixer les souvenirs, des caractères courants. Cet homme qui enfle la voix, mais qui n’est pas à craindre, c’est M. Tigre-de-Papier ; la femme de vertu équivoque, c’est madame la Prude ; nous avons étiqueté toutes les variétés de l’espèce humaine, depuis les tons les plus vifs jusqu’aux nuances. Il n’y a que les maris trompés qui manquent à notre scène pour qu’elle ait un air tout à fait occidental.

Théoriquement les maris ne doivent pas être trompés, puisqu’ils n’ont pas laissé leurs femmes prendre goût à ces sortes de distractions. Il n’est donc pas étonnant que le rôle du mari trompé, qui excite toujours et si sûrement la gaieté des spectateurs, — surtout de ceux qui dans le nombre appartiennent à la confrérie, — n’existe pas sur notre scène. Voilà encore un trait qui prouve que le théâtre est l’image des mœurs et qu’il est utile de l’étudier pour connaître certaines circonstances assez difficiles à dégager par d’autres procédés.

Le théâtre chinois ne serait donc pas très différent du théâtre européen, du moins en ce qui concerne les mœurs scéniques, s’il n’admettait un rôle spécial, très important dans notre système dramatique : c’est le rôle du personnage qui chante. Rien ne ressemble mieux à une pièce chinoise que le livret d’un opéra-comique, ce genre mixte qui admet des scènes chantées et qui est l’expression la plus charmante de l’art français. Seulement, dans la pièce chinoise, il n’y a qu’un seul personnage qui chante. C’est ce rôle qui constitue l’originalité de notre scène, en ce qu’il a été créé pour être le guide de l’attention et le moyen scénique de mettre en évidence l’utilité morale de l’œuvre représentée.

Le personnage qui chante prend part à l’action ; les vers notés qui composent une partie de son rôle ont pour but d’indiquer au spectateur une réflexion morale, une allusion à des faits antérieurs, ou encore l’extraordinaire d’une situation. Ce personnage dont la voix est soutenue par une symphonie et qui, par suite, a plus d’empire sur l’esprit, est le représentant du poète au milieu de l’action. Cette voix qui s’élève, tout à coup, harmonieuse et rythmée, et qui se détache du dialogue, suspendant l’action pour solliciter l’esprit du spectateur, et lui faire apprécier sous une forme idéale des conceptions qui le frapperont et accroîtront l’intérêt, semble être le génie même du poète parlant au spectateur et lui révélant toutes ses impressions.

Des exemples feront peut-être mieux comprendre l’importance de ce rôle.

Voici une scène tirée d’un drame qui a pour titre la Tunique confrontée.

Un mendiant, mourant de froid et de faim, est recueilli par un homme charitable qui lui offre sous son toit un abri et une protection contre la misère. Il le réchauffe, le réconforte, et ranime ses forces épuisées. Puis il apprend de lui l’histoire de ses malheurs. Ému de pitié, il s’adresse à son propre fils témoin de cette scène, et lui dit :

— Regardez cet infortuné, la roue du bonheur n’a pas encore tourné pour lui.

Et, chantant, il ajoute :

— Qui croirait que, dans ce monde, il y a des êtres si malheureux, qu’on les prendrait à peine pour des hommes ?

Voilà la phrase du personnage qui chante : elle a un caractère particulier différent de celui du rôle dans le dialogue, un tour de sentence qui fait de l’impression sur le spectateur ; elle l’émeut et l’excite à la compassion.

Cet exemple est tiré d’une pièce sérieuse ; en voici un autre, tiré d’une œuvre légère : les Intrigues d’une soubrette.

Le bachelier Pé-Min-Tchong est devenu amoureux de la belle Siao-Man, qu’il a vue dans le jardin. Le lendemain de cette rencontre, Siao-Man, dont le cœur est épris, envoie sa suivante auprès de Pé-Min-Tchong.


FAN-SOU.

Monsieur, je vous salue.

PÉ-MIN-TCHONG.

Ah ! Fan-Sou, vous voilà donc venue ?

FAN-SOU.

Comment vous trouvez-vous ?

PÉ-MIN-TCHONG.

Je meurs de honte ! La maladie s’est emparée de moi ; c’est elle qui m’a réduit à cet état. Fan-Sou, n’en soyez pas surprise. Puis-je savoir quel motif vous amène ?

FAN-SOU.

Ma maîtresse vous porte beaucoup d’intérêt : elle ignore si vous avez pris du repos et si vous éprouvez du soulagement, (mie chante.) Elle vous recommande, Monsieur, de prendre des potions et de soigner votre noble personne.

PÉ-MIN-TCHONG.

Vous a-t-elle chargée de me transmettre quelques conseils ?

FAN-SOU, chantant.

Elle désire que vous vous appliquiez à l’étude des King et des historiens, et que vous ne négligiez pas les belles-lettres.

PÉ-MIN-TCHONG.

Me donne-t-elle, en outre, quelques conseils dictés par son cœur ?

FAN-SOU, lui fermant la bouche, chantant.

Gardez-vous de laisser échapper quelque parole indiscrète.

PÉ-MIN-TCHONG.

Je suis malade à ce point que mon âme est bouleversée, que mes songes ne sont plus paisibles. Vraiment, est-ce que votre maîtresse a pensé à moi ?

FAN-SOU.

Ma maîtresse dit que, si votre maladie s’aggrave (Elle chante.), on vous appliquera de l’armoise enflammée.


A mon tour, il m’est inutile de tenir le rôle du personnage qui chante pour expliquer à mon lecteur l’originalité de ce rôle. Il comprendra aisément le parti qu’on en peut tirer, s’il veut bien encore une fois envisager que le but essentiel de sa conception a été de conduire l’œuvre à son résultat voulu qui est l’utilité morale et la création d’une expérience des choses de la vie.

On m’a demandé souvent quelle était la musique de ces chants et si l’on entendait une mélodie qui se distinguât du rythme ou de la cadence de la phrase musicale. Je puis dire à cet égard que le peuple chinois a une grande passion pour la musique, et pas seulement pour la musique chinoise. Le fait est relaté par M. Davis dans sa description de la Chine, lorsqu’il rappelle que des chanteurs italiens exécutèrent à Macao en 1833, avec le plus grand succès, la plupart des opéras de Rossini. « Les Chinois, dit M. Davis, furent agréablement étonnés d’entendre un mélange de chant et de récitatif si semblable au leur. » J’aurais bien désiré, pour conclure avec quelque certitude, que les chanteurs de Rossini entendissent à leur tour les chanteurs chinois, et exprimassent un avis analogue ; mais l’épreuve n’a pas été faite.

Quoi qu’il en soit, la plupart des Chinois aiment la musique comme ils aiment la poésie. La musique exprime des sentiments ; c’est un art que nos institutions encouragent comme ayant une bonne influence sur les mœurs, et l’on trouve en Chine, principalement au nord de l’Empire, des édifices publics consacrés aux exercices de la musique, du chant et de la danse. Ces institutions sont aussi anciennes que notre civilisation et j’ai déjà dit, dans un chapitre relatif aux origines de notre empire, que la musique fut apprise aux hommes par les empereurs saints. J’ai fait remarquer aussi que les plus vieux monuments de notre littérature sont en vers, et, pour ajouter un dernier témoignage, le caractère qui, dans notre langue, signifie vers se compose de deux caractères qui signifient l’un parole, l’autre temple. Les paroles du temple, tel est le sens du mot vers. Cette remarque suffit à établir l’antiquité du lyrisme en Chine. La tradition rapporte aussi que la connaissance des tons et des sons a des rapports intimes avec la science du gouvernement et qu’elle prétend que celui-là seul est capable de gouverner qui comprend la musique. C’est la tradition qui exprime cette opinion ; elle est excusable.

Les pièces du théâtre chinois ne sont pas toutes, semblables au type que je viens de décrire ; elles sont différentes suivant le siècle où elles ont été composées. On peut distinguer autant de genres dans le drame qu’il y a eu d’époques littéraires. Naturellement, je ne puis pas, dans une étude aussi rapide, prétendre instruire mon lecteur sur tous les genres que le drame chinois a vu fleurir. Je lasserais l’attention la plus indulgente. Mais cependant il est nécessaire, pour donner à ce travail une certaine unité de plan, de rappeler en peu de mots quelles furent ces époques littéraires. La première époque appartient à la dynastie des Thang et s’étend du VIIIe au Xe siècle ; la seconde et la troisième époque correspondent aux siècles des Song et des Youên, du Xe au XIVe siècle jusqu’à nos jours. Tel est l’ordre historique. Les pièces de théâtre portent un nom générique qui diffère selon la dynastie à laquelle elles appartiennent. Sous les Souï, on les appelle Amusements des rues paisibles ; sous les Thang, Musique du jardin des Poiriers ; sous les Song, Amusements des forêts en fleurs, et sous les Mongols, Joies de la paix assurée.

Les drames de la dynastie des Kin et des Youên portent le nom de Youên-pen et de Tsa-Ki : ce sont les pièces Tsa-Ki dont j’ai décrit la composition dans ce chapitre. Il y a encore un autre genre de pièces, qui a fourni d’excellents ouvrages : ce sont les Yen-Kia ou bluettes, ainsi dénommées pour la légèreté de leurs intrigues. Mais je laisserai de côté ces différents genres pour ne m’attacher qu’aux drames Tsa-Ki, lesquls appartiennent exclusivement au siècle des Youên, le plus grand siècle littéraire de la Chine, le plus distingué par les grands talents.

Le lecteur attentif tirera cependant une conclusion de toutes ces remarques. En lisant ces noms bizarres qui désignent des genres essentiellement différents, soumis à des règles fixes, il se demandera peut-être si la Chine est bien cet empire immobile, enseveli dans le passé des siècles, et insouciant de l’avenir. Il réfléchira, en constatant le nombre immense des pièces de théâtre et la variété étonnante des genres, que nos peuples n’ont pu échapper à la loi universelle du mouvement des idées. Cette loi est promulguée partout où il y a une race d’hommes, et la théorie beau faire, il faut que la loi s’éxécute et que les résultats apparaissent. Cette loi a pour force la mode, cette puissance secrète qui agit sans se lasser jamais et qui a établi son empire dans toutes les volontés humaines. Ce qui plaît sous les Song ne plaît plus sous les Youên ; et, quoique ce grand siècle ait réalisé l’idéal même de l’esprit, les siècles suivants, sous les dynasties des Ming et des Thsing, n’en accepteront plus les œuvres, et un autre genre sera créé qui répondra au goût de l’époque. La mode n’agit pas, en effet, toujours dans le sens du progrès réel, mais elle agit. Ainsi en est-il dans toutes les nations.

Les farces ont fait les délices des Français du XVe siècle, alors qu’au XVIe, ils se plairont aux tirades somnolentes de la tragédie ; le XVIIe siècle fixe la perfection de tous les genres dramatiques. La mode va-t-elle s’arrêter en chemin ? non pas : l’esprit marche toujours. Après Jodelle, après Rotrou, après Corneille, après Racine, même après Molière, les auteurs reprennent la plume, et Regnard, Voltaire, Le Sage, Marivaux, Beaumarchais créent de nouveaux genres qui plaisent à la mode.

L’art sera héroïque sous Louis XIV ; léger et talon rouge sous Louis XV, il aimera mieux les boudoirs que les salons. Il s’émancipe avec Figaro et traverse le siècle de la Révolution en chantant des hymnes à la Tyrtée. Le despotisme le rendra officiel et courtisan ; puis il devient bourgeois avec les dynasties mixtes. Il reprend des ailes, se fait romantique et artiste : il est l’esclave de la mode, et, pour montrer jusqu’où il peut descendre, il devient opéra-bouffe. Toutes ces transformations représentent la vie de l’intelligence, une vie immortelle qui anime toutes les noblesses comme aussi tous les caprices.