Le Théâtre des Chinois/Scapin et Figaro

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Calmann Lévy (p. 211-222).
CINQUIÈME PARTIE, LES RÔLES ET LES MŒURS


I


SCAPIN ET FIGARO


La plupart de nos comédies célèbres, j’entends celles qui valent par le style, renferment des satires piquantes de nos mœurs et sont curieuses à ce seul titre. Elles seront surtout curieuses pour les Européens, qui y retrouveront le genre favori des chefs-d’œuvre qu’ils applaudissent à la scène.

Si l’on étudie le théâtre français par la méthode d’analyse qui sait désigner les points précis où doit s’arrêter l’observation, on arrive à cette conclusion : Quel que soit le titre de l’ouvrage représenté, quelles que soient les intrigues mises en jeu, quels que soient les incidents, deux seuls types servent de modèles aux auteurs : Scapin et Géronte, le trompeur et le trompé. C’est une règle générale. D’un bout du monde à l’autre, l’humanité est partagée en deux camps : dans l’un les exploiteurs, dans l’autre les exploités. Comme l’a dit très justement Voltaire, la moitié du monde se moque de l’autre.

J’ai dit, dans le cours de cet ouvrage, que Figaro était un guide excellent pour s’aventurer parmi les hommes ; j’aurais pu nommer aussi Scapin, son maître. Tous les deux possèdent, en effet, la clef merveilleuse qui ouvre toutes les difficultés ; tous les deux ont reçu du ciel « un génie assez beau pour toutes les fabriques de ces gentillesses d’esprit, de ces galanteries ingénieuses, à qui le vulgaire ignorant donne le nom de fourberies[1] » ; tous les deux sont « d’habiles ouvriers de ressorts et d’intrigues, et savent forger quelque honnête petit stratagème pour ajuster les affaires » ; ils excellent surtout à duper les vieillards et à les jouer par-dessous la jambe » ; ils ont les talents et l’esprit. C’est ainsi que se désigne leur aptitude : un noble métier, dit Scapin. Ces personnages prêtent à rire, il est vrai, parce qu’ils jouent de bons tours et que l’esprit fait toujours excuser sa malice, du moins en France, le seul lieu du monde où il soit permis d’avoir de l’esprit. Mais, pour un étranger, ces « bons tours » n’ont pas la même saveur, et il en est beaucoup qui ne rient pas quand ils voient quel nombre prodigieux d’élèves sont sortis de l’école spéciale des « bons tours ». Un noble métier ? oui, certes, s’il se bornait à la théorie, et s’il ne passait pas pour être l’apprentissage de la vie dans les affaires, et aussi, assure-t-on, dans la diplomatie. Molière a formulé tous les préceptes de cette science, et il suffit de les grouper pour avoir un véritable traité. Voulez-vous savoir comment gagner les hommes, « l’art de traire les hommes[2] » ? l’amant d’Élise va vous l’apprendre, et la recette est admirable :

« Pour gagner les hommes, il n’est pas de meilleure voie que de se parer à leurs yeux de leurs inclinations, que de donner dans leurs maximes, encenser leurs défauts, et applaudir à ce qu’ils font. On n’a que faire d’avoir peur de trop charger la complaisance, et la manière dont on les joue a beau être visible, les plus fins sont toujours de grandes dupes du côté de la flatterie ; et il n’y a rien de si impertinent et de si ridicule qu’on ne fasse avaler lorsqu’on l’assaisonne en louanges. La sincérité souffre un peu au métier que je fais ; mais, quand on a besoin des hommes, il faut bien s’ajuster à eux ; et, puisqu’on ne saurait les gagner que par là, ce n’est pas la faute de ceux qui flattent, mais de ceux qui veulent être flattés. »

C’est parfait, il n’y a rien de plus ressemblant que les personnages de Molière : voilà un homme qui comprend à merveille le peu d’égard qu’il a pour lui-même ; il sent le tort qu’il fait à sa dignité, il sait qu’il s’abaisse dans sa propre estime, et que c’est un vilain rôle qu’il joue là ; mais — après mûre réflexion, — il découvre que ce n’est pas son affaire ; le coupable, ce n’est pas lui, c’est l’autre, le dupé, le gagné, puisqu’il veut à tout prix être gagné. Ah ! que c’est donc joli ! « Monsieur, je vous demande pardon : je vais vous duper ; mais ce n’est pas ma faute, c’est la vôtre : voyons, pourquoi voulez-vous que je vous trompe ? C’est très mal ! » Et le pauvre bonhomme, qui n’y comprend rien, se confond en excuses, comme ces gens à qui on écrase le pied et qui vous répondent bêtement, quand on leur demande naïvement si on leur a fait du mal : « Oh ! non, au contraire ! » C’est instinctif chez beaucoup de personnes, mais c’est vraiment merveilleux.

Oui certes, l’œuvre du grand comique est une démonstration parfaite de la proposition de Voltaire, et la conviction est si forte, que la seule ressource d’un esprit attentif est de se demander s’il sera le dupeur ou le dupé. C’est la morale affligeante mais vraie qui se dégage de tous ses écrits, et, s’il est nécessaire d’en confirmer le témoignage, La Fontaine, La Bruyère, Boileau et les principaux écrivains de ce grand siècle n’ont pas de pages mieux inspirées que celles où ils décrivent toutes les habiletés de la ruse opposées aux faiblesses de la crédulité. C’est un fait dont il faut convenir, bon gré mal gré.

Notre théâtre n’est pas aussi cynique dans ses études du cœur humain : il se contente de la satire, un genre qui, à mon avis, paraît être la limite extrême des libertés de la scène. Qu’un auteur combatte des usages ridicules ou des préjugés injustes par des satires où la verve prend le parti du bon sens, l’entreprise est juste et louable, car elle est utile. C’est le caractère de nos œuvres comiques, comme je l’établirai d’une manière plus précise dans la suite de cet ouvrage.

Je veux tout de suite fixer la différence des genres, et, par une opposition entre les doctrines, mieux définir notre esprit national. Notre système dramatique n’admet pas la force comique au même degré que les auteurs de l’Occident. Notre comique ne va pas plus loin que la satire des préceptes. Nos auteurs auraient plu à Philinte, ce personnage de Molière qui est bien un des types les plus exacts et les plus sensés que je connaisse. Il a le bon goût de prendre le monde comme il est fait : c’est un libéral accompli. Il sait que la nature humaine a sa nature et qu’on ne change pas une espèce. Les opinions, les croyances, certaines manières sont seulement attaquables par la satire ; elle y peut mordre à plaisir, et ce fut le genre de Molière dans ses entreprises contre les précieuses, les fâcheux, les médecins, les avares, les hypocrites, et les petits-maîtres impertinents. Mais Scapin ? mais ces héros de la fourberie qui, sous des prétextes futiles, élèvent leurs malices au rang d’une morale utile, ne sont-ils pas à enfermer dans le sac où se débat le pauvre Géronte et à fouetter en place publique comme des êtres nuisibles ? Et Molière n’est-il pas la raison même, quand il fait dire à sa victime : « Je dis que le jeune homme est un pendard, un insolent, qui sera puni par son père du tour qu’il lui a fait ; que l’Égyptienne est une malavisée, une impertinente de dire des injures à un homme d’honneur qui saura lui apprendre à venir ici débaucher les enfants de famille, et que Scapin est un scélérat qui sera par Géronte envoyé au gibet avant qu’il soit demain. » Voilà bien, en effet, le ton qui convient à la protestation, et tous les honnêtes gens applaudiront.

Ce Scapin et ce Figaro sont d’habiles gens, quand ils vous racontent plaisamment comment ils ont joué leurs tours : mais la plaisanterie change, m’est avis, lorsqu’ils s’exercent à vos dépens et vous en font voir de belles. La comédie ne fait plus rire d’aussi bon cœur. Ce sont cependant les deux hommes qui ont fait le plus de disciples : ils ont donné les patrons qui ont servi à confectionner tous les costumes nouveaux, et ces valets ont eu plus de succès que les philosophes les plus renommés. Au demeurant, ils s’en moquent, des philosophes ; c’est même la première leçon de leur méthode : ils apprennent à rire de tout. Est-ce bien là le moyen de toujours rire ?

Il ne m’appartient pas d’instruire ce procès ; mais l’antique simplicité valait peut-être mieux que toutes les subtilités de ces faiseurs de tours qui sont les véritables créateurs de l’esprit moderne.

Nos mœurs sont trop différentes de celles des Occidentaux, sous certains rapports très importants, pour qu’on ne trouve pas le témoignage de ces oppositions sur la scène où les hommes pensent tout haut. Il y a un mot très profond qui résume admirablement notre caractère ; c’est défiance. C’est notre vertu et je la maintiens comme telle. Il m’a semblé, au contraire, que le mot confiance avait plus de faveur en Occident, et particulièrement en France, et que ce mot « inspirait confiance ». Cette observation que je me suis plu à développer dans un chapitre qu’on lira plus loin, explique dans une certaine mesure pourquoi nos auteurs ont préféré s’en prendre aux doctrines qu’à l’homme lui-même, cet animal doué de raison dont il faut toujours se défier. Si le principe de la défiance m’est, en effet, présenté comme une règle de conduite, comme le conseil permanent de l’ange gardien qui veille à mes côtés, en un mot comme l’instinct de ma conservation, il est évident que je n’ai que faire d’apprendre les tours d’adresse de ces beaux messieurs qui ont étudié dans Scapin et dans Figaro : je suis garanti, car la défiance est le vaccin de tous ces microbes.

Les mœurs de l’Occident sont moins sévères à l’égard des principes. Les farceurs, pourvu qu’ils aient l’air sérieux, y sont favoris. Vous voyez cette chose merveilleuse qui consiste à prouver avec quelle habileté on peut parvenir à tromper son semblable, sans que le semblable en soit mieux sur ses gardes. Ce semblable n’a pas son semblable ! Ah ! le bon tour ! il se pâme ! et, le lendemain, c’est lui qui sera pris au piège. Que voulez-vous ! il avait confiance. Considérez les expressions qui viennent en aide au verbe tromper ; il y en a une armée ! Ce pauvre verbe s’est usé à force de servir. L’art a fait des progrès : il est digne de la science ; et maintenant on voit à son service des nouveaux venus, les mots enfoncer, enjôler, rouler, pincer, mots très français : mais que vont-ils faire dans cette galère ? Hélas ! ils sont destinés à vieillir, eux aussi : quels seront leurs remplaçants ! N’importe, il n’y aura jamais un mot assez fort pour dépeindre toutes les niaiseries de la confiance.

Je m’étonnais que Molière et Beaumarchais n’eussent pas présenté aux spectateurs Scapin et Figaro en leur disant, sous forme de prologue : « Retenez bien leurs tours, et voyez comment ils s’y prennent ! » J’étais un naïf : à quoi bon ? le public est trop occupé à rire ; et, pendant ce temps, Scapin fait des petits Scapins : c’est la moralité de la pièce. Ah ! certes, ces comédies seront toujours jeunes ; elles sont immortelles, car elles ont pour les applaudir les trompeurs… et les trompés.

Dans ces conditions, où se joue donc la comédie ? sur la scène ou dans le monde ? Sur la scène, chaque soir, mais dans le monde, le reste du temps, et les places coûtent quelquefois bien cher !


  1. Les Fourberies de Scapin, acte I, scène II.
  2. L’Avare, acte II, scène v.