Le Théâtre des Chinois/Sous le péristyle

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Calmann Lévy (p. 1-7).
PREMIÈRE PARTIE. AU THÉÂTRE


I


SOUS LE PÉRISTYLE


La pensée qui dirige notre curiosité, lorsqu’une pièce de théâtre est soumise à notre étude, est-elle le désir de trouver une représentation de mœurs qui nous sont inconnues ou l’expression d’un art dramatique indépendant ? Telle est la question que je me suis posée dans le moment même où je cherche à présenter au public des lettrés français une exquisse de notre théâtre et de nos mœurs dramatiques.

Les comparaisons sont des habitudes de l’esprit ; mais ce sont de mauvaises habitudes, et je ne m’en suis jamais mieux rendu compte qu’en étudiant ce sujet. On ne compare jamais que lorsqu’il y a avantage à le faire : c’est un moyen de démonstration qui séduit comme une sorte de sophisme. Je me garderai donc bien de comparer le théâtre français et le théâtre chinois, tentation qui serait très légitime pour un Français, parce qu’elle lui assurerait la mention : Hors concours, — ce titre que les artistes arrivés inscrivent comme un honneur sur le cadre de leurs toiles, — mais qui n’amènerait aucune conclusion. Les comparaisons se rapporteraient plutôt à la mise en scène qu’à la scène elle-même. Si vous appelez « le théâtre » la représentation que donnent dans la maison de Molière ces maîtres artistes qui ont fait de leur profession un art si élevé, qu’on ne sait lequel admirer le plus de l’auteur ou de l’acteur, je garderai le silence.

Si vous appelez « le théâtre » ces réunions somptueuses où la société la plus élégante de Paris étale dans les loges, sous l’éclat des lustres éblouissants, le luxe de la beauté féminine parée de diamants et de toilettes merveilleuses, j’effacerai le titre même de cette étude et je bannirai de ma pensée l’idée singulière d’avoir osé vouloir parler du théâtre chinois.

Je me mêle à la foule des spectateurs ; j’écoute avec respect les vers sublimes de Corneille ; je reste suspendu aux lèvres de Camille et je hais avec elle l’impitoyable Rome. La muse de Racine fait entendre à mes oreilles ravies une langue admirablement poétique, et toutes les délicatesses du sentiment parviennent droit à mon cœur, escortées de toutes les grâces du style le plus harmonieux. L’enthousiasme le plus noble et l’émotion la plus douce se communiquent tour à tour à ma pensée, qui médite en secret et sur les passions un peu théoriques des héros de Corneille et sur l’héroïsme plus accessible et plus humain des créations de Racine.

Puis le théâtre change : voici le rire comique et profond du grand Molière, et je bats des mains, et semblable au spectateur d’autrefois, je suis tenté de m’écrier : « Bravo, Molière ! » Est-ce que ces comédies ne sont pas toujours actuelles ? que Dieu me pardonne ! elles dépeignent aussi nos travers et nos ridicules ! Ainsi le génie fait fraterniser tous les peuples, parce qu’il n’y a qu’un seul homme dans le monde : c’est vous, c’est moi, c’est nous tous ! voilà le théâtre français ! aussi, chaque fois que j’assiste à une pièce de Molière, il me vient toujours cette réflexion : Ces œuvres-là devraient réconcilier tous les hommes qui prétendent monopoliser les perfections, et graver dans leur cœur le dogme de la Fraternité. On se contente de rire ; Molière n’a-t-il donc pas eu un but plus élevé ? Que ce grand cœur aimait les hommes, malgré son masque railleur !

Si donc on ne cherche pas uniquement au théâtre la représentation de faits divers appartenant à des mœurs locales ; si l’on peut voir autre chose sur la scène que l’éclat des costumes et la splendeur des décors ; si l’on a assez de force d’esprit pour faire abstraction du cadre et ne considérer que l’œuvre nue ; si l’on veut bien isoler et ne considérer dans le théâtre que l’art, indépendamment des coutumes, des idées acquises, des préjugés ; si l’on y cherche enfin des hommes mis en scène par une volonté d’artiste, parlant et agissant pour aboutir à un but déterminé qui est comme la démonstration d’un théorème posé d’avance, alors seulement je m’enhardirai à parler de notre théâtre, sans avoir besoin de faire appel à la bienveillance de mes lecteurs. Autrement, je resterais sous le péristyle !

Il m’eût été facile de suivre une autre voie, de dire à ceux qui se plaisent à railler : « Remontons s’il vous plaît trois siècles en arrière, et voyons ce qu’est le théâtre français en 1584.

Si l’on se rappelle l’histoire du passé, — s’il est un passé pour les modernes, — le théâtre est alors ce lugubre drame qui s’appelle la Ligue. La scène française n’a pas encore d’histoire, et, à part les représentations des Mystères et de quelques farces où commence à pétiller l’esprit gaulois, malicieux et plaisant, on ne voit absolument rien qui fasse présager les destinées brillantes du théâtre français.

Un siècle plus tard, les chefs-d’œuvre qui l’immortaliseront seront créés ; le monde moderne a levé son étendard, et une grande lumière a paru dont les rayons deviendront des foyers. Les idées nouvelles surgiront violemment et auront le fracas des éclairs. Dans cette tourmente il paraîtra des géants : les uns, à coups de plume, tailleront de larges brèches dans les idées d’autrefois et façonneront les esprits à leur image, nouveaux dieux d’un nouveau monde ; les autres, à coups de sabre, à coups de canon, se rueront sur toutes les frontières, portant l’épouvante et le patriotisme dans toutes les âmes, animant l’univers d’une vitalité immense, et les peuples en armes apprendront le culte passionné du drapeau. Certes il m’eût été aisé, répondant à la comparaison par la comparaison, de tenir compte des dates : car, le météore qui a lui sur l’Occident est resté au-dessus de l’horizon et a rendu la partie singulièrement inégale.

J’aurais pu, grâce à ce système, montrer, non sans orgueil, de quel éclat brillait notre art dramatique alors qu’il n’existait pas en France. Mais ces sortes de rivalités n’apportent que des plaisirs personnels qu’il faut s’habituer à dédaigner quand on veut faire œuvre utile. A quoi bon me désespérer si je n’ai pas à présenter à mes lecteurs d’Occident un Molière ? Sommes-nous les seuls qui aient à regretter cette infortune, et ne la partageons-nous pas avec tous les peuples de l’univers ? Nos procédés scéniques sentent le vieux temps et n’ont pas pris les conseils de la mode élégante ; nos acteurs ne vont pas au Conservatoire se former à l’art difficile de bien dire ; et nos actrices... nous n’en avons pas. Vous voyez bien qu’il me fallait infiniment de précautions pour entreprendre un tel sujet, et lui conserver de l’intérêt, quand même.