Le Théâtre en Angleterre (1840)
— LEIGH HUNT. — EDOUARD LYTTON BULWER.
Il se fait aujourd’hui, en Angleterre, un mouvement vers l’art dramatique. Le théâtre essaie de secouer son linceul et de retrouver sa vie perdue. L’excellent acteur Macready, homme d’esprit et de goût, s’est placé, avec Lytton Bulwer, à la tête de cette réforme. Les impuretés des foyers et des coulisses se sont corrigées sous leur influence combinée, et plusieurs drames diversement remarquables, qui ont paru sur la scène ou chez les libraires, ont conquis ou mérité leur succès.
Déjà, depuis le commencement du siècle, quelques efforts tentés vers le même but avaient éveillé l’attention : retour au drame naïf du XVIe siècle ; essai d’observation et d’analyse métaphysique ; imitation du drame grec dans sa simplicité passionnée. Byron et Talfourd ont produit de fort beaux ouvrages dans ce dernier genre. Le calque de la vieille école anglaise n’a inspiré qu’une ou deux ébauches assez puissantes à Milman et à Lamb. Coleridge et l’Écossaise Joanna Baillie ont tout-à-fait échoué dans leur prétention de substituer l’analyse des idées au mouvement des caractères.
Drame, c’est action. Une longue recherche étymologique ou une profonde investigation ne sont point nécessaires pour prouver que l’origine du mot drame commande et domine encore toute la théorie de l’art qu’il résume. Il s’agit pour le drame, non des hommes qui pleurent ou qui rêvent, mais des hommes qui agissent. L’ode chante son enthousiasme, la philosophie médite. Brutale même et violente, toute action est drame ; trois peuples d’action, les Grecs, les Espagnols et les Français, l’ont bien compris. Mêlée de l’élément lyrique, revêtue de ces paroles d’or et de feu qui sont la poésie, imprégnée de passion, corroborée par l’étude des caractères humains, l’action dramatique s’élève à des créations miraculeuses. Réduite à sa forme la plus sèche et la plus élémentaire, elle trouve moyen de se suffire : elle se passe d’éloquence, de style, de vérité. La plus misérable œuvre de nos boulevards est encore un squelette dramatique ; telle tragédie allemande et anglaise, élégie ou dithyrambe, échappe aux vraies conditions du drame. Je ne prétends pas qu’il soit bon de le transformer en œuvre de curiosité pure, ainsi que la France s’y est habituée récemment : énigme pour l’esprit et illusion pour les yeux, c’est une décadence ; mais ce genre n’a point répudié l’essence même et le fond de sa nature, l’action. Il est pauvre sans doute et artificiel ; il laissera peu de traces dans l’histoire de l’esprit humain ; des qualités plus hautes lui sont nécessaires. Du moins pourra-t-on le juger comme drame et le compter pour tel.
De toutes les formes littéraires de la pensée, il n’y en a pas de plus frappante et de plus populaire : quoi de plus intéressant pour nous hommes que l’action humaine ? Parvenu à un certain degré de naïveté curieuse et de développement moral, un peuple est nécessairement créateur de son drame. Il le fait alors selon la vue propre de son instinct. Il choisit ce qui lui convient dans le jeu de ce monde, composé de destinée et de liberté, d’évènemens et de volonté, de variété dans les caractères et de similitude dans les passions. On lutte contre le destin et on le subit, on cède au penchant et on le combat ; on est grand, ignoble, lâche, vénal, incertain, timide, vain, superbe. Dans cette trame infinie, une nation ne prend point au hasard. La passion et le sort constituent le drame grec ; l’aventure et l’enthousiasme font le drame castillan ; le drame français accepte l’une et l’autre forme, dont il opère le mélange avec plus d’adresse que de hardiesse. Une philosophie expérimentale, s’exerçant sur les variétés du caractère humain, détermine le drame anglais, résumé dans un seul homme, qui est Shakspeare. Une fois la première et grande curiosité du peuple satisfaite, on languit, on imite, on cherche des effets ; le drame meurt lentement. La Grèce dramatique après Euripide, l’Angleterre après Shakspeare, l’Espagne après Calderon, s’éteignent au milieu d’efforts stériles et de tentatives multipliées et inutiles. Le théâtre reste ; le drame n’est plus.
Il faut soigneusement distinguer le drame du théâtre. Tant que les hommes seront amoureux de spectacles, ils iront se placer sur les gradins d’un amphithéâtre ou dans les obscurités d’une loge, avides d’entendre et de voir les fantômes passagers d’une toile colorée, les cris d’une lutte mortelle, le sang d’un taureau qu’on égorge, les évolutions d’une armée ou d’un navire. C’est la partie enfantine de l’art ; elle survit à l’art lui-même. Elle l’étouffe en le remplaçant. Les gens vraiment émus des plaintes d’Oreste et des fureurs d’Othello, des hymnes du prince Constant et des gémissemens de Phèdre, s’inquiètent assez peu de savoir si les décorations sont bien peintes, et si l’on a dépensé beaucoup d’argent en machines et en costumes. Tous les chefs-d’œuvre ont été créés pour des théâtres imparfaits, et les théâtres perfectionnés n’ont point créé de chefs-d’œuvre. Dans la belle époque de l’art dramatique, c’est l’homme que l’on veut voir sur la scène ; quand vient la décadence (et elle vient vite), on veut des plumes, des épées, des lances, des tables, des paysages et des vêtemens. La curiosité s’est déplacée. Elle a passé de l’intérêt inspiré par l’homme à un intérêt accessoire. Toute littérature subit cette transformation, sans laquelle le drame mourrait entièrement. On s’ingénie à représenter Clytemnestre telle qu’elle était, et à imiter le peplum et la toge. Achille et Agamemnon portent le vrai costume des sculptures helléniques ; on croit alors, par ces diverses améliorations, toucher le but véritable de l’art ; on s’en est éloigné. On a sacrifié le fonds à l’accessoire, le but au moyen.
Tout le monde sait que les sublimes tragédies de Corneille, livrées à des acteurs mal costumés, étaient représentées entre une double haie de gentilshommes insolens qui s’asseyaient sur la scène et riaient des acteurs. La représentation des œuvres de Calderon ou de Shakspeare était plus misérable encore. Deux grosses bougies de cire, placées aux deux coins du théâtre, éclairaient la scène espagnole dans les grandes circonstances. Ordinairement, on choisissait une cour, on y dressait un échafaudage, les fenêtres armées de barreaux servaient de loges grillées, les balcons jouaient le rôle de nos avant-scènes, et l’on donnait la pièce entre midi et quatre heures. Les gamins montaient sur les toits. En Angleterre, la partie matérielle du théâtre, sous Shakspeare, ne valait guère mieux on voyait les gens comme il faut s’étendre sur les tapis de la scène, et se battre avec le parterre à coups de pommes et de noisettes ; les décorations employées dans Macbeth et dans Henri VII se composaient d’une galerie avec un balcon et un rideau, laquelle, pratiquée au fond du théâtre, servait, selon l’occasion et la nécessité, de montagne, de clocher, de tour, de fenêtre ; puis d’une machine à trois pans, formant triangle équilatéral, montée sur un axe mobile, et présentant au spectateur, selon les évolutions de l’axe, un arbre peint, une porte de maison et un lambris d’appartement : le public se tenait pour averti. Dans ce berceau pauvreteux sont nées toutes les œuvres de Shakspeare, toutes celles de Calderon et de Corneille ; et ce que j’ai dit de l’influence pernicieuse des accessoires sur l’art dramatique est si profondément vrai, tellement incontestable, qu’à la même époque ou à peu près, la Mirame du cardinal de Richelieu, et les Orbecchi, abominable tragédie italienne, étaient représentées avec un luxe extraordinaire. À mesure que la pompe théâtrale envahit la scène, l’art dramatique recule. Les tragédies de Campistron se parent de mille ornemens dont le Cid n’a pas eu le privilége. Les pièces de Dryden ont besoin d’un matériel magnifique que Shakspeare n’avait pas connu. Cette transition de l’art dramatique réel à l’art théâtral se révèle très ingénument sous Charles II, en Angleterre, et sous la régence du duc d’Orléans, en France. Les amateurs du théâtre imaginent avoir gagné infiniment, parce qu’ils ont corrigé un anachronisme et conquis une vraisemblance de costume. Samuel Pepys, cet excellent journaliste des mœurs anglaises, ne tarit pas en expressions de mépris pour la barbarie ancienne du théâtre shakspearien, comparée à la beauté, à l’élégance, à la vérité, à l’illusion de la scène contemporaine. « Nous avons maintenant des musiciens, dit-il, nous avons des danseuses, nous avons des toiles de fond, nous avons de beaux costumes. »
Hélas ! oui ; mais vous n’avez plus de drame.
Le drame est dans le public bien plus que sur la scène. Il s’éteint lorsqu’un peuple perd cette curiosité ingénue que satisfait le jeu puissant des caractères et des passions. Il tourne alors au sentimental, c’est-à-dire à l’élégie, comme chez Rowe et Otway, ou à l’emphase comme chez Dryden et Young, ou à la simple curiosité d’un évènement qui se débrouille, et d’une énigme qui se résout. Nous trouvons ces différens caractères parfaitement marqués dans l’histoire littéraire de la Grèce. Eschyle s’empare du mythe, qu’il transforme en action ; Sophocle crée ensuite le drame épique ; Euripide penche vers l’élégie et affaiblit toutes les nuances. C’est là ce que blâme Aristophane, lorsque ce grand critique montre Euripide traînant des haillons, poussant des soupirs, et récitant des maximes. Après Euripide, un théâtre matériel, artificiel et factice apparaît un moment pour s’évanouir. En Angleterre, le même phénomène et le même développement ont lieu à travers les révolutions et les guerres civiles, quoique l’organisation d’une société demi-puritaine contrarie sans cesse la marche naturelle du drame. Sous Jacques Ier, la sévérité religieuse commence à frapper le théâtre. Il meurt sous Cromwell, pour renaître sous Charles II, tout chargé de licence, de prétentions et de puérilités ; à travers le XVIIIe siècle, il s’étiole et se corrompt, tour à tour bourgeois et larmoyant, burlesque et libertin, augmentant ses ressources scéniques et perdant sa force intime, jusqu’au moment où les pâles esquisses de Richard Cumberland et les comédies sans vigueur d’Arthur Murphy envahissent les trois théâtres de Hay-Market, de Covent-Garden et de Drury-Lane. Deux hommes remarquables, Goldsmith et Sheridan, combattent à force de gaieté et d’observation l’influence philosophique et sentimentale, qui s’est emparée de l’art tout entier. Leur exemple n’est pas suivi ; et lorsque le XIXe siècle s’annonce par les chefs-d’œuvre de Godwin, de Byron et de Walter Scott, le théâtre anglais continue à déchoir.
Alors se fait la triple tentative dont nous avons parlé plus haut ; on veut renouveler la scène par l’archaïsme, ou l’imitation de Massinger et de Webster, par l’analyse philosophique des mobiles humains, par l’imitation de Sophocle et d’Eschyle. Lord Byron, poète passionné et méditatif, se révolte contre le drame accidenté de Shakspeare et sa libre observation des caractères. Il produit des tragédies admirables, qui ne seront jamais des drames complets ; l’égoïsme éloquent du poète y occupe tout l’espace. Sardanapale, c’est Byron monarque d’Orient ; Foscari, c’est Byron encore ; et le doge, et Manfred, Byron encore. Malgré la monotone énergie du ton et de la couleur, ces œuvres dramatiques l’emportent sur les nombreux pastiches du drame ancien, auxquels l’admiration de Dekker, Marlowe et Marston a donné naissance depuis 1800. Elles s’élèvent au-dessus des nombreux drames métaphysiques produits par l’école de Wordsworth et de Coleridge ; œuvres bizarres, parmi lesquelles nous distinguerons spécialement le Paracelse de Robert Browning.
Paracelse (Paracelsus, a drama) est d’autant plus digne de remarque, que son mérite a passé à peu près inaperçu en Angleterre. Rarement un poète a perdu plus de pensée, d’éclat, de pathétique et de profondeur dans une création sans avenir, mais non sans puissance. Comme essai dramatique, c’est le néant même. À peine éclos, vite oublié, noyé dans les dissertations d’une esthétique nuageuse et dans les périphrases d’un style prolixe, ce livre doit être signalé cependant comme une très belle analyse psychologique et morale.
L’auteur a voulu mettre en scène un révolutionnaire de la science et intéresser le lecteur aux vicissitudes de sa pensée. Le personnage de Paracelse était bien choisi ; il représente tout un mouvement de civilisation. Fils du XIXe siècle, nous sommes étonnés de celui qui s’opère sous nos yeux ; au commencement du XVIe, il s’en fit un bien plus étrange dont le nôtre n’est que le développement, et dont nous suivons encore l’impulsion. Alors paraissent en même temps Cardan, rédacteur de magnifiques formules géométriques ; Copernic, qui dit au soleil comme Josué : Arrête-toi ! Corneille Agrippa, qui soutenait en 1510 la même thèse que Jean-Jacques en 1750 ; Luther, Calvin et Melancthon. Par eux, toute la vieille autorité est ébranlée. Les évolutions du monde nouveau vont s’opérer sur un nouvel axe. Je ne pardonne pas à Voltaire de s’être moqué de Cardan et d’avoir abaissé Luther. Qu’était-il, Voltaire, qui cultivait le doute ; qu’était-il, auprès de ceux qui en avaient hardiment jeté le premier germe dans le sol de l’Europe ? Le plus original de ces personnages étranges fut, sans aucun doute, Paracelse, qui renouvela la médecine et créa la chimie moderne, nécromant, sorcier, alchimiste, charlatan ; Paracelse, qui se vanta d’avoir trouvé la pierre philosophale et la quadrature du cercle, et qui enfermait le démon dans le pommeau de son épée. L’ardeur de la science, la fièvre de connaître, le besoin de la gloire, précipitèrent à travers toutes les folies, tous les voyages, tous les ridicules, cette intelligence enflammée. C’est Faust réduit à la réalité, n’écoutant d’autre Méphistophélès que ses passions et son amour-propre, entouré d’envieux et d’admirateurs, plein de mépris pour l’espèce humaine, qui est si facile à tromper, irrité jusqu’au délire de notre impuissance à pénétrer les secrets de la vie ; aux yeux des uns, ange de lumière ; aux yeux des autres, fils de l’enfer ; à ses propres yeux, être incomplet et impuissant ; pour l’histoire et l’avenir, énigme.
La beauté et la difficulté de cette analyse ont séduit l’imagination de Robert Browning. Le drame intérieur, qui se joue chez tous les hommes célèbres et grands, et qui prend un caractère de frénétique beauté chez un personnage tel que Paracelse, moitié sublime et moitié fou, a exercé sur le jeune poète, dont l’intelligence est évidemment subtile et profonde, une fascination irrésistible ; il a tenté d’en faire l’œuvre précisément la plus opposée à la nature même de ses pensées et de son sujet, une pièce de théâtre. Il n’y a pas de plus étrange petit livre que le sien. Descendant en ligne directe de Wordsworth pour la dissection métaphysique des idées, de Goethe pour la poésie plastique et extérieure, et de Byron pour le scepticisme, l’auteur a cru que ces élémens, précieux d’ailleurs, feraient un drame. En effet, ce sont des scènes, et il n’y manque, pour que l’œuvre soit dramatique, qu’une toute petite chose, le drame. Au premier acte, Paracelse déclare à ses amis qu’il veut chercher, au péril de son bonheur, la science et la gloire. Au second acte, ayant beaucoup voyagé, il découvre que la science n’est pas tout, qu’elle tue l’amour, et que sans l’union des deux facultés, amour et intelligence, l’ame humaine languit et meurt. Au troisième acte, il revient en Europe, professe la médecine à Bâle, atteint la gloire, augmente son crédit en mystifiant les hommes, et retombant sur lui-même avec plus de douleur que jamais, reconnaît la misère de ces trois ruines dont il est possesseur, science incomplète, amour impuissant, gloire menteuse. Au quatrième acte, il redescend de ses sublimes inspirations, demande à la volupté terrestre l’oubli de son ennui et de ses peines, retrouve quelque paix et quelque espérance dans la foi vulgaire et dans l’abnégation de l’orgueil, et finit par mourir à l’hôpital de Salzburg. Tout cela se passe entre quatre personnes, ou plutôt ce n’est qu’un monologue en deux mille vers, interrompu par quelques questions incidentes. Festus, l’homme simple et l’ami dévoué ; Michal, sa femme ; Aprile, jeune homme beau comme Apollon, symbole de la poésie et des arts, ne prennent la parole de temps en temps que pour donner à Paracelse l’occasion de plonger le scalpel dans sa propre pensée, d’interroger l’immensité de ses désirs, le désespoir de ses efforts et le dédain que lui inspirent son succès et l’admiration du genre humain. Voilà tout. Jamais drame n’osa se présenter avec de tels élémens. Nul mouvement, nulle péripétie, nulle catastrophe ; rien qu’une élégie éloquente, suivant dans son cours tortueux la vie de Paracelse, comme le soleil et les nuages marquent d’ombre et de lumière le Rhin tombant en nappes bouillonnantes, disparaissant sous les rochers, ou se développant comme un large miroir qui étincelle. Par un renversement singulier de l’art dramatique, vous n’apercevez plus dans cette œuvre aucune action visible. Le phénomène extérieur des passions et des caractères humains s’évanouit. Il fait place au phénomène intérieur d’une pensée qui s’étudie et d’une ame qui se creuse.
Nous signalons ce résultat bizarre comme le dernier terme de l’abus métaphysique si naturel à la muse du Nord. Le drame d’escamotage habile que les Français ont adopté récemment, le drame d’incidens et de passion que les Espagnols ont porté si haut vers le commencement du XVIIe siècle, occupent l’extrémité opposée du diamètre. Shakspeare penche, mais sans excès, vers l’observation métaphysique du Nord ; Calderon, sacrifiant au contraire la pensée à l’action et à la couleur, gravite aussi d’un autre côté vers le point central et vers la perfection de l’art. Quant à l’auteur nouveau dont nous parlons, philosophe et poète remarquable, il faut le nier comme dramaturge.
Prenons-le donc pour ce qu’il est, non pour ce qu’il croit être. Comme œuvre d’analyse philosophique, son prétendu drame est rempli de talent. La poésie des images y est jetée à pleines mains sur la subtilité des pensées. Manfred et Faust ne renferment pas de plus beaux passages que certains fragmens de ce Paracelse, obscurci par tant de divagations inutiles et construit sur un plan insoutenable. Nous donnerons pour exemple la rencontre et le dialogue de Paracelse et d’Aprile, symboles, l’un de la science, l’autre de l’amour, du besoin de connaître qui veut pénétrer tous les secrets du monde visible et invisible, de l’amour s’assimilant à tous les genres de beauté, et produisant la poésie, la musique et les arts.
— Qui es-tu (demande Aprile à Paracelse), homme profond et inconnu ?
Paracelse. — Je suis le mortel qui aspire à connaître. — Et toi ?
Aprile. — Je voudrais aimer infiniment et être aimé.
Paracelse. — Esclave ! je suis ton roi.
Aprile. — Ah ! Dieu t’a bien partagé. L’idéal que je poursuis me fuit sans cesse. Mon désir est immense, et le feu qui me brûle me consume sans me satisfaire. Toi, génie attentif et patient, tu acquiers toujours, tu amasses sans cesse. Ah ! malheureux ! malheureux que je suis !
Paracelse. — Calme-toi, je te l’ordonne au nom de la puissance que j’ai sur toi. Je veux te connaître, je veux savoir ce que tu désires.
Aprile. — Ne te l’ai-je pas dit ? Je n’ai qu’un but, qu’un désir : aimer ! Toutes les belles formes du monde, je voudrais les reproduire dans le marbre, dans la pierre et dans le bronze. Ah ! si je pouvais ! si je pouvais ! rien n’échapperait à ma sympathie ; la nymphe, ame secrète des chênes séculaires, le majestueux vieillard à longue barbe, le jeune homme dans sa première beauté, l’athlète aux muscles nerveux, la femme plus souple, plus moelleuse et plus blanche que le cygne ; toutes les passions, tous les désirs, toutes les idées ; la laideur même et sa beauté, qui est l’énergie, voilà ce que je voudrais saisir et créer d’un mot. Ô Dieu ! permets-moi de les reproduire, ces beautés que poursuit mon inutile amour, forêts, vallées, miroir de l’Océan, lacs étincelans sous le soleil qui naît, et vous, labyrinthes de bronze, pyramides de pierre, villes peuplées d’hommes ; et vous, agitations, passions, cruautés, ambitions, dont le cœur se nourrit et dont il meurt ! Qui me donnera des couleurs pour tout exprimer, et des paroles pour tout reproduire, et des notes musicales pour imiter les mouvemens mystérieux de l’ame et les inconnus balancemens des planètes ! qui me permettra d’épuiser tout ce que le monde et la vie offrent à l’admiration et à l’amour, jusqu’à ce que Dieu me reprenne à lui, lui l’éternel amour ! (Paracelse soupire.)
Aprile. — Tu soupires ? Tu n’es donc pas mon roi ! Tu n’as point passé par mes épreuves ; tu n’as pas souffert de mes souffrances.
Paracelse. — Continue.
Aprile. — Tu n’as pas, comme moi, arrêté ton regard sur le soleil idéal jusqu’à devenir aveugle. Tu as cherché la cause de tout, et non la sympathie et l’amour des choses divines. On prétend qu’il y a partout des squelettes, dans les fleurs, dans les arbres, dans les étoiles même qui resplendissent là-haut. Ces squelettes, tu les a cherchés. En es-tu plus heureux ?
Paracelse. — Non.
Aprile. — Tu t’occupes à démeubler la nature, moi je la meuble. Cette société des hommes avec leurs lois et leurs coutumes est pour moi une île déserte. J’y bâtis mon palais comme je puis. La réalité est vulgaire, je la transforme. Les coquillages amassés au bord de la mer sont mes diamans, les branches des arbres sont les arcades de mon palais, le jonc tressé remplace le tapis de pourpre, l’imagination est ma servante, et l’opulente fée obéit à toutes mes volontés. Amour universel, sympathie sans bornes ! Dans le cœur du paysan et du berger, je découvre une pensée qui est l’essence de la poésie ; et ce qu’il y a de plus vulgaire au monde, la branche desséchée qui tombe dans les cavernes de ma poésie, en sort parée de cristaux qui brillent au soleil. Ô maître orgueilleux, as-tu ce pouvoir ? N’as-tu jamais senti cette ivresse ? N’as-tu jamais été conduit au désespoir par l’aspiration vers la beauté, et des milliers de fantômes n’ont-ils pas flotté devant toi pour te mener au précipice ? N’as-tu pas compris l’impuissance des sons pour reproduire les accens de l’ame, celle des couleurs et des formes, celle des rhythmes et des mots ? N’as-tu pas vu que plus la pensée grandit et s’élève, plus la parole devient faible et débile ? Dis-moi cela, monseigneur ?
Paracelse. — Le désir de connaître a son impuissance ; l’homme n’est que faible poussière !
Aprile. — Tu pleures ! toi, des larmes ! toi, le maître ! toi, le roi !
Paracelse. — Nous sommes misérables tous deux. Apprends à connaître, et que Dieu m’apprenne à aimer. Qu’il nous pardonne à tous deux, êtres ambitieux et impuissans ! Nous avons rêvé, Aprile, et nous nous éveillons. Nous sommes deux voyageurs transportés dans un monde de féerie et qui se retrouvent tout à coup auprès de leur foyer. Nous portons les cicatrices du voyage, mais nous avons aussi les bracelets d’or et les colliers de perles dont nos bras ont été parés. J’ai cherché la science, comme tu as cherché l’amour ; aveugle comme toi ! L’amour n’est rien sans la science, ni la science sans l’amour. Cependant nos conquêtes nous restent ; j’ai la puissance ; tu as la beauté. Hélas ! nous nous éveillons cependant, et l’expiation nous attend l’un et l’autre.
Aprile. — Je le vois, Dieu est la poésie complète.
Paracelse. — Dieu est la science parfaite. Les deux moitiés de l’idéal se réunissent en lui seul. Faibles et fous que nous sommes ! mortels débiles ! nous avons voulu les atteindre en les isolant. Nous sommes trop punis !
Ce qu’il y a d’élévation et de profondeur dans ces pages n’a pas besoin de commentaire. Paracelse, représentant l’ardeur de connaître au commencement du XVIe siècle, c’est-à-dire à une époque de renouvellement total où la pensée humaine changeait de peau comme le serpent, offre au philosophe un spectacle d’un intérêt immense. C’est, je l’ai dit, un révolutionnaire de la pensée ; il ne voit que l’avenir, il n’a foi qu’aux nouvelles espérances qui animent le genre humain. Il veut savoir, non le passé qu’il rejette, mais ce qui est et ce qui sera. Il veut connaître, non les livres, non l’érudition proprement dite, mais le présent, mais l’avenir, mais l’essence des êtres. Il rompt à jamais avec les connaissances acquises par les autres nations et les autres temps, avec les maximes et les conquêtes des sages d’autrefois.
« La vérité n’est-elle pas en nous-mêmes ? (dit-il dans le poème). Il y a en nous tous un point central où l’intime vérité réside dans sa plénitude. Autour d’elle, s’élèvent des remparts qui l’environnent et l’obstruent ; la chair et les sens dérobent la flamme de la vérité à nos propres yeux. Connaître, c’est délivrer la vérité captive ; c’est ouvrir une issue au rayon secret et caché qui est en nous. »
Paracelse n’admettra donc rien de ce qui est convenu ; plein de courage et de foi en lui-même, chevalier d’aventure, rejetant tous les anciens naturalistes et tous les vieux philosophes, il se met à courir le monde pour dégager, au moyen de l’expérience active, cette vérité cachée. Plus il avance, plus cette soif de savoir s’augmente et s’irrite ; à mesure qu’elle s’abreuve, elle devient plus ardente. Paracelse rit des hommes qui l’admirent, il rit de les voir redoubler d’enthousiasme quand il les trompe ; il prend en pitié sa gloire et son école :
« Vous avez vu ce matin, dit-il à Festus son ami, la foule qui se pressait autour de ma chaire ! Parbleu ! ce n’est pas merveille d’exciter leurs bravos et de faire battre leurs cœurs. Mes principes sont simples ; je détruis et je nie. Toutes les fois qu’on nie ce que la foule et les âges ont accepté, la foule est là béante, sans haleine, l’œil hagard, les cheveux hérissés, attendant le tonnerre qui va frapper ses idoles. Comptons un peu mes admirateurs : voyons ! D’abord ceux qu’attirent la curiosité, l’étonnement, la nouveauté, rien de plus ; puis la race nombreuse des sots qui veulent des miracles ; je leur en donne. Ensuite vient le nombreux bataillon de ceux qui haïssent les institutions établies et les écoles adoptées, toujours prêts à seconder l’homme qui attaque, jusqu’à ce que, victorieux à son tour, ayant planté le drapeau de sa doctrine, il les voie se retourner contre lui. Jetez sur cette cohue une infusion considérable d’indifférens qui profitent de la circonstance ; esprits madrés, trop habiles pour s’opposer au courant des opinions, flatteurs adroits qui caresseront et protégeront mon système, charmés de lui donner un développement absurde qui le tuera !
« Pourquoi grossir la liste ? Tous ces gens ont leur intérêt à servir, et la vérité leur importe peu. Restent peut-être douze ou quinze pauvres hères qui aiment sincèrement la science, qui ont foi au pouvoir de la vérité ; ceux-là méritent ma sympathie et mes efforts : ce n’est pas la peine d’en parler ! »
Voilà comment le réformateur apprécie ceux qui l’admirent. Ainsi se juge lui-même, au milieu de sa gloire, ce révolutionnaire et ce novateur. Il n’a pas touché le but qu’il voulait atteindre ; il n’a pas découvert le grand mystère de la vie et du monde. La couronne qu’il a obtenue, c’est la réputation, et il la méprise. L’ombre de sa gloire lui fait peur et pitié
« Je le sais bien, dit-il, je suis en avant de mon siècle. Je suis un de ces flots précurseurs qui viennent battre le rivage, long-temps avant que la multitude des vagues le suive et recouvre la côte. Je sais bien quelle sera ma destinée. On usera de ma pensée en la niant, on montera sur mon cadavre en le déshonorant. Orgueil ou vanité, je n’ai rien voulu devoir à mes ancêtres ; on ne voudra rien me devoir. J’ai détruit, on me détruira ; c’est juste. J’ai élevé un échafaudage sur lequel on montera pour découvrir de nouvelles régions de la science. Que m’importe après tout ? J’aurai accompli mon destin, Dieu fera le reste ! »
Convaincu de la vanité de la science et de celle de la gloire, Paracelse cherche enfin le plaisir ; il se plonge dans les délices sensuelles et trouve en échange de sa dernière tentative le mépris des hommes qui se vengent ainsi de ses dédains. Lorsque, malade et mourant sur son grabat de l’hôpital, à Salzburg, Paracelse retrouve auprès de lui Festus, le cordial et simple ami qui ne l’a jamais abandonné, l’auteur touche tout à coup à l’effet dramatique, et l’atteint naïvement par une invention très simple et très belle.
Paracelse, sur son lit de mort — Parle-moi ! Que j’entende ta voix ! Chante quelque vieille ballade. Je ne veux point songer au passé, je ne veux point rêver !… Parle-moi.
Festus, chantant. — « Le Mein est un fleuve charmant dont les flots coulent doucement, à travers les vallons, à travers les prairies ; et ses petits flots qui bruissent font la musique la plus douce. Il coule, il coule paresseux sous le soleil qui brille, au milieu des gazons, au milieu des joncs et des charmantes primevères ; et de temps à autre l’abeille rase ses vagues en bourdonnant, et le martin-pêcheur qui plane, avec son plumage de feu, y baigne le bout de son aile quand midi sonne au clocher des hameaux… »
Paracelse. — Mon cœur, mon cœur s’éveille et se desserre lorsque j’entends cette chanson de la jeunesse ; les ténèbres passent, le serpent noir qui me pressait l’ame se déroule enfin et me quitte. Ah ! Festus, je respire ! c’est toi, c’est toi !
Après cet admirable mouvement, Festus console son ami, dont l’agonie s’éclaire d’un rayon d’espoir sublime :
« Esprit souverain (lui dit son ami), maître, créateur, inventeur, ceux qui raillent les convulsions de ta vie se moqueront de l’Etna dont les profondeurs bouillonnent. Je t’ai connu, moi ! je te comprends, je te suis fidèle. Je t’ai vu surgir et lutter. Je te vois mourir. Ô Dieu puissant, que je sois traité comme il le sera. Si tu m’avais créé fort comme lui, j’aurais failli comme lui ; advienne que pourra, je suis avec lui, je suis pour lui !… Dieu ! nous nous présentons ensemble devant toi : punis-nous, ou récompense-nous ensemble ! »
Paracelse, œuvre qui porte, comme on le voit, toutes les traces d’un esprit supérieur, mais que déparent la diffusion, l’incohérence, le vague des détails et le défaut de concentration dans la forme, ne se rapproche du drame que par son titre. L’élément dramatique apparaît d’une manière un peu plus prononcée dans deux ouvrages de Robert Henri Horne, intitulés : La Mort de Christophe Marlowe, et Côme de Médicis. La réflexion y domine encore l’action, et le défaut capital de la poésie du Nord se fait sentir assez vivement dans ces deux ouvrages pour y étouffer la réalité de l’intérêt dramatique. Ici la vie effrénée d’un poète demandant aux voluptés les plus vulgaires la compensation de ses douleurs et de son humiliation sociale ; là, un père et un prince cherchant l’équité la plus sévère, et ne rencontrant que l’injustice : telles sont les deux bases de ces ouvrages, dont l’un est élégiaque et l’autre épique. L’effet de scène manque à l’un et à l’autre. Il se trouve encore moins dans la pièce intitulée : Nina Sforza, par Richard Zouch Troughton. Il n’est pas étranger aux trois dernières œuvres de Sheridan Knowles : l’Amour, — l’Épouse — et la Fille. Knowles dramatise et dialogue habilement des contes qui ne manquent pas d’intérêt. Mais que faire de ces caractères effacés ? quelle valeur attribuer à ces romans invraisemblables ? et comment excuser surtout la teinte uniformément sentimentale, qui, répandue sur tous les personnages comme un glacis factice sur certains tableaux, ne reproduit ni la vérité de la nature, ni celle des passions et des pensées ? Malgré ces défauts, Sheridan Knowles, auteur et acteur, est le plus brillant représentant de cette école sentimentale qui a long-temps régné sur la scène anglaise auprès de la comédie licencieuse. Sheridan Knowles conçoit le drame dans des proportions bourgeoises, comme ce pauvre Otway, homme curieux à étudier, ivrogne dans sa vie, pathétique dans ses créations, qui n’avait qu’un genre de talent, et n’a produit qu’une seule œuvre remarquable ; il est vrai que la supériorité de cette œuvre (Venise preserved) est incontestable.
À prendre la vie humaine dans sa vérité, dans sa largeur, elle comporte autre chose que des larmes. L’écrivain ment à l’œuvre divine, quand, pour la reproduire, il la dépouille de ses joies, de son calme, de ses énergiques mouvemens, de tout ce qui n’est pas gémissement et langueur. Il peut chercher dans ce monde le bon sens des actes ou leur folie, le relief des caractères comiques et la pratique de la société : ainsi fit Molière ; la sympathie secrète des ames et des idées, la sublimité et la finesse des sentimens tendres, offrent une vaste carrière : c’est celle de Racine. Tous les autres maîtres ont choisi leur domaine spécial. La sphère des larmes pures est restée le partage d’Otway, de Kotzebue et de La Chaussée ; les hommes d’un génie supérieur l’avaient dédaignée. Quoi de plus énervant, et de moins viril ? Ne sont-ce pas de misérables héros, que ceux qui ne savent que gémir sous le destin ? Corneille, en créant ses hommes de bronze ou de granit, dont les paroles frappent au cœur comme des lames d’acier poli, honorait du moins la nature humaine. Le Cid et Polyeucte exaltent la race qu’ils idéalisent. On se sent fier d’être de leur famille, on est honteux d’avoir pour frères un Meinau qui se lamente incessamment, un Jaffier qui pleure en tuant, et tous ces autres mortels infortunés et coupables, profondément ennuyeux et chétifs, dont le poète se sert comme d’urnes lacrymatoires. Vous ne trouvez rien de cette faiblesse et de cette misère chez les plus grands hommes, Sophocle, Shakspeare, Aristophane, Molière, Racine. Elle commence à se laisser entrevoir chez les écrivains placés sur le bord de la décadence, chez Euripide, chez Voltaire, chez Fletcher et Beaumont ; elle déborde aussitôt que l’art dramatique commence à déchoir ; enfin un fleuve de larmes coule avec les vers de notre La Chaussée, de Sheridan Knowles, de Fenouillot de Falbaire, avec la prose de Kotzebue et même celle de Diderot. Je reproche moins à Voltaire les maximes philosophiques semées dans ses tragédies, que la teinte faussement sentimentale d’Alzire, d’Adélaïde Duguesclin, et même de Tancrède. C’était là précisément ce que l’on admirait le plus du vivant de Voltaire ; la détestable Mélanie de M. de La Harpe n’a pas d’autre mérite que ce défaut.
Étudions en Angleterre le progrès de cet énervement dramatique. De Shakspeare à Sheridan Knowles, il est facile à suivre. Les vigoureux dramaturges contemporains de Shakspeare ne sont point atteints de la contagion sentimentale ; ils ont leurs défauts propres ; celui-là n’est pas encore né. Shakspeare joue sur les mots, Lilly est pédant, Ben Jonson minutieux, Webster effréné, Marlowe brutal, Marston cynique, Dekker diffus, Massinger paradoxal. Avant Fletcher et Beaumont, les héros dramatiques pleurent, mais modérément. Fletcher et Beaumont les premiers ouvrent cette veine de l’art dramatique. Ils prennent dans une situation, non plus tout ce qu’elle a de fort, de profond et de délicat, mais ce qu’elle renferme de douloureux, de mélancolique, d’élégiaque, d’attendrissant et de pénible. Au lieu d’affermir et de tremper puissamment l’ame humaine, ils l’affaiblissent et l’amollissent. Voluptueux et pathétiques, ils ont plus d’éloquence et font couler plus de larmes que Shakspeare ; en revanche, ils sont moins variés, moins philosophes et moins vrais. Le coup d’œil sévère que Shakspeare jette sur les choses de la vie leur manque absolument. Ils ont de la fécondité, de l’invention, de la grace, de la souplesse, une vive et fluide faconde et un coloris de style admirable. C’est par la pensée et le fond qu’ils pèchent. Ils ressemblent à la nation qui les admire.
Lorsque Charles II remonta sur son trône, un peuple fatigué de guerres civiles, l’ame tout affadie et abattue en même temps que corrompue et enfiévrée, préféra les drames de ces auteurs aux œuvres de Shakspeare. Roi et non-roi, la Fille Reine[1], étaient joués tous les jours au milieu des applaudissemens universels, tandis que Macbeth et Othello, remaniés par des auteurs de troisième ordre, se faisaient à peine supporter. Écoutez là-dessus le même Pepys, dont nous avons déjà parlé : « Je connais peu de pièces plus médiocres que Macbeth, dit-il ; il n’y a pas dans cette pièce trois vers qui valent ceux de la Fille Reine, par Fletcher. » — Situations invraisemblables, nées de crimes odieux, et donnant naissance à des douleurs sans limites, en dehors de toutes les conditions ordinaires de l’humanité, telle est la trame générale des œuvres de Fletcher et de son ami. Dryden y ajoute l’excès de l’emphase et le style précieux qu’il emprunte à Scudéry et La Calprenède. Immédiatement après les triomphes de Dryden, la scène politique venant à changer sous Guillaume III, les vertus bourgeoises reprennent honneur dans le monde anglais ; il se fait alors une évolution singulière du drame, qui, gardant ses défauts comme la société, se contente de leur donner, à l’instar de cette dernière, une teinte modeste et morale. Le puritanisme bourgeois du nouveau régime fait irruption sur le théâtre ; il s’allie au pathétique forcé et à l’inspiration lacrymatoire de Fletcher et Beaumont.
Une tragédie naît alors de ce mariage ; genre singulier, qui n’a pas d’autre mérite que de faire pleurer à torrens, non plus sur des pavés de marbre et dans des coupes d’or, comme celle de Fletcher, mais sur la terre nue et sur le grabat des mansardes. Lillo, Southerne, Otway, Rowe et Congrève exploitent ce genre malheureux, qui a produit un chef-d’œuvre, Venise sauvée. La description d’une vente publique de meubles, très habilement jetée dans le dialogue, est un des passages les plus pathétiques de ce dernier drame, dont nous blâmons l’inspiration et non l’exécution, la tendance générale et non les détails. Le pathétique, élément nécessaire et constitutif de la scène tragique, ne doit pas, selon nous, l’envahir dans tous ses replis, comme si l’homme n’avait ni caractère, ni passion, ni vigueur, ni esprit, ni ressources, ni action, ni enthousiasme, ni rêverie ardente, mais seulement des larmes et de la langueur. Ces héros qui prient, qui pleurent, qui s’agenouillent, qui se battent la poitrine, qui hurlent la douleur d’un bout de la pièce à l’autre, ont le désavantage immense d’user le ressort dramatique long-temps avant la fin du quatrième acte. Leur influence morale est d’ailleurs mauvaise. Les sources de la douleur étant assez restreintes dans leur nombre, on invente pour cultiver ce genre et varier les motifs des pièces des forfaits extraordinaires et des situations inouies qui achèvent de flétrir l’art et de le perdre. Tel est le sujet d’une absurde et effrayante tragédie d’Otway, qui repose sur un double inceste et qui se termine par cinq meurtres.
Sheridan Knowles a recueilli récemment l’héritage de cette école. Homme de talent, égaré par un premier succès, des exemples séduisans et des éloges prématurés, il a trop réussi à son début. Ce triomphe l’a engagé aveuglément dans le sillon qui lui avait valu les applaudissemens de l’Europe. On avait admiré dans les remarquables tragédies de Virginius et d’Appius les scènes d’intérieur, le pahétique naturel, la peinture heureuse de la vie bourgeoise chez les Romains, qu’Addisson avait présentés comme des héros imperturbables et des colosses stoïques ; faire d’eux des hommes tout simplement, c’était chose téméraire, œuvre piquante, nouveauté, bonheur, antithèse, presque une épigramme. Les souvenirs classiques, à la fois caressés et ébranlés, s’éveillèrent ; Virginius produisit de l’effet en Angleterre, et plus encore en France. Sheridan Knowles, encouragé, créa d’autres œuvres d’après la même inspiration ; privé de ces personnages romains qui l’avaient si bien servi par le contraste, il n’obtint malheureusement plus les mêmes résultats. On s’aperçut que l’étude de la vie, l’analyse des caractères, la variété des observations, la vraisemblance des plans manquaient à son génie. L’éloquence élégiaque et le pathétique bourgeois lui restaient sans doute ; mais on commençait à se lasser de cette poésie maladive, affaiblissement pour l’esprit et danger pour l’ame. Ce sont encore là les caractères, le mérite et le défaut de ses derniers ouvrages, — l’Amour, — la Fille — et l’Épouse.
La Fille (the Daughter) relève essentiellement de l’école d’Otway, embellie de quelques fleurs empruntées aux ossuaires de Maturin. C’est l’horreur dans le vulgaire et le sentimental dans l’atroce. L’Épouse (the Wife[2]) a le mérite de l’harmonie dans la conception. Si le plan est romanesque, les détails le sont aussi ; on peut le trouver faux dans son ensemble, mais la couleur est d’accord avec le dessin. Si la Fille révolte par une sorte de férocité gracieuse le sentiment intime et les premières lois de l’art, l’autre drame a du moins le mérite d’un conte intéressant.
Tout est improbable dans ce drame ; l’auteur commence par une avalanche suisse, et continue par une révolution qui s’opère le plus doucement du monde ; il expose ensuite à des attaques calomnieuses et impossibles la vertu et la vie d’une princesse, qu’il tire du danger au moyen d’une catastrophe non moins chimérique. Suivez-le, lancez-vous en pleine féerie : son conte marche bien ; ses situations ont de l’intérêt ; son style est poétique ; et d’invraisemblance en invraisemblance, vous traversez avec un plaisir d’enfant tous les évènemens incroyables qu’il entasse. Faites surtout taire votre raison : les plaintes de Mariana, les perfidies du traître Ferrardo, la confiance aveugle du mari ne pourront manquer de vous toucher, comme un curieux récit du Lasca ou de Boccace. Je préfère the Wife aux autres pièces de Sheridan Knowles, à cause de cette harmonie d’invraisemblance dont l’ensemble est net, et à laquelle tous les détails concourent merveilleusement. Si l’enchaînement et l’invention des faits ne supportent pas la critique, le style fleuri, moelleux, cadencé, sentimental du dialogue manque également de réalité. Une fois la chose convenue, on perd toute idée de drame véritable, de vie passionnée, active et réelle. C’est un tableau de Boucher, auquel vous ne reprochez pas ses arbres d’azur : ils s’accordent si bien avec les chaumières violettes. Le peintre possède des qualités spéciales dont vous lui tenez compte, et vous avez raison.
Il s’agit d’une époque indéterminée où de certains princes inconnus régnaient à Mantoue, et s’en allaient chercher sur le bord des lacs suisses des épouses et des amantes. L’un d’eux, se promenant rêveur dans je ne sais quelle vallée, est écrasé par une avalanche. On n’en revient pas communément ; mais notre prince, recueilli et soigné par Mariana, doit la vie à cette jeune fille. Éprise d’amour pour celui qu’elle a sauvé, elle lui cache sa passion et se contente de suivre, silencieuse, l’homme qui lui a inspiré un sentiment indomptable et profond. Le duc, de retour, trouve sa place envahie par un frère, reprend sans coup férir sa petite couronne, reconnaît Mariana et l’épouse au moment même où le frère perfide a conçu pour elle une passion qui va bientôt se changer en fureur. Devenue duchesse, Mariana est exposée à toutes les embûches, à toutes les intrigues de Ferrardo : ainsi se nomme le mauvais frère. Pendant une absence du prince, Ferrardo déchaîne contre Mariana un de ses courtisans, misérable et vicieux, qui se charge, non de la séduire, mais de la compromettre. Heureusement ce dernier, humilié par l’homme dont il est l’instrument et contre lequel il nourrit un grand désir de vengeance, saisit l’occasion de le satisfaire, dénonce Ferrardo et sauve la duchesse. Toute cette absurde invention se déroule avec une sorte de mélancolie agréable qui ne manque pas de charme ; c’est une fiction brodée sur la soie et assez heureusement nuancée. Les traîtres parlent comme des romans ; le duc est une ode, et la paysanne suisse une élégie. Quand Sheridan Knowles peut faire valoir la nature spéciale de son talent, qui tient de l’idylle et du conte sentimental, il n’y manque pas, et le lecteur y gagne de jolis vers, à défaut de drame. Ainsi, Mariana, interrogée sur le progrès de son amour, répond par une tirade charmante :
« Comment votre passion s’est-elle développée ?
Mariana. — Comme moi-même, comme je grandissais, sans que je m’en aperçusse. Je le veillais malade, et je croyais qu’il allait mourir. Long-temps la mort et la vie se combattirent en lui ; on fut incertain long-temps. Il priait le ciel pour son salut, je priais avec lui. Ainsi nos deux ames se mêlèrent.
Lorenzo. — Et vous l’aimâtes ?
Mariana. — Oh ! oui, je l’aimai ! La fleur dont le vent a effeuillé la corolle, et que la pluie a couchée sur le sol humide, est celle que nous aimons le plus lorsque nos mains patientes la relèvent. N’était-il pas tout pour moi, celui que j’avais fait revivre ? Je l’avais vu languissant et pâle, à demi couvert du linceul ; enfin, d’espérance en espérance, après bien des jours de veille et des nuits d’angoisses, il m’apparut presque vivant ; la première aurore de la santé renaissait sur sa joue pâle ; puis, plus brillant, plus fort, plus joyeux, la plénitude de la vie brilla sur son front ; lumière ! chaleur ! existence !
Lorenzo. — Et il vous quitta ?
Mariana. — Hélas, il le voulut ! Le jour une fois fixé, il prétexta des délais, et de nouveaux délais encore. Enfin il partit.
Lorenzo. — Vous le suivîtes à Mantoue ?
Mariana. — Que pouvais-je faire ? Il emportait tout avec lui : souvenirs, plaisir, bonheur, l’azur des lacs, la beauté du ciel, la fraîcheur des montagnes. Je le suivis à Mantoue pour respirer l’air qu’il respirait, pour marcher sur la terre qui le portait, pour voir les choses qu’il voyait, le voir peut-être, peut-être l’entendre, peut-être le toucher… l’aimer toujours et rester inconnue ! »
Cette grace élégiaque, supplément insuffisant de la vérité et de la force dramatiques, se répand jusque sur les portions tragiques de la pièce. Elle envahit même une vigoureuse scène, d’une invention forte et heureuse, dans laquelle Saint-Pierre, le traître subalterne, seul avec Ferrardo, son maître, écrit sous sa dictée, ou plutôt fait semblant d’écrire une lettre qui compromettra la duchesse. Saint-Pierre est sans armes ; Ferrardo a un bon poignard. Au lieu de rédiger la lettre qu’on lui demande, Saint-Pierre transcrit mot pour mot la conversation de Ferrardo ; puis, s’emparant du poignard par un tour d’adresse, il contraint l’homme dont il veut se venger à signer ce document contre lui-même. Nous dépouillerons cette scène de quelques déclamations sentimentales, très ridicules dans la bouche de pareils coquins ; ainsi réduite, elle mérite d’être citée :
Saint-Pierre, écrivant. — Avez-vous fini de dicter ?
Ferrardo. — Oui.
Saint-Pierre. — Parbleu, et moi d’écrire !… Bien commencé, bien continué ; la fin surtout est excellente. Votre altesse jugera mon style… Diable ! un mot pour un autre ! Avez-vous un grattoir, un canif, quelque instrument tranchant ?
Ferrardo. — Non.
Saint-Pierre. — Ce poignard, si la lame en est bonne ?
Ferrardo. — Prenez-le.
Saint-Pierre, regardant le poignard. — Excellente ! Maintenant, seigneur duc, lisez et signez.
Ferrardo, lisant. — Qu’avez-vous écrit là ? C’est ma confession !
Saint-Pierre. — Vous le dites.
Ferrardo. — J’y retrouve mot pour mot notre conversation de tout à l’heure.
Saint-Pierre. — Pas une syllabe de plus ni de moins. Je ferais un assez bon secrétaire comme vous voyez ; cependant votre altesse n’est pas satisfaite, à ce qu’il semble ; je ne l’avais pas espéré. Satisfait ou non, duc, il faut signer !
Ferrardo. – Pourquoi ?
Saint-Pierre. – Parce que je le veux !… Ah ! tu me tiens à ta merci depuis dix ans ! Duc, à mon tour je te tiens en mon pouvoir ! Altesse, je suis franc avec vous, maintenant !
Ferrardo. – Est-ce bien vous, Saint-Pierre, qui me traitez ainsi ?
Saint-Pierre. — Non, c’est vous ! vous qui, dans une heure mauvaise, il y a quinze années, m’avez trouvé dans ma vallée natale, pauvre paysan, enfant innocent et qui m’avez perdu ! vous qui, lisant dans mon regard à peine ouvert une activité ardente et un désir fatal, vous en êtes servi pour vos desseins et pour ma ruine !… Oh ! ne bougez pas ; vous me connaissez.
Ferrardo. – Eh bien ! j’obéis. Souvenez-vous, Saint-Pierre, que je vous ai fait élever comme un gentilhomme ?
Saint-Pierre. – Sans doute. Des maîtres ? Vous m’en avez donné ; j’ai profité de leurs leçons ; je suis devenu ce que je suis : hardi, élégant, dépravé ! votre instrument de vice… que vous avez brisé. Encore une fois, restez là et signez.
Ferrardo. – Vous voyez que je reste. Revenez donc à la raison, Saint-Pierre ; les dix mille ducats sont à vous.
Saint-Pierre. – Altesse, dix mille ducats !… Rendez-moi ma jeunesse, mon cœur honnête, mon corps souple et robuste, ma vie flétrie à votre service… Duc ! j’ai fait ton ouvrage ; fais le mien. Signe ce papier, signe-le, car je suis ton maître !
Ferrardo. — Parles-tu sérieusement ?
Saint-Pierre. — Regarde mes yeux.
Ferrardo. — Peut-être ne t’ai-je pas assez offert ?
Saint-Pierre. — Signe !
Ferrardo. — Veux-tu le double ?
Saint-Pierre. — Je veux que tu signes.
Ferrardo. — Si je te proposais quarante mille ducats ?
Saint-Pierre. — Regarde ce cadran. Quand l’aiguille se posera sur midi, il ne sera plus temps, altesse ; tu n’as qu’une demi-minute ; pour moi, je ne parle plus qu’avec ce poignard, qui est près de ton cœur.
Ferrardo. — Un mot encore, Saint-Pierre, un mot.
Saint-Pierre. — Est-ce signé ?
Ferrardo. — Oui.
Saint-Pierre. — Je remercie votre altesse.
Croirait-on que dans une telle scène, l’auteur a su introduire des roses, le tombeau d’un père, un fantôme et une page de rhétorique ? Sous une main plus forte et plus nerveuse, la vengeance de Saint-Pierre aurait produit un effet puissant ; mais ce caractère, remarquablement inventé, s’amollit et se détrempe par l’exécution déclamatoire de l’écrivain.
Imaginez cette poésie douce et rêveuse de Sheridan Knowles, cette recherche un peu affectée de la pureté morale, cette grace pâle et factice s’appliquant au sujet le plus féroce, le plus lugubre, le plus odieux qui se puisse trouver : vous aurez une détestable pièce, comme the Daughter. Sur les côtes nord du comté de Cornouailles, côtes âpres et désolées, dont le sable et les rochers sauvages recueillent chaque année mille débris de vaisseaux naufragés et de cadavres en lambeaux, habite une race d’hommes de proie, qui n’a pas d’autre moyen d’existence que de ramasser ces débris, d’épier la tempête, d’errer sur les promontoires, de tuer les mourans, et de dépouiller les misérables jetés à la côte. Ils se nomment les wreckers, du mot wreck (naufrage). On ne peut exercer sur eux aucune surveillance ; ils vivent loin des villes, sortent toujours armés, et leurs crimes même, atteignant des êtres sans défense et presque sans vie, échappent à la rigueur des magistrats, comme à l’observation de leurs concitoyens. Un poète anglais du XVIIe siècle a fait jouer à ces wreckers un rôle puissant dans un des drames bourgeois, brutaux et violens, sans éloquence, sans grandeur, mais non sans force, qui sortaient de sa plume. Sheridan Knowles, reprenant en sous-œuvre le même sujet, a cru l’embellir en créant une héroïne romanesque, fille d’un de ces wreckers, qui s’exprime comme une demoiselle de pensionnat, et jette au vent sauvage de la côte et aux raffales de l’Océan les plaintes sentimentales les plus ridiculement verbeuses. Rien de la force intime de Shakspeare, rien de la vérité saisissante et fine de ses portraits ; pas même la brutalité grossière de Southerne et de Lillo ; beaucoup de crimes, et de crimes révoltans ; puis, auprès de ces crimes, une fille élégiaque et parfumée, un vernis rose sur des cadavres. Quiconque a le sentiment de l’art et de son harmonie se sent révolté.
Nous venons de voir l’art dramatique faussé, en Angleterre, par deux influences diverses : l’analyse métaphysique et l’affectation sentimentale. Voyons ce qu’il est devenu, soumis à une autre action, celle de l’emphase épique. Paracelse émane de Wordsworth. The Daughter relève d’Otway. Le Côme de Médicis, dont nous avons parlé plus haut, est inspiré par Milton et Goethe.
La métaphore, l’allégorie, la personnification, trônent dans cette dernière œuvre, due à un homme de talent peu connu, M. Horne. L’idée première est une antithèse ; deux caractères en contraste : le père et le fils, le principe et la passion, la volonté et l’instinct, la force et la mobilité. M. Horne abuse de la rhétorique ; il montre le désespoir taillé dans la glace, étendu sur la grande route de l’existence, — le pied d’airain de la destinée aveugle, marchant sur des chemins pavés de couronnes, — l’horreur assise dans la chevelure hérissée de Médicis, et la tête d’un meurtrier se couronnant d’un crépuscule de sang. — Ces imitations de l’éloquence d’Eschyle n’ont aucune convenance et aucune excuse dans un drame emprunté aux temps modernes. La grande beauté du style de Shakspeare consiste dans l’emploi facile et immense de toutes les teintes, selon le besoin et les variations du drame : personne n’est plus grandiose, plus élégiaque, plus riant, plus comique, plus vif, plus naïf, plus gracieux, plus solennel. Vingt claviers résonnent sous la main de ce puissant organiste. Alfieri n’a qu’un ton ; Shakspeare possède tous les tons. Quant à M. Horne, son style, rempli de fausse grandeur et de brillantes images, rappelle, non la souplesse vraiment dramatique de Shakspeare, mais Chapman’s mighty line, comme on disait au XVIe siècle, le vers majestueux de Chapmam. C’est Brébœuf ou même Pindare, l’éternel grondement de la passion ou de la métaphore ; le spectateur s’irrite de ce mensonge emphatique ; les sons qui frappent son oreille semblent traverser un porte-voix d’airain. La fusion de tous les accens et la reproduction harmonieuse de leur variété n’ont trouvé jusqu’à ce jour qu’un seul artiste assez hardi et assez souple pour les embrasser à la fois, Shakspeare. Il faut voir, dans Macbeth par exemple, l’élégie, née d’un vague pressentiment du malheur à venir, se développer en vers pleins de mélodieuse simplicité ; le monde des sorcières exhaler son dithyrambe infernal, et l’ame de la femme transformée en homme par l’ambition tonner comme la foudre dans un ciel obscur. Il faut voir, dans Roméo, la bavarde nourrice et la naïve enfant qui commence d’aimer, mêler leurs voix, comique et suave, aux solennelles méditations du moine catholique.
Le plan de Côme de Médicis est fort simple. Jean et Garcia, fils de Côme de Médicis, épris l’un et l’autre de la même personne, chassent ensemble le sanglier dans une forêt voisine de Florence. Tous deux prétendent à l’honneur d’avoir frappé de l’épieu l’animal qui s’est perdu dans les halliers.
Jean. — C’est moi !
Garcia. — C’est moi, vous dis-je !
Jean. — C’est mon épieu qui l’a percé.
Garcia. — Où est-il ? il nous échappe.
Jean. — Je le touchais, quand vous vous êtes élancé comme un aveugle frappant au hasard. Vous nous l’avez fait perdre, dans votre ardeur insensée !
Garcia. — La bête s’est sauvée par ici. Voici les branches d’arbres que ses défenses ont brisées, et les traces de son passage ; son écume blanche est encore sur ces feuillages, mais il n’est plus temps.
Jean. — Rien n’est plus désagréable que de se voir ainsi trompé. Je n’aime pas ces plaisirs sans but ; mais, quand je m’y livre, en devenir le jouet, c’est ce que je ne puis souffrir.
Garcia. — Je pense comme vous… Mais pourquoi se désoler ? Continuons notre chasse !
Jean. — Faites ce que vous voudrez, et laissez-moi en paix ; je suis d’humeur à ne rien supporter !
Garcia. — À votre aise !
Jean. — Est-ce que vous me bravez ?
Garcia. — La forêt est grande, et votre humeur ne me touche en rien. Calmez-vous ; retournez chez votre mère ; allez demander à la belle Hippolyte quelques douces paroles qui vous rendront plus traitable.
Jean. — Hippolyte ! que dites-vous ? que voulez-vous dire ? vous vous servez de son nom pour me blesser !
Garcia. — C’est un nom qui m’est trop cher, pour que je l’emploie à cet usage !
Jean. — Ah ! ce nom vous est cher, vous l’aimez !
Garcia. — Oui, je l’aime. Eh bien ! qu’avez-vous donc ? vous tremblez, vos lèvres se contractent, vos mains sont frémissantes !
Jean. — J’aime Hippolyte.
Garcia. — Toi !
Jean. — Moi… ; et je l’aime de toute mon ame. J’ai son amour, je suis sûr d’elle ; nous nous aimons !
Garcia. — Oh ! maudit que tu es ! Tu vas épouser une autre femme, et tu me l’enlèves, tu m’arraches son premier amour, le seul désir de mon ame ! Infamie ! infamie !
Jean. — Enfant ! tais-toi. Plus de ces paroles ! tais-toi !
Garcia. — Je ne me tairai point. Je l’aime comme mon ame, plus que la vie, plus que tout ! infame !
Jean. — C’est insoutenable ! Le plat de mon épée te punira, !… (Ils tirent leurs épées.)
Garcia. — Qu’as-tu fait, Jean ?
Jean, blessé — J’ai eu tort, Garcia. Je suis puni, je meurs.
Garcia. — Oh ! tu ne mourras pas ! la blessure n’est pas profonde.
Jean. — Elle est mortelle.
Garcia. — Non, cela n’est pas, cela ne peut être.
Jean. — Je sens ma vie qui s’en va. Le gazon est rouge, une vapeur lourde m’enveloppe ; un linceul pèse sur les objets.
Garcia. — Ce ne sera rien.
Jean. — Non, rien… que la mort. Écoute…, écoute mes dernières paroles. (Garcia s’agenouille.) Porte ma bénédiction à Hippolyte ; c’est pour toujours ; une bénédiction dans l’éternité !… Promets-le !
Garcia. — Je le promets… Ô mon Dieu !
Cette scène, très bien faite, est la meilleure de tout le drame, ou plutôt c’est la seule qui porte le véritable caractère dramatique. Une fois le meurtre accompli, tout le mouvement de la pièce s’arrête ; les déclamations ne tarissent plus. Côme de Médicis, après avoir puni injustement son fils Garcia, qui tombe sous la main d’un sicaire, reconnaît ensuite l’innocence de la victime, et se reproche amèrement sa cruelle sévérité. Une messe funèbre chantée sur le cercueil du jeune homme, et à laquelle assiste le père, tourmenté par ses remords, termine ce drame, sur lequel nous ne nous arrêterons pas davantage, et dont les belles parties, souvent entachées d’emphase, se rapprochent de l’épopée et de l’ode.
Au milieu de cette décadence de l’art dramatique en Angleterre, décadence qui date de loin, et dont nous venons de signaler le progrès et de citer des exemples, Édouard Lytton Bulwer a voulu, comme nous l’avons dit, relever la scène par une tentative hardie que le succès a couronnée. D’accord avec l’acteur Macready, il a commencé son œuvre par l’épuration matérielle des théâtres, livrés depuis long-temps à une corruption scandaleuse, devenus des lieux de rendez vous pour le vice ignoble, et nécessairement délaissés par la bonne compagnie et la bourgeoisie honnête. C’était le premier pas à faire vers la résurrection scénique. Pour engager ensuite les talens sous son drapeau, et pour obtenir leur concours actif, il a provoqué des changemens graves dans la législation relative à la propriété dramatique. D’après les coutumes reçues en Angleterre, on achetait une pièce à l’auteur, ce qui se nommait le copy-right ; quels que fussent ensuite les bénéfices rapportés par la représentation, ils revenaient tous au directeur et au théâtre. De là, manque d’émulation, rien qui stimulât l’écrivain ; des ouvrages misérables ou traduits du français, et qui ne coûtaient rien ; enfin un progrès constant vers la ruine définitive et incurable du théâtre. Bulwer, membre du parlement et homme de lettres, prit hautement dans les communes la défense des intérêts littéraires ; grace à lui, la propriété de l’auteur dramatique est aujourd’hui assurée en Angleterre ; il partage, comme chez nous, les bénéfices du théâtre, et trouve un intérêt actif à le faire prospérer.
Bulwer, après avoir préparé ainsi les voies, a mis la main à l’œuvre. Il a cru pouvoir intéresser le public à des drames littéraires dont la composition ne serait plus un travail mécanique, mais une œuvre d’art, et il a tenté de soustraire en même temps le théâtre à l’influence du mysticisme métaphysique, de la déclamation d’école et de la pantomime mêlée de décorations, si aimée du peuple. L’histoire et le roman ont été tour à tour consultés par lui ; ils lui ont fourni Richelieu, Mademoiselle de la Vallière, et the Sea Captain (le Capitaine de vaisseau.)
C’est dans le Capitaine que Bulwer a le mieux réussi à opérer la fusion qu’il voulait accomplir. Cet ouvrage a aujourd’hui beaucoup de succès à Londres.
Un jeune homme abandonné par sa mère se retrouve en face d’elle sans la connaître ; elle lui donne l’hospitalité dans son château :
Norman. — Oui, après notre naufrage nous étions dans un triste état.
Lady Arundel. — Et vous en parlez bien gaiement.
Norman. — Nous autres gens de mer, nous sommes faits ainsi ; j’ai mes jours de tristesse.
Lady Arundel. — Il y a long-temps, je crois, que vous avez quitté l’Angleterre ? Vos parens seront heureux de vous revoir.
Norman. — Je n’ai pas de famille.
Lady Arundel. — Tristes et calmes paroles ! Je voudrais vous servir ; fiez-vous à moi.
Violet. — Fiez-vous à lady Arundel, Norman. L’histoire de vos jeunes années est faite pour émouvoir toute ame de femme.
Norman, à lady Arundel. — Madame, votre voix, comme un son magique, éveille dans mon cœur une corde long-temps muette. Je vous dirai les aventures de l’exilé, si vous voulez les entendre. Elles ne sont pas longues. Jusqu’à ma quatorzième année, j’ai vécu sous le toit d’un bon vieux prêtre de ces environs. Rien n’avait troublé mon enfance paisible ; mais alors des pensées inquiètes et étranges m’assaillirent tout à coup. Quelque chose me manquait dans cette nature si libérale et si belle, et un soir que les étoiles silencieuses et brillantes surveillaient le grand repos de la terre et des ondes, un regret profond et vague se soulevant en moi, je demandai au bon prêtre pourquoi je n’avais pas de mère.
Lady Arundel. — Que répondit-il
Norman. — Il pleura et me dit : Ta famille est illustre.
Lady Arundel, à part. — Cet homme m’a trompée.
Norman. — Il ajoutait que le temps viendrait sans doute où mon passé obscur s’éclairerait d’un bel avenir. Alors, en l’écoutant, il me semblait que mon souvenir me retraçait l’image d’une figure pâle et belle, qui me disait des paroles tendres, de ces mots qui ne sont murmurés que par les mères.
Lady Arundel. — Ô mon Dieu, que je souffre !
Norman. — Alors parut dans le village un homme rude et de manières brutales et franches, un matelot qui racontait mille histoires sur les pays lointains et que j’écoutais avidement. À ces récits, mon cœur s’enflamma ; je voulus courir aussi cet Océan dont les flots baignaient le pied de notre chaumière. Le grand nom de Walter Raleigh faisait palpiter tous les cœurs ; séduit par cette voix qui m’entraînait, je partis avec le matelot.
Lady Arundel. — Et le prêtre ne vous donna pas quelques clartés sur le secret de votre naissance ?
Norman. — Non. Il me laissa partir sans m’opposer d’obstacle, et me dit : Va, fais-toi un nom dont l’orgueil même soit jaloux ; ceux qui te délaissent seront fiers de te retrouver.
Lady Arundel. — Je respire !
Norman. — Votre cœur s’intéresse donc à un étranger, madame ? Vous avez plusieurs fois pâli.
Lady Arundel. — Votre récit me touche beaucoup ; continuez, je vous prie.
Norman. — Le misérable auquel je m’étais fié monta dans une chaloupe avec moi, et quand nous atteignîmes le vaisseau qui lui appartenait, me chargea de chaînes. C’était un pirate. En pleine mer, il me fit remonter sur le pont, et en présence de ses hommes : Enfant, me dit-il avec un sourire, ce n’est pas ma faute, tes chaînes ont été forgées d’or, et cet or est celui de ta mère.
Lady Arundel. — Mensonge ! c’est un affreux mensonge !
Norman. — Oui, madame, je m’écriai qu’il en avait menti, et, saisissant le poignard qu’il tenait à la main, je le frappai au front. Vingt épées brillèrent autour de moi. Le pirate essuyant le sang que j’avais versé : Ce serait, leur dit-il, une mort trop douce. Qu’on l’attache à une planche et qu’on le jette à la mer. Leurs voiles se déployèrent, et je restai à la merci des flots, seul avec Dieu.
Violet, lui prenant la main. — Les larmes qui jaillissent de mon cœur remplissent mes yeux… et Dieu t’a sauvé !
Norman. — Tout un jour, toute une nuit, la fragile barrière entre la vie et la mort fut ballottée sur les flots. Le ciel apaisa les vents, et lorsque les étoiles se montrèrent, tout semblait si doux et si caressant, que, me souvenant des paroles de ce misérable, je murmurai : Les vents et les vagues sont moins barbares qu’une mère ! — Madame, vous pleurez.
Lady Arundel. — Est-ce que je pleure ? Continuez.
Norman. — Le jour parut. Brillante sous le soleil, une voile se montra, puis une banderole.
Violet. — Enfin !
Norman. — Mais elles passèrent sans me voir. Midi vint. Avec lui la soif et la famine ; les lèvres brûlantes, j’appelais la mort, j’essayais d’arracher mes membres et de les dégager des câbles qui pénétraient dans ma chair, je voulais m’abîmer dans les flots. Alors il me sembla qu’à travers la transparence des eaux, un objet se mouvait rapidement, noir, avec des yeux vitreux qui me poursuivaient ; le monstre de l’Océan qui s’attache aux vaisseaux pour trouver sa proie. La vie me redevint chère, et, avec un regard d’horreur fixe, la chevelure hérissée, je continuai à flotter, pendant que mes sens engourdis tombaient dans un terrible sommeil… Les yeux du monstre étaient toujours sur moi !
Violet. — Oh ! continuez…
Norman. — Je m’éveillai, et j’entendis la langue de mon pays ; des regards bienveillans se fixaient sur moi : étendu sur le pont, j’échappais à la mort ; Dieu avait veillé pendant mon sommeil.
Déjà les hommes de talent qui se sentaient doués du génie dramatique ont profité de la révolution opérée par Bulwer. Parmi eux se distingue Leigh Hunt, esprit singulier qui n’a jamais eu en Angleterre que des succès équivoques. Une certaine exagération passionnée, qui lui sert d’inspiration, et que ne corrige pas la force du jugement, s’accorde peu avec le génie national de l’Angleterre. Sa meilleure œuvre, selon nous, est sa dernière tragédie, intitulée : La Légende florentine. Conçue d’après les données de l’école sentimentale dont nous avons parlé plus haut, elle manque assurément de force, de variété, de péripéties. C’est toujours le style pathétique d’Euripide, moins efféminé et plus naturel que celui de Sheridan Knowles ; une histoire domestique agréablement mise en scène. La variété de la nature humaine et le grand spectacle du monde manquent à cette œuvre, qui cependant mérite par la simplicité et la passion qui y règnent une honorable distinction.
Leigh Hunt ne s’est pas mis en frais pour l’inventer ; c’est tout bonnement Guido et Ginevra. L’action se passe à Florence, sous le pontificat de Léon X. Ginevra, jeune fille sans fortune, aimée d’un gentilhomme nommé Antonio, dont les sentimens pour elle sont pleins de respect et de pureté, a épousé Agolanti, gentilhomme d’un âge mûr, d’un caractère soupçonneux, égoïste et dur. On parle beaucoup dans Florence des ombrages ridicules et des préoccupations jalouses d’Agolanti. Fidèle à ses devoirs, Ginevra, dont le caractère est tracé avec un charme parfait, renvoie sans les lire les lettres qui lui sont adressées par Antonio ; la jeunesse et l’amour de ce dernier ont mis dans ses intérêts caméristes, femmes de chambre, pages et tout ce qui entoure la jeune épouse. La société efféminée de l’Italie au XVIe siècle est réellement vivante dans le drame, et ce n’est pas un de ses moindres mérites. La dernière lettre d’Antonio, que Ginevra vient de renvoyer sans l’ouvrir, tombe entre les mains du mari. Il y trouve la preuve de l’innocence de Ginevra ; mais il se met à l’observer plus attentivement. La mélancolie de la jeune femme lui déplaît, et pendant qu’elle cause sur une terrasse avec plusieurs dames de ses amies, il s’approche d’elle, lui adresse des paroles de colère, s’irrite de sa résignation, et lui serrant les mains violemment : — Dans vingt minutes, lui dit-il, soyez dans la chambre rouge. M’entendez-vous, madame ? — Tout le monde se retire ; bientôt après, l’entrevue du mari et de la femme a lieu dans cette chambre rouge, petit oratoire italien orné d’une madone.
Agolanti. — Elle me contrarie en tout. Je lui ai dit de faire enlever ce portrait, elle ne l’a pas voulu. Elle sait mon respect pour la sainte madone, et que ma colère, toute juste qu’elle soit, n’éclatera point devant ce portrait. Sa piété même est un artifice… Maudite ! maudite !
Ginevra, gaiement — Cette pluie a rafraîchi l’air. Vous étiez sorti ce matin, j’avais peur qu’elle ne vous eût arrêté, ou que vous ne fussiez malade.
Agolanti. — Peur ! vous l’espériez. Vos craintes sont-elles mes craintes ! vos espérances sont-elles les miennes ? Madame, trêve à ces exordes et à cet intérêt prétendu qui ne servent qu’à vous éloigner de ce que vous redoutez réellement : moi ! C’est demain grande fête à Florence ; vous voulez y assister sans doute, vous qui tremblez quand une porte s’ouvre et quand une épingle tombe ? Trompettes et tambours, beaux remèdes pour des nerfs de femmes ! Un bon coup d’épée dans un tournoi, cela réveille les pleureuses timides !
Ginevra. — Je n’ai pas exprimé le désir de voir le tournoi, ni les fêtes, ni rien de ce que vous trouverez peu convenable.
Agolanti. — Assurément on ne demande rien, on ne désire rien ; on attend ce que le mari jugera convenable, pour avoir le plaisir de n’en rien faire.
Ginevra. — Je vous jure que je n’irai pas, et cela sans peine ; regardez la chose comme convenue.
Agolanti. — Je compte y aller, moi ; par conséquent vous resterez ici sans peine, et vous y recevrez tout à votre aise les lettres d’Antonio !
Ginevra. — Je les ai renvoyées sans les ouvrir, monsieur.
Agolanti. — Combien ?
Ginevra. — Trois.
Agolanti. — Trois que vous n’avez pas ouvertes… vous êtes exacte ; et celles que vous avez lues ?… Vous vous obstinez à vous taire, et ce signe de tête, que veut-il dire ?
Ginevra. — Mon Dieu ! que puis-je dire ou ne pas dire ? Je serai toujours grondée. Vous ne devriez pas me traiter ainsi ! Quelque résignée que vous me supposiez, je n’en ai pas la force. J’ai été très malade récemment, et suis encore faible.
Agolanti. — Je vous ai vue plus faible, mais toujours prête à lutter et à me haïr.
Ginevra. — Je ne prétends pas être un ange, je ne suis qu’une femme.
Agolanti. — À la bonne heure, vous l’avouez. Vous voyez bien que ce ne sont pas des crimes que les paroles d’indignation arrachées par votre éternel dédain !
Ginevra. — J’ai pu avoir tort, je m’en repens ; mais ce n’est pas comparable à des années de douleur infligées sans remords et sans provocation.
Agolanti. – Oh ! sans provocation ! quelle douce voix ! quel ton angélique ! quel mensonge d’un être trop faible pour qu’on l’écrase, trop insensible pour qu’on l’irrite ! Vous ne m’avez jamais aimé, madame ; jamais, pas même devant l’autel, lorsque avec une bassesse froide, une résignation lâche, le mensonge sur les lèvres, vous m’avez pris pour mari, espérant avoir l’indépendance, une maison, la fortune, et pleine de dédain pour celui qui les donnait.
Ginevra. — Je ne vous ai point méprisé. Je ne savais ce que c’était que le dédain ; j’étais une enfant toute confiante et tout ingénue. Oh ! si vous pouviez !… Mais pourquoi vous redire ce que je dis tous les jours en vain ?… (Elle se lève et marche dans la chambre.) Vous faites monter à mon cerveau le sang avec colère ! Vous exigez trop de moi. Qu’ai-je fait, mon Dieu ! pour être ainsi à la merci d’un despotisme qui demande à sa victime toutes les vertus et n’en apporte pas une ?
Agolanti. — Je vous remercie, madame, très humblement. Vous êtes franche à la fin.
Ginevra. — Pardon, pardon ! la colère est excessive, et ne sait ce qu’elle dit.
Agolanti. — Ah ! madame, vous ne répondez jamais, vous êtes douce, patiente ?
Ginevra. — Continuez, vous avez raison. Moi qui disais tant de mal de la colère, je me suis mise en colère. Vous pourriez me pardonner au surplus, et avoir pitié de moi, puisque votre faute a été la mienne.
Agolanti. — Quelle condescendance ! quelle douce ironie !
Ginevra. — Non, sur mon ame, j’ai parlé du fond du cœur d’une faiblesse qui nous est commune. Soyez charitable envers moi, je serai reconnaissante…
Antonio, assez imprudemment, s’avise d’appeler en duel le mari, et lui demande compte des mauvais traitemens qu’il fait subir à sa femme, et dont toute la ville est instruite. Au milieu des invectives furieuses de l’amant et des ironies de son adversaire, lequel, il faut bien l’avouer, se trouve ici dans son droit, on vient avertir Agolanti que sa femme vient de mourir, succombant sans doute à l’excès de la souffrance morale. L’effet dramatique que cette nouvelle produit sur l’amant et sur le mari est très remarquable. Les épées tombent des mains des combattans ; la clochette des morts retentit dans la rue ; Antonio se découvre, le mari reste muet sans se découvrir. « Découvre-toi, infame ! » lui dit Antonio.
Cependant, comme on le devine, Ginevra n’est pas morte. Placée selon la coutume italienne sur le lit de parade, elle s’est éveillée de sa léthargie, et, couverte du linceul, elle est allée frapper à la porte de son mari qui, dans sa terreur superstitieuse, l’a refermée violemment et est tombé à genoux. Ainsi repoussée, elle se dirige vers la demeure d’Antonio qu’elle trouve seul, la nuit, la tête appuyée sur un des pilastres qui soutiennent le portique de sa maison.
Antonio. — Ô la plus belle et la plus aimable ! ma vie est un veuvage, et elle n’a pas été à moi !… (Ginevra s’arrête à quelque distance de lui.)
Ginevra. — Antonio !
Antonio. — Ô ciel et terre ! qui es-tu ?
Ginevra. — Ne crains pas de me regarder, Antonio ; je suis Ginevra ensevelie, mais vivante ; je suis sortie, et personne ne me veut laisser entrer ; ma mère elle-même est effrayée de ma voix, et je viens, errante et sans asile, frapper à ta porte. Prends pitié de moi, bon Antonio ; délivre-moi de cette terreur des rues désertes pendant la nuit.
Antonio. — Oh ! de toutes les choses terribles et belles, qui es-tu ? N’es-tu pas un ange qui descend du ciel pour m’annoncer des épreuves à subir et des combats à livrer ? ou bien es-tu vivante encore, et cette main peut-elle toucher la mienne ?
Ginevra. — Prends ma main, et conduis-moi vers ta porte, car la peur, l’étonnement et une longue défaillance ont fait de moi une terreur pour moi-même, et je ne sais comment je puis me soutenir. (Antonio s’avance lentement, timidement, touche sa main et la presse sur son cœur.)
Antonio. — C’est Ginevra elle-même !… et dans mes bras !… elle tombe !… ô mon amie !… cette joue dont les larmes se mêlent aux miennes !… Elle mourra, elle mourra, et je l’aurai tuée !
Ginevra. — La force va me revenir du sein même de la faiblesse. Ô Seigneur ! ô bon Antonio ! sois tout ce que je pense de toi, et ne pense pas mal de moi. Que je puisse passer le seuil de ta porte sans craindre une flétrissure pour un malheur sans tache.
Antonio. — Oh ! lève-toi ! quand je croirai que tu peux te soutenir, je me tiendrai à distance… tu resteras loin de ce cœur qui t’aime, mais qui te respecte. J’étais fou, je le suis encore de te retrouver vivante et si près de moi : mais, ô créature bien aimée ! ange d’Antonio ! Dis un mot seulement, parle, et je t’aime tant, qu’après t’avoir fait goûter le pain et le vin qui répareront tes forces, je te rendrai moi-même à ta maison, à ton mari, je rendrai le ciel à cet homme qui se repentira sans doute.
Ginevra. — Jamais ! le tombeau est entre nous ; la main du ciel nous a séparés ; lui-même l’a reconnu quand sa porte s’est fermée sur moi et m’a chassée. Ta porte seule et celle d’un couvent se rouvriront pour moi dans ce monde : bientôt tu m’y conduiras. Donne-moi un abri jusqu’au matin ; tu as une mère ?
Antonio. — Une bonne mère, Dieu merci, ferme, pieuse et charitable. Elle sera la vôtre, madame, tant que mon humble demeure vous possédera. Elle va se lever, vous conduire à votre chambre, et vous traitera comme sa fille.
Ginevra. — Le ciel soit loué !… Voyez comme je marche bien.
Ginevra passe cinq jours entiers chez Antonio, dont le monologue suivant mérite bien d’être cité :
Antonio. — Cinq jours de bonheur, et pas une ame qui sache le trésor que cette maison renferme. Tout le monde l’aime ici. Elle a pris la main de ma mère, et elle aime ses yeux. Hier, elle a deux fois prononcé mon nom au lieu d’un autre qu’elle voulait dire. Aussi, je suis fier, puissant : quel bonheur c’est que l’amour, avec le plus faible soupçon d’être aimé ! Je ne sais comment ma situation pourrait changer pour devenir meilleure, plus délicieuse et plus sainte ! Je ne touche plus terre, et je ne vois rien, comme si cet unique secret me faisait vivre. Il n’y a plus au monde que deux êtres, elle, que je contemple, et moi, qui la vois toujours.
Le mari vient réclamer sa femme et l’emmène chez lui. Les amis d’Antonio, jeunes gentilshommes, narguent Agolanti dans son salon même. Il frappe l’un d’entre eux de son poignard, est frappé à son tour, meurt, et Ginevra devient la femme d’Antonio.
Telles sont les diverses tentatives qui, dans ces dernières années, ont commencé la réhabilitation du drame britannique. Je n’ai point parlé d’une tragédie classique, œuvre de l’avocat Talfourd, et qui a fait grand bruit parmi les littérateurs et les gens du monde. Elle est intitulée Ion, et se distingue par une imitation très exacte des formes grecques, une versification élégante, un coloris pur, une certaine grace calme heureusement empruntée à la muse de Sophocle. Le succès théâtral ne peut couronner ce genre de supériorité toute littéraire. Les pièces de Bulwer, surtout le Capitaine de Vaisseau, réunissent dans des proportions heureuses l’intérêt populaire et la poésie. Mais, réussira-t-on à régénérer la scène anglaise ? On peut en douter. Nous nous sommes souvent expliqué sur la phase unique du drame dans la vie des peuples ; l’Europe entière, emportée par des mouvemens inconnus, s’éloigne tous les jours de ce temps de l’adolescence ingénue où le drame est pour les nations une puissance, un besoin et une gloire.
- ↑ King and No-King, the Maiden-Queen, drames de Beaumont et Fletcher.
- ↑ Ce mot wife (femme mariée) comporte un sens beaucoup plus simple que le mot épouse (spouse), et plus saint, plus digne, plus noble, plus sacré que celui de femme, terme générique en français. C’est une de ces nuances de mots et de mœurs qui tiennent à des différences profondes et qui passent inobservées.