Le Théâtre espagnol/01
Le théâtre espagnol, dont la richesse est en quelque sorte proverbiale, est loin d’être aussi connu que sa célébrité pourrait le faire supposer. Depuis deux cents ans, l’opinion de l’Europe a changé plus d’une fois en ce qui le concerne, et ses titres de gloire ont été bien diversement appréciés, suivant les variations qu’ont éprouvées le goût et les doctrines littéraires. Au commencement du XVIIe siècle, à l’époque où l’Espagne, déjà sur son déclin, était pourtant encore la première des puissances, où ses usages, ses modes, sa langue, régnaient dans toutes les cours, où elle imposait aux autres pays les principes, les caprices même de sa littérature, presque au même degré que la France l’a fait depuis ; à cette époque, son théâtre était l’objet d’une admiration universelle. Les immortels ouvrages des Lope de Vega, des Calderon, et même de leurs émules moins fameux, avaient à peine paru, qu’ils étaient traduits au-delà des Pyrénées, et que des imitations plus ou moins heureuses les reproduisaient sur les scènes étrangères. C’est par ces imitations que le grand Corneille commença sa brillante carrière, et tout le monde sait qu’il puisa dans les ouvrages de deux poètes espagnols du second ordre non-seulement l’idée, mais les principaux développemens et même les traits les plus saillans de la première tragédie et de la première comédie vraiment dignes de ce nom qu’ait possédées la France.
Cet état de choses changea bientôt. La puissance et le génie abandonnèrent à la fois le sol de l’Espagne, opprimée par un despotisme ignorant. La France, au contraire, sortant des discordes civiles qui avaient long-temps arrêté ses progrès, s’éleva en un moment, à l’ombre du pouvoir absolu, mais vigoureux et éclairé de Louis XIV, à un degré de force et de gloire qu’il eût été impossible de prévoir. Elle devint pour quelque temps la première des nations par la politique et par la guerre ; elle obtint par les lettres et par les arts une suprématie plus durable.
De même que la littérature espagnole un peu auparavant, ce fut surtout par la poésie dramatique que la littérature française s’éleva à ce point de splendeur et de prééminence. Il est à remarquer que dans tous les temps cette branche de la poésie, celle qui représente le plus exactement le caractère moral et l’organisation sociale des peuples, a été l’instrument le plus efficace et le plus actif de cette influence qu’ils sont appelés à exercer les uns sur les autres par les travaux de l’intelligence.
Né en quelque sorte, comme nous le rappelions tout à l’heure, du théâtre espagnol, le théâtre français n’avait pas tardé à entrer dans une voie toute différente, plus conforme à l’esprit, au goût, aux habitudes de la nation, à la nature même de son idiome. Racine et Molière consommèrent cette révolution ; entre leurs mains, la tragédie et la comédie prirent ces formes rationnelles et régulières qu’elles n’avaient jamais eues à un égal degré, même chez les anciens. L’Europe, éblouie à l’aspect des chefs-d’œuvre éclatans qu’ils surent faire éclore de ce nouveau système, attribua à ce système ce qui était surtout le résultat de leur incomparable génie. L’esprit d’imitation s’étendit dans toute l’Europe civilisée ; partout le théâtre subit la loi des unités, partout la comédie et la tragédie, dont jusqu’alors les limites avaient été assez peu distinctes et s’étaient souvent tout-à-fait confondues, virent s’élever entre elles de rigoureuses, d’infranchissables limites, et la scène espagnole, naguère si admirée, qualifiée maintenant de barbare par le sévère Boileau, tomba dans le mépris et l’obscurité ; on confondit presque Lope de Vega avec notre Hardy, parce que leurs ouvrages, si inégaux en mérite, présentaient extérieurement les mêmes formes, les mêmes irrégularités.
L’entraînement était si puissant, que l’Espagne même ne put s’y soustraire. En dépit de cet orgueil national qui la rend si peu accessible aux innovations étrangères, on la vit répudier ses anciennes admirations, renoncer à sa propre gloire et accepter dans toute leur rigueur, avec les doctrines dramatiques dominantes au-delà des Pyrénées, les anathèmes lancés contre ses plus grands poètes, convaincus du crime de n’avoir pas connu ces doctrines, ou de ne pas s’y être conformés. À Madrid même, Lope de Vega expia, par un ingrat oubli, les triomphes presque exagérés qu’il avait obtenus de son vivant ; on cessa de représenter ses ouvrages, on ne parla plus de lui que comme d’un esprit doué d’une brillante facilité, mais qui, abusant des dons de la nature, et les prodiguant sans cesse dans de monstrueuses conceptions, n’avait laissé aucun monument digne d’arrêter les regards de la postérité. Si Calderon, Moreto, Solis, tombèrent dans une disgrace moins complète, ils le durent à cette circonstance, que quelques-unes de leurs comédies familières, de celles que les Espagnols appellent de cape et d’épée, se rapprochaient jusqu’à un certain point des règles des unités et des autres prescriptions de l’école française. Quant aux comédies historiques où héroïques, ces véritables tragédies de l’Espagne, comme il était absolument impossible de les faire rentrer dans le cadre de la tragédie telle que Racine l’avait conçue, elles tombèrent dans le mépris le plus complet ; non-seulement elles disparurent tout-à-fait de la scène, mais les critiques espagnols du XVIIIe siècle ne les mentionnent qu’avec une sorte de honte, comme de bizarres vestiges du mauvais goût et de l’extravagance de l’époque.
En même temps que ces critiques s’unissaient aux étrangers pour flétrir leurs plus belles gloires nationales, quelques-uns d’entre eux pourtant, par une contradiction singulière, s’efforçaient de prouver que la réputation dont leur théâtre avait joui jadis n’était nullement usurpée, que seulement elle reposait sur d’autres titres que ceux qu’on lui avait d’abord assignés ; persistant à voir dans Lope et Calderon les corrupteurs du goût, ils prétendaient qu’à une époque antérieure, bien long temps avant que les Français eussent adopté le système dont ils voulaient maintenant s’attribuer l’invention ou au moins la restauration, d’autres poètes espagnols avaient écrit des tragédies et des comédies régulières. À l’appui d’une assertion aussi étrange, ces critiques alléguaient les noms et les ouvrages d’écrivains obscurs et décriés, et s’efforçaient de les élever sur un piédestal. Comme il arrive toujours, les théories littéraires qui s’introduisaient ainsi en Espagne trouvèrent bientôt des esprits disposés à les appliquer. Des hommes qui n’étaient ni sans talent ni sans lumières, mais auxquels manquait le don du génie, ou, ce qui revient au même, celui de la véritable originalité, se mirent, vers le milieu du dernier siècle, à composer des tragédies et des comédies suivant les règles françaises. Quelques-unes de ces tragédies sont bien écrites, conduites avec assez d’art, mais froides et compassées ; le feu créateur y manque complètement. Les comédies, à l’exception de celles de Moratin et d’un très petit nombre d’autres, ne s’élèvent guère non plus au-dessus de la médiocrité.
Cependant une nouvelle révolution se préparait dans le monde littéraire, non moins mobile que le monde politique. Dans l’un comme dans l’autre, l’esprit novateur du XVIIIe siècle s’apprêtait à renverser les formes graves, sévères, régulières, dont la cour de Louis XIV avait consacré l’empire ; toutes les règles, tous les jougs allaient être brisés à la fois.
Voltaire, le premier, par des innovations qui nous semblent aujourd’hui bien timides et qu’on trouvait alors bien hardies, avait commencé à élargir les limites où les faibles successeurs de Racine avaient enfermé le théâtre ; le premier, il avait indiqué par son exemple les ressources que la tragédie pouvait puiser dans un respect moins scrupuleux pour des restrictions insignifiantes, dans un choix de sujets plus en rapport avec nos idées et nos mœurs : le premier enfin, il avait révélé à l’Europe le nom de Shakespeare, mort depuis cent vingt ans, et presque du même ton dont il citait parfois des fragmens de la littérature de la Chine ou de l’Indostan, il avait fait connaître, non sans les défigurer, quelques-unes des scènes sublimes, des situations dramatiques éparses, suivant lui, au milieu des monstrueuses compositions de ce génie inculte et barbare. À la manière dont il formule ses singuliers éloges, on serait tenté de croire qu’il se proposait plutôt d’éblouir ses contemporains par un paradoxe brillant et hardi, que de leur faire partager une admiration sincère pour le grand poète qu’il prenait sous son équivoque protection.
Voltaire avait ouvert la voie, il y fut bientôt dépassé, et dans les dernières années de sa vie il s’effrayait déjà des progrès de l’école nouvelle qui travaillait à entraîner le théâtre dans des voies si différentes de celles où Racine, où lui-même, avaient cueilli tant de lauriers ; il s’indignait contre les admirateurs de Shakespeare, contre ses imitateurs, bien peu osés pourtant à cette époque.
En France, la lutte entre les deux systèmes était encore bien inégale : ceux qui professaient les opinions désignées depuis sous le nom de classiques, avaient encore l’avantage du nombre, du goût, de l’esprit ; mais au dehors une vive réaction s’effectuait contre le despotisme que nous avions si long-temps exercé sur toutes les littératures européennes. Cette réaction, favorisée, stimulée par les haines que provoquèrent contre la France les évènemens de notre révolution, et par l’esprit de nationalité qu’elle éveilla chez presque tous les peuples, se manifesta surtout en Allemagne où une littérature naissante, toute brillante de génie et d’originalité, empruntait à l’Angleterre ces formes indépendantes et hardies, ces vives allures qui caractérisent et qui constituent le romantisme.
Shakespeare fut le dieu de cette nouvelle école, et bientôt, malgré les efforts de classiques exclusifs, l’admiration de l’Europe entière le vengea de l’oubli révoltant qui avait long-temps pesé sur sa mémoire jusqu’au sein de sa patrie.
Les Allemands, principaux auteurs de cette grande résurrection, ont voulu réparer une autre injustice : ils ont voulu réhabiliter le théâtre espagnol. Calderon surtout est devenu pour eux l’objet d’une sorte de culte, et, non contens de traduire ses principaux ouvrages, il en ont transporté plusieurs sur la scène germanique presque sans y faire aucun changement.
Il était, en effet, naturel qu’au moment où le système dramatique qui avait renversé celui de l’Espagne s’écroulait de toutes parts, où, en France même, il finissait par succomber, les préventions qui depuis plus d’un siècle obscurcissaient la renommée des Lope et des Calderon se dissipassent complètement. C’est ce qui est arrivé. Aujourd’hui l’Europe célèbre la richesse et l’originalité de l’ancien théâtre espagnol avec la même unanimité qu’elle le proscrivait naguère comme grossier et barbare, et l’Espagne est peut-être le seul pays où, tout en rendant déjà plus de justice au génie de Lope de Vega, on lui reproche encore quelquefois d’avoir violé les unités dramatiques. Il y a cinq ou six ans, lorsque déjà partout ailleurs on les foulait aux pieds, elles étaient encore respectées à Madrid, où elles se sont maintenues d’autant plus long-temps qu’elles y ont plus tardivement pénétré. Depuis, le romantisme a encore franchi cette dernière barrière ; il règne aujourd’hui en Espagne comme en France.
Il faut le dire pourtant, ce revirement de l’opinion publique en faveur du théâtre espagnol, quelque juste qu’il soit à tant d’égards, doit plutôt être considéré comme un effet de la direction nouvelle imprimée aux esprits que comme le résultat d’une appréciation éclairée. En effet, les élémens de cette appréciation manquent presque complètement hors de l’Espagne. Ce théâtre, le plus national qu’il y ait en Europe, est si étroitement lié à l’histoire, aux mœurs, aux usages du pays, que, pour le bien comprendre, il est indispensable de posséder sur tout cela des notions qu’il n’est guère possible d’obtenir que sur les lieux et après un séjour prolongé. Des commentaires composés avec intelligence pourraient sans doute y suppléer jusqu’à un certain point ; mais ce genre de travail, auquel l’esprit espagnol est très peu propre, n’existe pas : la critique littéraire, encore en son berceau au-delà des Pyrénées, n’a produit, surtout par rapport au théâtre, que des essais entièrement insuffisans. Enfin, une dernière circonstance plus matérielle, mais plus décisive encore, rend à peu près impossible aux étrangers l’étude approfondie des poètes dramatiques espagnols : la plupart de leurs ouvrages sont devenus si rares par le peu de soin qu’on a mis à en multiplier les exemplaires, qu’à Madrid même il n’est rien moins qu’aisé d’en former une collection un peu complète, et qu’à Paris, à Vienne, à Londres, on ne pourrait pas y songer. Calderon, plus souvent réimprimé, fait seul exception à cet égard.
Par une conséquence forcée de cet état de choses, la plupart des critiques étrangers qui ont parlé du théâtre espagnol, le jugeant d’après le petit nombre de drames que le hasard leur avait mis entre les mains, et qu’ils n’avaient les moyens ni de comparer ni de bien comprendre, en ont porté des jugemens aussi vagues qu’inexacts. Le plus profond, le plus ingénieux, le plus éloquent de ces critiques, Guillaume Schlegel, dans son bel ouvrage sur l’art dramatique, n’a pas échappé plus que les autres à ce résultat inévitable des circonstances données.
Cependant, si l’Europe ne connaît que bien imparfaitement et Calderon et son illustre prédécesseur Lope de Vega, si c’est en quelque sorte sur parole qu’elle leur accorde son admiration, au moins leur gloire n’a pas à en souffrir, en ce sens que personne aujourd’hui ne leur conteste plus la place qu’ils ont si bien mérité d’occuper parmi les plus beaux génies des temps modernes. Mais c’est à eux que s’arrête cette justice : les poètes qui ont fondé avec eux la gloire du théâtre espagnol sont loin de partager leur célébrité hors de l’Espagne ; leurs noms, loin d’avoir ce retentissement populaire que l’on appelle la gloire, sont à peine connus des savans, et l’on pourrait en induire que leurs ouvrages sont, à l’égard de ceux des deux maîtres de la scène, dans ce rapport d’infériorité infinie qui, n’admettant aucune comparaison, explique qu’une réputation secondaire s’absorbe entièrement dans l’éclat d’un génie immensément supérieur.
Il n’en est pourtant pas ainsi : non-seulement quelques-uns de ces poètes ont marché d’assez près sur les traces de Lope et de Calderon, mais il en est un qu’en Espagne l’opinion des hommes éclairés place presque à leur niveau. Cet homme, c’est Augustin Moreto.
Moreto appartient à la grande époque du théâtre espagnol, à celle qui suivit Lope de Vega, et dont Calderon est la plus brillante personnification.
Philippe IV régnait alors. Ce prince présente une physionomie toute particulière parmi les tristes et sombres descendans de Charles-Quint. Parvenu au trône très jeune encore, il y porta un vif désir de rendre son nom glorieux. Il se croyait appelé à arrêter la décadence de la monarchie, déjà si avancée, à lui rendre la force et la grandeur qu’elle avait eues pendant le siècle précédent. Il réussit un instant à faire partager à l’Espagne cette illusion généreuse, et pendant quelques années l’opinion publique ne lui contesta pas le titre de grand dont le zèle adulateur de son ministre Olivarez s’était empressé de le décorer.
Mais au point où les choses en étaient déjà venues, il est permis de douter que le génie le plus énergique et le plus heureusement doué eût pu arrêter l’Espagne sur la pente fatale qu’elle descendait avec tant de rapidité. Philippe s’y montra tout-à-fait impuissant, et les quarante années qu’il passa sur le trône virent compléter l’abaissement du grand empire fondé par les Ferdinand, les Charles-Quint, les Philippe II.
Ce n’est pas ici le lieu d’énumérer les guerres malheureuses et les traités non moins désastreux qui, à cette époque, détruisirent la puissance militaire de l’Espagne, épuisèrent toutes ses ressources, lui enlevèrent quelques-unes de ses possessions les plus importantes, et firent passer à la France la suprématie politique. Il suffira de faire remarquer que le nom de Philippe IV est resté comme accablé sous le souvenir de ces désastres, préparés par les fautes de ses prédécesseurs, et que l’éclat même dont les lettres et les arts brillent sous son règne n’a pu le protéger dans l’histoire, si indulgente d’ordinaire pour les princes qui ont favorisé ces nobles distractions de l’esprit.
Cet éclat fut grand pourtant, et Philippe IV put en revendiquer avec justice une glorieuse part. Ami des plaisirs et des distractions élégantes qui lui firent trop souvent oublier les préoccupations plus sérieuses du gouvernement, il donna à la cour, à la société, un caractère qu’elles n’avaient pas eu sous ses prédécesseurs. Loin de se renfermer dans la rigoureuse étiquette à laquelle ils s’étaient si scrupuleusement soumis, parce qu’elle n’imposait aucun sacrifice à leur triste et sévère humeur, le nouveau monarque appelait, dans son palais du Buen Retiro, tous les hommes distingués par leur talent et par leur esprit. C’est là qu’il faisait travailler sous ses yeux, qu’il encourageait, qu’il comblait d’honneurs et de récompenses le grand peintre Velasquez, l’un des plus illustres maîtres de cette grande école espagnole qui vit surgir presque en même temps les Murillo, les Zurbaran, les Espagnoles, les Alonso Cano ; c’est dans ce même palais qu’on donna, pendant plusieurs années, de magnifiques fêtes, dont les représentations dramatiques étaient le principal ornement.
Le goût de ces représentations était la passion dominante de Philippe IV. S’il faut en croire une tradition fort accréditée, il est l’auteur de quelques comédies encore existantes aujourd’hui. Ce qui paraît certain, c’est qu’il réunissait parfois quelques auteurs comiques avec lesquels il se plaisait à improviser des scènes à la manière italienne.
Sous un pareil patronage, l’art dramatique prit bientôt un développement qui surpassa tout ce qu’on avait vu jusqu’alors. À Lope de Vega vieillissant succéda toute une génération de jeunes poètes dont les encouragemens du monarque ne créèrent pas, sans doute, les rares facultés, mais qui, dans un temps moins propice, eussent peut-être méconnu leur véritable vocation. À leur tête brillait Calderon, dont la gloire surpassa bientôt celle de Lope ; Augustin Moreto tenait après lui, et bien près de lui, le premier rang ; Rojas, Solis et d’autres encore, sans égaler ces deux grands hommes, marchaient dignement sur leurs traces.
Entre leurs mains, le drame espagnol conserva et compléta la forme que Lope et ses contemporains lui avaient donnée. Toute distinction entre la tragédie et la comédie avait disparu. Le drame nouveau, dans lequel elles s’étaient pour ainsi dire confondues et absorbées, régnait si exclusivement, qu’il ne se présentait plus comme une insurrection contre les règles de l’art, mais bien comme le produit d’un art particulier qui, différant sans doute de celui des anciens, n’en était pas moins soumis à des principes fixes et déterminés. On trouve en effet dans les compositions de Calderon et de la plupart de ses émules, au milieu même de leurs plus grandes hardiesses, une sorte de régularité artificielle tout-à-fait étrangère à l’improvisation désordonnée de Lope. On y trouve aussi dans le langage quelque chose de plus élégant, une expression plus délicate et plus exquise, due sans doute aux raffinemens que le contact de la cour si brillante de Philippe IV avait dû introduire dans les habitudes de la société.
Ces perfectionnemens incontestables ne furent malheureusement pas sans mélange. L’affectation du style précieux, le goût des métaphores alambiquées, des pensées extraordinaires jusqu’à l’extravagance, faisaient de déplorables progrès. Cette école nouvelle qui s’honorait alors du nom de cultisme et que la postérité a flétri sous celui de gongorisme, emprunté à Gongara, son principal propagateur, gagnait chaque jour du terrain. Non-seulement elle ralliait sous sa bannière la tourbe entière des écrivains médiocres, toujours disposés à chercher dans ce qui est extraordinaire et bizarre l’apparence de l’originalité et de l’énergie dont la nature leur a refusé le don, mais les esprits les plus heureusement doués n’échappaient pas eux-mêmes à son influence. Trop souvent, malgré leurs efforts pour s’y soustraire, cette contagion défigurait leurs plus admirables chefs-d’œuvre. Le sentiment du vrai beau, l’amour du naturel, s’affaiblissaient dans toutes les intelligences. Les beautés nobles et simples des poètes de l’âge précédent n’étaient déjà plus comprises, et Lope lui-même, ce hardi novateur, n’était plus considéré, par les présomptueux adeptes de la nouvelle école, que comme un esprit timide et commun.
De tels symptômes annonçaient d’une manière peu équivoque que la décadence des lettres suivrait bientôt, en Espagne, celle de la politique et de l’art de la guerre : c’étaient là de ces signes auxquels les observateurs éclairés ne se trompent pas. Mais avant d’arriver à ce terme fatal, on avait à parcourir encore une époque bien glorieuse pour l’art dramatique. Suivant une loi dont on retrouve souvent l’application dans l’histoire de l’esprit humain, et qui tient à son imperfection irrémédiable, le dernier terme de progrès devait coïncider avec les premiers développemens des germes de décadence.
Nous venons de caractériser l’époque littéraire à laquelle appartient Moreto. Ces explications étaient peut-être nécessaires pour faire bien comprendre ce que nous avons à dire sur ce grand poète.
On sait fort peu de choses de la vie de don Augustin Moreto. Né vers le commencement du XVIIe siècle, et un peu plus jeune que Calderon, il mourut le 28 octobre 1669, à Tolède, où le retenaient depuis plusieurs années les fonctions d’un emploi ecclésiastique. On voit que, comme Lope et Calderon, il termina au service de l’église une existence commencée sous de tout autres auspices. Ses dernières années furent, dit-on, entièrement consacrées à l’accomplissement des devoirs de sa nouvelle profession et à la composition de poésies sacrées.
Moreto, le premier incontestablement des poètes dramatiques de l’Espagne, après les deux grands hommes que nous venons de nommer, ne leur est même inférieur que par une circonstance qui affecte plutôt sa personne que ses ouvrages. Il paraît avoir été dépourvu de cette fécondité, de cette puissance d’invention qui distinguaient si éminemment l’auteur de l’Étoile de Séville et de tant d’autres chefs-d’œuvre. Ses comédies, beaucoup moins nombreuses, sont d’ailleurs presque toujours des imitations, des emprunts faits à ses prédécesseurs ou à ses contemporains ; parfois même ces imitations serrent de si près l’original, qu’on serait tenté d’y voir de véritables copies. Hâtons-nous d’ajouter que dans ces luttes corps à corps avec des modèles qui, certes, auraient écrasé un talent médiocre ou secondaire (car c’est presque toujours à Lope qu’il s’attaque de la sorte), Moreto est constamment victorieux.
Il surpasse d’ailleurs tous les autres poètes espagnols par la régularité et la sagesse de ses compositions, par l’habileté et en même temps par la simplicité, au moins relative, qui président presque toujours à l’arrangement du plan et à la conduite de l’action. L’intrigue, moins compliquée chez lui que chez Calderon, fatigue moins l’esprit du spectateur ou du lecteur, et, avec plus de vraisemblance, elle a aussi plus d’intérêt ; ses dénouemens sont plus naturels, mieux préparés, plus facilement amenés ; son style, un peu moins riche de poésie, sans être entièrement exempt de la contagion du gongorisme, en est beaucoup moins infecté ; la versification n’a ni moins d’élégance ni moins de facilité, et on trouve dans ses dialogues la même délicatesse, la même grace, le même mélange de gaieté fine et de noble courtoisie.
Dans les comédies de cape et d’épée, celui de tous les genres de drames qu’il a traité le plus souvent et avec la supériorité la plus incontestée, il possède une plénitude de force comique qui a manqué à Lope aussi bien qu’à Calderon. L’art de peindre les ridicules, de soutenir les caractères, d’y rattacher les situations, lui était, dans son temps, tout-à-fait particulier. Seul il semblait comprendre que, pour constituer la véritable comédie, il faut autre chose qu’une intrigue ingénieuse et des traits spirituels. Il n’eût eu à faire que quelques pas de plus pour arriver à la comédie de mœurs, à celle dont Molière dotait alors la France.
De tous les ouvrages de Moreto, celui peut-être qui s’est maintenu sur la scène avec le plus de succès et qu’on entend le plus souvent citer, c’est le Roi vaillant et justicier ou le Rico Hombre d’Alcala. On sait qu’avant Charles-Quint, qui a institué les grands d’Espagne, le titre de rico hombre désignait la classe la plus élevée de la noblesse.
Lope de Vega avait composé un Seigneur d’Illescas (el Infanzon de Illescas), dont Moreto a complètement imité l’idée première et même les détails principaux. L’imitation est si frappante, qu’il n’a fallu rien moins, pour la faire pardonner, que l’incomparable supériorité de la copie et l’oubli absolu dans lequel elle a fait tomber l’original.
Ce roi vaillant et justicier, c’est le fameux don Pèdre, qu’on pourrait appeler la providence des tragiques espagnols, tant il les a souvent et heureusement inspirés. Le caractère si dramatique que lui attribue la poésie a rarement été peint avec d’aussi énergiques couleurs, rarement la scène a présenté un tableau aussi frappant des mœurs et de l’état social de cette époque du moyen-âge.
Dans la petite ville d’Alcala, non loin de Madrid, dont la cour n’avait pas encore à cette époque fait sa demeure permanente, réside, au centre de vastes domaines que lui a transmis une longue suite d’aïeux, le rico hombre don Tello Garcia. De son palais somptueux, il fait peser le plus odieux despotisme sur une contrée où sa naissance, sa fortune et le nombre de ses vassaux lui assurent le premier rang. Habitué à tout voir plier devant lui, il ne comprend même pas qu’aucune considération, aucune idée d’humanité, de devoir, puisse entrer en balance avec les exigences impétueuses de ses passions ou de son orgueil. Il a séduit par une promesse de mariage une personne noble, mais pauvre, dona Léonor de Guevara ; et maintenant, non content de la repousser avec dédain lorsqu’elle vient lui rappeler sa promesse, il ne rougit pas de la rendre en quelque sorte complice, à son insu, d’un attentat qui doit être pour elle le plus sanglant affront. Un gentilhomme appelé don Rodrigue est au moment d’épouser une jeune fille dont la beauté a attiré l’attention de don Tello et fait naître dans son cœur de coupables désirs. Feignant de vouloir honorer don Rodrigue par un témoignage d’estime et d’affection, il a offert d’assister en qualité de parrain, suivant l’usage espagnol, à son mariage avec dona Maria. Il oblige la triste Léonor, qui n’ose pas lui résister, à sortir de sa retraite pour servir de marraine à la jeune fille. Pendant que les époux se livrent à l’expression naïve de leur joie, et que don Rodrigue remercie son perfide protecteur de l’honneur qu’il lui a fait, des hommes apostés se précipitent sur dona Maria et l’entraînent malgré ses cris. Vainement Rodrigue veut la défendre. Terrassé, désarmé, il ne doit la vie qu’à la dédaigneuse pitié des ravisseurs, qui s’éloignent aussitôt avec leur victime. Rodrigue a reconnu dans cet attentat la main de don Tello. Désespéré de son impuissance, il se livre aux emportemens d’une douloureuse indignation. Léonor le console, l’encourage à chercher les moyens de se venger. « Vous avez raison, lui répond-il ; je sais qu’aujourd’hui même le roi don Pèdre se rend à Madrid de Guadalajara où il fait sa résidence. Ce n’est qu’à son tribunal qu’on peut appeler des violences d’un homme aussi puissant que Tello. Je me jetterai à ses pieds, je les baignerai de mes larmes ; et puisqu’en dépit de la malveillance, qui veut le faire passer pour sanguinaire et cruel, il affecte le nom de justicier, il trouvera dans le châtiment d’un tel outrage une occasion nouvelle de le mériter.
« — Eh bien ! reprend Léonor, je vous accompagnerai, et moi aussi je porterai plainte des torts de Tello à mon égard. »
En ce moment on aperçoit au loin quelques cavaliers emportés de toute la vitesse de leurs chevaux. C’est le roi lui-même qui poursuit son frère, le comte de Trastamare, révolté contre son autorité. Au moment où il va l’atteindre, son cheval tombe mort, épuisé de fatigue. Rodrigue, qui n’a jamais vu son souverain, et qui ne peut par conséquent le reconnaître, s’empresse d’accourir pour l’aider à se relever. Il lui demande s’il s’est blessé.
Le Roi. — Non, je vous remercie. Mais dans quel lieu sommes-nous ? Quelles sont ces campagnes ?
Rodrigue. — Celles d’Alcala.
Le Roi. — La ville est-elle loin d’ici ?
Rodrigue. — À une demi-lieue.
Le Roi. — À qui appartient ce château ?
Rodrigue. — À don Tello, rico hombre d’Alcala, dont la puissance ne vous est sans doute pas inconnue.
Le Roi. — Sa puissance ?
Rodrigue. — Celle du roi, je pense, ne l’égale pas.
Le Roi. — Ne l’égale pas ?
Rodrigue. — Il faut le croire, à en juger par la terreur qu’il inspire.
Le Roi. — Je n’en ai jamais entendu parler.
Rodrigue. — Vous êtes sans doute étranger à la Castille ?
Le Roi. — Non, je suis Castillan ; mais ceux qui, comme moi, servent le roi et le voient de près, ne connaissent pas d’autre puissance que la sienne.
Rodrigue. — Ainsi donc vous êtes au service du roi ? Quelle heureuse rencontre !
Le Roi. — C’est en le suivant (car il se rend ce soir à Madrid) que, dans mon empressement à ne pas rester en arrière, je viens, comme vous le voyez, de tuer mon cheval. Mais les éloges que vous faites de don Tello, me persuadent que vous êtes un de ses serviteurs.
Rodrigue. — Bien loin de là, je demande vengeance de l’injure qu’il m’a faite ; c’est du roi seul que je puis l’attendre ; et puisque vous êtes à son service, si vous pouvez obtenir de lui qu’il veuille bien m’écouter, je vous devrai mon salut.
Le Roi. — Quelle est cette dame ?
Léonor. — Une infortunée qui pleure aussi les iniquités de ce tyran.
Le Roi. — N’est-il donc pas possible d’en obtenir justice ?
Léonor. — Dans le ciel sans doute. Sur la terre, je ne pense pas que le roi lui-même puisse les punir.
Le Roi, à part. — Se peut-il que du vivant de don Pèdre on s’exprime de la sorte en Castille ! Se peut-il que j’ignore à ce point ce qui se passe dans mes états ! (Haut). Et pourquoi le roi ne le pourrait-il pas ?
La suivante de Léonor. — Parce qu’il est lui-même cruel et sanguinaire, qu’il ne nous fera pas justice, et qu’au contraire il se réjouira de voir qu’on imite ainsi sa méchanceté.
Le Roi. — C’est bien là l’erreur du vulgaire ignorant, qui confond la justice avec la cruauté, et qui lui fait un crime d’avoir su rétablir le respect des lois.
Léonor, encouragée par les paroles bienveillantes de l’inconnu qui lui promet sa protection auprès du roi, se décide, non sans quelque embarras, à lui faire confidence de l’affront dont elle demande la réparation. Rodrigue lui raconte aussi la violence qui vient de lui enlever sa jeune épouse.
Le Roi, à part. — Et on me laisse ignorer qu’il existe en Castille de semblables scélérats ! Et l’on m’appellera cruel parce que je punis leurs forfaits ! (Haut.) N’y a-t-il donc pas de justice à Alcala ? L’alcade, le corrégidor ne devraient-ils pas l’avoir fait arrêter ?… Quel homme est-ce donc ?… Je veux aller le voir… Madame, habitez-vous sa maison ?
Léonor. — Je l’habitais, mais maintenant j’ignore si l’entrée m’en sera ouverte.
Le Roi. — Ayez soin de vous y trouver, j’y passerai ce soir, et je verrai s’il m’est possible d’obtenir qu’à vous il vous rende votre femme, et qu’envers vous, madame, il accomplisse ses obligations.
Rodrigue. — Pour moi, je veux parler au roi.
Le Roi. — Allez donc à Madrid, et je m’engage à vous faire donner audience.
Cependant les agens des violences de don Tello ont conduit dans sa maison la pauvre dona Maria. Vainement il s’efforce de la calmer et de la séduire par le pompeux étalage de sa puissance et de sa richesse, vainement il oppose au triste sort qui serait son partage auprès d’un pauvre et obscur gentilhomme tout ce qu’elle peut attendre de l’amour d’un homme tel que lui. Maria ne l’écoute point, elle ne cesse de demander qu’il lui soit permis d’aller retrouver son époux.
On vient annoncer à don Tello qu’un voyageur demande à lui parler. « Qu’on le fasse entrer sur-le-champ, dit-il ; mes portes sont ouvertes pour tous ceux qui veulent me voir ; aujourd’hui, surtout, je désire avoir de nombreux témoins de mon bonheur. »
Le roi est introduit ; ici commence une scène admirable.
Don Tello. — Il a l’air distingué.
Le Roi, à part. — Le mal appris ne sait pas qui entre chez lui, et il reste assis. Peu s’en faut que je ne le jette à bas de son siége ; mais il convient de dissimuler et de lui laisser ignorer qui je suis, pour qu’ensuite son châtiment exemplaire serve de leçon à tous ces tyrans. (Haut.) Je prie votre seigneurie de me donner sa main à baiser.
Don Tello. — Couvrez-vous.
Le Roi. — C’est ce que j’allais faire ; jamais je ne parlerai découvert à qui me recevra assis.
Don Tello. — Holà ! un tabouret.
Le Roi. — Encore !… soit !
Don Tello. — Je n’ai que deux fauteuils, l’un pour mon épouse bien-aimée (montrant dona Maria), l’autre pour moi. N’en soyez pas blessé, c’est tout au plus si les hommes de ma qualité offrent leur fauteuil au roi.
Le Roi. — Je vois que c’est une marque de votre grandeur, et je me contente de ce qui m’appartient.
Don Tello. — Quoique votre aspect dise assez que vous êtes gentilhomme, puis-je savoir quel rang vous occupez dans la noblesse ?
Le Roi. — Mon nom est Aguilera ; je suis de la montagne.
Don Tello. — Je connais votre nom, il y a eu des Aguilera écuyers dans ma maison. Et quel est l’objet de votre voyage ?
Le Roi. — Je suis la cour pour un procès.
Don Tello. — Comment, lorsqu’on peut recourir à l’épée pour se faire justice, va-t-on dépenser son argent en procès ?
Le Roi. — J’obéis à la loi… Le roi est en ce moment à Madrid.
Don Tello. — Il a amené, pour nous édifier, sans doute, sa chère Padilia…
Le Roi, se levant. — Son épouse et votre reine… Quiconque parlera de lui autrement qu’avec le respect qui lui est dû, mon épée…
Don Tello. — Bien, très bien, je vois que le bon Aguilera est un sujet dévoué à son roi.
Le Roi. — Je m’en fais gloire.
Don Tello. — Asseyez-vous, bon Aguilera ; ainsi donc, le roi est à Madrid ?
Le Roi. — Si vous voulez le voir, il est temps d’y aller.
Don Tello. — Si le roi pense que je puis lui être de quelque utilité, ma maison est prête à le recevoir ; les rois qui ont bien voulu s’y arrêter y ont toujours été accueillis comme des parens. Je me souviens que plus d’une fois cet appartement même a reçu le grand Alfonse. Celui-là était un roi, mais on dirait que son fils n’a d’autre pensée que de flétrir son glorieux héritage.
Le Roi. — Encore une fois, songez que vous parlez du roi don Pèdre, qu’il est votre souverain, et, ne le fût-il pas, qu’il est peu patient, que s’il savait ce que vous dites de lui il vous aurait bientôt fait taire. (Il se lève d’un air irrité, un valet effrayé appelle du secours, don Tello lui impose silence.)
Don Tello. — Crois-tu que si je voulais châtier sa hardiesse, je ne suffirais pas pour cela ?
Le Roi. — Je ne sais.
Don Tello. — Allons, son intention était bonne ; c’est son zèle pour son roi qui l’a emporté ; qu’on ne lui fasse pas de mal.
Le Roi. — Je suis un sujet fidèle, vive Dieu !
Don Tello. — Il n’est pas besoin de jurer.
Le Roi. — Soit !
Don Tello. — Vous aimez beaucoup le roi ?
Le Roi. — C’est un devoir.
Don Tello. — Asseyez-vous, brave Aguilera.
Le Roi. — Pardonnez cet emportement au zèle d’un sujet dévoué de cœur à son souverain.
Don Tello. — Et moi aussi, je suis sujet du roi, et ma maison s’est toujours fait honneur de ne le céder à aucune autre en loyal dévouement. C’est pour cela que ce que vous venez de faire ne m’a pas déplu ; donnez-moi la main.
Le Roi. — Les nobles doivent parler des rois avec respect, parce que, bons ou mauvais, ils sont sur la terre la représentation de la divinité, destinés dans les impénétrables décrets de la providence, les uns à nous châtier, les autres, à nous récompenser. Mais laissons cela. J’avais tant entendu parler de vous, que, passant près de votre demeure, j’ai voulu la visiter, et l’amour qu’on vous porte dans ce pays me prouve que le bruit public ne m’avait pas trompé sur votre compte.
Don Tello. — Il est sûr que je suis fort aimé à Alcala.
Le Roi. — On dit que le roi lui-même n’y inspire pas autant de respect.
Don Tello. — C’est que, voyez-vous, on n’y connaît de son altesse que le sceau et la signature, et si quelquefois on y exécute les ordres qui en sont revêtus, c’est avec mon consentement.
Le Roi, à part. — Juste ciel ! vit-on jamais pareille impudence ! si dès cet instant même il n’en reçoit pas le prix de ma main, si je ne lui fais pas voir qui je suis, c’est pour mieux justifier bientôt mon nom de justicier.
En ce moment, Léonor, se frayant un passage malgré les efforts des valets pour la repousser, vient de nouveau sommer don Tello de tenir sa promesse. Don Tello lui répond que, bien qu’elle lui ait plu quelque temps, il n’a jamais eu la pensée de l’épouser, qu’elle ne doit s’en prendre qu’à elle-même de la folle espérance qu’elle avait conçue et qui l’a portée à céder à ses désirs ; que, néanmoins, il consent à lui donner tout ce qu’elle voudra demander en dédommagement de son honneur perdu. Don Pedro, contenant son indignation, feint de trouver la proposition raisonnable, et la pauvre Léonor, croyant que son protecteur, naguère si confiant, s’est lui-même laissé intimider, s’éloigne avec désespoir, s’écriant qu’elle va se jeter aux pieds du roi.
Don Tello. — À la bonne heure ! pour moi, j’ai toujours pensé que quand on ne se laissait pas effrayer par le titre pompeux des rois, leur épée n’avait rien de bien redoutable.
Le Roi. — On dit pourtant que don Pedro est vaillant.
Don Tello. — Parce qu’il a tué un prêtre et un chanteur.
Le Roi. — C’étaient des hommes comme d’autres.
Don Tello. — Mais non pas des ricos hombres. Brave Aguilera, si vous voulez passer la nuit à Alcala, vous resterez dans ma maison ; toutefois c’est à une condition.
Le Roi. — Quelle est-elle ?
Don Tello. — Je ne reçois personne à ma table.
Le Roi. — Cela ne m’eût pas empêché d’accepter votre hospitalité, si je n’avais hâte d’arriver à Madrid.
Don Tello. — Adieu donc : n’oubliez pas de me voir à votre retour, vous serez le bien venu.
Il est, je le pense, inutile d’insister sur le caractère éminemment dramatique de cette scène, qui fait si admirablement ressortir le caractère des deux principaux personnages. La fougue contenue de don Pedro, l’insolence de don Tello presque bienveillant, presque poli à force de dédain, forment un contraste d’un puissant effet. On frémit d’avance de l’orage qui se prépare.
Le roi, arrivé à Madrid, s’entretient avec son favori, don Gutierre, des troubles du royaume, des désordres que ses trois frères ne cessent d’y susciter, de la nécessité d’extirper ces germes sans cesse renaissans de sédition. Cependant il laisse voir quelque disposition à pardonner encore une fois au comte de Trastamare, qui vient de lui écrire pour implorer sa clémence, et dont la ville de Tolède, qu’il est bon de ménager, sollicite aussi la grace. Au milieu de ces graves préoccupations, la pensée du roi se reporte sans cesse sur ce qu’il a vu la veille à Alcala. Sa colère, son étonnement sont toujours les mêmes. Il a fait appeler don Tello. En attendant son arrivée, il donne audience à ceux qui viennent implorer sa justice. Ceci rappelle un passage du Médecin de son honneur, de Calderon.
Un capitaine se présente. Il expose à don Pèdre que vingt années de combats contre les Maures l’ont laissé aussi pauvre qu’il l’était en commençant sa carrière ; il demande qu’on lui donne des moyens d’existence pour le peu de temps qui lui reste encore à vivre. Le roi lui répond sèchement qu’il y pensera. Au vieux soldat, qui exprime assez brusquement son mécontentement d’un tel accueil, succède un solliciteur d’une autre nature.
Le Solliciteur. — Sire, je suis le fils d’André, contrôleur de votre maison. Votre altesse, satisfaite des services de mon père, a bien voulu me donner l’administration de la douane de Jaen, que j’exerce depuis quatre ans.
Le Roi. — Je présume que vous n’avez pas eu autant à souffrir de la faim que le capitaine.
Le Solliciteur. — L’administration de Murcie est vacante depuis hier ; elle vaut mieux que l’autre, je vous supplie de me la donner en récompense de mes services.
Le Roi. — Est-ce donc un service que de faire fortune ? Vous m’alléguez comme un titre pour obtenir une faveur nouvelle celle que vous avez déjà obtenue. Bien remplir un emploi tel que le vôtre, c’est tout simplement faire ce qu’il faut pour le conserver. Contentez-vous de la situation qu’un hasard heureux vous a procurée plutôt que votre mérite, et craignez que des prétentions exagérées ne vous exposent à la perdre. Je donne l’administration vacante au pauvre capitaine.
Le Capitaine. — Et vous avez bien raison, sire.
Le Solliciteur. — Que votre altesse veuille bien réfléchir qu’il manque de l’expérience nécessaire pour remplir cet emploi.
Le Roi. — On a toujours assez d’expérience pour vivre dans l’aisance. (Au capitaine.) Je vous donne deux cents écus pour vos premiers frais.
Le Capitaine. — Ah ! sire, puissiez-vous régner plus long-temps que n’a vécu Mathusalem ! Permettez qu’à vos pieds…
Le Roi. — Donnez-moi la main.(Il la lui serre de toutes ses forces.)
Le Capitaine. — Ah ! sire, sire, vous me faites mal ! Cessez, cessez, sinon…
Le Roi. — Voilà comme j’aime les soldats.
Le Capitaine. — Et voilà comme j’aime les rois.
On introduit don Rodrigue, qui vient, comme il l’avait annoncé, demander justice. Surpris et troublé en reconnaissant le roi dans celui qu’il a pris pour un de ses officiers, il croit pouvoir se dispenser de lui faire un nouveau récit de l’offense dont il se plaint ; mais don Pèdre, lui dit qu’il ne l’a encore entendu que comme voyageur, et qu’il doit maintenant l’entendre comme roi. Rodrigue raconte en peu de mots l’enlèvement de sa fiancée.
Le Roi. — Si vous y avez consenti, j’y consens aussi.
Rodrigue. — On m’a désarmé, et je me suis trouvé réduit à l’impuissance.
Le Roi. — En vous ôtant l’épée que vous portiez, vous a-t-on ôté aussi celle que vous pouviez aller chercher ?
Rodrigue. — Je suis hors d’état de me venger d’un homme aussi puissant.
Le Roi. — Ainsi donc, ce n’est pas de l’injure qu’on vous a faite, mais de votre frayeur que vous me portez plainte ?
Rodrigue. — Ce que je crains, sire, ce n’est pas sa personne, mais sa puissance.
Le Roi. — Et quand cet homme est seul, qu’importe sa puissance ?
Rodrigue. — Lorsque je viens vous demander justice, vous m’ordonnez d’aller me battre avec lui ?
Le Roi. — Je ne veux pas que vous vous battiez ; je voudrais que vous vous fussiez battu. Il n’y a rien qu’on puisse reprocher à celui qui défend sa femme. En succombant dans une telle entreprise, vous eussiez pu être plus offensé encore, mais votre honneur eût été intact. Au point où en sont les choses, je puis sans doute, dans ma justice, forcer cet homme à vous rendre votre femme ; mais pour l’honneur, je n’y puis rien.
Rodrigue. — Eh bien ! c’est à moi qu’il appartient de le recouvrer.
Le Roi. — Prenez garde de vous exposer à quelque châtiment en voulant faire à présent ce que je vous ai dit que je n’aurais pas désapprouvé si vous l’eussiez fait plus tôt… Allez, vous aurez justice de l’injure que vous avez reçue.
Rodrigue. — Et ne pourrai-je pas, puisque mon honneur est compromis, commencer par le dégager ?
Le Roi. — Oui et non.
Rodrigue. — Lequel croire de ces deux avis ?
Le Roi. — Don Pèdre vous dit oui, et le roi vous dit non.
Rodrigue sort, et Léonor est admise à son tour auprès de don Pèdre. Sa surprise n’est pas moindre que celle de Rodrigue lorsqu’elle reconnaît le roi. Elle lui apprend que ce n’est qu’en fugitive qu’elle a pu parvenir jusqu’à lui ; que don Tello, instruit de son projet, n’a pas rougi de se porter envers elle aux plus indignes violences ; qu’il a brisé sa voiture et mutilé ses chevaux, en l’invitant ironiquement à joindre ce nouvel affront à tous ceux dont le roi ne manquerait pas sans doute d’assurer le châtiment. Rien de plus noble, de plus pathétique, que la vive apostrophe dans laquelle la malheureuse Léonor fait un appel à la majesté royale, si insolemment méprisée. Le roi lui promet qu’elle sera vengée avant de sortir du palais.
Don Tello est enfin arrivé, accompagné d’une suite nombreuse. À l’entrée de l’appartement royal, on lui déclare qu’il ne peut y pénétrer que seul. Malgré son insistance, il se voit forcé de se séparer de son cortége. On l’invite à attendre que le roi puisse le recevoir. Indigné d’un accueil auquel son orgueil s’attendait si peu, il veut partir à l’instant ; mais les portes se sont refermées sur lui. Toutes ces circonstances et la rencontre de Léonor, qu’il a aperçue sortant du cabinet du roi, ébranlent son courage ; déjà il est en proie à une secrète inquiétude, qu’il s’efforce de dissimuler sous un langage altier. Ce qui peut lui rester encore de présence d’esprit s’évanouit lorsque, entendant un huissier annoncer le roi, il reconnaît dans don Pèdre cet Aguilera qui la veille a été témoin de son insolente tyrannie.
Don Pèdre, qui veut rendre complète la leçon qu’il lui destine, feint d’abord de ne pas s’apercevoir de sa présence, ou plutôt de n’en tenir aucun compte. Il parcourt des yeux des dépêches qu’on vient de lui remettre. Don Tello s’approche avec timidité et veut se jeter à ses pieds. Le roi le regarde fixement et continue sa lecture. Don Tello, après un moment d’attente, se hasarde à faire l’observation qu’il est venu parce qu’on l’a appelé. Le roi lui demande qui il est, et, sans écouter sa réponse, s’entretient avec un des seigneurs de la cour. Le rico hombre, retrouvant quelque courage dans l’excès de son humiliation, fait une nouvelle tentative pour sortir.
Le Roi. — Restez.
Don Tello. — Sire, pour que je puisse… permettez… je vous demande… la faveur…
Le Roi. — Comment un homme à qui je n’inspire aucune crainte s’est-il ainsi troublé à mon aspect ?
Don Tello. — Je ne suis pas troublé.
Le Roi. — Je crains pour vous que vous ne le soyez bientôt. Approchez.
Don Tello. — Sire, vous me voyez à vos pieds… Vous laissez tomber votre gant.
Le Roi. — Que dites-vous ?
Don Tello. — Que je suis venu…
Le Roi. — Ne le sais-je pas ?
Don Tello. — Si je dois considérer comme un favorable augure que lorsque je viens vous baiser la main vous perdiez votre gant…
Le Roi. — Pourquoi ne me le rendez-vous pas ?
Don Tello. — Le voici.
Le Roi. — Pour un homme si fier vous êtes bien troublé. Qu’avez-vous donc ?…
Don Tello. — Votre gant… (Dans sa confusion c’est son propre chapeau qu’il présente au roi au lieu du gant qu’il vient de ramasser.)
Le Roi. — Que signifie ce chapeau que vous m’offrez ? Je ne le veux qu’avec votre tête. C’est donc vous qui dans votre maison daignez à peine donner un siége au roi lui-même ? C’est vous, le rico hombre d’Alcala, qui vous croyez plus puissant que le roi en Castille, qui pensez que toutes les lois, moins la loi divine, sont au-dessous de vous, comme si celui qui méconnaît les lois humaines ne violait pas aussi celles de Dieu ? C’est vous, vous l’avez dit devant moi, qui entrez en partage de ma puissance, puisque vous ne permettez pas qu’on exécute sans votre autorisation les ordres revêtus de ma signature ? C’est vous qui ne reconnaissez d’autre règle que votre bon plaisir, et qui, pour satisfaire le moindre de vos caprices, sacrifiez sans pitié l’honneur des femmes et des filles qui ont eu le malheur d’attirer vos regards ?… Apprenez, puisque vous l’ignorez, que pour punir de tels excès, un roi n’a pas même besoin de courage personnel ; que la loi, l’impassible loi, frappe pour lui, sans colère, sans violence ; que l’audace du crime ne peut rien contre la puissance de la justice. Contre le roi, la valeur et la ruse sont également impuissantes, son glaive atteint le criminel avant même que celui-ci ne l’ait vu sortir du fourreau. Apprenez, de plus, que je ne suis pas seulement votre roi, que je suis le roi don Pèdre, que si je pouvais me dépouiller de la majesté qui vous tient prosterné à mes pieds, ma personne seule ferait sur vous l’effet que produit en ce moment la dignité royale. Mais puisque cela ne dépend pas de moi, puisque c’est par le bras de la loi que je dois vous punir, je veux en vous quittant vous laisser un gage d’amitié, que vous n’oublierez pas sans doute. Recevez ceci à compte de ce que vous avez si bien mérité.
(Il lui prend la tête et la frappe violemment à plusieurs reprises contre une colonne.)
On doit comprendre l’effet terrible que produit à la représentation cette énergique peinture des mœurs rudes et violentes du moyen-âge.
Don Tello est resté accablé sous le poids de l’indignation, de la honte et de la terreur. Tout à coup il voit paraître don Gutierre, le confident et le conseiller du roi, accompagné de Léonor et de dona Maria qu’on est allé chercher à Alcala. Don Gutierre déclare au rico hombre que, chargé par le roi d’informer sur les plaintes qu’elles ont élevées contre lui, il vient lui demander ce qu’il a à répondre. Don Tello avoue tous les faits qu’on lui reproche ; mais, déjà revenu à son incorrigible arrogance, il ne peut croire, dit-il, que pour de pareils motifs on châtie un homme tel que lui. En ce moment même le hasard amène don Rodrigue, qui depuis son entretien avec le roi ne rêve que vengeance. À peine a-t-il aperçu don Tello qu’il met l’épée à la main et se précipite sur lui. Au bruit de leurs armes qui se croisent, le roi sort de son appartement, il les fait arrêter comme coupables de lèse-majesté, pour avoir tiré l’épée dans son palais.
Don Rodrigue. — Mais ne m’avez-vous pas dit, sire, que je pouvais, sans me rendre coupable, venger mon honneur ?
Le Roi. — Non pas ici, par un acte qui blesse mon autorité et le respect dû à ma personne. Au surplus, c’était don Pèdre qui vous donnait ce conseil, et c’est le roi qui vous fait arrêter.
Dona Maria. — Grace, grace pour mon époux !
Le Roi. — Il ne peut plus l’être, et je vous conseille d’en chercher un autre ou d’entrer dans un couvent.
Don Rodrigue est conduit en prison. Avant qu’on n’emmène aussi don Tello, le roi lui demande quelles sont ses intentions à l’égard de Léonor. Il avoue encore une fois qu’il l’a séduite en lui promettant sa main, mais il refuse de tenir cette promesse ; il offre, pour dégager sa parole, une partie de sa fortune. Léonor indignée s’écrie qu’elle n’acceptera que sa main ou sa tête.
Don Tello. — Un rico hombre ne peut mourir pour un délit de cette espèce.
Le Roi. — Qui est l’auteur de la loi que vous invoquez ?
Don Tello. — C’est un privilége accordé par les rois vos ancêtres aux grands de leurs états.
Le Roi. — Étaient-ils plus rois que moi ?
Don Tello. — Non, sire.
Le Roi. — Eh bien ! la loi qu’ils ont faite, je puis l’observer ou y déroger suivant que la justice et l’intérêt public me paraîtront l’exiger. Pour vous, si vous avez promis d’épouser Léonor, faites-le pour que votre ame ne périsse pas avec votre corps. C’est d’ailleurs un point que je vous laisse à débattre avec votre confesseur ; car marié ou non, demain, je vous l’annonce, sans plus de retard, votre tête roulera sur l’échafaud… Qu’on l’emmène au château.
L’orgueil de don Tello est enfin dompté. En face de la mort, il annonce à Léonor, d’assez mauvaise grace il est vrai, qu’il reconnaît ses torts envers elle et qu’il veut les réparer. Léonor et dona Maria vont se jeter aux pieds du roi pour obtenir la grace des deux condamnés.
Le Roi. — Vous m’avez demandé justice, je vous l’ai faite.
Léonor. — C’est encore justice que je vous demande, sire, car dans un roi, image de la Divinité, la justice et la clémence envers les coupables repentans sont une seule et même chose.
Le Roi. — Que voulez-vous donc ?
Léonor. — Nous craignons que nos paroles ne vous irritent.
Le Roi. — La demande la moins fondée ne peut être un sujet d’irritation ; un refus en fait suffisamment justice. Un roi doit tout écouter, sauf à prononcer ensuite selon la raison…
Léonor, toujours un peu pompeuse et sentencieuse dans ses discours, adresse alors au roi une longue harangue où elle reproduit assez noblement tous les lieux communs que les rhéteurs ont jamais pu inventer en faveur de la clémence. Dona Maria, plus simple et plus timide, ajoute quelques mots en faveur de son amant qui, bien moins coupable, semble pouvoir compter sur quelque indulgence. Le roi leur répond que la sentence est déjà rendue, qu’il l’a revêtue de sa signature et que sa conscience lui défend de la révoquer. Elles veulent insister : « Apprenez-leur, dit-il, qu’en renouvelant une demande que j’ai dû écouter une première fois sans colère, vous m’offenseriez en effet… Gutierre, qu’on les fasse sortir ! » Elles se retirent tout épouvantées et le désespoir dans l’ame.
Don Tello reçoit la notification de son arrêt de mort. Il attend avec résignation le jour qui doit éclairer son supplice. Mais don Pèdre, non content d’avoir, comme roi, vaincu et châtié son orgueil, veut encore, comme homme, comme chevalier, lui faire sentir sa supériorité ; il ordonne à don Gutierre de se trouver à l’entrée de la nuit à la porte du jardin du palais, avec deux chevaux et une épée. Gutierre, surpris et inquiet de ces préparatifs, veut en connaître l’objet. Peu satisfait d’une réponse évasive par laquelle don Pèdre s’efforce d’éluder ses questions, il laisse entendre qu’il soupçonne quelque chose de grave. Son insistance excite le courroux du roi, qui lui adresse ces sévères paroles : « Si vous présumez qu’il y a ici quelque mystère, puisque je ne vous en fais pas confidence, il est plus qu’indiscret à vous de vouloir le pénétrer. Je vous ai pris pour mon serviteur et non pas pour mon conseiller, et la meilleure manière de servir les rois, c’est d’obéir scrupuleusement à leurs ordres. »
Don Pèdre se fait conduire à la prison où don Tello attend l’heure de son supplice. Déjà le jour a disparu. Enveloppé dans son manteau, et déguisant soigneusement sa voix, le roi pénètre auprès du prisonnier et lui annonce qu’il vient lui rendre la liberté. Ce n’est pas sans quelque hésitation que don Tello se décide à suivre ce libérateur inconnu.
Le Roi. — Suivez-moi, ne perdez pas un moment, si vous voulez que l’ordre barbare du roi ne reçoive pas son exécution.
Don Tello. — Il lui a fallu toute sa puissance pour me réduire à cet état… Quelque terrible qu’il soit, je voudrais le rencontrer seul à seul, dans un lieu où la majesté royale n’élèverait pas une barrière entre lui et moi.
Le Roi. — Je sais que vous êtes vaillant, et c’est votre réputation qui m’a inspiré le désir de vous sauver… Nous voici arrivés dans le parc du palais ; nous y sommes plus en sûreté.
Don Tello. — Éloignons-nous des murs, je crains que le roi ne nous aperçoive.
Le Roi. — Vous avez donc peur de lui ?
Don Tello. — Si la question était d’homme à homme, si je le rencontrais ici corps à corps, peut-être la crainte ne serait-elle pas de mon côté ; mais le pouvoir royal est un adversaire bien fort et sur lequel le courage personnel a peu de prise…
Le Roi. — J’aperçois quelqu’un qui s’avance vers nous.
Don Tello. — Sans épée, je ne puis aller le reconnaître.
Le Roi. — Prenez la mienne, je vais en chercher une autre que j’ai laissée à l’arçon de ma selle ; ne vous éloignez pas d’ici.
Le roi ne tarde pas à revenir, mais d’un autre côté que celui par lequel il s’est éloigné. S’avançant vers don Tello, qui ne reconnaît pas son libérateur, il lui demande ce qu’il vient faire la nuit dans ce parc, et veut l’obliger à dire son nom. Après avoir échangé quelques paroles de provocation et de défi, ils mettent l’épée à la main. La victoire reste quelque temps indécise, mais don Tello est enfin désarmé.
Le Roi. — Reprenez votre épée.
Don Tello. — Cela m’est impossible, mon bras est engourdi.
Le Roi. — Avez-vous peur de moi ?
Don Tello. — Peur, non ; mais je vous porte envie, puisque vous m’avez vaincu. Qui êtes-vous donc, homme audacieux ? Vous ne savez pas de quelle gloire vous venez de vous couvrir.
Le Roi. — Ne me connaissez-vous pas ?
Don Tello. — Non.
Le Roi. — Vous avouez donc que c’est ma seule personne et non pas le rang que je puis avoir qui a triomphé de votre orgueil ?
En ce moment, le valet de don Tello que don Pèdre, pour éloigner un témoin incommode, avait envoyé chercher de la lumière, accourt un flambeau à la main. En reconnaissant le roi : — Dieu ! dit-il, qu’est-ce que je vois ?
Le Roi. — Le rico hombre d’Alcala aux pieds du roi don Pèdre.
Don Tello. — C’est vous, Sire ?
Le Roi. — Oui, don Tello, vos vœux sont accomplis, vous m’avez rencontré corps à corps. Votre orgueil a pu se convaincre que vous aviez tort de dédaigner ce prêtre et ce chanteur que j’ai tués, et qui peut-être avaient mieux combattu que vous. Vous savez que comme chevalier je puis faire avec mon épée ce que comme roi je fais par le respect qui s’attache à ma dignité.
Don Tello. — Je l’avoue.
Le Roi. — Maintenant que je vous ai vaincu par mon courage, après vous avoir vaincu dans votre maison par ma modestie, et dans mon palais par ma justice, partez, vous êtes libre, sortez de mes états sans perdre un instant ; car si vous y êtes repris, votre mort est certaine… Ici, où pour vous combattre j’ai déposé ma majesté, je puis vous pardonner ; mais lorsque j’aurai repris mon caractère de roi, de défenseur de la loi, cela me serait impossible… Vous trouverez près d’ici un homme qui vous attend avec des chevaux et de l’argent. Partez.
Le rico hombre part en effet pour l’exil. Le roi se hâte de regagner son palais avant que le jour paraisse. Moreto a placé ici une de ces scènes bizarres dans lesquelles les poètes aiment à faire figurer le roi don Pèdre. Déjà, dans une scène précédente, il nous l’a montré obsédé par de fantastiques apparitions qui font retentir à ses oreilles des paroles mystérieuses. Au moment où il passe auprès d’une chapelle dédiée à saint Dominique, un fantôme se présente à ses yeux.
Le Roi. — Ombre ou démon, que me veux-tu ? Pourquoi me poursuivre ainsi ?
Le Fantôme. — Approche si tu désires le savoir. Nous pouvons nous asseoir sur la margelle de ce puits, près de ce sanctuaire humble autant que vénérable que saint Dominique, assisté du séraphique saint François, a élevé de ses glorieuses mains.
Le Roi. — Le jour arrive, je ne puis m’arrêter.
Le Fantôme. — Assieds-toi, ou je croirai que tu as peur.
Le Roi. — Pour toute réponse je resterai, me voilà assis, parle.
Le Fantôme. — Me connais-tu ?
Le Roi. — Je n’ai aucun souvenir de toi, et tu es si hideux, que je te prendrais volontiers pour un démon attaché à ma poursuite. (Il se lève.)
Le Fantôme. — Non, assieds-toi, te dis-je.
Le Roi. — Soit.
Le Fantôme. — Tyran superbe, je suis le prêtre que tu as tué à coups de poignard.
Le Roi. — Moi !
Le Fantôme. — Tu ne peux le nier.
Le Roi. — Ton zèle pouvait être louable, mais il avait trop de hardiesse ; tu n’as pas su respecter ton roi, tu t’es mêlé de ce qui devait te rester étranger.
Le Fantôme. — Cela se peut ; mais le ciel te menace d’une mort semblable. C’est ce même poignard qui, par la main de ton frère, fera justice à la Castille de tes violences.
Le Roi. — Mon frère ! Dieu ! que dis-tu ? rends-moi ce poignard.
Le Fantôme. — Le voici ! (Il le laisse tomber.)
Le Roi. — Si je pouvais te tuer une seconde fois, je l’aurais fait.
Le Fantôme. — C’est le jour de saint Dominique que tu m’as égorgé.
Le Roi. — Que veux-tu dire par là ?
Le Fantôme. — Dieu t’ordonne de fonder ici même un couvent où tu lui offriras des vierges sacrées en expiation des outrages que tu as commis envers lui. Le promets-tu ?
Le Roi. — Je le promets. Veux-tu encore autre chose ?
Le Fantôme. — Non. Accomplis promptement ta promesse. C’est dans ce couvent que tu dois habiter à jamais… Donne-moi la main en gage de ta foi.
Le Roi. — La voici !… ciel ! je brûle ! laisse-moi ! laisse-moi !
Le Fantôme. — Tel est le feu dont je suis condamné à souffrir les atteintes, jusqu’au jour où tu auras accompli ta promesse ; … apprends par là à craindre le feu de l’enfer.
Le fantôme disparaît. Le roi regagne enfin son palais, plein tout à la fois de terreur et de courroux. En ce moment même, arrive le comte de Trastamare, qui, ayant obtenu son pardon, se hâte de venir se jeter aux pieds de son frère pour compléter la réconciliation. Dans son empressement, il a devancé sa suite. En traversant la place où le roi vient de rencontrer le fantôme, il aperçoit le poignard qu’il a laissé tomber dans son trouble. Il reconnaît l’arme favorite de don Pèdre et se félicite de pouvoir la lui rapporter : « Ce sera, dit-il, un moyen de me faire mieux accueillir de lui ; je ne sais quelle voix intérieure me dit que ce poignard me portera bonheur. »
Ces paroles si terribles lorsqu’on se rappelle la fin tragique de don Pèdre, sont suivies d’une scène non moins terrible, que Moreto a empruntée presque textuellement au Médecin de son honneur. Don Pèdre, en voyant le comte l’aborder le poignard à la main, éprouve un mouvement d’effroi instinctif qu’il essaie en vain de dissimuler. Il tombe dans une sorte de délire, il laisse échapper le secret de l’horrible pressentiment dont il est obsédé. Mais bientôt, revenant à lui, il relève son frère prosterné à ses pieds sous le poids de l’horreur et de l’épouvante : « Lève-toi, Henri, lui dit-il avec une résignation mélancolique, lève-toi ; en présence des décrets du ciel, l’homme n’est rien, c’est en vain qu’on voudrait en empêcher l’accomplissement. »
Cependant don Tello a été rencontré par les gens de la suite de l’infant, qui, le prenant pour un malfaiteur fugitif, l’ont arrêté et le conduisent devant le roi. Don Pèdre, comme il l’avait annoncé, ordonne l’exécution de l’arrêt rendu contre lui. Le comte de Trastamare parvient pourtant, à force d’instances, à obtenir son pardon ; celui de don Rodrigue est facilement accordé, il retrouve sa chère Maria, don Tello épouse Léonor, et tout se termine ainsi à la satisfaction commune, dénouement que faisait peu prévoir la nature du sujet et des personnages.
Le Vaillant Justicier est incontestablement un chef-d’œuvre du premier ordre, qui, s’il ne surpasse pas tous les drames tragiques de l’Espagne, n’est du moins inférieur à aucun. Il n’y a peut-être pas dans l’action un intérêt aussi vif, aussi soutenu, aussi saisissant que dans le Médecin de son honneur de Calderon et dans l’Étoile de Séville de Lope de Vega, mais les caractères sont tracés avec une vérité, une énergie vraiment rares, et la couleur de l’époque est admirablement rendue. Don Tello est le type complet, achevé de l’orgueil aristocratique et de la tyrannie féodale. Jamais peut-être le roi don Pèdre, si souvent mis sur la scène avec un remarquable talent, ne l’a été d’une manière aussi heureuse. Tous les détails de son rôle sont d’une perfection et d’une profondeur qui méritent une longue analyse, et qui expliquent suffisamment l’étendue des citations qu’on vient de lire. Le génie de Moreto a pour ainsi dire résolu le problème historique des jugemens si contradictoires portés sur ce prince par les chroniqueurs et les poètes. Dans l’inflexible justicier, il nous fait déjà pressentir le tyran sanguinaire et implacable. À l’irritation que don Pèdre ressent déjà de la turbulence de ses frères et des violences de la noblesse, aux projets de châtiment et de vengeance qu’il exprime à chaque instant, à l’instinct de despotisme qui se mêle à son amour de la justice, aux emportemens que lui fait éprouver la moindre contradiction, à la rudesse sauvage, bizarre et presque féroce qui vient trop souvent dominer en lui une affectation de courtoisie galante et chevaleresque, on devine ce qu’il pourra devenir lorsque de nouvelles provocations, de nouveaux outrages auront achevé de le pousser à bout. Déjà même le crime ne lui est pas étranger, déjà il a répandu le sang innocent, et, à défaut de remords, de superstitieuses terreurs le poursuivent, l’agitent, ébranlent son imagination et bouleversent cette ame inaccessible à toute autre crainte. Ce sont là des conceptions puissamment tragiques, de ces conceptions qui rappellent Shakespeare, et qui montrent dans le grand poète, l’historien, le moraliste, presque l’homme d’état, comme si à une certaine hauteur toutes les grandes facultés de l’esprit se touchaient et se confondaient.
Quoique Moreto se soit plus d’une fois essayé dans le genre tragique, quoique dans plusieurs de ses comédies héroïques ou sacrées on trouve d’incontestables beautés, il n’en est aucune, à l’exception du Vaillant Justicier, qui soit restée au théâtre ou dans le souvenir des amis des lettres. C’est par ses comédies de cape et d’épée qu’il a surtout, nous l’avons déjà dit, conquis sa glorieuse renommée.
Nous ne savons pourtant s’il faut ranger dans cette classe le drame admirable qu’il a appelé Dédain contre Dédain, et qui, par le choix des personnages comme par l’élévation et l’élégance soutenue de la diction, semble appartenir à un genre intermédiaire.
Dans cette composition, Moreto a encore marché sur les traces de Lope de Vega. Il existe deux comédies de Lope, la Belle Laide et les Miracles du Mépris, où il semble vouloir démontrer que, pour triompher des rigueurs d’une femme, le moyen le plus efficace est de paraître la dédaigner. Telle est aussi l’idée qui préside à l’œuvre de Moreto, et qu’il y développe avec une telle supériorité, qu’il serait puéril de lui reprocher de n’avoir pas eu le premier la pensée de transporter sur le théâtre un de ces lieux communs, féconds seulement lorsqu’un homme de génie se charge de les exploiter.
C’est en Catalogne, à une époque non déterminée du moyen-âge, qu’il a placé le lieu et le théâtre de l’action. La fille du comte de Barcelonne, la princesse Diane, belle, spirituelle, savante, pleine du sentiment de son mérite et d’un goût excessif d’indépendance, s’est promis de ne jamais se soumettre aux lois du mariage et de ne répondre que par le mépris et la haine à l’amour qu’on lui témoignera. Vainement son père, dont elle est l’unique héritière, s’efforce d’ébranler une telle résolution ; vainement tous les princes voisins viennent solliciter sa main, et s’efforcent, par les fêtes brillantes qu’ils lui offrent, de lui prouver leur passion et de toucher son cœur : toutes ces tentatives ne font, pour ainsi dire, qu’exalter son orgueil dédaigneux et l’affermir dans ses refus.
Cependant, au nombre de ces prétendans, il en est un dont le caractère réservé et l’apparente froideur commencent à fixer son attention, c’est don Carlos, comte d’Urgel. Attiré d’abord à Barcelonne par la curiosité plutôt que par le désir bien positif de fixer le choix de Diane, il n’a pas tardé à concevoir pour elle une vive passion ; mais l’ardeur même de ce sentiment, la timidité qui suit presque toujours l’amour vrai et profond, l’incertitude ou plutôt l’extrême invraisemblance du succès, tout se réunit pour refouler au fond de son cœur les émotions auxquelles il est en proie.
Les conseils du gracioso Polilla, son valet et son confident, le décident à conserver cette attitude qui, bien qu’involontaire d’abord, est peut-être le meilleur moyen d’agir sur un esprit tel que celui de la princesse, en piquant son orgueil blasé à force d’hommages et d’adulations, et en fournissant un aliment momentané à son imagination bizarre et délicate tout à la fois. Dans le but de veiller de plus près au succès de cette combinaison, Polilla commence par s’introduire auprès de la princesse en qualité de bouffon de cour ; par la vivacité et l’à-propos de ses reparties, il réussit à l’amuser, à se mettre avec elle sur un pied de familiarité, à gagner peu à peu sa confiance. Il fait naître assez naturellement l’occasion de lui parler du comte d’Urgel, et en le lui peignant comme un homme d’un caractère fier et sauvage sur qui l’amour et la beauté n’exercent aucun empire, il excite peu à peu, dans l’ame de l’orgueilleuse Diane, le désir de triompher de cette nature rebelle.
Ce n’est d’abord en elle qu’un caprice sans conséquence qui l’agite d’autant moins qu’elle ne doute pas d’un prompt et facile succès. Un regard de bienveillance, quelques paroles d’une condescendance équivoque, suffiront, elle le croit, pour mettre à ses pieds le seul homme qui semble méconnaître l’empire de ses charmes, et elle se promet bien de lui faire alors expier cruellement le crime dont il s’est rendu coupable envers elle par un moment d’indifférence. Tel est déjà l’amour du comte d’Urgel, qu’averti par le gracioso du but de ces artifices, c’est tout au plus s’il puise dans cet avertissement la force nécessaire pour ne pas céder aux premières et faibles avances de la princesse.
Étonnée de cette résistance, elle revient à la charge. La lutte s’engage par des dissertations métaphysiques sur l’amour et la reconnaissance, sur le danger d’arriver au premier de ces sentimens par le second, sur la nécessité, lorsqu’on veut conserver son indépendance, de ne pas même répondre à la tendresse qu’on nous témoigne par l’expression d’une courtoisie bienveillante. C’est le comte d’Urgel qui, dans cette controverse, exprime les opinions les plus sévères, les plus rudes. La fière Diane, surprise et déconcertée, se trouve amenée comme malgré elle, comme à son insu et non sans un dépit évident, à prendre la défense, non pas encore de l’amour, mais des lois de la galanterie ou au moins de la simple politesse. Toutes ces dissertations sont d’une délicatesse et d’un agrément infini. Leur subtilité même, qui ailleurs paraîtrait excessive, est ici à sa place parce qu’elle est parfaitement dans la nature : ce sont bien là les premiers entretiens de deux amans qui n’en sont pas encore à se dire leur secret, et qui, n’osant ou ne voulant pas se parler l’un de l’autre, se jettent dans des allusions et des généralités où leur esprit, animé par le désir de briller et de plaire, prodigue toutes ses ressources.
Diane, mécontente du résultat de ces premières attaques et comprenant qu’elle perd peu à peu du terrain, veut tenter une épreuve plus décisive. On célèbre les fêtes du carnaval. Suivant l’usage catalan, elle décide que le jour même il y aura un sarao, espèce de ballet dans lequel chacun des danseurs doit conserver, pendant toute la soirée, la compagne que le sort lui a assignée, et prendre avec elle, sans qu’elle puisse s’en offenser, sans que d’ailleurs cela tire à conséquence, le langage et les manières d’un amant favorisé. Comme on le pense bien, Diane a pris ses mesures pour diriger l’œuvre prétendue du hasard, et c’est elle qui échoit au comte d’Urgel. Il y a ici une scène charmante.
Diane, à part. — Je triompherai de cet homme, ou je consens à passer pour la plus stupide des femmes. (Haut.) Vous êtes un galant bien froid ! On reconnaît à votre maintien la violence que vous avez à vous faire pour vous donner la seule apparence de la tendresse ; mais, puisqu’en en ce moment cette apparence est pour vous un devoir, ne pas savoir la prendre, c’est, permettez-moi de vous le dire, manquer d’adresse plus encore que d’amour.
Le Comte. — Si j’avais à feindre ce sentiment, vous trouveriez mon langage plus expressif. Lorsque le cœur est libre, l’esprit trouve facilement les paroles.
Diane. — Cela veut-il dire que vous m’aimez ?
Le Comte. — Si je ne vous aimais, d’où me viendrait cette timidité ?
Diane. — Que dites-vous ? Est-ce sérieusement que vous parlez ?
Le Comte. — Ne voyez-vous pas que mon ame ne peut plus contenir le sentiment dont elle est remplie !
Diane. — C’est pourtant vous qui me disiez que vous ne pouviez pas aimer.
Le Comte. — C’est que je n’avais pas encore été frappé du trait qui m’était réservé.
Diane. — Quel trait ?
Le Comte. — Celui dont cette main charmante a pénétré mon cœur. Comme ce poisson merveilleux dont la puissance magnétique, au moment même où il touche le fil suspendu à l’extrémité d’une ligne, imprime au pêcheur une secousse violente et paralyse son bras, ainsi la main qui en ce moment touche la mienne y glisse un poison à la fois brûlant et doux, que je sens circuler dans mes veines, et qui arrive jusqu’à mon cœur.
Diane, à part. — Victoire ! Son orgueil est enfin subjugué. Je puis enfin punir le mépris qu’il a fait de ma beauté. (Haut.) Vous qui vous regardiez comme si assuré de ne jamais aimer, vous aimez donc sérieusement ?
Le Comte. — Pouvez-vous douter de l’ardeur qui me consume ? C’est à genoux que je vous supplie de calmer mes souffrances par quelque marque de bonté.
Diane, ôtant son masque et retirant sa main. — Laissez-moi ! laissez-moi ! Que dites-vous ? Moi, de l’amour ? Si la passion qui vous entraîne peut vous excuser assez pour vous mettre à l’abri du châtiment dû à tant d’audace, elle ne m’empêchera pas de vous rappeler à la raison. Vous me demandez des faveurs en m’avouant que vous m’aimez ?
Le Comte, à part. — Ciel ! je me suis perdu… Mais il est encore possible de réparer ma faute.
Diane. — Avez-vous donc oublié ce que je vous avais annoncé, qu’en m’aimant vous vous condamniez à subir mon mépris sans pouvoir espérer d’émouvoir ma pitié ?
Le Comte. — Mais vous-même, c’est donc sérieusement que vous me parlez ?
Diane. — N’est-ce pas sérieusement que vous m’aimez ?
Le Comte. — Moi ! madame. Juste ciel ! Mon caractère eût-il pu se transformer ainsi ? Moi, aimer sérieusement ? Belle Diane, avez-vous pu le penser ? Si un tel sentiment eût, par impossible, trouvé place dans mon cœur, la honte m’eût empêché de l’avouer. Je ne faisais que me conformer aux usages de cette fête.
Diane. — Qu’entends-je ? Votre langage n’était pas sérieux ? (À part.) Je suis si confuse, que je ne sais que lui dire.
Le Comte. — Comment, avec tout votre esprit, n’avez-vous pas reconnu que c’était une fiction ?
Diane. — Mais ce trait dont vous vous disiez frappé, ce poison si doux qui avait banni l’indifférence de votre cœur ?…
Le Comte. — Fictions que tout cela. Me jugiez-vous donc assez dépourvu d’adresse et d’esprit pour ne pas même savoir donner à la feinte une apparence de vérité ?
Diane, à part. — Qu’est-ce qui m’arrive ? Ai-je bien pu m’exposer à un tel affront ? Je me sens toute brûlante de honte et de dépit, je crains qu’il ne s’en aperçoive… Il faut absolument que je le mette à mes pieds, quoi qu’il puisse m’en coûter.
Le Comte. — Madame, on nous attend.
Diane. — Moi, tomber dans un pareil piége… Comment vous…
Le Comte. — Que dites-vous ?
Diane. — Qu’allais-je faire ! Je perds l’esprit… Remettez votre masque et rejoignons la foule.
Le Comte, à part — Mon imprudence est réparée. C’est donc ainsi que la cruelle récompenserait un amour sincère ?
Diane. — Vous savez feindre avec tant d’adresse, qu’en vérité j’avais pris vos paroles au sérieux.
Le Comte. — Non, non, je ne m’abuse pas, vous n’avez pu vous tromper à ce point ; mais, pour vous conformer aux usages de cette fête, qui vous prescrivait de m’accorder quelque faveur, ne pouvant prendre sur vous de paraître répondre à la tendresse que je vous témoignais, vous avez voulu rendre une sorte d’hommage à mon esprit en faisant semblant de croire à la sincérité de mes paroles.
Diane, à part. — Quelle piquante ironie ! N’importe, j’essaierai encore de le tromper. (Haut.) Venez, et, puisque je sais que tous vos propos ne sont que fictions, continuez à m’entretenir sur ce ton, je vous en estimerai davantage.
Le Comte. — Comment cela !
Diane. — Je suis plus touchée de votre esprit que je ne le serais de votre amour, je vous en sais meilleur gré.
Le Comte, à part. — Ah ! si je ne comprenais pas sa pensée ! Rendons-lui trait pour trait.
Diane. — Vous ne continuez pas ?
Le Comte. — Non, madame.
Diane. — Pourquoi ?
Le Comte. — Vous m’avez tellement effrayé en me disant que vous m’en sauriez gré, qu’il me serait impossible en ce moment de feindre avec vous le langage de l’amour.
Diane. — Quel mal peut-il donc résulter pour vous du plaisir que je trouverais à ces propos ingénieux ?
Le Comte. — Je risquerais… de vous plaire.
Diane. — Vous en trouveriez-vous donc si mal ?
Le Comte. — Madame, cela ne dépend pas de moi. Si j’en venais là, il me faudrait mourir.
Diane, à part. — Se peut-il que je sois condamnée à entendre de telles choses ! (Haut.) D’où vient cette présomption de croire que je pourrais vous aimer ?
Le Comte. — Vous m’avez dit vous-même que de la reconnaissance à l’amour il n’y a pas loin ; on est donc bien près d’aimer ceux auxquels on avoue qu’on sait gré des sentimens qu’ils nous expriment.
Diane. — Il y a moins loin encore de votre fol orgueil à une grossièreté injurieuse, et je ne veux pas vous donner le temps de franchir cet espace. Laissez-moi.
Le Comte. — Voulez-vous donc manquer aux usages de cette fête ? N’en concevrait-on pas quelques soupçons ?
Diane. — Ce danger ne regarde que moi ; je dirai que je suis souffrante.
Le comte s’éloigne sans insister davantage. À peine est-il parti, que la princesse regrette de l’avoir renvoyé. Étonnée et humiliée de la facilité, de l’espèce d’empressement avec lequel il a accepté son congé, elle n’a plus qu’une pensée, celle de triompher de sa froideur. Pour dompter ce cœur indocile, elle n’épargnera rien. Le gracioso, qui feint de partager son indignation et d’entrer dans ses projets, est chargé par elle d’aller trouver le comte et de le conduire dans le jardin intérieur du palais, comme pour lui en faire admirer le dessin savant et les riches ornemens. Diane s’y trouve comme par hasard, se livrant avec les dames de sa suite au plaisir de la musique. Elle sait que le comte est sensible aux charmes d’une belle voix ; elle compte pour l’émouvoir sur les accens qu’elle va lui faire entendre, et peut-être aussi sur les attraits du déshabillé gracieux dans lequel il va la surprendre.
Tout se passe comme elle l’a ordonné. Le comte arrive avec le gracioso, qui n’a pas manqué de l’instruire des intentions de la princesse. Vingt fois, dans le trouble dont il est saisi, il est sur le point de s’élancer vers elle et de se jeter à ses pieds. C’est à grand’peine que le souvenir de la scène du bal, et surtout les avis, les prières, les menaces du gracioso, peuvent le détourner d’aller encore une fois s’offrir au mépris de l’altière Diane. Il affecte de ne pas s’apercevoir de sa présence et d’être entièrement absorbé par l’admiration que lui inspire la savante ordonnance des parterres et des bosquets. Diane se persuade qu’il ne l’a pas entendue ; elle recommence à chanter, elle essaie de donner à sa voix plus de force et d’expression. Le comte, vivement agité, réussit cependant à renfermer en lui-même l’émotion à laquelle il est en proie. Rien dans son extérieur, dans son attitude, ne la laisse soupçonner. Diane ne peut plus y tenir ; elle charge une de ses femmes d’aller comme d’elle-même avertir le comte de sa présence ; celui-ci, sans paraître y faire attention, s’entretient avec la messagère des agrémens du jardin, des défauts qu’il a cru y remarquer, et de ce qu’on pourrait faire pour les corriger. Diane, de plus en plus surprise, lui envoie encore une de ses suivantes.
La Suivante. — Don Carlos, je dois vous dire que la princesse vous a vu.
Le Comte. — Je m’étais arrêté à contempler cette belle fontaine, et je n’avais pas aperçu son altesse. Veuillez m’excuser auprès d’elle et lui dire que je me retire à l’instant.
Diane, à part. — Je crois, en vérité, qu’il s’en va. (Elle se lève et s’avance vers lui.) Arrêtez, je veux vous parler.
Le Comte. — À moi, madame ?
Diane. — À vous.
Le Comte. — Que m’ordonnez-vous ?
Diane. — Comment avez-vous eu la hardiesse de pénétrer en ce lieu, sachant que c’est celui où je viens me reposer avec les dames de ma suite ?
Le Comte. — Madame, je ne vous avais pas vue ; je me suis laissé attirer par la beauté de ce jardin. Je vous en demande pardon.
Diane, à part. — Il ne daigne pas même me dire qu’il est venu pour m’écouter. (Haut.) Mais ne m’avez-vous pas entendue ?
Le Comte. — Non, madame.
Diane. — Cela n’est pas possible.
Le Comte. — La faute que j’ai commise est de celles qui ne se réparent qu’en s’abstenant de les prolonger.
Il se retire en prononçant ces derniers mots, laissant la princesse confuse, humiliée, et déjà hors d’état de dissimuler, aux yeux des femmes dont elle est entourée, ce qui se passe dans son ame. Le gracioso, pour lui porter le dernier coup, feint de lui avouer d’un air d’embarras et d’indignation que le comte a trouvé son chant détestable.
Nous ne suivrons pas Moreto dans tous les développemens qu’il a donnés à son sujet. C’est avec un art et une délicatesse incomparables qu’il nous fait voir les progrès de l’amour qu’allument peu à peu dans le cœur de Diane la vanité blessée et le caprice, bien plus qu’une sensibilité réelle. Elle se décide enfin à une dernière et décisive épreuve. Le but que n’ont pu atteindre sa coquetterie et ses avances, elle va essayer d’y parvenir par l’arme puissante de la jalousie. Heureusement elle a pris encore cette fois le gracioso pour son confident, et cette fois encore il a pu préparer le comte à l’attaque dont il va être l’objet.
La princesse y prélude, comme dans les précédens entretiens, par des subtilités métaphysiques sur la tendresse, l’indifférence, et tous les mystères du cœur. Le comte, réfutant une des opinions qu’elle vient d’exprimer, lui fait remarquer en termes assez galans que, n’ayant jamais connu l’amour, elle est peu en état de traiter ces questions.
Diane. — Je vous répondrai d’abord que la réflexion et le raisonnement peuvent, dans certaines matières, tenir lieu de l’expérience, mais cette expérience même ne me manque peut-être pas pour les comprendre.
Le Comte. — Dois-je entendre par là que vous aimez ?
Diane. — Cela pourrait être. (À part.) S’il n’est pas dépourvu de tout sentiment, il ne résistera pas à cette épreuve.
Le Comte. — Je vous écoute avec étonnement.
Diane. — Don Carlos, j’ai reconnu que les principes que j’avais pris jusqu’à présent pour règles de ma conduite, étaient également contraires à la raison et à mes devoirs envers ceux qui seront un jour mes sujets. Je me suis donc décidée à y renoncer, à faire choix d’un époux. Au moment même où la puissance de la vérité a ainsi triomphé des sophistiques illusions de mon esprit, le nuage qui me couvrait les yeux s’est dissipé, j’ai aperçu ce qui jusqu’alors avait été comme caché à ma vue. Le prince de Béarn est un si noble chevalier, que je le crois digne de moi ; je ne puis en dire davantage. Sa naissance est telle qu’il n’y a rien au-dessus. Personne ne l’égale en esprit et en bravoure. Bonne grace, élégance, courtoisie galante, noblesse et générosité, toutes ces qualités exquises réunies en lui au degré le plus éminent le laissent véritablement sans rival. Je ne puis comprendre l’aveuglement qui m’a empêchée si long-temps de lui rendre justice.
Le Comte, à part. — Je sais que tout ce discours n’est qu’artifice, et cependant je m’en sens pénétré comme d’un poison mortel.
Diane. — Je vous le déclare donc, je suis résolue à me marier ; mais, connaissant toute votre sagacité, j’ai voulu vous consulter auparavant. Ne croyez-vous pas comme moi que le prince de Béarn mérite la préférence sur ses rivaux ? N’ai-je pas raison de le juger le plus accompli de tous ceux qui recherchent ma main ? Qu’en pensez-vous ? Il me semble que vous changez de visage. (À part.) L’épreuve a réussi, sa physionomie me le prouve, il a pâli, mon but est atteint.
Le Comte, à part. — Je n’en peux plus.
Diane. — Vous ne me répondez pas ! Qu’en dois-je conclure ? Vous paraissez troublé.
Le Comte. — Troublé, non, mais surpris.
Diane. — De quoi ?
Le Comte. — Je ne croyais pas que le ciel eût pu créer deux êtres doués de sentimens aussi absolument semblables que nous le sommes, vous et moi. Sans doute, madame, nous sommes nés sous l’influence de la même constellation… Depuis combien de temps vos pensées ont-elle pris cette direction nouvelle ?
Diane. — Il y a déjà plusieurs jours que la lutte était engagée dans mon cœur, mais ce n’est qu’hier que mes incertitudes ont cessé.
Le Comte. — Eh bien ! c’est précisément depuis hier que je me suis aussi décidé à aimer. Moi aussi, dans mon aveuglement, j’avais long-temps méconnu la beauté que j’adore, que je veux adorer comme certes elle en est digne.
Diane, à part. — Je triomphe. (Haut.) Vous pouvez me parler sans retenue, je ne vous ai rien caché.
Le Comte. — Oui, madame, je suis trop fier de mon amour pour le dissimuler… c’est Cynthie.
Diane. — Qui, Cynthie ?
Le Comte. — Ne trouvez-vous pas que j’ai fait un digne choix ? jamais femme a-t-elle réuni plus d’esprit à plus de beauté ? Que de graces, de charmes et de dignité tout à la fois ! Qu’en pensez-vous ?… vous me semblez contrariée ?
Diane, à part. — Je sens dans mes veines un froid glacial.
Le Comte. — Vous ne répondez pas ?
Diane. — Je ne puis revenir de la surprise que me cause l’illusion où je vous vois. Je n’ai jamais aperçu dans Cynthie ces merveilleuses perfections ; elle n’a ni charme, ni beauté, ni esprit ; la passion vous égare.
Le Comte. — Est-il possible ! autre ressemblance entre nous.
Diane. — Comment ?
Le Comte. — De même que la beauté de Cynthie échappe à vos regards, je ne vois ni la bonne grace ni le mérite du prince de Béarn. En un mot, telle est entre vous et moi la parfaite similitude, que je ne trouve qu’à blâmer dans ce que vous aimez et vous dans ce que j’aime.
Diane. — Les goûts sont libres ; que chacun suive le sien.
Le Comte. — Puisque vous me le permettez, je vais trouver celle qui désormais aura toutes mes pensées. Je vous l’aurais avoué plus tôt, si j’avais pu deviner que ma situation et mes sentimens fussent à ce point semblables aux vôtres.
Diane. — Vous allez la voir ?
Le Comte. — Oui, madame.
Diane, à part. — Je ne sais où j’en suis, ma tête se perd.
Le Comte. — Adieu, madame.
Diane. — Un moment !… écoutez !… Un homme comme vous peut-il donc immoler sa raison et son jugement à une aberration des sens ? en quoi consiste donc la beauté de Cynthie ? par quel prestige vous a-t-elle fait croire à son esprit ? où donc est cette élégance, cette grace que vous admirez en elle ?
Le Comte. — Que dites-vous ?
Diane. — Que vous faites preuve de peu de goût.
Le Comte. — De peu de goût ? Ô ciel ! la voici qui passe au fond de cette galerie. Regardez-la, et jugez si j’ai eu tort de lui donner mon cœur. Cette chevelure partagée en tresses élégantes, ce front éclatant qui s’unit si merveilleusement à son charmant visage, ces yeux noirs et brillans, ces lèvres vermeilles, ce cou de cygne, cette taille si fine que la pensée même n’est pas assez déliée pour la représenter. J’étais aveugle sans doute, moi qui ai pu si long-temps méconnaître tant d’attraits… Mais j’oublie dans mes transports qu’il est peu convenable de vanter ainsi en votre présence une autre beauté. Pardon, madame ; permettez que je vous quitte pour aller demander sa main à son père, et aussi pour porter au prince de Béarn l’heureuse nouvelle que vous venez de me donner.
Le comte, maintenant assez certain du succès pour ne plus craindre de le compromettre par la hardiesse de ses stratagèmes, s’empresse, en effet, de publier le prétendu choix de la princesse. Le prince de Béarn accourt pour la remercier ; le comte de Barcelonne vient, accompagné de toute sa cour, témoigner à sa fille la joie qu’il éprouve de la voir enfin renoncer aux étranges préjugés qui lui faisaient repousser avec tant d’horreur toute idée de mariage. On devine le reste. L’orgueilleuse Diane, poussée à bout, se voit enfin forcée de proclamer elle-même le nom de son vainqueur et d’offrir sa main au comte d’Urgel. Moreto a mis dans cette scène une extrême délicatesse, qui empêche que l’humiliation de l’héroïne ne dépasse, si je puis parler ainsi, les bornes de la décence.
Tel est le drame qu’on cite souvent comme le chef-d’œuvre de la comédie espagnole, de celle au moins qui tire ses moyens de succès de la peinture fidèle du cœur humain et du développement des passions. C’est une suite de tableaux dont l’élégance achevée, la finesse, le coloris poétique causent à l’esprit un plaisir vraiment exquis. Il y règne, avec cette force comique inséparable de la profonde vérité des caractères, un enjouement vif et gracieux, qui éclate surtout dans le rôle charmant du gracioso, inventeur et principal instrument de cette ingénieuse intrigue.
Molière, dans sa Princesse d’Élide, a imité et en quelques endroits traduit l’ouvrage de Moreto. Il est douteux qu’en aucun cas, dans ce genre un peu quintessencié, si merveilleusement approprié au génie de la langue castillane et au tour particulier de la poésie espagnole de cette époque, il eût égalé son illustre modèle ; mais il ne put même avoir la pensée d’engager avec lui une lutte sérieuse. On sait, en effet, que la Princesse d’Élide, destinée à un divertissement de la cour, fut composée avec une telle précipitation, qu’il eut à peine le temps d’en versifier le premier acte. Les autres ne sont que des ébauches à peine esquissées. Il y a donc quelque chose d’un peu puéril dans l’affectation que mettent quelques critiques espagnols à constater la supériorité de Moreto, et je dirai même qu’une comparaison établie dans de telles circonstances est également indigne de l’un et de l’autre de ces deux grands hommes. Mais ce qui est plus étrange et plus difficile à concevoir, c’est l’opinion de certains critiques français, qui, admettant la médiocrité de la Princesse d’Élide et parlant de Dédain contre dédain comme du chef-d’œuvre d’un poète auquel ils veulent bien accorder quelque mérite, n’en prétendent pas moins que Molière a perfectionné ce qu’il a emprunté à Moreto. Qu’il nous suffise de dire que, dans son imitation presque informe, la délicieuse scène du bal a complètement disparu, que celle du jardin est à peine indiquée, et que le spirituel et piquant gracioso est devenu un bouffon insipide.
Nous avons dit que c’est surtout dans la comédie de cape et d’épée que Moreto avait montré la supériorité de son talent dramatique, en substituant à l’intérêt parfois fatigant qu’excitent les imbroglios romanesques de Calderon, un intérêt plus réel, tiré soit de la nature comique des situations, soit même de la peinture des ridicules.
Ce n’est pas qu’il n’ait quelquefois manié, et même avec assez de bonheur, le ressort puissant et difficile auquel Calderon a eu si souvent recours. Dans quelques-unes de ses pièces, particulièrement dans la Confusion d’un Jardin, il a prouvé qu’il pouvait au besoin inventer une intrigue aussi compliquée et y porter un degré de vraisemblance et de clarté qu’on chercherait vainement dans Calderon ; mais, je le répète, c’est habituellement par d’autres moyens qu’il a obtenu ses succès.
Dans le Beau don Diégo, dont le titre est devenu une locution proverbiale pour désigner la plus frivole fatuité, on trouve le tableau piquant d’un travers qui appartient à tous les temps, bien que, suivant les époques, il change de formes et d’expression. Un élégant de province arrive à Madrid, où il est appelé pour un riche mariage. Tout enivré des succès qu’il a obtenus dans sa petite ville, et persuadé qu’il n’a qu’à se montrer pour entraîner tous les cœurs, il fait éclater dès l’abord son impertinente présomption. Non-seulement il se rend insupportable à la jeune personne qu’il vient épouser et qui a d’ailleurs un autre amour en tête ; mais il blesse même son futur beau-père qui, cependant, pour des motifs de famille et d’arrangemens de fortune, tient beaucoup à son alliance. Telle est même l’opiniâtreté du vieillard, que rien ne le déciderait à abandonner ce projet, si le beau don Diégo, toujours entraîné par sa folle vanité, ne tombait lourdement dans un piége dressé par le valet de son rival. Ce valet, très amusant et très spirituel gracioso, comme tous ceux de Moreto, lui persuade qu’il a inspiré une passion violente à une grande dame, à une comtesse. Le fat, trop persuadé de son mérite pour concevoir le moindre doute, se laisse conduire dans une maison où une femme richement et ridiculement parée, qui n’est autre qu’une soubrette malicieuse, achève de lui tourner la tête par de grands airs qu’il prend pour des manières de cour. Cette scène est fort jolie, et Moreto a trouvé moyen d’y introduire une satire très piquante des écarts du style précieux alors à la mode. La prétendue comtesse, pour éblouir don Diégo, emploie en lui parlant des expressions tantôt vides de sens, tantôt ironiques ou même insultantes, mais pompeuses, sonores, recherchées. Don Diégo, n’y comprenant rien, mais voulant paraître comprendre, et se persuadant que ce sont autant de complimens ou de témoignages de tendresse, s’efforce d’y répondre sur le même ton et se perd dans un inintelligible galimatias. Sûr désormais de sa conquête, il ne daigne pas même chercher un prétexte spécieux pour rompre le projet de mariage qui l’a appelé à Madrid. Le beau-père, indigné de tant d’impertinences, consent enfin à donner sa fille au rival préféré de don Diégo, et ce n’est qu’alors que le fat apprend, à sa grande confusion, le tour qu’on vient de lui jouer.
Le rôle du beau don Diégo, un peu chargé peut-être dans quelques endroits, est d’ailleurs excellent, parfaitement soutenu, et d’un très bon comique. Il est impossible de mieux rendre cette intrépidité de bonne opinion contre laquelle viennent échouer tous les conseils, toutes les leçons de l’expérience.
Dans les remontrances que lui fait entendre un ami pour l’engager à modérer les manifestations par trop choquantes de sa vanité puérile, don Diégo ne voit que l’expression de l’envie qu’excite sa supériorité. Les paroles de mépris et de colère qu’arrache à sa fiancée l’imperturbable assurance avec laquelle il l’aborde, comme si, dès la première vue, elle ne pouvait manquer de lui donner son cœur, lui paraissent l’explosion d’une jalousie passionnée. Tout ce qui devrait l’éclairer contribue ainsi à accroître son aveuglement. Cette donnée est aussi comique que profondément vraie.
Le Beau don Diégo est un des premiers modèles de ce que les Espagnols appellent la comédie de figuron, ce qui signifie un caractère ridicule, une espèce de caricature, genre de composition à peu près inconnu à Calderon et à Lope, mais que plus tard d’autres poètes ont traité avec assez de succès.
Le plus gai, le plus animé, le plus vivement intrigué des drames de Moreto, c’est peut-être celui qui porte ce singulier titre : En avant la Ruse (Trampa Adelante). Un jeune gentilhomme sans fortune, don Juan de Lara, a inspiré à une riche veuve une passion violente, à laquelle il ne peut répondre, parce qu’il aime lui-même une autre personne. Son valet imagine de profiter de cette circonstance pour tirer son maître de la détresse où l’a jeté sa pauvreté. De peur de blesser sa délicatesse, il se garde bien de lui faire part du projet qu’il a conçu ; mais, par une suite d’artifices très adroitement combinés, il parvient à persuader à la veuve qu’elle est payée de retour. Mettant à contribution sa généreuse gratitude, il se trouve bientôt en état de faire régner dans la maison de don Juan l’abondance et même le luxe. Ce dernier s’en étonne un peu d’abord ; puis il se laisse persuader que c’est à la facilité des usuriers et des marchands qu’il doit ces ressources inattendues. Tout va bien ; mais le moindre hasard peut renverser l’édifice si ingénieusement élevé par le gracioso. Il faut même, pour qu’il ne s’écroule pas à l’instant, empêcher à tout prix que don Juan et la veuve ne viennent à se rencontrer ; il faut inventer des prétextes spécieux pour expliquer à la veuve les retards apportés à une entrevue qu’elle désire si ardemment ; il faut calmer ou détourner les soupçons de la véritable maîtresse de don Juan ; il faut lui dérober à lui-même les indices qui lui révèleraient la déception dont il est involontairement le complice. Tout cela donne lieu à une suite de scènes charmantes, où la vivacité, l’enjouement, l’esprit fin, élégant et naturel tout à la fois de Moreto, brillent d’un éclat incomparable. Je connais peu de drames qu’on lise d’un bout à l’autre avec plus de plaisir. Il est inutile de dire que cet imbroglio finit par se dénouer à la satisfaction de tous les personnages, que, conformément aux lois du théâtre espagnol, il se trouve pour consoler l’amante dédaignée par le héros un amant repoussé par l’héroïne, et que chacun se retire content.
C’est encore une très jolie pièce d’intrigue que la Chose impossible. Moreto en a emprunté le sujet et les idées principales à la plus grande Impossibilité de Lope de Vega, et, suivant son usage, il a de beaucoup surpassé son modèle. Le début rappelle celui d’une autre comédie de ce même Lope, la Moza de Cantaro. Quelques personnes d’esprit sont réunies chez une femme de qualité qui tient périodiquement des assemblées littéraires. On y fait de la musique, on y lit des sonnets, on y pose des questions de métaphysique et de galanterie qui sont discutées à perte de vue et avec une excessive subtilité. Un des assistans demande quelle est la chose impossible. Don Félix de Toledo dit que c’est de garder une femme. Don Pedro de Carrizales nie cette impossibilité, et prétend qu’avec de la vigilance on peut se mettre à l’abri de tous les dangers auxquels les écarts d’une femme, d’une fille ou d’une sœur exposent l’honneur des hommes. La discussion s’anime, et don Pedro, qui voit tout le monde se tourner contre lui, s’échauffant peu à peu par la contradiction, déclare en se retirant, avec une sorte d’emportement, qu’ayant sous sa garde une sœur belle et aimable, il défie qui que ce soit de pénétrer jusqu’à elle. Don Félix se décide à accepter le défi. La tâche qu’il se propose est d’autant plus difficile que don Pedro, bientôt revenu de son emportement, et comprenant, non sans quelque regret, les conséquences de son imprudente provocation, n’a pas perdu un moment pour s’entourer des précautions les plus minutieuses et les plus exagérées. C’est à rendre ces précautions inutiles que s’exerce le génie du gracioso, valet de l’amant. Sous un premier déguisement, il pénètre dans la maison du jaloux, et parvient à nouer des intelligences avec la belle captive, que la surveillance même dont elle est entourée dispose à seconder les projets formés pour l’en délivrer. Bientôt il fait plus : se présentant à don Pedro comme un riche colon arrivant d’Amérique, et qui lui est recommandé par un grand seigneur de ses amis, il le met dans la nécessité de lui offrir, bien à regret, l’hospitalité dans sa maison. Lorsqu’il y est établi, il réussit, par l’étrangeté et la bizarrerie de ses manières, à endormir tous les soupçons que pourrait concevoir un homme aussi défiant que don Pedro ; il lui persuade d’ailleurs qu’une créole lui a fait prendre jadis par jalousie un philtre dont la puissance est telle que la seule vue d’une femme le fait tomber en défaillance, et, pour donner crédit à cette invention, il feint, en apercevant de loin la sœur de don Pedro, d’être saisi d’une convulsion. Les stratagèmes par lesquels il parvient ensuite à amener don Felix auprès de sa maîtresse, à déjouer toutes les mesures si laborieusement concertées par don Pedro, à le rendre lui-même l’instrument de sa défaite, à le mettre au point de ne pouvoir plus refuser la main de sa sœur, sont aussi ingénieux que divertissans. Une petite comédie française, jouée il y a une quarantaine d’années sous le titre de Ruse contre Ruse, peut donner une idée très affaiblie de l’ouvrage de Moreto, dont elle a certainement été imitée.
Il y a dans la Chose impossible un passage assez curieux pour l’histoire littéraire. En réponse à l’observation faite par un des personnages, que la fortune et la poésie sont peu habituées à se tenir compagnie, don Félix oppose à cet axiome trivial l’expérience de tous les temps : il cite assez singulièrement Homère chez les Grecs ; il rappelle qu’à Rome Virgile fut en état d’instituer l’empereur héritier des biens qu’il lui avait donnés. Il rappelle Pétrarque comblé de biens en France et couronné à Rome par le souverain pontife ; don Juan de Mena, l’un des pères de la poésie castillane, recherché, enrichi et favorisé par le roi Jean II ; le chevalier Marino, Sanazar, Guarini, le Tasse, si heureux s’il eût eu moins d’audace, et ce Garcilaso, l’honneur de Tolède, si illustre, si brillant, si fortuné, qui succomba glorieusement dans un combat et dont Charles-Quint vengea si bien la mort. « Et aujourd’hui, poursuit don Félix, quel est l’homme de génie à qui notre roi n’ait pas fait une belle existence ? Quel écrivain digne de ce nom n’a pas éprouvé sa libéralité ? Le recteur de Villahermosa, Gongora, Mesa y Encina, Mendoza et tant d’autres sur lesquels s’est portée sa généreuse sollicitude ! Trouvez-vous qu’il faille citer encore d’autres exemples ? Le comte de Villamediana n’était-il pas riche et grand seigneur aussi bien que grand poète ? D’autres grands personnages n’ont-ils pas illustré la poésie ? De nos jours même, n’en voyons-nous pas des exemples éclatans ? Un de nos principaux seigneurs, après avoir mérité, par son courage, les applaudissemens de l’Espagne entière, ne cultive-t-il pas maintenant la poésie avec une telle supériorité, que ses sonnets, par l’élévation des pensées qu’il y exprime, font l’admiration de tout Madrid ? »
Il n’est pas sans intérêt de comparer à ce tableau animé de la faveur dont jouissaient les lettres espagnoles pendant le règne de Philippe IV, un passage bien différent que contient un autre ouvrage de Moreto : dans l’Occasion fait le Larron, deux voyageurs se rencontrent à quelques lieues de Madrid. Don Pedro de Mendoza demande à don Manuel, qui en arrive, quelles sont les nouvelles et particulièrement les nouvelles du théâtre.
Don Manuel. — On donne fort peu de pièces nouvelles. À peine, de loin en loin, en voit-on paraître quelqu’une d’un poète qui compose pour la cour et par ordre ; mais tout ce qu’il écrit a une telle empreinte de nouveauté et de supériorité, qu’on croirait qu’il se surpasse lui-même.
Don Pedro. — C’est sans doute Calderon ?
Don Manuel. — Eh ! quel autre que lui pourrait exciter à ce point l’admiration de tous les esprits intelligens ?
Don Pedro. — Ce genre de talent ne jouit plus de la faveur qu’il avait autrefois.
Don Manuel. — De là vient qu’aujourd’hui bien peu de personnes se consacrent à ces nobles travaux, avec le dévouement qu’il faut y porter : voyez, au contraire, par combien de distinctions et de récompenses l’antiquité honorait les hommes de génie.
Don Pedro. — L’empereur Antoine donna à Opimius deux mille écus pour chacun des vers qu’il lui présenta ; Virgile était le favori d’Auguste, qui se montrait en public avec lui.
Don Manuel. — Gratien faisait tant de cas du poète Antoine, qu’il le nomma consul. Alexandre ne traitait pas moins bien Pindare, à qui il fit élever des statues d’or. C’est pour cela que l’on voit, dans les siècles reculés, tant de beaux esprits arriver à une gloire immortelle. Étrange changement des temps ! se peut-il que ce qui jadis était considéré comme un don presque divin, soit maintenant devenu en quelque sorte un objet de mépris !
On ne doit sans doute pas prendre à la lettre l’exagération de ces plaintes. Cependant il faut peut-être y voir autre chose qu’une simple boutade poétique ; peut-être la contradiction qu’elles présentent avec l’assertion toute contraire énoncée ailleurs par Moreto, n’est-elle, jusqu’à un certain point, qu’une question de dates. Une allusion historique, qui se trouve dans l’ouvrage où nous avons recueilli cette espèce de cri de détresse, en fixe l’époque aux dernières années du règne de Philippe IV, au temps où ce prince, affaibli par l’âge et la maladie, attristé par l’épuisement où des guerres aussi longues que désastreuses avaient laissé ses états, accordait moins d’encouragemens aux nobles distractions qui l’avaient si long-temps consolé de ses disgraces politiques.
La comédie à laquelle nous avons emprunté cette citation, l’Occasion fait le Larron, ou le Troc des Valises, est fondée, comme beaucoup d’autres comédies de Moreto, sur une supposition de personnes. Le troc involontaire de deux valises qui a lieu la nuit dans une auberge, au milieu de l’obscurité, est la base de l’action, et amène, avec un degré suffisant de vraisemblance, une suite d’incidens aussi piquans que dramatiques. Cette pièce est tirée d’un des chefs-d’œuvre de Tirso de Molina, la Paysanne de Vallecas ; ce n’en est pas seulement une imitation, un grand nombre de scènes sont littéralement et complètement copiées. Il fallait que le théâtre de Tirso fût dès-lors tombé dans l’oubli où depuis il est long-temps resté.
Dans la Ressemblance (el Parecido en la corte), Moreto a traité, avec plus de bonheur encore, un sujet à peu près analogue. Don Fernando de Ribera, forcé, par suite d’un duel, de quitter précipitamment Séville, s’est réfugié à Madrid où, pour le moment, il se trouve dépourvu de toutes ressources. Par un singulier hasard il ressemble d’une manière frappante à un certain don Lope de Lujan, parti, il y a plusieurs années pour l’Amérique, et qui n’a pas donné depuis long-temps de ses nouvelles à sa famille. Le père de don Lope rencontrant don Fernando, croit reconnaître son fils, l’aborde avec les témoignages de la plus vive joie, et s’empresse de lui annoncer qu’en son absence, leur maison a fait un riche héritage. Don Fernando veut d’abord dissiper une erreur à laquelle il ne conçoit rien ; mais son valet Tacon, comprenant tout le parti qu’ils peuvent en tirer, s’empresse de lui imposer silence, et, pour expliquer ses dénégations, il les attribue aux effets d’une maladie terrible qui, après avoir mis sa vie dans le plus grand danger, l’aurait entièrement privé de la mémoire. La crédulité du père, trop heureux de retrouver son fils pour que son ame puisse s’ouvrir à aucun sentiment de défiance, accepte sans hésiter cette absurde invention. Dès-lors tout ce qui devrait l’éclairer ne sert qu’à accréditer de plus en plus l’imposture du malicieux gracioso. Vainement don Fernando persiste à protester contre les mensonges de son valet ; le vieillard, désespéré d’être méconnu par son fils, n’y voit qu’une preuve nouvelle du déplorable état où l’a réduit la maladie, et redouble de soins, de tendresse, d’empressement. Bientôt, d’ailleurs, don Fernando cesse de lutter contre cette illusion. Il a reconnu dans sa prétendue sœur une jeune personne dont la beauté l’avait vivement frappé, et l’artifice qu’il repoussait, lorsqu’un motif d’intérêt en était le seul mobile, ne lui répugne plus dès qu’il prend le caractère d’un stratagème amoureux. Admis à toute heure auprès d’Inès, qui, dans son innocence, le comble des plus douces caresses, l’étrange infirmité morale dont on le croit atteint lui permet de paraître quelquefois oublier sa qualité de frère et de donner aux témoignages de sa tendresse une expression vive et passionnée qui, peu à peu, porte un trouble inconnu dans le cœur de la jeune fille. C’est là une situation hardie autant qu’originale, qui, traitée avec moins de délicatesse, eût été presque intolérable, mais que Moreto a su rendre tout à la fois intéressante et comique sans sortir des bornes de la décence. L’arrivée du véritable frère vient remettre toutes choses à leur place, et lorsqu’il est parvenu à faire reconnaître son identité, qu’on lui conteste d’abord, il faut bien accorder à don Fernando la main de la belle Inès. Cette comédie, l’une de celles qu’on représente le plus souvent sur le théâtre de Madrid, y est toujours accueillie avec une faveur due en grande partie à la gaieté pleine de verve qui règne dans tout le rôle du gracioso.
Il y a plus d’un rapport entre les deux précédentes pièces et la Tante et la Nièce. Celle-ci, comme tant d’autres ouvrages de Moreto, est encore imitée d’un drame de Lope qu’elle a complètement fait oublier. C’est, parmi les chefs-d’œuvre de son auteur, un de ceux où il a répandu avec le plus de profusion le véritable comique, celui qui est fondé sur l’observation des faiblesses et des ridicules. Deux jeunes officiers récemment arrivés de l’armée de Flandre viennent de perdre tout leur argent au jeu. Ne sachant plus à quel expédient recourir, ils se rappellent qu’un vieux capitaine, qu’ils ont connu à l’armée, leur a donné une lettre d’introduction pour sa sœur, riche veuve qui habite Madrid. Après avoir, par une adroite altération, substitué aux termes assez vagues de ce billet une recommandation pressante qui doit leur ménager, non-seulement un accès familier, mais encore l’hospitalité dans la maison de la veuve, ils s’empressent de se présenter à elle munis de la lettre ainsi contrefaite. Elle ne manque pas de les accueillir, et de leur offrir de venir demeurer chez elle pendant leur séjour dans la capitale, ce qu’ils acceptent avec empressement. Les choses n’en restent pas là. Bientôt l’un des deux amis devient amoureux d’une jeune nièce que la veuve a sous sa garde, et qui, fatiguée de la contrainte exagérée où on l’a jusqu’alors retenue, n’en est que mieux disposée à répondre aux premiers hommages dont l’expression peut arriver jusqu’à elle. Mais un bizarre contretemps se jette à la traverse de cet amour naissant. La veuve elle-même s’éprend d’une grande passion pour le jeune officier, et ses avances, qu’il n’ose décourager, de peur qu’elle ne l’oblige dans sa colère à quitter sa maison, prennent un caractère si pressant, qu’il ne sait comment s’y soustraire. Elle lui propose de l’épouser. Pour éluder cette offre sans qu’elle puisse s’en offenser, il lui révèle, comme un grand secret, qu’il est son neveu, né d’une liaison secrète du capitaine avec une dame flamande. La veuve, loin de se déconcerter, s’occupe aussitôt des moyens de se procurer les dispenses nécessaires, et, en attendant qu’elle les ait obtenues, elle se prévaut de sa qualité de tante pour accabler de ses caresses le prétendu neveu dans lequel elle espère bientôt voir un époux. Le malheureux, pris à son propre piége, est tout à la fois en butte aux empressemens ridicules de la tante et aux transports jaloux de la nièce. Vainement s’efforce-t-il de gagner du temps pour éloigner le mariage dont il est menacé, de fatiguer, de refroidir par de fausses colères, par des affectations de caprices bizarres et impertinens, l’ardeur amoureuse de sa vieille maîtresse. Quelquefois il peut croire qu’il y a réussi. Cette femme, d’ordinaire si impérieuse, si acariâtre, si accoutumée à voir plier tout ce qui l’entoure sous sa volonté, se révolte un moment contre la tyrannie dont elle est elle-même devenue l’objet ; mais bientôt l’amour l’emporte, la crainte de perdre son amant la ramène à ses pieds, humble, tremblante et soumise. L’arrivée inattendue du vieux capitaine dénoue enfin cet imbroglio. Après de très amusans quiproquos, après de grands éclats de colère, il finit par donner sa nièce à l’étourdi qui s’était si singulièrement impatronisé dans sa maison.
Il y a dans cette charmante comédie plusieurs caractères parfaitement tracés. Celui de la veuve est un des meilleurs qu’il y ait au théâtre, et toutes les scènes où elle figure sont d’un excellent comique. Le rôle de l’ami et du compagnon de fortune du héros, jeune officier gai, spirituel, insouciant et fort peu sentimental, est plein de naturel et de grace. Deux personnages épisodiques, dont l’un passe sa vie à adresser à toutes les femmes des déclarations d’amour, tandis que l’autre, ancien juge subalterne, ne peut exprimer une seule idée sans citer à l’appui un texte de loi, jettent aussi, par leur ridicule un peu chargé, beaucoup de comique dans l’action. On y trouve encore un nouvelliste assez divertissant, et la scène où il se réunit, avec d’autres curieux, sur les degrés de l’église de Saint-Philippe, les contes absurdes qui s’y débitent, la crédulité avec laquelle ils sont accueillis, constituent un tableau fort piquant des habitudes de cette époque.
Nous venons d’examiner les compositions les plus achevées de Moreto, celles où il a laissé la plus forte empreinte de son génie. Nous ne pousserons pas plus loin ce travail, déjà plus que suffisant d’ailleurs pour faire connaître le caractère particulier qui distingue les ouvrages d’un des premiers poètes de l’Espagne.
Pour résumer et compléter notre appréciation, nous dirons que Moreto, moins riche d’invention et d’imagination que Calderon et Lope de Vega, était doué d’un esprit plus sage, d’un goût plus sûr, et d’un sentiment du naturel et de la vérité qui leur a trop souvent manqué ; nous dirons que si un seul de ses drames tragiques mérite d’être placé à côté de leurs chefs-d’œuvre, il les a habituellement surpassés dans ses drames comiques, ou plutôt qu’il a créé en Espagne la véritable comédie dont Lope n’avait eu qu’une idée très vague, et que Calderon ne semblait pas même soupçonner, celle qui cherche ses moyens d’intérêt, non pas dans des aventures romanesques et extraordinaires, mais dans la peinture des travers et des ridicules de l’humanité.
Ses ouvrages sont du nombre de ceux qui, en Espagne, se sont toujours maintenus dans la faveur publique, même à l’époque où le goût de l’imitation des classiques français avait fait tomber presque tout l’ancien théâtre dans un si injuste discrédit. Peut-être, nous l’avons déjà dit, furent-ils moins redevables de cet avantage aux mérites très réels que nous venons de rappeler qu’à une circonstance relativement bien secondaire. La régularité de leur forme, l’absence presque complète des écarts et des hardiesses tant reprochés à l’ancienne école espagnole, les recommandaient à la bienveillance de l’école nouvelle. L’amour-propre national aimait à les citer comme pour prouver que, dans ces temps signalés par un oubli si général de toutes les règles classiques, quelques esprits privilégiés y étaient encore restés à peu près fidèles.
La gloire de Moreto n’a donc pas péri parmi ses compatriotes, elle n’a pas même, comme celle de Lope, éprouvé une éclipse temporaire. Cependant il est certain qu’elle n’a jamais eu cet éclat, cette popularité, qui s’attachent aux noms de Lope et de Calderon. Il y a plus, elle n’a pas passé les Pyrénées. En France, en Angleterre, en Allemagne, le nom de Moreto est complètement inconnu de quiconque n’a pas fait une étude spéciale de la poésie espagnole. D’où vient une telle injustice ? Il m’est impossible d’y voir autre chose que l’effet d’un de ces hasards qui président aux destinées littéraires.