Le Théâtre espagnol/05

La bibliothèque libre.



LE
THÉÂTRE ESPAGNOL.

De l’Honneur comme ressort dramatique. — Théâtre de Calderon, Rojas, etc.[1]

Ce que la fatalité était pour les tragiques grecs, l’honneur l’est en quelque sorte pour les poètes dramatiques de l’Espagne. Ils nous le montrent comme une puissance mystérieuse planant sur l’existence entière de leurs personnages, les entraînant impérieusement à sacrifier leurs sentimens et leurs penchans naturels, leur imposant tantôt des actes du plus sublime dévouement, tantôt des crimes, des forfaits vraiment atroces, mais qui perdent ce caractère par l’effet de l’impulsion qui les produit, de la terrible nécessité dont ils sont le résultat. L’honneur, pour eux, n’est pas la vertu, en tant du moins qu’on voudrait donner au mot de vertu sa signification chrétienne ; c’est quelque chose de tout-à-fait distinct, souvent même d’absolument contraire, qui semble plutôt se rapprocher des instincts d’une société encore barbare dans ce qu’ils peuvent avoir de généreux et d’aveugle tout à la fois. Tenir à tout prix la parole une fois donnée, alors même qu’elle ne peut être tenue qu’en violant les lois de la morale et de la justice, et à bien plus forte raison, si en la donnant on n’a compromis que sa propre existence et ses plus chers intérêts ; défendre, envers et contre tous, la cause, quelle qu’elle soit d’ailleurs, de son roi, de son père, de son ami, de tous ceux qu’on est appelé à protéger, soit par la nature ou par une obligation positive, soit parce qu’on a été invoqué par eux au moment du danger ; repousser énergiquement et laver dans le sang tout outrage, toute insulte, toute apparence même d’insulte, tels sont les devoirs de l’honneur, comme on les comprenait en Espagne représentée par les drames de Calderon.

Ces idées ne sont pas si absolument différentes, dans leur essence, de celles qui dominent encore la société européenne, que nous puissions beaucoup nous en étonner. Restreintes dans de certaines limites, elles ont incontestablement un côté brillant, elles répondent à de nobles inspirations ; mais l’exagération qu’y portent souvent les poètes dramatiques rend parfois méconnaissable le principe primitif auquel elles se rattachent. Si, en les poussant au-delà des limites de la raison, ils s’élèvent en quelques occasions à un degré de sublimité qui exalte et ravit l’ame, souvent aussi, à force de vouloir vaincre la nature pour rehausser la puissance de l’honneur, ils tombent dans l’absurdité, dans l’horreur même. Ce n’est jamais impunément qu’on secoue l’empire du bon sens. Tôt ou tard la tête tourne à ceux qui s’écartent des voies éclairées par sa lumière, et leur imagination égarée ne produit plus que des monstres.

Disons cependant, pour justifier ces poètes, que, dans leurs plus grands écarts, ils avaient une excuse qui manque complètement à leurs modernes et frénétiques imitateurs. Cette exaltation délirante dont ils nous offrent le tableau, répondait, au moins jusqu’à un certain point, au caractère de leur nation et de leur siècle. Notre La Fontaine a admirablement caractérisé l’esprit qui, à cette époque, n’avait pas encore cessé d’animer les Espagnols, lorsque, racontant un de ces grands et passionnés dévouemens qui étonnent notre nature, il a dit avec tant de simplicité et de profondeur :

C’est le trait d’une âme espagnole
Et plus grande encore que folle.

Il est d’ailleurs un signe non-équivoque auquel on peut reconnaître si ce qui nous paraît bizarre et extraordinaire dans les poètes d’un autre âge que le nôtre, était en réalité un caprice arbitraire de leur imagination, ou représentait véritablement, sous des formes plus ou moins exagérées, des sentimens et des idées alors existant. Ce signe, c’est une certaine vigueur, une puissance de vitalité, que la vérité des données générales imprime seule aux ouvrages de l’imagination, que le talent, que le génie même, lorsqu’ils se perdent dans ces conceptions factices, ne peuvent pas atteindre, sans lesquelles on peut obtenir une vogue d’engouement nécessairement passagère, mais qui seules assurent les succès durables. Les poètes, en un mot, ne vivent dans la postérité et n’agissent puissamment sur elle qu’à une seule condition, celle d’avoir représenté des sentimens et des idées réels, d’avoir été les fidèles interprètes de leur génération.

Cette condition a sans doute été remplie par les auteurs des drames espagnols dont l’action est fondée sur le mobile de l’honneur. Il n’en est pas, en effet, qui saisissent plus fortement les imaginations et qui laissent au fond de l’ame des impressions plus profondes, soit d’admiration, soit de terreur.

Dans le Cid de Guilen de Castro, dans l’Étoile de Séville de Lope de Vega, c’est l’admiration qui domine. Le Cid immolant son amour à la vengeance de son père, Sancho Ortiz, pour venger son roi qu’il croit outragé et à qui il a engagé sa parole, élevant au péril de sa vie un obstacle insurmontable entre lui-même et la maîtresse adorée dont il allait recevoir la main, ce sont là de ces grandes luttes entre la passion et le devoir qui ont été de tout temps, il faut le dire à l’honneur de la nature humaine, la source des plus vives comme des plus nobles et des plus pures émotions. On sait assez quel admirable parti en ont tiré Lope et Guilen de Castro et de quelles brillantes couleurs ils ont revêtu ces élans d’héroïsme et de générosité chevaleresque.

Une comédie de Calderon, l’Alcade de Zalamea, moins connue, surtout hors de l’Espagne, que ces deux chefs-d’œuvre, ne leur est pourtant pas inférieure, et à certains égards mérite peut-être davantage encore de fixer l’attention. L’honneur, avec les rigoureux, les terribles devoirs qu’il impose quelquefois, en est encore le sujet, mais il y est présenté sous un aspect tout nouveau et assez étranger aux habitudes de la scène espagnole, à la nature même du génie de Calderon, si aristocratique dans la plupart de ses conceptions. Ici l’intérêt ne porte pas sur un guerrier illustre, sur un brillant chevalier ; il ne s’agit plus de ces susceptibilités exquises, délicates, un peu factices, si promptes à se révolter à la moindre atteinte souvent imaginaire. Le héros est un homme simple et droit, un roturier plein de sens et de prudence, d’un courage ferme et contenu, en qui l’honneur n’est autre chose que le sentiment de la dignité humaine, et qui ne se décide à venger la plus mortelle injure qu’après avoir perdu tout espoir d’en obtenir réparation. L’offenseur, au contraire, est un jeune gentilhomme, un militaire aveuglé par les orgueilleux préjugés de sa naissance et de sa profession, et qui, dédaignant trop profondément d’obscurs roturiers pour les croire capables de ressentir bien vivement un affront, se permet envers eux, presque sans scrupule, des violences dont il ne soupçonne même pas les conséquences terribles. Cette combinaison déjà essayée avec succès par Lope de Vega, qui, dans sa célèbre comédie le Roi est le meilleur alcade, en avait rattaché le développement à un fait emprunté aux annales un peu fantastiques du moyen-âge et de la féodalité, est bien autrement approfondie dans le drame de Calderon, dont l’action appartient à une époque plus récente et vraiment historique, au règne de Philippe II.

Le moment choisi par le poète est celui où Philippe II, après l’extinction de la maison royale de Portugal, fit occuper militairement ce pays pour y établir sa domination. Un corps de troupes commandé par don Lope de Figueroa marche sur Lisbonne et traverse l’Estremadure espagnole. Une partie de cette division prend pour quelques jours ses cantonnemens dans le village de Zalamea. Les officiers et les soldats sont logés chez les paysans. Il y a là une peinture vive, franche, animée de la vie des camps et des habitudes qui s’y rattachent. C’est un tableau complet, aucun détail n’est omis, quelque minutieux qu’il puisse paraître, et cependant le poète ne tombe jamais dans le bas ni dans le trivial. Remarquons, en passant, que tout son talent n’eût pas suffi peut-être pour éviter cet écueil, s’il n’eût eu le bonheur d’écrire dans un de ces idiomes privilégiés où il est constamment permis d’être naturel et simple sans être commun, parce que les expressions les plus familières sont aussi celles de la langue poétique.

On retrouve toute la puissante originalité de Calderon dans la manière dont il a conçu le rôle de don Lope de Figueroa. Il avait à peindre un personnage historique. Don Lope était un des plus illustres chefs de ces bandes qui, au XVIe siècle, portèrent si haut la gloire des armes espagnoles. Nous ignorons si les traits que lui a prêtés Calderon ont été puisés dans la tradition, mais il nous le montre si vivant, si animé, qu’on ne peut se décider à y voir une pure fiction poétique. L’affection et la crainte que don Lope inspire tout à la fois à ses soldats, son inflexible attachement à la discipline, les préjugés militaires qui se mêlent en lui à tant de droiture, de générosité et de bonté, sa politesse noble et courtoise qui domine, sans pouvoir les contenir tout-à-fait, les mouvemens de brusque impatience auxquels le livrent ses infirmités : c’est bien là l’idéal du vieux guerrier. Nous ne connaissons pas au théâtre un caractère plus achevé et mieux soutenu.

En face de cette énergique physionomie, Calderon a placé une autre figure non moins remarquable et qu’il n’a pas dessinée avec moins de vigueur. Pedro Crespo, l’hôte de don Lope, est un riche paysan, ferme, prudent, rusé, en qui un profond sentiment d’indépendance et d’honneur se cache sous les dehors d’une déférence respectueuse jusqu’à l’humilité pour tous ceux que leur rang social élève au-dessus de lui, mais qui, on s’en aperçoit dès le premier moment, ne permettrait pas qu’on prît trop au sérieux cette humilité et qu’on voulût en abuser.

À peine ces deux hommes, en apparence si différens, se trouvent-ils en présence, qu’ils se sentent attirés l’un vers l’autre par une sorte de sympathie. C’est qu’en effet leur nature est au fond la même, malgré l’extrême inégalité de leur position et la diversité qui en résulte dans leur attitude. Rien de plus attachant, de plus vrai, de plus fortement comique (nous employons à dessein cette expression) que les nombreuses scènes où ils figurent ensemble. Attentif à remplir généreusement les devoirs de l’hospitalité, Crespo reçoit avec une respectueuse réserve les témoignages de cordialité et de bienveillance que lui prodigue don Lope ; mais lorsque le vieux soldat, tourmenté par un accès de goutte ou échauffé par quelque contrariété, se laisse emporter à une vive explosion de brusquerie, il lui fait comprendre bien vite qu’il est peu disposé à se laisser traiter de la sorte. Son langage s’empreint alors d’une rude familiarité, d’une naïveté sournoise, qui ont bientôt calmé don Lope, et chacun de ces démêlés se termine par une explication franche et amicale. Toutes ces scènes, dont il serait impossible de conserver le charme dans une traduction, sont du plus grand effet, et, en les lisant, on oublie complètement que peut-être elles occupent trop de place dans un drame où elles ne se lient à l’action que d’une manière assez indirecte comme moyen d’en faire bien connaître le héros principal.

Crespo est père d’une jeune fille remarquable par sa beauté. À l’arrivée des soldats, il a pris la précaution prudente de la reléguer dans un appartement écarté ; mais un des officiers placés sous les ordres de don Lope, le capitaine don Alvaro de Atayde, a entendu vanter les charmes d’Isabelle, il est parvenu à l’apercevoir, et se persuadant, avec la confiance naturelle à son âge et à sa profession, qu’une villageoise ne peut manquer d’accueillir les hommages d’un homme tel que lui, il s’est empressé de les lui offrir. Le peu de succès de sa première tentative ne le décourage pas ; tout au contraire, sa vanité blessée donne presque le caractère de la passion à ce qui n’était d’abord qu’un simple caprice. Ses efforts pour pénétrer auprès d’Isabelle, une sérénade qu’il lui donne, éveillent les inquiétudes de Crespo et de son fils ; de vives explications et même des voies de fait ont déjà eu lieu, les paysans prennent parti pour Crespo, les soldats pour leur capitaine, et don Lope se voit forcé d’intervenir. Les remerciemens que Crespo lui fait à ce sujet et la manière dont il y répond sont tout-à-fait caractéristiques.

Crespo. — Je vous rends mille graces, monseigneur, pour m’avoir ainsi ôté l’occasion de me perdre.

Don Lope. — Expliquez-moi comment vous vous seriez perdu.

Crespo. — En donnant la mort à qui m’eût fait le moindre affront.

Don Lope. — Vive Dieu ! savez-vous bien qu’il est capitaine ?

Crespo. — Vive Dieu ! je le sais ; mais fût-il général, au moment même où il aurait blessé mon honneur, je l’aurais tué.

Don Lope. — Je jure le ciel que je ferais pendre quiconque serait assez hardi pour toucher le moindre de mes soldats.

Crespo. — Et moi, je jure le ciel que je pendrais celui qui se permettrait envers moi le plus léger outrage.

Don Lope. — Mais ignorez-vous que votre condition vous oblige à supporter ces charges ?

Crespo. — Dans ma fortune, oui, mais non pas dans mon honneur. On doit au roi vie et fortune, mais l’honneur est le patrimoine de l’ame, et l’ame n’appartient qu’à Dieu.

Don Lope. — Vive Dieu ! je crois que vous avez raison.

Crespo. — Vive Dieu ! j’en suis bien sûr.

Don Lope, craignant que l’irritation des esprits ne finisse par causer quelque malheur, se décide à hâter le départ des troupes. Les ordres sont aussitôt donnés pour qu’elles continuent immédiatement leur marche. Il prend lui-même congé de ses hôtes avec la courtoisie la plus gracieuse. À Isabelle, il laisse en souvenir une croix de diamans. Il consent à emmener avec lui et à prendre sous sa protection son jeune frère, qui désire embrasser la profession des armes.

Déjà les soldats sont partis. Isabelle, sortant de l’espèce de prison où son père l’avait reléguée par prudence, vient devant la porte de sa maison respirer la fraîcheur du soir. Elle ne soupçonne pas le danger qui la menace. Le capitaine don Alvaro, plus irrité que découragé par tous les obstacles que sa folle passion a successivement rencontrés, s’est promis de la satisfaire à tout prix. À l’entrée de la nuit, il revient secrètement à Zalamea avec quelques soldats, il surprend Isabelle et l’entraîne dans un bois voisin. Crespo, qui aux cris de sa fille s’est empressé de prendre une épée et d’accourir, essaie vainement de la délivrer ; les complices de don Alvaro le désarment, et, pour l’empêcher d’aller chercher du secours, l’attachent à un arbre où il s’épuise en vains efforts pour se dégager. Son fils, qui se préparait déjà à aller rejoindre don Lope, averti trop tard, se met aussi à la poursuite des ravisseurs ; lorsqu’à l’aube du jour il parvient enfin à les joindre, il n’est plus temps de sauver l’honneur de la malheureuse Isabelle, il ne peut penser qu’à la venger. Tandis qu’il se précipite avec fureur sur don Alvaro, qui tombe percé d’un coup d’épée, Isabelle, éperdue, s’échappe des bras de son coupable amant. Dans la honte qui l’accable, elle ne sait où diriger ses pas. Le hasard la conduit au lieu même où son père est enchaîné depuis la veille. La situation ainsi amenée par Calderon est sans doute neuve et hardie, tellement hardie que je ne sais s’il était possible d’en surmonter toutes les difficultés, et de prêter à cette jeune fille prosternée, en larmes, aux pieds du vieux Crespo, un langage qui ne blessât pas plus ou moins les convenances. En tout cas, la condition première d’un tel langage devait être une extrême simplicité. Calderon ne l’a pas compris. Rien de plus prolixe et de moins naturel que le récit qu’Isabelle fait à son père ; la métaphore et l’antithèse y abondent ; elle se perd en déclamations sentimentales contre la grossièreté du sentiment qui peut consentir à devoir à la violence le prix dû seulement à l’amour partagé. Tout cela, bien qu’exprimé en fort beaux vers, est certainement fort ridicule dans un tel moment ; mais on retrouve Calderon dans la réponse de Crespo. En présence d’une infortune désormais irréparable, ce noble vieillard, dont la colère ne connaissait aucune borne tant qu’il conservait encore quelque espoir a retrouvé tout son calme. C’est lui qui console sa fille. « Lève-toi, mon Isabelle, lève-toi, lui dit-il ; si le ciel ne nous avait pas destinés à éprouver ces grandes douleurs, pourquoi nous aurait-il donné la force de souffrir ? C’est dans de telles occasions que nous devons user de notre courage. Hâtons-nous de regagner ma maison. Pensons à ton frère. En s’attaquant au capitaine, il s’est exposé à un grand danger. Il faut l’en tirer, il faut d’abord savoir ce qu’il est devenu. Quant au capitaine, si la nécessité de faire soigner sa blessure l’a ramené dans le village, il eût mieux valu pour lui qu’il en mourût sur-le-champ… »

En ce moment le greffier de Zalamea vient annoncer à Crespo que les paysans l’ont élu la veille pour leur alcade. Il le félicite de ce que son entrée en fonctions va être signalée par deux évènemens remarquables : le roi arrive le jour même à Zalamea, et des soldats ont ramené secrètement le capitaine don Alvaro, blessé on ne dit par qui. Comme le fait remarquer le greffier avec une certaine satisfaction, cela pourra donner lieu à un grand procès.

Crespo ne perd pas un instant pour mettre à profit l’occasion qui s’offre à lui. Accompagné de quelques paysans, il arrête lui-même le capitaine, qui, moins gravement atteint qu’on ne le supposait d’abord, et comprenant le danger de sa position, se disposait à partir après avoir fait mettre un premier appareil sur sa blessure. Don Alvaro s’écrie que la justice ordinaire n’a rien à voir avec un officier. Crespo l’engage à se calmer, et donne ordre à tous les assistans de se retirer, voulant, dit-il, avoir seul à seul une explication importante avec le capitaine. Il y a ici une scène vraiment admirable.

Crespo. — Maintenant que j’ai fait usage de mon autorité pour vous forcer à m’entendre, je la mets de côté avec cette baguette qui en est le signe, et c’est d’homme à homme que je vous dirai mes chagrins. Nous sommes seuls, parlons clairement et avec calme. Je veux imposer silence à tous les sentimens qui s’agitent dans mon cœur. Je suis un homme de bien, don Alvaro. Si ma naissance laisse quelque chose à désirer, ce n’est pas ma faute, et Dieu sait que, si cela eût dépendu de moi, il n’y manquerait rien. J’ai toujours vécu de manière à me faire respecter de mes égaux, et les habitans de ce village viennent de me prouver leur estime. Le bien que je possède est assez considérable pour que, grace à Dieu, je sois le plus riche laboureur de tout ce canton. Ma fille a été élevée dans la modestie et la vertu : elle avait, hélas ! une si digne mère ! Pour vous prouver que je vous dis la vérité, il suffira d’ajouter que, riches et habitant une petite ville où l’on ne s’occupe comme d’ordinaire qu’à répéter le mal qu’on sait et celui qu’on ne sait pas, personne cependant ne tient sur nous de mauvais propos. Quant à la beauté de ma fille, je m’en rapporte à vous. Vos emportemens n’en portent que trop témoignage : c’est de là que vient tout mon malheur, ce malheur si grand que, si je pouvais l’ensevelir dans l’oubli, je consentirais à le souffrir en silence, et je ne vous en parlerais pas. Malheureusement, c’est impossible, il ne peut rester secret. Il faut donc y trouver un remède. J’ai beau chercher, je n’en vois qu’un qui me convienne à moi, et qui pour vous ne soit pas fâcheux. Je vais vous le dire. Prenez tout ce que je possède, sans que je me réserve un seul maravédis pour moi et pour mon fils. Nous demanderons l’aumône, s’il le faut ; et, si cela ne suffit pas encore, faites-nous vendre l’un et l’autre comme esclaves pour augmenter la dot que je vous offre avec ma fille. À ce prix, rendez-lui l’honneur que vous lui avez ôté. Vous n’avez pas à craindre de dégrader par là votre race, car ce que vos enfans perdraient à être mes petits-fils, ils le regagneraient à être issus de votre sang. En Castille, dit le proverbe, c’est le cheval qui porte la selle. Je vous en supplie à genoux, par mes cheveux blancs, par les pleurs que vous voyez couler de mes yeux. Pensez que ce que je vous demande comme une faveur, c’est mon honneur que vous-même m’avez ravi, pensez que je puis de mes mains en obtenir la réparation, que je ne le fais pas, et que j’aime mieux vous le devoir à vous-même.

Don Alvaro. — La patience m’échappe. Vieillard insensé, rendez-moi grace de la vie que je veux bien vous laisser après ce que vous m’avez fait, vous et votre fils. C’est à la beauté d’Isabelle que vous en êtes redevable. Si c’est par les armes que vous prétendez vous venger, j’ai peu à craindre ; si c’est par voie de justice, vous n’avez pas juridiction sur moi.

Crespo. — Ainsi donc, mes larmes ne vous touchent pas ?

Don Alvaro. — Larmes de vieillard, d’enfant et de femme signifient peu de chose.

Crespo. — Vous vous refusez à toute réparation ?

Don Alvaro. — Ne devez-vous pas vous tenir trop heureux de conserver la vie ?

Crespo. — Pensez-y bien, c’est à genoux que je vous redemande mon honneur.

Don Alvaro. — Quel ennui !

Crespo. — Pensez que je suis aujourd’hui alcade de Zalamea.

Don Alvaro. — Il ne vous appartient pas de me juger, le conseil de guerre m’enverra chercher.

Crespo. — C’est votre résolution dernière ?

Don Alvaro. — Oui, mille fois oui, insupportable vieillard.

Crespo. — Il n’y a pas de remède ?

Don Alvaro. — Le silence est le seul qui vous reste.

Crespo (se relevant et reprenant sa baguette). — Eh bien ! je jure le ciel que je serai vengé ! Holà ! (Aux paysans qui accourent.) Arrêtez sur-le-champ le capitaine.

Don Alvaro. — Vous perdez l’esprit. Cela ne se fait pas avec un homme comme moi et qui est au service du roi.

Crespo. — C’est ce que nous verrons. Vous ne sortirez d’ici que mort ou prisonnier.

Don Alvaro. — Savez-vous que je suis un capitaine en activité ?

Crespo. — Croyez-vous que je sois un alcade endormi ? Rendez-vous sans plus de délai.

Don Alvaro. — Il faut bien céder à la force ; je me plaindrai au roi de cet affront.

Crespo. — Il en est un autre dont je lui porterai plainte également. Heureusement il n’est pas loin d’ici ; il nous entendra l’un et l’autre. Remettez cette épée.

Don Alvaro. — Il n’y a pas de raison…

Crespo. — Comment ! N’êtes-vous pas prisonnier ?

Don Alvaro. — Traitez avec respect…

Crespo. — Cela va de soi-même. (Aux paysans.) Conduisez-le, avec respect, à la prison commune ; mettez-lui, avec respect, les fers aux pieds et aux mains ; empêchez, le plus respectueusement du monde, qu’il ne parle à ses soldats, pour qu’on puisse les interroger tous séparément. Et maintenant, capitaine, soit dit entre nous, si j’y trouve matière, tenez pour certain que, sans manquer à tout le respect que je vous dois, je vous ferai pendre.


Pour bien apprécier l’effet de cette scène si originale, il faut que ceux qui la liront dans cette faible traduction tiennent compte de tout ce que doit y ajouter de piquant l’expression tout à la fois familière, noble et énergique du texte espagnol. Encore une fois, ce sont de ces beautés qui ne peuvent être transportées que bien incomplètement dans notre langue.

Crespo n’a plus qu’une pensée, c’est de terminer rapidement le procès du capitaine. Il interroge les soldats arrêtés avec lui, et obtient leurs aveux en les menaçant de la question ; il force la malheureuse Isabelle, qui voudrait ensevelir sa honte dans le silence, à déposer elle-même contre son ravisseur ; il fait arrêter son fils, prévenu du crime d’avoir tiré l’épée contre son supérieur militaire, et comme on s’étonne de cette rigueur : « Je n’aurais pas hésité, répond-il, à traiter de même mon propre père, si la loi l’avait exigé. » Puis il ajoute à demi-voix, avec cette finesse sournoise qui est un des traits de son caractère : « On croit que je fais un miracle de justice et d’impartialité, et on ne s’aperçoit pas que c’est la seule manière de lui sauver la vie. »

Un soldat échappé aux poursuites de Crespo est allé porter à don Lope la nouvelle de ce qui se passe à Zalamea. Le vieux général ne voit dans l’arrestation d’un de ses officiers qu’une atteinte portée aux priviléges et à l’honneur militaire. Sa tête s’échauffe, il accourt, et, ne soupçonnant pas le rôle que joue dans cette affaire son ami Crespo, c’est chez lui qu’il vient descendre ; il faut les entendre s’expliquer.


Crespo. — Veuillez me dire, monseigneur, ce qui vous ramène ? Vous paraissez grandement affecté.

Don Lope. — C’est que je viens d’apprendre l’acte le plus impudent, la plus incroyable folie qu’il soit possible d’imaginer. Un soldat que j’ai rencontré sur la route, m’a dit… j’étouffe de colère…

Crespo. — Continuez.

Don Lope. — Il m’a dit qu’un misérable alcade a fait arrêter le capitaine… Je crois que jamais je n’ai senti si péniblement les douleurs de la goutte qui me tourmente, que dans ce moment où elle m’a empêché d’arriver aussi vite que je l’aurais voulu pour châtier ce manant. Vive Dieu ! je le ferai mourir sous les coups de bâton.

Crespo. — Je crains bien qu’en revenant, vous n’ayez perdu votre peine, et qu’il ne veuille pas les recevoir.

Don Lope. — Je me passerai de sa permission.

Crespo. — Cela ira mal, on vous a mal conseillé, c’est moi qui vous le dis. Savez-vous pour quel motif il a fait arrêter le capitaine ?

Don Lope. — Non, mais quel que soit ce motif, c’était à moi qu’il fallait demander justice ; j’aurais très bien su, s’il l’avait fallu, lui faire couper le cou.

Crespo. — Vous ne savez pas apparemment, monseigneur, quelles sont les attributions d’un alcade ordinaire ?

Don Lope. — Peut-il, après tout, être autre chose qu’un manant ?

Crespo. — Un manant qui, s’il s’est mis dans la tête de faire étrangler le capitaine, en viendra à ses fins.

Don Lope. — Non, par Dieu ! il n’en viendra pas à ses fins, et, si vous êtes curieux d’en avoir la preuve, dites-moi où il habite ?

Crespo. — Bien près d’ici.

Don Lope. — Dites-moi donc quel est cet alcade ?

Crespo. — Moi.

Don Lope. — Vive Dieu ! je suis tenté de le croire.

Crespo. — Tenez-le pour certain.

Don Lope. — Eh bien ! Crespo, ce que j’ai dit est dit.

Crespo. — Eh bien ! don Lope, ce que j’ai fait est fait.

Don Lope. — Je suis venu chercher le prisonnier et faire bonne justice de ce qui s’est passé.

Crespo. — Je le garde en prison ici, pour un fait qui s’est passé ici.

Don Lope. — Savez-vous qu’il est au service du roi, et que je suis son juge ?

Crespo. — Savez-vous qu’il m’a enlevé ma fille ?

Don Lope. — Savez-vous que c’est à moi qu’il appartient de juger cette affaire ?

Crespo. — Savez-vous qu’il a eu l’audace de me ravir l’honneur ?

Don Lope. — Savez-vous combien l’emploi que j’exerce m’élève au-dessus de vous ?

Crespo. — Savez-vous que je lui ai offert la paix, et qu’il ne la veut pas ?

Don Lope. — Vous empiétez sur une autre juridiction.

Crespo. — Il a empiété sur mon honneur, qui n’est pas soumis à la sienne.

Don Lope. — Je m’engage à vous donner satisfaction.

Crespo. — Je n’ai jamais demandé à un autre ce que je pouvais me procurer moi-même.

Don Lope. — Enfin, j’y suis décidé, j’emmènerai le prisonnier.

Crespo. — Je lui ai déjà fait son procès.

Don Lope. — Je vais le chercher à la prison.

Crespo. — Je ne vous empêche pas d’y aller ; seulement, je vous avertis qu’il y a ordre de tirer sur le premier qui approchera.

Don Lope. — Oh ! je ne crains pas les balles ; mais, en cette occasion, il ne faut rien mettre au hasard. Holà ! soldat, va dire à toutes les compagnies qui sont logées dans les environs de se rendre ici en bataille, fusil chargé et mèche allumée.

Le soldat. — C’est inutile, les voici qui arrivent déjà de tous côtés.

Don Lope. — Nous verrons bien si on me rendra le prisonnier.

Crespo, entrant dans sa maison. — Je vais y mettre bon ordre.

Don Lope. — Soldats, voilà la prison où est le capitaine ; si on ne le rend pas, mettez-y le feu à l’instant, et brûlez tout le village, s’il veut se défendre.


Au moment où les soldats et les paysans rassemblés par Crespo vont en venir aux mains, on annonce l’arrivée du roi, attendu depuis le matin. Le roi s’étonne de tout ce tumulte, il en demande la cause. Don Lope lui répond qu’il ne faut l’imputer qu’à l’incroyable audace d’un alcade de village qui a fait arrêter un capitaine et qui ne veut pas le rendre.


Le Roi. — Et quel est cet alcade ?

Crespo. — Moi, sire.

Le Roi. — Comment excusez-vous votre conduite ?

Crespo. — Par le procès qui a été dressé et qui prouve le fait d’un délit digne de mort. Il s’agit d’une jeune fille enlevée de force, déshonorée dans un lieu inhabité, et que le coupable a refusé d’épouser lorsque son père est allé l’en supplier.

Don Lope. — Sire, celui qui vous parle est tout à la fois l’alcade et le père.

Crespo. — Il n’importe. Si un étranger était venu me demander justice, n’aurais-je pas dû la lui faire ? Et pourquoi ne me serait-il pas permis d’accorder à ma fille ce que je ne refuserais pas à d’autres ?… Jetez les yeux sur les pièces du procès, voyez, examinez si j’ai commis quelque prévarication, si j’ai séduit quelque témoin, si j’ai ajouté quelque chose aux dépositions. Si l’on peut rien prouver de semblable, j’ai mérité la mort.

Le Roi. — Tout me paraît en règle, mais vous n’avez pas l’autorité nécessaire pour rendre la sentence exécutoire ; cela regarde un autre tribunal ; envoyez-y l’accusé.

Crespo. — Cela me serait difficile, sire. Comme il n’existe à Zalamea qu’un degré de juridiction, les arrêts y sont immédiatement exécutés. C’est ce qui vient d’avoir lieu pour celui-ci.

Le Roi. — Que dites-vous ?

Crespo. — Si vous n’en croyez pas mes paroles, tournez les yeux de ce côté, voilà le capitaine.


Une porte s’ouvre et on aperçoit le cadavre de don Alvaro assis dans un fauteuil où il vient de subir la peine du garrot, c’est-à-dire de l’étranglement.


Le Roi. — Comment avez-vous eu cette audace ?

Crespo. — Votre majesté n’a-t-elle pas dit que le procès était régulièrement fait ?

Le Roi. — Le tribunal compétent n’était-il pas là pour y donner suite ?

Crespo. — Sire, toute votre justice n’est qu’un seul corps avec plusieurs mains. Qu’importe, lorsqu’un homme doit être frappé par elle, qu’il le soit par une de ces mains, au lieu de l’être par l’autre ? Qu’importe une erreur dans la forme, lorsqu’on a raison au fond ?

Le Roi. — Mais le capitaine était gentilhomme ; pourquoi ne l’avoir pas fait décapiter ?

Crespo. — Les gentilshommes de ce pays se conduisent de telle sorte que le bourreau n’a jamais eu occasion d’apprendre à couper les têtes…

Le Roi. — Don Lope, la chose est faite, le capitaine méritait la mort, on ne peut le nier ; il n’y a donc à blâmer que la forme, et cela importe peu. Faites partir à l’instant toutes les troupes, il faut qu’elles arrivent promptement en Portugal… Pour vous, je vous crée alcade perpétuel de Zalamea.

Don Lope. — Rendez grace au ciel de ce que sa majesté est arrivée si à propos.

Crespo. — Quand elle ne serait pas arrivée, tout était déjà fini.

Don Lope. — N’eût-il pas mieux valu venir me trouver, me remettre le prisonnier et chercher avec moi les moyens de sauver l’honneur de votre fille ?

Crespo. — Ma fille entrera dans un couvent, elle y trouvera un époux qui ne s’inquiète pas de la qualité.

Don Lope. — Rendez-moi les autres prisonniers ?

Crespo. — Les voici.

Don Lope. — Je ne vois pas votre fils ; c’est un de mes soldats, il ne doit pas rester en prison.

Crespo. — Je veux le punir, monseigneur, pour avoir eu l’audace de blesser son capitaine. Il avait, il est vrai, à venger son honneur, mais il devait s’y prendre autrement.

Don Lope. — Il suffit, Crespo, faites-le venir.


Ce qui est surtout remarquable dans ce dénouement si terrible et si original tout à la fois, c’est que le moyen auquel Crespo a recours pour venger son honneur, tout irrégulier, tout cruel qu’il est en effet, n’a rien qui nous révolte : l’outrage est tellement sanglant, le châtiment si juste en lui-même, il est si vraisemblable que de toute autre façon le coupable y aurait échappé ; enfin, Crespo met dans sa conduite tant de fermeté, de courage, nous dirons même tant de modération et de prudence aussi long-temps qu’il entrevoit la possibilité d’obtenir une réparation non sanglante, qu’il est impossible de lui refuser une entière sympathie et de ne pas applaudir à une vengeance qui a tous les caractères de la justice. À cet égard, nos impressions sont encore, malgré la différence des idées et l’adoucissement des mœurs, ce qu’étaient celles de Calderon et de ses contemporains, et la manière dont le rustique héros de ce drame comprend le sentiment et les devoirs de l’honneur n’a rien d’étrange pour nous. La situation donnée, sa conduite nous paraît parfaitement droite et naturelle. Le sentiment et la raison s’accordent pour la sanctionner.

Nous n’en dirons pas autant d’un autre drame beaucoup plus célèbre que l’Alcade de Zalamea, et dans lequel tout l’art, tout le génie du poète suffisent à peine pour surprendre notre intérêt en faveur d’une combinaison qui, exposée avec moins de talent, nous révolterait sans aucun doute et froisserait notre délicatesse aussi bien que notre humanité. Nous voulons parler de Garcia del Castañar. Cette comédie, également connue sous ces deux autres titres, le Paysan homme d’honneur, ou Après le roi personne, n’a pas cessé jusque dans ces derniers temps d’être représentée très fréquemment sur le théâtre de Madrid, où on l’a toujours accueillie avec une faveur marquée. C’est le chef-d’œuvre de Rojas, l’un des plus grands poètes dramatiques de l’Espagne, qui, quelquefois égal à Calderon par ses conceptions tragiques, souvent comparable pour la force comique à Moreto, mériterait peut-être de figurer avec eux au premier rang sans l’infériorité de son style, tout surchargé de gongorisme et déjà empreint de cette barbarie de la décadence, plus insupportable cent fois que celle qui précède les temps de maturité et de perfection.

Le sujet de Garcia del Castañar est assez compliqué pour qu’il soit nécessaire de l’exposer d’abord en peu de mots. L’époque est celle du règne d’Alfonse XI, de ce grand prince qui gouverna si glorieusement la Castille au commencement du XIVe siècle. Garcia del Castañar, ou plutôt, pour le désigner par son véritable nom, le comte Garda Bermudo, est le fils unique et l’héritier d’un puissant seigneur qui, après, avoir joué un rôle important à la cour et dans les affaires de l’état, s’est trouvé compromis par suite des troubles auxquels a donné lieu la longue minorité du roi, et n’a échappé que par la fuite aux terribles conséquences d’une accusation de haute trahison. Le jeune Garda, réduit lui-même à cacher sa naissance pour se dérober aux ressentimens qui dans ces temps barbares poursuivaient trop souvent les proscrits jusque dans leur postérité, Garcia s’est établi au sein des montagnes voisines de Tolède, près du village de Castañar, où, avec les débris de la fortune paternelle, il a acheté des domaines assez considérables. C’est là qu’il attend qu’un ami de son père, le vieux comte d’Orgaz, qui seul possède le secret de son existence, et qui jouit d’un grand crédit auprès du roi, soit parvenu à dissiper les préventions qui pèsent encore sur le fils du proscrit et l’empêchent de prendre dans la société la place qui lui appartient. Plein de confiance dans son généreux protecteur, il se dirige exclusivement par ses conseils. Le comte lui a fait épouser récemment une jeune fille dont la situation a beaucoup de rapport avec la sienne : c’est Blanche de Lacerda, issue de la maison royale, dont le père, après avoir disputé la couronne au souverain régnant, a aussi fini ses jours dans l’exil, et qui, élevée dans un asile obscur que le comte d’Orgaz a ménagé à son enfance, ignore complètement le secret de son illustre origine. Garcia lui-même, bien qu’il n’ignore pas que l’épouse qu’il a choisie est d’une grande naissance, Garcia ne sait pas qu’il a donné sa main à la descendante des rois de Castille. Leur protecteur commun n’a pas cru pouvoir le lui révéler encore.

Les deux jeunes époux, vivement épris l’un de l’autre, mènent, dans leur heureuse retraite, une existence que le poète a su peindre avec un charme infini. Ce n’est pas celle de puissans seigneurs féodaux, elle ne conviendrait pas à leur situation ; c’est celle que pouvaient avoir alors de riches roturiers ; c’est le mélange d’une abondance un peu rustique avec un certain luxe, une certaine élégance même, où se révèle le sentiment de ce qu’ils sont en effet. Garcia ne s’éloigne quelquefois de sa bien-aimée que pour aller chercher dans les émotions bruyantes de la chasse l’image des hasards et des périls de la guerre, encore interdits à son courage, et une distraction plus conforme à son instinct que les occupations obscures de l’agriculture. Blanche vivant au milieu de ses nombreux serviteurs, leur distribuant le travail, partageant leurs amusemens, est un modèle délicieux de grace, de finesse, de naïveté piquante. Son langage est tout à la fois en accord avec ce qu’elle est réellement et avec ce qu’elle croit être. Il n’y a rien dans ses propos qui ne convienne à la fille des rois, mais rien aussi qui ne puisse se concilier avec l’éducation modeste qu’elle a reçue loin des villes et de la cour.

Cependant le roi Alfonse, qui se prépare à sa fameuse expédition contre Algésiras, a réclamé le concours de ses sujets pour cette grande entreprise qui doit tant contribuer à hâter la fin de la domination des Maures. Les Castillans ont répondu généreusement à l’appel de leur souverain. Il se fait lire l’état des offres de secours arrivées de toutes parts. Don Gil de Albornoz promet de lever et d’entretenir dix mille soldats, le comte d’Orgaz en mettra sur pied deux mille, le comte d’Astorga quatre mille, les bonnes villes enverront seize mille combattats, les trois confréries de Castille feront marcher toutes leurs troupes, le comte d’Aguilar fournira, avec mille chevau-légers, un subside de mille ducats ; enfin Garcia del Castañar donnera, pour sa part de contribution aux frais de la campagne, cent quintaux de viande salée, deux mille fanègues de farine, quatre mille d’orge, quatorze cuves de vin, et trois troupeaux entiers sous l’escorte de cent fantassins. « Mon offrande, a-t-il ajouté, serait moins modeste, si l’année eût été plus favorable ; mais je supplie sa majesté de vouloir bien accepter avec elle le dévouement simple et franc d’un homme loyal, qui connaît ses devoirs s’il ne connaît pas son souverain. »

La magnificence de ce don étonne le roi. Il demande quel est ce Garcia dont le nom même lui était inconnu. Le comte d’Orgaz saisit avec empressement l’occasion de préparer les voies à la réhabilitation de son protégé. Sans révéler encore à Alfonse l’illustre origine du fils du proscrit, il lui vante son courage, sa force, son adresse éprouvée à la chasse des bêtes féroces et dans les combats de taureaux ; il le présente comme un homme qui, s’il l’emmenait à l’armée, pourrait lui rendre d’importans services, mais qu’un caractère indépendant et sauvage a jusqu’à présent éloigné de la cour ; il lui décrit l’établissement magnifique et rustique tout à la fois que Garcia s’est créé au milieu des montagnes. Le roi, dont les récits du vieux comte ont adroitement piqué la curiosité, veut absolument connaître Garcia. Il donne ordre qu’on prépare une chasse aux environs de Tolède : feignant de s’être égaré dans la forêt, il ira avec deux ou trois de ses courtisans demander l’hospitalité au Castañar, et sans se faire connaître autrement que comme un des officiers de la suite du roi, il jugera par lui-même de l’exactitude des informations qu’on vient de lui donner.

C’est précisément ce que désirait le comte d’Orgaz. Pour mieux assurer l’effet de son bienveillant artifice, il se hâte de faire prévenir Garcia de la visite qu’il va recevoir, et à laquelle il ne doit pas paraître préparé. Garcia, n’ayant jamais vu le roi, pourrait ne pas le distinguer au milieu des courtisans dont il sera accompagné ; le comte d’Orgaz le lui désigne comme celui qui sera décoré d’une écharpe ou plutôt d’un grand cordon rouge. Remarquons que cette circonstance qui, ainsi qu’on le verra bientôt, doit avoir une influence décisive sur toute l’action, n’est pas un anachronisme, comme on pourrait le supposer. Alfonse XI avait précisément établi un ordre de chevalerie dont un cordon rouge constituait tout à la fois le nom et la décoration.

À peine Garcia a-t-il reçu la lettre du comte, que quatre inconnus viennent lui demander l’hospitalité. Ils s’annoncent à lui comme des gentilshommes de la maison royale que l’entraînement de la chasse a conduits jusqu’auprès de sa demeure et qui désirent s’y reposer en attendant la fraîcheur du soir. Garcia, apercevant sur l’un d’eux l’écharpe rouge que le comte lui a indiquée, le prend naturellement pour le roi ; il se trouve qu’Alfonse, sans doute pour éviter d’être reconnu, ne s’est pas revêtu de cet insigne, tandis qu’un de ses courtisans, don Mendo, à qui il vient d’en faire don, s’est empressé de s’en décorer.

C’est une scène très remarquable et justement célèbre que celle dans laquelle le roi, s’entretenant avec Garcia qui voit en lui un simple gentilhomme, s’attache, par des questions adroites, à pénétrer le caractère et les dispositions de l’homme dont le comte d’Orgaz lui a fait un éloge si complet. Il lui témoigne son admiration des dons généreux par lesquels il a offert de contribuer à la guerre d’Andalousie ; il lui affirme que le roi, profondément touché de ces témoignages de dévouement, veut l’appeler à sa cour et lui donner auprès de sa personne la plus brillante position. Garcia, repoussant une pareille idée, s’écrie qu’il préfère de beaucoup à tout l’éclat des faveurs royales les loisirs et les libertés de la vie champêtre. Le tableau qu’il en trace est un de ces morceaux que savent par cœur tous les amateurs de la poésie espagnole. Il est plein de traits heureux et pittoresques. J’ose à peine dire que j’y trouve pourtant une certaine afféterie, une minutieuse affectation de naïveté qui, dépouillées du prestige de la poésie, ne seraient plus tolérables dans une traduction. Ce qui suit est bien mieux fait pour en supporter l’épreuve.


Le Roi. — Mais si vous tenez à ce point à ne pas quitter votre retraite, comment avez-vous proposé au roi de l’accompagner à la guerre ?

Don Garcia. — Pardonnez, vous ne me comprenez pas. Le roi, c’est évident, a une dette privilégiée sur la fortune et la vie de tout homme d’honneur. Emporté par son zèle généreux, il se prépare à marcher en Andalousie pour en extirper l’infidélité ; il a besoin pour cela d’hommes et d’argent. Je lui ai fait offrir ma personne avec tout ce que je possède, sans ambition, pour remplir un devoir, parce que je considère le sacrifice de mon existence même comme un impôt qui lui est dû, et que je dois acquitter sans attendre qu’il le réclame

Le Roi. — Mais, la guerre finie, ne voulez-vous pas rester à la cour ?

Don Garcia. — On vit ici plus à l’aise et avec plus de sécurité.

Le Roi. — Il pourrait se faire que le roi vous offrît une grande place.

Don Garcia. — Serait-il raisonnable qu’il donnât à un paysan comme moi une place que tant d’autres sont mieux faits pour occuper ?

Le Roi. — Mon cher Garcia, le roi a bien le droit de choisir ses serviteurs ; c’est faire acte de justice distributive.

Don Garcia. — Quoi qu’il en soit, le roi le voulût-il, il ne m’y ferait pas consentir. De telles faveurs sont trop dangereuses, et je sais qu’il ne me conviendrait pas de les accepter. Les favoris des rois sont exposés à trop de périls. J’ai toujours entendu dire qu’il y avait moins de risque à encourir leur haine qu’à obtenir leurs bonnes graces. Dans le premier cas, on se tient sur ses gardes ; dans l’autre, on n’est que trop porté à une imprudente confiance. J’avais un père, homme sage et éclairé, qui me donnait de bons conseils. Il m’a dit plus d’une fois que les rois étaient comme la flamme : d’un peu loin elle échauffe, de trop près elle brûle.

Le Roi. — On a dit aussi que, comme Dieu, les rois avaient la puissance de tirer de la boue qu’ils foulent aux pieds des hommes qui, honorés de leurs faveurs, deviennent l’objet du respect universel.

Don Garcia. — Plus d’une fois ils ont replongé dans le néant celui qu’ils en avaient ainsi tiré.

Le Roi. — C’est que sans doute il ne méritait pas ce qu’on avait fait pour lui.

Don Garcia. — Qu’il le méritât ou non, qu’est-ce que le roi peut donner à qui ne désire rien ?

Le Roi. — Vous pouvez attendre de lui des récompenses.

Don Garcia. — Et des châtimens.

Le Roi. — Il peut vous donner du pouvoir.

Don Garcia. — Et des soucis.

Le Roi. — Des richesses.

Don Garcia. — Qu’on m’enviera.

Le Roi. — Sa faveur.

Don Garcia. — Avec les ennemis qu’elle me vaudra. Ne vous fatiguez pas en vain pour me persuader. Encore une fois, je sais que tout cela ne me convient pas. Je ne donnerais pas pour tout ce qu’il possède un pouce du terrain de Castañar, et je proteste que par ces paroles je n’entends pas porter atteinte au juste éclat dont son trône est environné. Mais laissons cela ; il est temps que je fasse préparer le repas que vous voulez bien accepter.


Ce qui, à notre avis, constitue la beauté de cette scène, c’est que les argumens par lesquels Garcia motive son éloignement pour la cour ne sont pas purement des banalités philosophiques noblement exprimées. Le roi, qui ne le connaît pas, pourrait n’y voir que cela ; mais, dans la pensée de Garcia, chacune des paroles qu’il prononce est une amère allusion aux malheurs de son père et à ceux qui ont poursuivi son enfance. Cela est vraiment dramatique.

Tandis que le roi, par des entretiens adroitement dirigés, met ainsi à l’épreuve l’ame et l’esprit de son hôte, don Mendo, le courtisan au cordon rouge, tente une entreprise moins généreuse. Frappé de la beauté de Blanche, il a conçu l’espérance de séduire sans beaucoup de peine une villageoise qui, à ce qu’il suppose, doit être facilement éblouie par les hommages d’un homme tel que lui. Il y a beaucoup d’agrément dans la manière dont elle repousse ses propos galans, sans éclat d’indignation, sans faire parade de sa vertu, avec une malicieuse affectation d’humilité et d’ignorance rustiques, dont l’ironie, mêlée parfois de traits assez fins, doit lui faire comprendre qu’il serait inutile et peut-être imprudent de persister dans ses projets de séduction. Cela rappelle quelques-uns des plus jolis dialogues de Tirso de Molina.

Lorsque les nobles visiteurs ont quitté le Castañar, Garcia, qui a remarqué les assiduités de don Mendo auprès de sa femme, et qui, le prenant pour le roi, en a conçu quelque inquiétude, laisse voir une certaine préoccupation. Quelques mots de Blanche, pleins de grace, d’enjouement et de tendresse, le rassurent d’autant plus facilement, que, dans sa loyauté, il se reproche d’avoir pu concevoir un pareil soupçon sur celui qu’il regarde comme son souverain.

Mais don Mendo, forcé de s’éloigner, pour accompagner le roi, n’a pas renoncé à son coupable projet. Convaincu, dans sa présomption, que la résistance de Blanche n’a rien de bien sérieux, il veut faire une nouvelle tentative pour en triompher. Dès le lendemain, un valet qu’il a gagné lui apprend que Garcia doit passer la nuit dans les montagnes à la chasse du sanglier. Il se décide à profiter de cette absence, et, accourant en toute hâte de Tolède, il pénètre vers minuit dans la maison de Garcia par une fenêtre que son complice a laissée ouverte à dessein. On peut juger de sa consternation lorsqu’il aperçoit Garcia lui-même, qu’un hasard heureux a ramené chez lui avant l’heure accoutumée. Pour bien apprécier la scène qui va suivre entre ces deux hommes, rappelons-nous l’erreur à laquelle a donné lieu le cordon rouge, insigne de l’ordre de chevalerie conféré au courtisan.


Don Mendo (s’enveloppant la figure dans son manteau). — Vive Dieu !… c’est Garcia… Bon courage, il n’est plus temps de reculer… Voilà ce qu’on gagne à se confier à un manant.

Don Garcia. — Mon gentilhomme, — si pourtant l’auteur d’une telle bassesse peut l’être en effet, — si quelque besoin impérieux vous a entraîné à tenter de me voler, dites-moi ce que vous désirez ; je vous promets, foi d’homme d’honneur, d’essayer de vous satisfaire.

Don Mendo. — Laissez-moi partir, Garcia.

Don Garcia. — Pour cela, non. Je dois d’abord savoir qui vous êtes. Découvrez-vous sans plus tarder, ou la balle de cette arquebuse m’en fera raison.

Don Mendo. — Prenez donc garde à ne pas me manquer ; car je vous avertis qu’une fois désarmé, la partie entre vous et moi ne serait plus égale. Votre cause peut être plus juste que la mienne ; mais, en valeur, comme en naissance, la supériorité que j’ai sur vous compenserait bien, je crois, cet unique avantage. Le cordon qui décore ma poitrine vous fera connaître ce que je suis. (Il jette son manteau.)

Don Garcia (à part, laissant tomber son arquebuse). — C’est le roi ! Le ciel me soit en aide ! Et ses paroles me prouvent qu’il sait que je le connais. Honneur, devoir, que faire ? Comment sauver l’un sans manquer à l’autre ?

Don Mendo (à part). — Que je reconnais bien là l’ame basse d’un vil roturier ! Le respect que mon rang lui inspire le glace d’effroi… Le moindre effort de mon courage eût suffi pour me tirer des mains d’un pareil homme. C’est donc là celui dont le comte d’Orgaz vantait tant la bravoure ! Le bon vieillard ne s’y connaît plus. (Haut.) Vous me trouvez dans votre maison ; je ne puis ni fuir ni le nier ; j’y suis entré cette nuit…

Don Garcia. — Pour me voler l’honneur… Certes vous me payez bien l’hospitalité que Blanche et moi nous vous avons donnée. Votre conduite et la mienne présentent un étrange contraste. Outragé par vous, je continue à vous respecter, et vous, à qui j’ai donné des preuves d’un loyal dévouement, c’est par une injure mortelle que vous m’en récompensez !

Don Mendo (à part, voulant ramasser l’arquebuse de don Garcia). — Il faut se défier d’un homme de cette classe, lorsqu’on l’a offensé. Cette arme me servira de défense.

Don Garcia. — Que faites-vous ? Laissez là cette arquebuse. Si je vous empêche d’y toucher, c’est que je ne veux pas que vous puissiez attribuer à l’avantage qu’elle vous donnerait la fin de cette aventure. Le cordon qui orne votre poitrine a suffi pour vous protéger ; les rayons du soleil de la Castille vous ont sauvé en m’aveuglant.

Don Mendo. — Enfin, vous me connaissez ?

Don Garcia. — Jugez-en par ma conduite.

Don Mendo. — Mon rang ne me permet pas de vous donner satisfaction. Que ferons-nous ?

Don Garcia. — Retirez-vous, priez Dieu qu’il veuille réprimer vos passions, et ne revenez plus au Castañar… S’il ne m’est pas permis de tirer vengeance de vos injures, le ciel, à qui je m’en remets, peut m’en faire justice.

Don Mendo. — Garcia, je n’oublierai pas ce que je vous dois.

Don Garcia. — Je ne veux pas de vos faveurs.

Don Mendo. — Que le comte d’Orgaz ignore ce qui s’est passé.

Don Garcia. — Je vous le promets

Don Mendo. — Que Dieu vous protége.

Don Garcia. — Puisse-t-il vous être en aide et nous préserver, Blanche et moi, contre vos projets.

Don Mendo. — Votre femme…

Don Garcia. — Pas un mot de plus. Je la connais ; je sais que vous seul êtes coupable. Où allez-vous ?

Don Mendo. — Je cherche la porte.

Don Garcia. — Quel aveuglement ! C’est par ici que vous devez sortir. (Il lui montre la fenêtre par laquelle il est entré.)

Don Mendo. — Encore une fois, vous me connaissez ?

Don Garcia. — Je vous garantis que, si je ne vous avais pas connu, vous seriez descendu plus vite… Mais maintenant prenez cette arquebuse. Il y a des voleurs dans la forêt ; ils pourraient ne pas vous traiter avec autant de ménagement que moi. Descendez promptement. Je ne veux pas que Blanche sache rien de cette aventure.

Don Mendo. — Je vous obéis.

Don Garcia. — Dépêchez-vous ; trève de complimens, et prenez-garde de vous laisser tomber ; je craindrais qu’une chute ne vous retînt un moment de plus dans ma maison. Descendez, ne craignez rien, je tiens l’échelle.


Je connais peu de conceptions aussi fortes, aussi dramatiques que la double erreur de Garcia et de don Mendo, dont l’un, prêt à frapper l’homme qui a voulu l’outrager, passe à son égard de la menace au respect lorsqu’il a cru reconnaître en lui son souverain, tandis que l’autre, toujours présomptueux, ne soupçonne pas même que les ménagemens excessifs dont il est l’objet soient accordés à autre chose qu’à la supériorité de rang d’un seigneur de la cour sur un pauvre campagnard ébloui de sa naissance et de sa qualité. Il était impossible de mieux faire ressortir le caractère des deux personnages.

Garcia, resté seul, s’abandonne au plus violent désespoir. Sa tête s’exalte. Bientôt il ne voit plus d’autre moyen de déjouer les projets du roi et de sauver son honneur, que de donner la mort à son innocente femme. Une lutte horrible s’engage dans son cœur, entre l’amour et la cruelle jalousie, qui lui met le poignard à la main. Tandis qu’il hésite, qu’il se débat, Blanche, éperdue, s’échappe et cherche un asile dans la forêt voisine, où elle rencontre leur noble protecteur, le comte d’Orgaz. Il venait en ce moment même annoncer à Garcia que le roi se proposait de lui conférer un commandement contre les Maures. Blanche, à peine rassurée par sa présence, lui raconte le danger qu’elle vient de courir ; toujours douce et tendre, elle cherche à excuser son mari, dont elle ne peut concevoir les emportemens. Le comte charge un de ses serviteurs de la conduire auprès de la reine, à qui il a confié le secret de sa naissance et qui la prendra sous sa protection. Lorsqu’elle s’est éloignée, il va trouver Garcia, et, après lui avoir reproché vivement l’action barbare qu’il a voulu commettre, il l’invite à le suivre à Tolède pour remercier le roi de la haute marque de confiance et de faveur dont il vient de l’honorer ; mais Garcia, dans tout ce que le comte vient de lui dire, n’a entendu qu’une chose, c’est que Blanche a été conduite dans le palais du roi. Épouvanté à cette idée, n’osant expliquer ni sa conduite, ni ses terreurs, pour ne pas manquer à l’engagement qu’il croit avoir pris envers son souverain, il n’a plus qu’une pensée, c’est de partir à l’instant même pour la cour. À peine arrivé, on l’introduit auprès du roi, qu’il trouve entouré de ses courtisans. En un moment tout est éclairci, et la vérité apparaît enfin aux yeux de Garcia.


Le Roi. — Approchez-vous, et venez recevoir de ma bouche l’expression d’une bienveillance que vous avez si bien méritée.

Don Garcia (ne reconnaissant pas le roi). — Pardonnez, laissez-moi d’abord baiser les pieds de sa majesté. (Il s’approche de don Mendo qu’il prend pour le roi.)

Don Mendo. — Voici le roi, Garcia.

Don Garcia (à part). — Qu’entends-je ? ô mon honneur ! Quelle erreur est-ce là ? Sire, permettez-moi de baiser votre main… si je mérite… vous pouvez…

Le Roi. — Remettez-vous. D’où vient ce trouble ? Vous pâlissez.

Don Garcia (à part). — Un noble peut-il ne pas pâlir lorsqu’il a perdu l’honneur. (Haut.) Sire, permettez-moi de vous dire deux mots en secret. Vous êtes le soleil ; prosterné à vos pieds, la puissance de vos rayons a mis au jour ce que vous lisez sur mon visage.

Le Roi. — Avez-vous à vous plaindre d’un outrage ?

Don Garcia. — Je connais celui qui m’a offensé.

Le Roi. — Qui est-il ?

Don Garcia. — J’ignore son nom.

Le Roi. — Indiquez-le-moi.

Don Garcia. — C’est ce que je vais faire. (À don Mendo.) Je voudrais vous entretenir un moment d’une affaire importante, mais le roi ne doit pas assister à notre explication.

Don Mendo. — Je vous attends dans la pièce voisine.

Le Roi. — Où allez-vous. Garcia ?

Don Garcia (sortant). — Exécuter l’ordre que vous venez de me donner.

Le Roi. — Sa douleur m’afflige. Il me tarde de savoir de qui il a à se plaindre.

Don Garcia (derrière le théâtre). — Don Mendo, voilà ce que c’est que l’honneur. (Il le frappe de son poignard.)

Don Mendo. — Je suis mort !


Le roi ordonne qu’on arrête le meurtrier. Loin de chercher à fuir, Garcia se présente fièrement ; maintenant que son honneur est vengé, peu lui importe le reste. Autant tout à l’heure son langage était confus et troublé, autant maintenant il parle avec assurance et même avec une sorte d’exaltation intrépide. Il révèle au roi le secret de sa naissance et celle de Blanche ; il lui raconte par quelle odieuse provocation il a été conduit à l’acte de vengeance qu’il vient d’accomplir. « Cet hôte perfide, dit-il, à peine reçu dans ma maison, a osé porter sur Blanche des regards criminels. Le prenant pour vous, sire, par l’effet de je ne sais quel malentendu, j’ai fait céder ma juste colère au devoir d’un sujet loyal : je l’ai respecté. Mais, cette erreur une fois reconnue, l’honneur d’un homme tel que moi demandait impérieusement vengeance. J’ai saisi ce poignard, je lui ai percé le cœur… Vous le voyez mort. Vous m’auriez regardé comme un infâme si, lorsque vous m’aviez demandé de vous faire connaître celui que j’accusais de m’avoir offensé, je vous l’eusse montré respirant encore. Fût-il le fils du soleil, un des grands de l’état, le premier dans votre faveur, le second dans votre royaume, vous savez qui je suis, quel affront j’avais reçu. Voilà le coupable offenseur, voici le bras qui l’a frappé. Que ce bras tombe, s’il le faut, sous la hache du bourreau ; mais, tant que ma tête reposera sur mes épaules, personne après le roi, personne ne m’offensera impunément. » Le roi, pleinement convaincu par cette justification fière et respectueuse, n’a plus pour Garcia que des paroles d’approbation. Il lui confie le commandement de l’expédition projetée contre Algésiras, et le nouveau général part aussitôt pour l’Andalousie.

Certes ce terrible dénouement est préparé avec un art infini. L’horreur même de l’assassinat y disparaît en quelque sorte sous l’intérêt habilement excité en faveur de Garcia. Néanmoins, l’émotion de la scène une fois passée, il ne nous est pas possible de nous écrier avec lui : Voilà ce que c’est que l’honneur ! Pour comprendre cette exclamation accompagnant un coup de poignard donné à un homme qui ne se défend pas, il faut de toute nécessité que, nous dépouillant des idées de notre temps, nous sachions nous pénétrer des impressions, des sentimens auxquels répondait le drame de Rojas.

S’il est un trait de mœurs assez universellement reproduit dans les anciennes comédies espagnoles pour qu’il soit impossible de n’y voir qu’une fiction poétique, c’est la jalousie, moins encore peut-être celle qui tient aux délicatesses du cœur ou à la capricieuse exaltation des sens que la jalousie d’honneur, celle que j’appellerai la jalousie de l’esprit, et qui, fondée sur des devoirs et des convenances plutôt que sur des passions, a le même caractère, se révèle par les mêmes symptômes dans le père, dans le frère, dans le mari, presque dans l’amant. Ce que les mœurs modernes de l’Europe ont conservé de ce sentiment peut à peine nous faire soupçonner ce qu’il paraît avoir été alors en Espagne. Il semblerait que, par l’effet du long séjour des Maures, quelque chose des idées de l’Orient mahométan s’y était mêlé aux idées de l’Occident chrétien, dans la manière de concevoir l’existence des femmes et leurs rapports sociaux.

Que voit-on en effet dans toutes ces comédies, même dans celles qui, par le choix des sujets et des personnages, ont évidemment pour objet de nous présenter le tableau de la vie commune plutôt que quelque scène exceptionnelle d’une nature romanesque et tragique ? C’est qu’il suffit pour compromettre une femme qu’un étranger pénètre, sans motif connu, dans la maison qu’elle habite, ou même se promène le soir sous son balcon ; c’est que quelques mots échangés avec elle emportent presque la conviction d’une liaison coupable ; c’est que la certitude d’un tel fait ou même le simple soupçon, en engageant bien plus encore que son propre honneur l’honneur de l’homme chargé de sa garde ou de sa protection, met celui-ci dans la nécessité absolue de ne reculer devant aucun moyen de réparation ou de vengeance. Sa raison peut se révolter contre une telle nécessité, on le voit même assez souvent se récrier contre l’inflexible loi qui le force à subir ainsi les conséquences de fautes et d’entraînemens auxquels il est étranger. Ces plaintes, que Molière rend si plaisantes et si naïves dans la bouche du poltron Sganarelle, prennent parfois un caractère pathétique et élevé chez les poètes espagnols, qui les prêtent à des hommes pleins de courage et de loyauté. Mais, quelle que soit leur répugnance, ils n’hésitent pas. Sous peine d’être déshonorés eux-mêmes, il faut qu’ils versent le sang, non seulement de l’audacieux qui a osé adresser ses hommages à leur fille, à leur sœur, à leur femme, mais même de l’imprudente qui les a acceptés ou qui ne les a pas assez énergiquement repoussés. La coupable le sait si bien d’avance, que sa première pensée, au moment où elle se voit soupçonnée, est celle de la mort qui la menace et qu’elle paraît considérer comme la suite toute naturelle de sa faiblesse. Dans les drames les moins tragiques, au milieu des scènes les plus gaies, on voit fréquemment un frère ou un père tirer son épée ou son poignard pour en frapper, sur un simple soupçon, celle qui a eu le malheur d’en devenir l’objet. Le dénouement ordinaire, c’est qu’à cette heure de crise, l’amant propose un mariage qu’on accepte avec empressement, parce qu’il est parfaitement convenable et qu’il eût pu être conclu dès le premier moment, si une intrigue secrète n’eût été indispensable pour fournir la matière de la comédie.

On le voit, même dans les compositions les plus enjouées, les poètes espagnols nous montrent en perspective le meurtre, tranchons le mot, l’assassinat comme un accessoire presque obligé de la jalousie et de l’amour. Lorsqu’ils aspirent à des effets plus tragiques, ils ne s’arrêtent pas là. C’est un mari qu’ils mettent en scène, et comme alors l’affront est irréparable, comme il n’y a pas d’excuse pour des tentatives dont le but était nécessairement criminel, comme, dans la terrible logique de l’honneur, la volonté d’y porter atteinte est aussi coupable et ne peut pas plus être pardonnée que le fait accompli, le sang doit couler de toute nécessité, il doit couler à l’instant même, et le moindre retard aggraverait l’outrage. Ainsi s’explique Garcia del Castañar, ainsi s’expliquent d’autres drames espagnols dont l’action, jugée d’après nos idées, serait bien plus révoltante encore et nous paraîtrait inconciliable avec la loyauté, la probité même.

Dans le Médecin de son honneur, de Calderon, un mari, ne pouvant se venger sur l’amant de sa femme, qu’un rang presque royal met à l’abri de ses coups, ne voulant pas non plus, par un raffinement d’orgueil, donner à sa vengeance une publicité qui révélerait à tout le monde l’affront qu’il a reçu ou plutôt qu’il craint d’avoir reçu, livre à la mort la plus étrange cette femme qu’il adore, mais dont il croit que l’existence, prolongée un moment de plus, serait pour lui une flétrissure mortelle : il force un chirurgien à la saigner, à laisser couler tout son sang, et lorsqu’elle a expiré, il va dire au roi, avec l’accent du désespoir, que la maladresse de cet homme vient de lui enlever le bonheur de sa vie, et le roi, qui sait la vérité, qui en est profondément affligé, le sévère, l’équitable, le justicier don Pèdre, n’ose pourtant désapprouver un pareil acte commis de sang-froid après une longue délibération.

Il y a quelque chose de plus fort encore dans une autre pièce du même poète, dont le titre est singulièrement expressif : À secret affront secrète vengeance. Là l’époux offensé, n’ayant aucun motif d’épargner son heureux rival, mais retenu aussi par la crainte de publier son déshonneur, feint de l’ignorer, assassine traîtreusement ce malheureux dans un bateau où il l’a engagé à s’embarquer avec lui pour traverser le Tage, submerge ensuite le bateau pour faire croire qu’il a péri dans les flots, et après s’être donné l’atroce plaisir de porter la mort dans le cœur de sa coupable femme en lui apprenant cet accident comme une chose qui doit lui être indifférente, la poignarde elle-même au milieu de la nuit, puis met le feu à sa maison, et lorsqu’elle est entièrement consumée, raconte à tout le monde que, malgré ses efforts, il n’a pu arracher aux flammes sa compagne chérie. Le roi Sébastien, qui n’ignore rien de ce qui s’est passé, ne se borne pas, comme don Pèdre, à laisser impunie cette abominable justice ; il se montre pénétré d’une admiration qui devait trouver quelque sympathie parmi les contemporains de Calderon, puisqu’il osait l’exprimer ainsi devant eux dans un drame singulièrement remarquable par la couleur de fatalisme mystérieux et de sombre terreur qu’il a su y jeter.

Une considération nous frappe en présence de ces étranges conceptions, qui, nous le répétons, étaient, au moins dans une certaine mesure, le reflet des opinions du temps. Les Espagnols de cette époque entendaient bien autrement qu’on ne le fait aujourd’hui la vengeance de l’honneur outragé. Aujourd’hui, en exigeant dans des cas bien rares une satisfaction sanglante, on se propose moins d’assouvir son ressentiment, de punir son ennemi, que de faire soi-même preuve de courage, de prouver qu’on ne méritait pas l’injure dont on a été victime, de s’en relever, et par-là d’échapper au mépris. Cette préoccupation n’était pas celle du XVIe siècle, peut-être parce que, dans la classe seule soumise alors aux exigences de l’honneur, le courage personnel était, par l’effet de l’éducation et des habitudes, une chose trop ordinaire, trop naturelle, pour qu’il fût nécessaire de la prouver. Ce qu’exigeait absolument l’honneur offensé, c’était un sacrifice sanglant, seul capable de laver la tache qu’il avait reçue. La vengeance proprement dite, ce sentiment implacable, si fortement enraciné dans le cœur de l’homme, que la plus extrême civilisation réussit à peine, non pas à l’étouffer, mais à en adoucir les manifestations, la vengeance, dans sa forme la plus rude, la plus cruelle, tel était encore l’impérieux besoin de l’honneur compromis. Pourvu qu’elle fût terrible, peu importait qu’elle fût atroce, qu’elle eût été préparée par les moyens les plus perfides. Le but, promptement, complètement atteint, justifiait les moyens. Tout était permis contre le provocateur. C’était le code de la vie sauvage, prolongeant son empire au milieu d’une société civilisée à tant d’égards jusqu’au raffinement. Il ne faut rien exagérer : l’empire de pareilles idées n’était sans doute ni absolu, ni universel. Le théâtre espagnol lui-même, où nous recueillons tant de témoignages de leur influence, atteste qu’il s’y mêlait souvent de plus généreuses, de plus nobles inspirations, qui semblaient les contredire. Il n’en pouvait être autrement, car la nature humaine, si incomplète, si inconséquente dans le bien, l’est heureusement beaucoup plus encore dans le mal ; mais ce n’étaient là que des exceptions, et il est incontestable que les auteurs des drames du XVIIe siècle ne choquaient pas le public, ne dégradaient pas leurs héros, en leur prêtant les plus affreuses, les plus impitoyables, les plus odieuses vengeances ; que, tout au contraire, la physionomie de ces héros, présentée de la sorte, paraissait plus énergique, plus passionnée, plus digne d’intérêt.

Comment de tels écarts pouvaient-ils se concilier avec l’exaltation pieuse qui dominait tous les esprits, qui animait toutes les imaginations ? Pour résoudre cette question, il suffit de se rappeler ce que les Espagnols avaient fait alors du christianisme. Là où un fanatisme cruel et absurde, appuyé sur les bûchers et les tortures de l’inquisition, avait pris la place du sentiment religieux, il n’y avait pas lieu de s’étonner de voir l’honneur, cette image de la vertu, aussi étrangement dénaturé ; peut-être même était-il difficile qu’il en fût autrement. Nous doutons, en effet, que la morale puisse long-temps rester haine, lorsque la religion, qui en est la base, a reçu, non seulement dans ses formes et dans ses accessoires, mais dans son principe même, des altérations aussi profondes, aussi monstrueuses.

Il n’est pas sans intérêt de rechercher par quelle voie les Espagnols étaient arrivés à d’aussi prodigieux égaremens dans un siècle qui n’était certes pas un siècle d’ignorance et de barbarie. Peu de mots suffiront pour l’expliquer. Il est dans la nature de l’esprit espagnol de tout exagérer, de chercher l’excès en toute chose, de poursuivre, non pas seulement ce qui est grand, mais ce qui est gigantesque, de pousser l’approbation jusqu’à l’enthousiasme, le blâme jusqu’à l’indignation, l’affection et le dévouement jusqu’à l’adoration aveugle, le mépris et l’antipathie jusqu’à la haine la plus furieuse, la plus impitoyable, de suivre jusque dans ses dernières conséquences cette terrible logique de la passion et du fanatisme qui exerce sur les imaginations prévenues un si funeste et si dangereux empire. Dans des ames ainsi organisées, il y a peu de place pour ces instincts d’humanité et de bon sens que la Providence a déposés en nous pour suppléer à l’imperfection de notre intelligence, et qui seuls peuvent nous retenir lorsque nous nous laissons égarer soit par les sophismes d’un argument captieux, soit par les illusions de l’orgueil ou de la vengeance. Ces bienfaisantes, ces saintes inspirations ne s’appuyant pas sur le raisonnement, c’est en elles-mêmes, c’est dans leur évidence que réside toute leur force. Lorsqu’on est parvenu à en obscurcir la clarté, à se persuader qu’il a quelque chose de plus vrai que la raison, quelque chose de plus respectable que la vie des hommes, à croire qu’il peut être méritoire de fouler aux pieds comme d’insignes faiblesses, comme de vulgaires préjugés, le bon sens, la pitié, la bonne foi, alors il est impossible de fixer la limite des horreurs et des extravagances auxquelles on peut se laisser emporter : on arrive à l’inquisition, à la Saint-Barthélemy, au comité de salut public ; alors aussi, ajouterons-nous en revenant à notre sujet, on en vient à applaudir comme autant d’actes magnanimes les vengeances des héros de Calderon et de Rojas.


Louis de Viel-Castel.
  1. Voyez les livraisons du 15 mars, 1er mai, 15 juillet et 1er novembre 1840.