Le Théâtre pendant les jours du Siège et de la Commune/I

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I


Les théâtres en juillet 1870. — La déclaration de guerre (18 juillet), chants patriotiques et scènes d’enthousiasme au café-concert. — La Marseillaise au Théâtre-Français et à l’Opéra.

En juillet 1870, au moment où les premiers bruits de guerre se répandaient dans Paris, un assez grand nombre de théâtres restaient ouverts. Les menaces d’un conflit avec l’Allemagne avaient-elles dissuadé les Parisiens d’aller passer l’été à Bade ou à Hombourg ? toujours est-il que la saison se prolongeait plus que de coutume.

L’Opéra donnait alternativement les Huguenots, Robert, la Muette, le Freyschütz.

Marie Sasse, Mme Miolan-Carvalho, Faure, Villaret, Belval, Colin, étaient les vedettes d’un ensemble lyrique merveilleux.

Le Théâtre-Français[1] avait son personnel artistique au grand complet : Got, Maubant, Leroux, Talbot, Lafontaine, Coquelin aîné, Mmes Brohan, Jouassain, Favart, Riquier, Ponsin, Emilie Dubois, Victoria Lafontaine, les éminents sociétaires avaient pour partenaires Prudhon, Garraud, Thirion, Seveste, Coquelin cadet, Laroche, Barré…, Mmes Agar, Llyod, Croizette, Reichemberg…

À la salle Favart, le bon répertoire du vieil opéra comique : l’Ombre, Martha, Bonsoir Monsieur Pantalon… avait pour interprètes, j’allais écrire pour défenseurs, il n’en avait pas encore besoin, Capoul, Achard, Montjauze, Mmes Foliari, Marie Roze, Galli-Marié…

Le Vaudeville donnait l’Héritage de M. Plumet, avec Brindeau et Mme Chapuy ; au Gymnase, on jouait Fernande, de Sardou, avec Landrol et Mme Pasca. À l’Ambigu, un gros mélodrame tenait l’affiche, le Passeur de Saint-Paul ; Régnier, Manuel, Orner, Mmes Dugué et Dica-Petit y conservaient les traditions d’exagération dramatique qu’un public moins sceptique qu’à notre époque stimulait de toute sa conviction.

On était encore aux beaux jours du Palais-Royal, aux vaudevilles de Labiche et de Gondinet, où existait l’invention comique et souvent l’esprit. Hyacinthe, Gil Pérez, Lassouche, Geoffroy, Lhéritier, Mmes Suzanne Leblanc, Delille, Alphonsine, étaient les gloires légendaires d’un théâtre dont l’apogée devient aussi lointaine que la brillante animation qui en égayait les alentours.

À la Porte-Saint-Martin, Henri Becque faisait représenter Michel Pauper, où Taillade fit une création inoubliable.

La Gaîté avec la Chatte blanche, le théâtre Cluny étaient également ouverts. Le public s’empressait aux représentations des cafés-concerts et, aux Champs-Élysées, l’orchestre Besselièvre donnait, comme tous les étés, ses auditions du soir.

La guerre fut officiellement déclarée le 18 juillet, mais, dès les premiers jours du mois, les menaces d’un conflit imminent prenaient de plus en plus consistance ; l’effervescence était grande et les salles de spectacle devaient refléter l’état d’âme de Paris comme celui de la France entière. Les cafés-concerts donnèrent les premiers cette impression. Le public demanda à grands cris la Marseillaise, la Marseillaise dont l’exécution était interdite sous le second Empire, où elle gardait des allures de chant séditieux ; comme tout cela semble lointain ! Le programme fut dès lors absorbé par l’audition de chants patriotiques : Chant du Départ, Chant des Girondins, Rhin allemand[2]

Certes, le souvenir de nos défaites nous fait considérer d’un œil quelque peu sceptique ces bruyantes manifestations qui semblent une réalité des fanfaronnades du Siège de Tarascon, d’Alphonse Daudet. C’était le point de départ de tout ce faux lyrisme, poésies et romances au chauvinisme naïf, maudissant les Prussiens ou exaltant une Alsace de café-concert, où devaient exceller Mmes Bordas ou Amiati. Mais il faut songer à l’état d’esprit de la France à cette époque enfiévrée qui précéda les premières hostilités. Ces manifestations étaient inévitables et spontanées, elles émanaient de spectateurs qui, pour la plupart, devaient, peu de temps après, montrer leur courage, trouver parfois la mort sur les champs de bataille ou résister héroïquement, quelques semaines plus tard, à toutes les souffrances du siège.

Le 18 juillet 1870, jour de la déclaration de guerre, la Comédie-Française donnait le Lion amoureux. La recette n’était pas brillante, 1,167 francs ! Le vrai spectacle était dehors : les boulevards envahis par la foule, l’effervescence de la rue attiraient davantage les Parisiens ; la vie réelle devenait plus passionnante que l’illusion du théâtre. Dès le second acte, avec plus de discrétion sans doute qu’au café-concert, mais néanmoins avec insistance, le public demanda la Marseillaise. Aucun artiste ne se trouvait prêt à chanter ou déclamer l’hymne national, les spectateurs durent se contenter de l’exécution par l’orchestre, dirigé par Ancessy. (Il y avait encore un orchestre à la Comédie-Française !)

Deux jours après, Agar déclamait la Marseillaise au milieu d’un enthousiasme indescriptible.

Théophile Gautier, dans son feuilleton du Journal officiel, rappelait la mémorable interprétation de Rachel en 1848 et appréciait la diction toute personnelle d’Agar.

À une représentation d’Horace, le 20 mars 1848, le public ayant demandé la Marseillaise, Rachel avait paru : « Droite et fière dans sa tunique blanche, elle s’est avancée jusqu’à la rampe d’un pas lent et majestueux. Nous n’avons vu rien de plus terrible et de plus saisissant que son entrée, et la salle frémissait d’épouvante avant que l’actrice eût proféré une seule des puissantes paroles. Ce masque d’une livide pâleur, ce regard plein de souffrance et de révolte luisant dans une orbite sanglante, les sourcils tordus en serpent, ces lèvres aux coins abaissés ont produit un effet fulgurant… Elle ne chantait pas, elle ne récitait pas, c’était une espèce de déclamation dans le goût des mélopées antiques… une musique étrange, mystérieuse, échappant aux notes du compositeur, qui ressemble au chant de Rouget de L’Isle et qui, cependant, ne le reproduit pas. »

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« Si Mlle Rachel avait l’air d’une Némésis vengeresse, Mlle Agar ressemble à une victoire ouvrant ses ailes d’or. Elle ne chante pas précisément la Marseillaise, mais elle mêle d’une façon très habile le chant à la récitation, et l’effet qu’elle produit est très grand. C’était certes une entreprise hardie que de déclamer ces strophes sur le théâtre même où Rachel les avait rugies avec un accent si terrible, mais la tentative a été heureuse, et l’intelligente tragédienne a compris que si le chant était le même, l’expression devait être différente. Elle y a fait prédominer l’élan héroïque et la certitude du triomphe. »

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« Quand on regarde le portrait de Mlle Georges, par Gérard, écrivait de son côté Théodore de Banville, triomphante, demi-nue, si belle qu’elle semblait véritablement de la race des dieux, on dit que Mlle Agar seule a le droit d’envier son héritage. De la grande Georges, elle n’a pas que la beauté, elle a aussi sa rapide pensée, sa fureur poétique, son incroyable vaillance. »

Le lendemain, 19 juillet, avait lieu, à l’Opéra, la représentation légendaire où Marie Sasse chantait aussi la Marseillaise. L’apparition de la grande cantatrice, un drapeau à la main, le frisson électrique qui secoua la salle ont souvent été racontés. Les frères Margueritte, entre autres, au premier chapitre du Désastre, ont rappelé cette scène inoubliable, mais le feuilleton de Th. Gautier, encore sous l’impression toute récente qu’il vient de ressentir, est encore à citer.

Il se souvient d’un mélodrame, les Lions de Mysore, joué vers 1830 à la Porte-Saint-Martin. Le public, au lieu de s’intéresser à la pièce, ne pensait qu’à l’exhibition des fauves et criait, dès le premier acte : « Les lions ! Les lions ! » C’était un état d’esprit d’une certaine analogie qui animait les spectateurs « gantés de blanc » de l’Opéra. La musique d’Auber, le ballet même, la grande attraction pour les snobs de l’époque, les laissaient indifférents, « La Marseillaise ! La Marseillaise ! » criait-on à chaque instant. « Enfin au moment où Masaniello lève l’étendard de la révolte, où le tocsin sonne, Marie Sasse apparaît vêtue d’une tunique pailletée d’or ; une tempête d’applaudissements l’empêche, pendant plus de cinq minutes, de commencer. Sur un cri : « Debout ! »[3] toute la salle se lève et, au milieu du plus religieux silence, la cantatrice attaque la première strophe avec sa voix puissante dont les mâles énergies n’altèrent pas le charme féminin… À chaque stance, le refrain éclatait comme un violent coup de canon, accompagné d’un hurrah colossal ! C’était enivrant, vertigineux, sublime, quelque chose de sacré planait dans cette foule, l’âme de la patrie. »


  1. G. d’Heylli a publié, dans le Correspondant de 1885, une étude des plus intéressantes sur la Comédie-Française pendant le siège et la Commune.
  2. Voici du reste quel était l’unique programme de chaque soir à l’Alcazar :

    La Marseillaise, Le Rhin Allemand, Les Girondins, Le Réveil du lion, Les Prussiens, À nous le Rhin, Nos ennemis, La Française, La 32e demi-brigade, Le bataillon de la Moselle, À la Frontière, Vive la France, La Garde mobile.

  3. « Une voix claire et perçante que tout le monde reconnut être celle d’Émile de Girardin. »
    (F. Sarcey : Le Siège de Paris.)