Le Théâtre pendant les jours du Siège et de la Commune/III

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III


Faux bruit d’une grande victoire (6 août). — Désertion des salles de spectacle à la nouvelle de nos premiers revers. — Premières représentations du Kobold à l’Opéra-Comique et du Gladiateur de Ravenne à l’Ambigu.

On sait l’étrange bruit d’une grande victoire répandue dans la journée du 6 août. « L’allégresse est générale, écrit M. Edouard Thierry[1], « c’est affiché en Bourse, et la Corbeille est en délire. Coquelin et Mme Favart partent aux nouvelles. » C’est dans la rue que vont avoir lieu les manifestations qui se répètent chaque soir dans les salles de spectacles. Marie Sasse est reconnue, boulevard des Italiens, et doit, sur un fiacre, entonner la Marseillaise. Place de la Bourse, c’est de l’impériale d’un omnibus que Capoul doit aussi chanter l’hymne national ; un moment après, c’est le tour de Mme Gueymard-Lauters, de Colin et Sapin qui ont la bonne idée de faire une collecte pour les blessés et recueillent ainsi 600 francs. À quelques pas, boulevard Poissonnière, Mme Bordas, dont le nom figurera souvent aux représentations organisées sous la Commune, doit encore chanter les strophes de Rouget de l’Isle. Le soir avait précisément lieu, à la Comédie-Française, une représentation au bénéfice de l’armée du Rhin. Le Tout-Paris y assistait pour la dernière fois, avant la fin de la guerre ; une semblable recette, 7,583 francs, ne devait plus être réalisée tant que dureraient les hostilités. Le programme comprenait les deux premiers actes du Lion amoureux, trois actes d’Horace, un à-propos de Pailleron, le Départ, dit par Delaunay ; un autre, de Manuel, Pour les Blessés, joué par Mme Favart et Coquelin. Le Rhin Allemand, réglé par Delaunay avec la musique de scène de J. Cohen, et l’inévitable Marseillaise, où le succès d’Agar fut indescriptible, clôturaient la représentation.

Mais déjà, dans la soirée, des rumeurs de défaite commençaient à prendre consistance. Le fol enthousiasme de la journée faisait place à l’inquiétude, puis au plus morne abattement, quand il ne fut plus possible de se faire illusion.

La nouvelle du premier de nos grands désastres que devaient suivre, coup sur coup, les dépêches annonçant nos revers successifs, arrêta l’allégresse générale en même temps qu’elle détourna le public du chemin des théâtres. Seuls, les cafés-concerts où se retrouvait la vie bruyante du boulevard, où les chants patriotiques retentissaient encore malgré l’amertume de la défaite, étaient encore dans une situation prospère.

D’ailleurs, beaucoup d’artistes se trouvaient appelés sous les drapeaux. Le départ pour l’armée de l’élément jeune du personnel des théâtres allait contribuer à leur déroute, et Albéric Second écrivait dans l’Entr’acte : « Un certain nombre de jeunes premiers de nos théâtres sont appelés pour servir dans la garde mobile, les directeurs sont en quête de pièces où les principaux rôles puissent être tenus par d’aimables quadragénaires. »

Il y eut cependant, en ces premiers jours si troublés d’août 1870, une réouverture, celle des Variétés, avec les Brigands, une reprise à la Comédie-Française, Une Fête sous Néron, vieux drame de l’époque romantique, versification assez insignifiante de Belmontet et Soumet. Joué à l’Odéon à deux reprises différentes avec un grand succès, en 1829, avec Mlle Georges (Agrippine) et Ligier (Néron), puis en 1861, avec Mlle Karoly et Gibeau, cet ouvrage, interprété en 1871 par Agar et le même Gibeau[2], ne procura au Français que des recettes dérisoires.

Deux véritables premières eurent également lieu : à l’Opéra-Comique, le Kobold[3], un acte, de Guiraud, qui n’est pas resté au répertoire, livret peu intéressant, mais musique d’une délicate inspiration, et, à l’Ambigu, le Gladiateur de Ravenne. Ce drame, paru dix ans avant en Allemagne, y avait vivement excité la curiosité, l’auteur, Halm, ayant longtemps gardé l’anonyme.

Le sujet est emprunté aux annales de Tacite. Thumelicus, fils du chef germain Arminius, a été, tout enfant, fait prisonnier, ainsi que sa mère, par les Romains. Il a été élevé au milieu des gladiateurs et, à l’époque où se passe l’action, il va combattre dans l’arène, sous les yeux de Caligula. C’est à ce moment même que sa mère, ignorante du sort fait à son fils, apprend la misérable condition qui lui a été faite. Elle parvient à le voir et le supplie de quitter Rome, d’aller en Germanie prendre le commandement des armées de son père, mort en luttant contre les Romains.

Mais Thumelicus, perverti par le milieu dans lequel il a toujours vécu, n’est plus accessible aux nobles sentiments.

Il n’a d’autres ambitions que les gloires de bas étage du cirque et, en face d’une telle déchéance, sa mère n’hésite pas à le percer d’un glaive et à se frapper elle-même.

C’est Taillade, le comédien lettré, « grandi par la familiarité de Shakspeare »[4], qui avait fait la traduction en vers de ce curieux ouvrage. « M. Taillade, écrivait Théodore de Banville dans son feuilleton du 8 août, a traduit la pièce de Halm en vers qui n’ont pas été forgés à l’enclume de la Légende des siècles, mais qui ont suffi à l’auteur comédien pour nous permettre de connaître le personnage de Thumelicus, âpre, énergique, farouche, inconscient, sorte de bête fauve bonne pour la bataille, le sauvage amour et les coups de fouet. Il a très bien exprimé cette nuit faite sur la conscience, cette ignorance de la patrie et de la cité dont le poète allemand a tiré une si grande leçon. »

Aux côtés de Taillade, Mme Duguéret, Orner et Manuel firent une création remarquable de ce drame d’un niveau littéraire bien supérieur à la plupart des pièces représentées à l’Ambigu (5 août).

Au Variétés, après le lever du rideau, l’Homme à la clé, de Ludovic Halévy, précédant les Brigands, Alexandre Michel lut les vers suivants :

Nous rouvrons nos portes et nous allons ce soir.
Comme c’est notre état, recommencer à rire.
Mais nous vous prions tous, avant, de bien vouloir
Écouter quelques mots que nous avons à dire.

Il faut rire le plus qu’on peut, c’est évident,
Rabelais, autrefois, l’a dit dans son vieux style.
C’est si bon de rire ! — Il est des moments cependant,
Où rire de bon cœur est chose difficile.

Et nous sommes, je crois, dans un de ces moments.
Au milieu des dangers de la chose publique,
Des tumultes mortels et des grands armements.
Les grelots agités font de triste musique !

Ce que c’est que l’orgueil ! Nous nous flattions ici
Que le général Boum avait tué la guerre…,
Mais Monsieur de Bismarck ne l’entend pas ainsi.
L’homme aux annexions agite son tonnerre !

Il a crié : Bataille ! Eh bien, nous nous battrons !
Nos soldats, sur ce point, sont sûrs de leur affaire.
Le bon droit est pour nous… et nos fusils sont bons.
On a tort à Berlin d’affirmer le contraire.

Le public n’était pas nombreux à cette reprise d’une des meilleures opérettes d’Offenbach. Cet à-propos que nous venons de citer (l’auteur avait modestement gardé l’anonyme) donnait bien l’impression d’une réouverture timide et éphémère. La direction semblait s’excuser de convier le public à écouter des bouffonneries alors que l’heure était grave et que l’esprit de tous était rempli d’inquiétude.


  1. Ed. Thierry : Journal de la Comédie Française pendant les deux sièges.
  2. Gibeau était petit, gros et… laid ; ses traits rappelaient quelque peu ceux d’un naturel du Céleste-Empire, mais c’était un excellent tragédien qui se fit remarquer à l’Odéon dans Macbeth. Il accompagna Agar, en 1872, dans sa tournée en Angleterre.
  3. Interprètes : Leroy, Miral, Nathan, Mmes Travisan, Heilbronn et Brière.
  4. Th. Gautier, Journal Officiel, août 1870.