Le Théâtre pendant les jours du Siège et de la Commune/X

La bibliothèque libre.

X


L’armistice. — Réouverture et projets interrompus. — La Comédie-Française pendant la Commune. Le départ pour Londres, la jeune troupe.

La signature de l’armistice donna aux théâtres un moment d’espoir que les événements de la Commune devaient dissiper.

Dès l’armistice provisoire (3 février), la Comédie-Française fit un timide essai de réouverture ; du 5 au 26 février, dix représentations furent données devant des salles à peine garnies par des billets de faveur généreusement distribués.

Vers le 15, à l’approche du traité de paix qui s’élaborait, les affiches des divers théâtres réapparaissaient : le 16, les Variétés rouvraient leurs portes avec le Chevreuil, une vieille comédie de Léon Halévy ; les Deux Aveugles et les Saltimbanques ; le Palais-Royal donnait les Diables roses. Le 18, on joue, aux Bouffes, sans grand succès, la Princesse de Trébizonde. Délaissant l’opérette qui semblait, étrange aberration, comme une évocation du régime déchu, on donne, quelques jours après, le Roman d’un jeune homme pauvre, avec Febvre et Marie Brindeau. Le Gymnase annonce une reprise de Froufrou ; la Gaîté reprend la Chatte blanche, dont le succès de mauvais aloi résiste décidément à tous les événements. Le théâtre Cluny donne une représentation de l’Aventurière avec Mlle Duguéret et Saint-Germain et, quelques jours après, Don Cézar de Bazan avec Frédérik Lemaître. L’éditeur Lemerre organise des matinées à l’Ambigu, Taillade et Dumaine y jouent le Cid, Francisque Sarcey y fait des conférences où des allusions politiques par trop répétées sont médiocrement goûtées du public. Les Menus-Plaisirs donnent les Maris à la campagne, on répète les Misérables à la Porte-Saint-Martin.

Il faut même citer une première, Racontars de merlans, de Gosserand et Kriésel, un acte joué aux Bouffes, dont le titre n’éveillera pas la curiosité.

Les cafés-concerts, de leur côté, reprennent leurs représentations maintes fois interrompues pendant le siège.

Cependant la signature du traité de paix, l’entrée des troupes allemandes arrêtent encore tout essor de vie théâtrale. L’arrêt est absolu du 26 février au 4 mars.

Les représentations reprennent ensuite leur cours, une première est même donnée aux Délassements le 5 mars, Contes de fées, fantaisie en 4 actes de Bloch et Oswald, et Garçon, l’addition, un acte de Devanne.

Mais la tournure que prennent les événements, les menaces de guerre civile enlèvent, peu à peu, l’espoir prématuré de meilleurs jours.

Le 18 mars, la Commune est proclamée, et le lendemain, la plupart des théâtres restaient fermés ; l’agitation révolutionnaire, en même temps que l’exode de beaucoup d’artistes ne pouvaient que contribuer à leur déroute.

Une première représentation eut lieu cependant le 27 mars aux Menus-Plaisirs, le Siège des Épiciers. Toute trace de cette pièce semble disparue, et nous ignorons si ce titre suggestif cache une simple farce ou une bouffonnerie d’actualité.

L’existence de la Comédie-Française fut des plus agitées et des plus curieuses pendant la Commune. Édouard Thierry et d’Heylli ont retracé les vicissitudes que traversa le Théâtre-Français durant cette période révolutionnaire. Notre étude serait incomplète si nous n’exposions pas néanmoins ces événements qui sont la phase principale de l’histoire des théâtres sous la Commune.

La réouverture eut lieu le 28 mars. On joua successivement Tartufe, l’Honneur et l’Argent, le Duc Job, la Joie fait peur. La distribution des rôles se faisait avec la plus grande difficulté, par suite du départ de beaucoup d’artistes. Thiron joua le Malade imaginaire, à la grande indignation de Coquelin, réfugié à Versailles, et qui aborda ainsi un de ses amis : « — Ah ! mon cher, que dites-vous de ce qui se passe à Paris, c’est épouvantable ! — Eh oui, cette révolution, alors que les Allemands n’ont pas encore évacué le territoire… — Il s’agit bien de cela ; vous ne savez donc pas ce que l’on fait au Français ! Thiron joue les grands premiers comiques !!! »

Les représentations se poursuivaient cependant malgré les difficultés de distribution des rôles et aussi le peu d’empressement du public. Le 31 mars, le jour même où Régnier quittait définitivement le théâtre, avaient lieu, au bruit du canon, les obsèques de Samson, mort à Auteuil, à l’âge de soixante-dix-huit ans.

Les événements du siège avaient déjà fortement ébranlé la situation de la Comédie-Française. L’armistice n’avait donné que quelques lueurs d’espoir. La proclamation de la Commune donnait le coup de grâce à la prospérité financière de la société. Qu’allait-il advenir ? La Comédie-Française allait-elle subir la honte d’une faillite ? Pouvait-on songer à emprunter ? Et qui, à une époque aussi tourmentée, pouvait être susceptible de fournir des capitaux ? À quel taux d’ailleurs ? Il n’y fallait pas songer, et grande était l’anxiété des sociétaires quand Got fit une proposition qui devait être le salut.

Il fallait quitter Paris et donner des représentations à l’étranger pour sauver la situation matérielle de la compagnie. L’idée était excellente, puisqu’elle devait brillamment réussir. On décida d’aller à Londres. Mais comment allait-on quitter Paris ? Le gouvernement de la Commune allait-il le tolérer ?

La combinaison suivante fut adoptée : diviser la troupe en deux fractions : la première, la plus importante, irait en Angleterre ; l’autre resterait à Paris et assurerait, coûte que coûte, le service du théâtre, pour ne pas déplaire au gouvernement.

Got alla trouver Raoul Rigault, qui accorda, sans trop de difficultés, l’autorisation. Il partit avec Brossant pour Londres, afin de tout organiser, puis revint seul à Paris, pour repartir avec ses camarades. Mais pendant les quelques jours qui précédèrent l’exode des artistes vers l’Angleterre, une représentation, organisée par le gouvernement au bénéfice de la veuve du général Duval, faillit provoquer de graves difficultés.

Édouard Thierry, pressenti le premier, fit d’abord la sourde oreille, puis manœuvra si adroitement que cette représentation, qu’on voulait donner à la Comédie-Française, eut lieu à la Porte-Saint-Martin. Les artistes du Français, Mme Plessy en tête, durent néanmoins aller y jouer Tartufe. Got, au milieu des préparatifs du départ, exhalait sa colère dans son journal :

« Jeudi 20 avril. — Voilà-t-il pas qu’on vient me fourrer dans un bénéfice donné par ordre (par ordre !!) pour la veuve du « général » Duval ! Oh ! cette fois, je m’insurge contre l’insurrection et je ne jouerai pas là-dedans. N’ai-je pas, en bonne conscience, l’excuse de mon retour précipité de Londres et de mon prochain « redépart » ?

« Vendredi 21 avril. — J’ai vu l’ex-préfet Rigault. N’avait-on pas dit (qui ? je donnerais beaucoup pour le savoir, mais le bon Rigault n’a pas voulu me le révéler) que j’avais personnellement refusé déjouer au bénéfice de la veuve Duval. Heureusement l’ex Rigault m’a affirmé plus que familièrement « qu’il s’en foutait » (sic) et qu’il allait, tout bonnement, faire jouer Tartufe à la Porte-Saint-Martin.

« Samedi 28 avril. — En effet, ce n’était pas une blague. Je vois aujourd’hui dans la rue la Comédie-Française affichée avec Tartufe, Mme Plessy et notre troupe au bénéfice de la veuve du général Duval. C’est trop bleu ! Si jamais l’histoire réclame tout cela, on dira bien sûr, encore, que c’était pour sauver la Comédie-Française. »

Après le départ pour Londres, la « jeune troupe », c’est le nom que donne Éd. Thierry aux artistes restés à Paris, fut ainsi constituée :

« MM. Gibeau, Mazudier, Charpentier, Masquillier, Kime, Coquelin cadet, Thiron, Montet, Tronchet ;

« Mmes Fleury, Devoyod, Llyod, Granger, Tholer, A. Plessy, Croizette, Delmary, Agar, Reichemberg. »

Un vieux comédien, Boudeville, et un jeune premier du théâtre Cluny se joignirent bénévolement à la troupe.

Comme on doit le penser, la présence des artistes était subordonnée aux événements. Les absences forcées étaient nombreuses et on eut les plus grandes difficultés à assurer les représentations. Une lettre de Gibeau à Éd. Thierry donne une idée de transes dans lesquelles on vivait :

« Asnières, 14 avril, 1871.
« Mon cher Thierry,

« Je ne sais si cette lettre vous parviendra ; je vous l’écris plongé dans le désespoir. Depuis huit jours, nous sommes au milieu d’une horrible bataille, les obus et les balles pleuvent comme grêle, impossible de sortir des caves ! Ma maison est criblée de projectiles, tout sommeil nous est interdit. Ayez pitié de cette horrible position et ne m’en veuillez pas. Vingt fois j’ai tenté d’entrer dans Paris, et vingt fois j’ai échoué. Et, en admettant le succès, pouvais-je laisser les miens abandonnés à une situation pareille ? Ce n’est pas avec un homme comme vous qu’il faut insister, et si, comme directeur, vous devez me blâmer, je suis sûr que, comme homme et comme fils, vous m’absoudrez complètement. Quoique nous ayons reçu, cette nuit, deux balles dans la chambre de mon père, la situation, depuis ce matin, semble se débattre d’un autre côté. Tout semble se concentrer sur Neuilly et Courbevoie, mais les éclaireurs de Versailles sont en vue et, si Asnières est occupé de nouveau, nous serons probablement anéantis. Encore une fois, prenez-nous en pitié, mais croyez bien que je guette la moindre circonstance pour aller vous porter mes excuses.

« Votre dévoué,
« Gibeau. »

Le Théâtre-Français organisa péniblement ses représentations, mais le résultat financier fut lamentable.

Lettre d’Éd. Thierry à Got :
« 11 mai 1871.

« … Ici nous faisons comme à Londres des raccords et des répétitions. Vous savez probablement que Boudeville nous est venu en aide. Avec lui, nous avons eu le Menteur, où il a joué le rôle de Cliton, et nous allons avoir le Mariage de Figaro, où il jouera Antonio. Un jeune comédien du théâtre Cluny, Richard, s’est mis aussitôt, pour l’honneur, à notre disposition, ce qui nous a fait, à peu près, deux amoureux, car nous n’en avions qu’un, hélas ! Nous n’avions que Charpentier pour la tragédie et la comédie et nous ne pouvions pas même jouer les deux actes du Dépit amoureux. Il n’est pas possible de se figurer une plus étroite pénurie…

« … En dépit de tout, nous allons finir par avoir quelques pièces montées et nos jeunes filles qui se multiplient font des progrès qui se remarquent. Quant au public, il est abondant, mais peu lucratif. La garde nationale nous visite en bonne voisine et nous lui en sommes une diversion agréable pour les ennuis du poste. La municipalité du 4e arrondissement a failli nous envoyer une tragédie. Elle l’a, en effet, envoyée, brochure et auteur. J’ai objecté que nous n’avions pas de comité de lecture : « Nous vous en ferons un », m’a-t-on dit ; — que je n’avais pas d’acteurs : « Nous vous en fournirons. » — « Cela m’a bien un peu inquiété, mais j’ai vu l’auteur et j’espère que nous en resterons là. »

Cette lettre donne une idée du désarroi dans lequel se trouvait la Comédie-Française. Quant au public de ces soirées de la Commune, il était même au-dessous de cette lamentable situation. Où étaient les élégances, la distinction du grand public du second Empire ? Des officiers galonnés sur toutes les coutures, leurs « épouses » aux toilettes prétentieuses et voyantes, encombraient l’orchestre et les loges. Les képis et les ceintures rouges remplaçaient les habits noirs, les képis d’autant plus en vue que leurs possesseurs les gardaient obstinément sur la tête. Ce fut, lors des premières soirées après le 18 mars, le sujet d’une petite émeute de coulisses, les actrices ne parlant de rien moins que de refuser de jouer en présence de l’impolitesse des spectateurs.

Le grand répertoire n’était guère à la portée de ce public, bon tout au plus à voir jouer le mélodrame ou à écouter la romance sentimentale de café-concert.

Tous ces généraux, officiers aux uniformes chamarrés, faisaient néanmoins bonne contenance, tout en bâillant sous cape. D’aucuns exhalaient cependant leur mauvaise humeur, tel ce colonel de la Commune à qui Verteuil, le secrétaire général, entendait dire au sortir d’une représentation des Femmes savantes : « Eh bien ! voilà donc ce qu’était cette littérature de l’empire ! Pas même amusante ! »

Les demandes de billets de faveur étaient innombrables, écrites sur du papier à en-tête des mairies, rédigées souvent en style de tourlourou, généralement émaillées de fautes d’orthographe ; plusieurs étaient même écrites en italien et en allemand, tant était grande la diversité des états-majors de la Commune et aussi, disons-le, la confiance dans l’érudition de l’administrateur de la Comédie-Française.

Il était répondu à toutes les lettres, les places de faveur étaient toujours accordées. On peut penser, dans de telles conditions, ce qu’était le désarroi financier.

Comme nous l’avons dit, ce fut Londres qui sauva la situation. Les recettes, faibles au début, atteignirent bientôt une moyenne de 6.000 francs. Au règlement final, l’excédent atteignit 312.000 francs.

Got et ses camarades ne devaient rentrer de Londres que le 8 juillet. Édouard Thierry, surmené, fatigué par tant de vicissitudes, se retirait définitivement à l’Arsenal. Il quitta la Comédie-Française, y laissant la réputation d’un homme bon et juste entre tous. On ne saurait trop admirer son courage, sa ténacité, qui sauvèrent le Théâtre-Français d’un désastre véritable.