Le Tiers-état et son rôle politique en France

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Le Tiers-état et son rôle politique en France
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 3 (p. 528-550).

LE TIERS-ETAT


ET


DE SON ROLE POLITIQUE EN FRANCE.





Essai sur l’histoire de la formation et des progrès du Tiers-État, par M. Augustin Thierry.




On ne mesure l’action exercée par les esprits créateurs qu’en comparant le point où ils ont pris la science avec celui où ils l’ont conduite. En se reportant à ce qu’étaient les études historiques pour la génération qui nous a précédés, nous embrassons sans effort l’étendue de la révolution qui s’opéra sous l’influence de quelques intelligences supérieures éclairées par le jour que les bouleversemens de notre siècle ont soudainement répandu sur le passé. Qu’était l’histoire de France pour la jeunesse à laquelle on l’enseignait d’après les résumés d’Anquetil ? Qu’était-elle pour nos pères, condamnés à l’étudier dans les dissertations du père Daniel et les narrations pompeuses de l’abbé Velly, les seules sources ouvertes aux gens du monde depuis que le sévère Mézeray avait vieilli et que Varillas était enterré sous l’amas de ses compilations indigestes ? Quelle idée éveillait dans l’esprit, quelle émotion pouvait susciter dans l’âme ce froid récit espacé règne par règne, dans le cours duquel tous les acteurs revêtaient le même costume, parlaient la même langue, exprimaient invariablement les mêmes idées ? La France administrative de Colbert, la monarchie absolue de Richelieu, les guerres de Flandre du grand roi et les plaisirs de sa cour, tel était le cadre où se montraient, habillés comme on l’était au Théâtre-Français avant la réforme de Talma, ces chefs barbares qui avaient renversé la société gallo-romaine, sans même soupçonner l’existence de la future monarchie française dont on les proclamait rois. Dans cette longue galerie qui s’ouvrait à Phramond pour se clore à Louis XV, venaient se ranger, comme des héritiers naturels se succédant les uns aux autres, Clovis en manteau fourré d’hermine, Childéric transformé par Velly en prince aimable, perdant sa couronne pour avoir trop aimé, et les princes fainéans dépeints les uns en moines, les autres en Sardanapales. Puis arrivait Charlemagne, vêtu en roi de cœur ; plus loin, suivaient dans leur rang et ordre les rois capétiens, sans que rien laissât soupçonner ni par le fond des choses ni par la couleur la transformation sociale dont l’avènement de la troisième dynastie avait été la manifestation en même temps que la conséquence.

Dans ces placides récits, on montrait les successeurs de Hugues Capet triomphant, par la seule force de leur droit monarchique, de la rébellion des grands vassaux ; l’émancipation des communes était présentée comme un retour sous la domination directe des rois légitimes ; puis l’on vous faisait voir ceux-ci triomphant de l’Angleterre par leur épée au XVe siècle, comme ils avaient auparavant triomphé de la féodalité. Dans ce programme, le pouvoir royal était le seul pivot de l’activité nationale, l’alpha et l’oméga de l’histoire. L’œuvre principale des écrivains qui se vouaient à l’écrire consistait naturellement dès lors à éclairer les origines de la monarchie, à faire ressortir son antiquité et ses droits, à décrire les batailles où nos rois marchaient toujours au premier rang, et les fêtes brillantes de leur cour, qui avait fait de la France la plus policée des nations en même temps que la première des monarchies.

L’université impériale goûtait assez cette manière d’écrire l’histoire. L’empereur Napoléon, qui tenait fort à hériter de Charlemagne, aimait à voir celui-ci succéder à Clovis, afin de parfaire les quatorze siècles monarchiques dont il entendait être l’expression dernière et suprême. La restauration attachait un prix plus grand encore à renouer la chaîne des temps et à faire émaner de l’initiative royale toutes les institutions et tous les progrès ; mais le temps des lieux communs et des généralités historiques était passé. Une grande révolution s’était opérée dans l’opinion au sein de la France émancipée ; des partis s’étaient constitués autour d’une tribune retentissante, et, pour paraître avec plus d’autorité sur le théâtre des luttes politiques, ceux-ci aspiraient à se donner des racines dans l’histoire. Au grand air de la liberté, tous les horizons furent agrandis, et, sous l’ardent reflet des révolutions, le passé rayonna de lumières inattendues. Deux hommes contribuèrent surtout en France à renouveler les études historiques : M. Guizot par ses cours et M. Augustin Thierry par ses livres imprimèrent à la pensée publique une impulsion féconde en introduisant dans l’histoire, l’un l’esprit politique issu des temps modernes, l’autre la couleur locale empruntée à la vivante évocation du passé. Tandis que l’auteur de l’Histoire de la Civilisation en France et en Europe étudiait dans leurs élémens générateurs la formation des sociétés modernes et celle des gouvernemens libres, l’auteur de l’Histoire de la Conquête de l’Angleterre par les Normands s’emparait du plus grand épisode du moyen âge après celui des croisades et le peignait avec un éclat incomparable. M. Thierry, substituant l’histoire des peuples à celle des individualités royales, faisait pour la première fois revivre dans un grand tableau les races les plus diverses par leur origine, par leur génie et par leurs destinées : élémens antipathiques destinés à se fondre par le travail des siècles dans une glorieuse unité. La brutalité de l’oppression et les joies sensuelles de la conquête, les humiliations et les tristesses du servage, l’orgueil des vainqueurs, le désespoir des vaincus dépossédés de la terre natale, — tous ces contrastes d’abord terribles, puis affaiblis de génération en génération, mais toujours persistans lors même que le secret en échappe, — des luttes gigantesques finissant par des guet-apens de voleurs, des combats homériques aboutissant à des légendes, — telle fut l’épopée par laquelle M. Augustin Thierry remplaça les traités philosophiques du XVIIIe siècle et les œuvres incolores qui les avaient précédés.

Un tel début révélait une mission : l’écrivain y dévoua sa vie et ses forces. Pendant que M. Guizot était contraint de suspendre pour les devoirs de la vie publique ses grands travaux commencés, M. Thierry s’enfonçait de plus en plus dans la retraite et dans le silence. La Providence, comme si elle eût voulu l’isoler de ce monde, ne lui avait laissé que la lumière intérieure ; il dut faire recueillir par d’autres mains ces fruits du savoir destinés à mûrir laborieusement pour lui dans le silence et dans la nuit, et ce fut sous le reflet de sa pensée qu’il contempla cette nature extérieure resplendissante sous son pinceau de tant de couleurs et de clartés.

Après avoir donné à l’Angleterre l’explication du grand fait historique qui l’a constituée, et dont l’empreinte est restée vivante dans ses mœurs comme dans ses lois, M. Thierry appliqua sa pensée et sa méthode à la France. Il voulut la doter, non d’une histoire complète, rendue difficile par la variété de nos transformations sociales et la diversité des races qui les ont subies, mais de récits épisodiques dans lesquels cette histoire viendrait se condenser autour d’un petit nombre de types habilement choisis. Les Lettres sur l’Histoire de France et les Récits des temps mérovingiens ont éclairé les siècles les plus obscurs par de saisissantes évocations. Autour d’un chef barbare, quelquefois autour d’un moine ou d’une jeune fille, vient se grouper ou une classe ou une race entière, et dans ces admirables esquisses, c’est le cœur de tout un peuple qu’on sent battre dans quelques poitrines.

Cependant, en consommant cette révolution littéraire dans l’isolement complet des joies et des affaires du monde, M. Augustin Thierry était loin de demeurer étranger aux passions qui agitaient la France : il en subissait l’influence et les reflétait vivement dans tous ses écrits. Sans le vouloir et sans le soupçonner, il transportait parfois rétrospectivement dans le domaine de l’histoire l’esprit des luttes engagées par le libéralisme de la restauration contre les théories politiques de la droite. C’était le temps où M. Royer-Collard posait à la tribune, à l’état de théorie philosophique, le gouvernement des classes élevées par la pensée et par le travail. M. Guizot préparait par ses livres l’œuvre à laquelle il allait consacrer sa vie. Benjamin Constant s’attachait à ramener à des formules précises les doctrines de l’école libérale. — M. Thierry s’efforça de donner une généalogie à cette école fort ignorante du passé, et qui s’obstinait à ne dater que de 1789. C’était au nom de l’histoire qu’il prétendait transporter à la bourgeoisie cette légitimité du droit et cette prédominance dans l’exercice de la puissance publique que la royauté réclamait pour elle-même, au nom des principes qui avaient constitué la nation depuis l’origine de la monarchie française.

À l’ardeur de ces luttes succéda, après la révolution de juillet, l’apaisement protecteur qui suit la victoire et la modération que suscite la responsabilité. L’illustre historien avait vu dans l’érection de la monarchie de 1830 la consécration logique et solennelle de toutes ses théories historiques. À ses yeux, la bourgeoisie venait d’imiter ce qu’avait fait l’aristocratie française au Xe siècle en imprimant à une victoire, œuvre légitime du progrès des temps, le sceau définitif qui marque presque toujours les grandes transformations sociales. Dans un renouvellement de jeunesse et d’ardeur, il se dévoua à étudier, en remontant à ses sources les plus obscures, l’origine de ce tiers-état qui, parvenu à la plénitude de son développement intellectuel et de son influence, venait de faire un roi à la manière des grands vassaux couronnant le duc de France. Préoccupé de sa pensée fondamentale, il put arriver à M. Thierry de faire souvent dans le passé la part de la bourgeoisie trop grande, celle de la noblesse et surtout la part de l’église trop petite ; il parut parfois méconnaître que, sans figure et au pied de la lettre, la France avait été faite par la main du clergé du XIe au XIIe siècle, et que ses frontières avaient été tracées par le sang de la noblesse du XVe au XVIIe. On aurait dit parfois qu’il portait aux deux premiers ordres de l’état des sentimens analogues à ceux que le duc de Saint-Simon professait pour le troisième ; et si l’élévation de sa pensée ne l’avait défendu contre les entraînemens de sa nature, on aurait pu craindre qu’il ne devint le Boulainvilliers de la bourgeoisie.

C’est mûrie par les années, et sans doute aussi par les déceptions, que cette pensée nous arrive aujourd’hui. L’Essai sur l’histoire de la formation et du progrès du tiers-etat est le résumé fidèle et comme le solennel testament de cette laborieuse vie, si passionnée dans son calme, si animée dans sa solitude. L’école monarchique avait donné l’établissement de la royauté comme but final à l’histoire. C’était pour arriver au plein épanouissement de l’autorité royale telle que la France l’avait possédée au XVIIe siècle, qu’au dire de ses écrivains les races conquérantes et conquises s’étaient enfin confondues, et que l’unité nationale s’était élevée sur les ruines des antiques provinces soumises à une administration uniforme. Invasion du droit romain dans le droit coutumier, prédominance conquise par le pouvoir judiciaire sur le baronage, fusion des peuples, des idées et des idiomes, tous ces miracles d’alchimie historique avaient eu pour conséquence dernière l’unité nationale constituée et représentée par l’unité monarchique. De toutes ces affirmations, M. Thierry n’en conteste qu’un petit nombre. Il accorde volontiers aux théoriciens de la puissance royale presque toutes leurs prémisses, mais il aboutit à de tout autres conclusions. Il établit qu’en faisant le vide autour d’elle, en brisant sous ses pieds toutes les forces indépendantes, la royauté préparait, dans une profonde ignorance du résultat final, l’avènement d’une classe qu’elle avait élevée sans soupçonner son avenir. Dans cet abaissement de toutes les grandes existences, dans ce nivellement du sol et des personnes, où l’école monarchique voyait un but définitif, M. Thierry ne signale qu’un moyen, et la prépondérance politique des classes industrielles et lettrées lui semble sortir du système de Louis XIV aussi nécessairement que le règne du grand roi était sorti de l’œuvre séculaire de saint Louis, de Philippe le Bel, de Louis XI et de Henri IV.

Les lecteurs habituels de ce recueil savent assez que notre pensée concorde sur ce point-là presque complètement avec celle de l’auteur de l’Essai sur l’histoire du tiers-état. Nous tenons comme lui pour démontré que du long enchaînement des idées et des faits qui en constituent l’unité, l’histoire de France aboutit à cette double conclusion, — que le pouvoir doit avoir chez nous pour instrumens les intelligences, et pour lest les intérêts, et que l’avènement à la suprême direction de la société des hommes qui représentent la double puissance de la pensée et du capital est un fait normal et légitime comme l’avait été au Xe siècle celui des grands barons qui représentaient alors notre nationalité naissante contre les traditions germaniques. Mais si le gouvernement de la démocratie rencontre devant lui la résistance de tous les intérêts, le gouvernement de l’aristocratie celle de tous les instincts nationaux, et si le génie de ce pays rend l’un et l’autre impossible, de son côté la bourgeoisie possède-t-elle toutes les qualités requises pour l’exercice du pouvoir ? Est-elle, quant à présent, en mesure de l’exercer d’une manière permanente sans le concours de ceux qui constituaient jadis les ordres privilégiés de la société, et qui viennent de plus en plus, par l’effet des mœurs et des institutions civiles, se confondre dans ses rangs ? A-t-elle l’esprit à la hauteur de sa fortune, et ne serait-ce pas dans le désaccord au moins temporaire qui existe entre sa mission sociale et son insuffisance à l’accomplir qu’il faudrait chercher le triste secret de toutes les révolutions de notre temps ? Cette formidable question s’est certainement trouvée posée pour l’auteur de l’Essai sur l’histoire du tiers-état, comme elle l’est depuis longtemps pour nous-même.

Lorsqu’à la fin du Xe siècle la féodalité militaire chassa les débiles successeurs de Charlemagne pour placer l’un des siens à sa tête, et qu’elle érigea une royauté française dégagée de toute solidarité avec la Germanie, patrie primitive des conquérans, cette grande révolution eut un succès complet, et nul n’a peint en traits plus originaux que M. Thierry lui-même[1] ce changement de dynastie, œuvre d’une idée et date d’une ère nouvelle. Mais la bourgeoisie contemporaine a-t-elle réussi, et les destinées de la monarchie de 1830 ont-elles été les mêmes que celles de la monarchie de Hugues Capet ? Le principe du suffrage universel, qui domine aujourd’hui tous les pouvoirs publics, n’est-il pas le contre-pied de son propre principe ? La bourgeoisie a-t-elle défendu contre une surprise le gouvernement qui était la plus haute expression de ses idées, de ses vœux et de ses intérêts ? A-t-elle tenté le plus léger effort pour conserver le pouvoir, et une journée n’a-t-elle pas suffi pour le lui enlever ? N’avait-elle pas montré la même impuissance et la même faiblesse soixante années auparavant ? N’avait-elle pas laissé sortir la spoliation et la mort d’une révolution qu’elle avait faite pour garantir sa prépondérance exclusive, et les discours des orateurs de 1791 n’ont-ils pas abouti à la république aussi bien que ceux des orateurs réformistes ? D’aussi désastreuses récidives n’ont pu manquer de frapper l’esprit de M. Thierry, et peut-être ont-elles obscurci en quelques points la perception qu’en des temps moins troublés il avait de son sujet. Il y a dans son livre pourtant des pages qui jettent un jour singulier sur l’esprit natif de la bourgeoisie et sur les défaillances soudaines qui ont humilié la France depuis 1792 jusqu’à notre temps. La bourgeoisie peut y apprendre à quelles conditions elle a autrefois conquis l’indépendance, et à quelles conditions plus tard elle a conquis le pouvoir, — à quel prix de tels biens s’achètent et à quel prix on les garde ; elle peut reconnaître aussi combien a été lente son initiation politique. Je ne voudrais d’autres témoignages que ceux de M. Thierry, d’autres documens que ceux qu’il nous fournit avec une si merveilleuse abondance, pour constater qu’après des luttes séculaires le sens de la vie publique commençait à peine à se développer dans la classe de la nation dont il retrace l’histoire. Qu’on interroge avec nous ce tableau magnifique où dans un cadre restreint se pressent tant de figures et s’amoncellent tant de siècles : ce n’est qu’après avoir résumé les traits principaux que nous chercherons à en tirer une conclusion, ou du moins à formuler quelques-unes des conséquences auxquelles, en nous aidant de ce grand travail, nous avons été conduit.

Rien ne rappelle mieux l’idée du chaos avant l’heure où la parole créatrice eut divisé les élémens et fécondé l’abîme que le flot confus de ces populations barbares destinées à former un jour les diverses nations modernes, en s’incorporant, sous la vivifiante influence du christianisme, les débris des vieilles sociétés renversées par elles. Auprès des malheureux Gallo-Romains dépossédés par l’invasion de la majeure partie de leurs propriétés héréditaires, vous apercevez les Francks, divisés eux-mêmes en deux tribus principales, l’une vivant selon le droit salique, l’autre sous la législation des Ripuaires. Bien avant celles-ci, vous découvrez sur le sol ravagé des Gaules d’autres tribus d’origine germaine, mais déjà rapprochées de la civilisation romaine par des croyances et des habitudes communes, et qui occupent une sorte de situation intermédiaire, entre les sauvages conquérans et les tristes débris de l’empire, tombés de la plénitude du luxe et des jouissances au dernier degré de l’abaissement et de la misère. Chacune de ces races possède un droit distinct, et la répression pénale s’exerce de l’une à l’autre selon la qualité des personnes et la dignité originaire de leur sang. Une seule classe d’hommes reste, sans distinction d’origine, invariablement soumise à l’oppression qui l’écrase et au mépris qui l’atteint. Le Franck, le Burgonde et le Visigoth n’ont guère plus d’entrailles que le citoyen romain ou le Gaulois tributaire pour ces êtres maudits auxquels appartient à peine le nom d’hommes, de telle sorte que, dans l’infinie bigarrure de ces sociétés agitées, où les races sont partout juxtaposées sans être nulle part confondues, l’esclavage apparaît comme la seule institution commune et la seule doctrine universellement admise.

Néanmoins cette rude condition ne tarda pas à s’adoucir sous une double influence. En embrassant le christianisme, les Barbares comme les Gallo-Romains avaient subi l’influence lente, mais certaine, d’une loi de fraternité et d’une religion d’amour. Il suffisait de prier aux mêmes autels, de connaître l’identité d’origine des enfans d’Adam et la destinée commune des membres et des héritiers du Christ, pour que l’esclavage païen subit une transformation profonde. Une autre cause, que M. Augustin Thierry met dans tout son jour, avança singulièrement cette modification, commencée avant l’invasion des Gaules : ce fut la transition par laquelle les tribus conquérantes passèrent de l’état nomade et guerrier à une situation sédentaire, et agricole. L’esclave, transporté de la maison au domaine rural, quittant le service personnel pour le maniement de la charrue, avait déjà, et par ce seul fait, changé de condition : de la catégorie des choses mobilières il était entré dans celle des immeubles. Pendant que l’esclavage se transformait sous l’action de ces causes diverses, mais également puissantes, la classe des petits propriétaires libres allait diminuant chaque jour par l’effet des bouleversemens quotidiens qui transformaient sans cesse cette société mobile comme la mer soulevée par les tempêtes. Ces petits propriétaires, en disparaissant, allaient se perdre dans la classe des colons et dans celle des lites, tandis que, par un mouvement simultané, les esclaves transformés en serfs se rapprochaient à leur tour de cette condition intermédiaire entre l’esclavage et la liberté. Ce fut le premier pas vers la fusion des races par la création d’une population rurale ayant certains intérêts à mettre en commun en dehors de ceux des dominateurs du sol. « Dans le colonat se fit donc la rencontre des hommes libres déchus vers la servitude et des esclaves parvenus à une demi-liberté. »

Cette situation se dessine nettement à partir du VIIIe siècle. Alors commence à se faire sentir dans son énergie souveraine l’action civilisatrice de l’église. Maîtresse de terrains immenses concédés avec les populations rurales qui les garnissent, l’église trouvait groupés sur ses domaines ces colons et ces serfs déjà passés à l’état de semi-liberté. Des chapelles s’élevaient de toutes parts sur les ruines des temples païens, au bord des sources consacrées et dans l’enceinte des cromlechs druidiques. La circonscription immédiate de ces chapelles devint une paroisse, ce premier élément de la vie civile. De nombreux monastères furent construits au sein des solitudes en partie pour les défricher, en partie pour les protéger par une solennelle consécration. Au pied de leur clocher se groupèrent les industries indispensables à la culture renaissante et aux besoins de ces populations si diverses d’origine, mais alors réunies par une même foi et protégées par un même symbole. Tandis que les serfs défrichaient les forêts, ou s’efforçaient de retrouver les traditions perdues des arts, leurs fils étaient admis à s’enfermer dans l’enceinte sacrée ; ils y vivaient dans le recueillement et dans l’étude, sur le pied de la plus complète égalité avec les fils de leurs maîtres, et l’on voyait les rois barbares incliner leur front chevelu devant ces colons et ces serfs couverts du froc monastique ou revêtus de la mitre épiscopale.

Dans les campagnes, sous l’autorité des abbés, — dans les villes, sous celle des prélats, — on vit donc renaître les rudimens de l’existence municipale. Les traditions romaines furent recueillies et appliquées là où elles n’avaient pas entièrement péri, et ce fut conformément à celles-ci que l’église reçut le dépôt des actes qui, sous l’administration impériale, s’inscrivaient sur les registres de la cité. Le christianisme fut le centre commun qui attira tant de forces résistantes. Au Xe siècle, la transformation de l’antique esclavage en servage de la glèbe était consommé sur tous les points. On cessa d’appartenir à l’homme pour appartenir à la terre.

Vers la même époque se dessinait une nationalité nouvelle dans laquelle les distinctions primitives des races tendaient de plus en plus à disparaître, d’abord entre les tribus conquérantes successivement établies dans les Gaules, puis entre ces tribus elles-mêmes et le reste des populations indigènes. À ces divisions originaires se trouva substituée celle que le temps et les événemens avaient tracée. On eut d’un côté tous les possesseurs du sol, formant pour le défendre une puissante fédération militaire, de l’autre les habitans de toute origine qui garnissaient et cultivaient la terre, population sans énergie et sans nul moyen de défense, forcément soumise aux seigneurs comme les castes agricoles l’ont été sous toutes les civilisations aux castes guerrières. La première pensée comme le premier intérêt de cette confédération baroniale fut de se conférer à elle-même un caractère héréditaire et de l’imprimer à la terre, qui était le signe et le gage de sa puissance ; mais ce passage de l’état viager à l’état féodal ne servit pas seulement les intérêts des possesseurs du sol et de la caste militaire : cette révolution eut aussi une influence heureuse sur la condition des serfs. Participant à la fixité que prenaient les institutions et les personnes, ceux-ci cessèrent d’être transportés comme un bétail d’un domaine sur un autre ; ils durent vivre et mourir sur celui qui les avait vus naître, à la possession duquel ils se trouvaient indirectement participer, et la famille agricole se constitua fortement par la permanence de la résidence et du servage, et par l’effet même des restrictions qui enchaînaient ou limitaient la liberté des personnes en attachant celles-ci au sol natal.

Pendant que la société rurale s’asseyait sur la propriété comme sur le roc, les villes grandissaient par l’effet même des désastres qui les frappaient quelquefois et dont elles étaient incessamment menacées. Pour les protéger ici contre les hommes du Nord que l’Océan vomissait sur toutes les grèves, là contre les brigands descendant comme des vautours de leur aire suspendue au haut des rochers, on ceignait ces villes de fortes murailles, on les couronnait de bastions. Les évêques dans les cités où ils avaient la juridiction territoriale, les agens royaux dans celles du domaine, réunissaient des approvisionnemens et des armes ; ils y appelaient les populations circonvoisines et s’efforçaient de les y fixer au prix de concessions précieuses, afin de rendre leurs villes plus fortes et d’avoir plus de bras à opposer à l’ennemi. Les populations se condensèrent donc dans ces lieux d’asile, et le spectacle des grandes perturbations suscita le besoin, fit naître le désir d’obtenir des garanties pour sa fortune et pour sa personne. Dès le commencement du XIe siècle, on sentait circuler dans ces agglomérations bourgeoises comme un premier frisson de liberté. Sous le réseau d’acier dont la féodalité enlaçait la France, se ranimaient de confus souvenirs du droit municipal, réchauffés au foyer des inspirations chrétiennes. Ce mouvement était surtout prononcé dans les provinces qui touchaient à l’Italie, où la ruine des institutions romaines avait été moins complète, parce que le flot de l’invasion y était en quelque sorte venu mourir. Aucune puissante monarchie ne s’était constituée au-delà des Alpes ; les villes toscanes et lombardes avaient pu se maintenir et s’organiser dans une sorte d’isolement, et les traditions de l’antique municipe vinrent se combiner avec le génie de l’époque féodale dans un système de gouvernement à la fois très énergique et très libre dont rien en Europe n’avait pu jusqu’alors donner l’idée. Le peuple conféra à des magistrats élus par lui et placés sous son contrôle la triple puissance administrative, judiciaire et militaire, et des souvenirs dont la grandeur remplissait encore le monde firent généralement attribuer à ces magistrats municipaux le nom de consuls. Ce mouvement pénétra la France, d’un côté par les Alpes, et de l’autre par la mer. M. Thierry nous montre, au XIIe siècle, le consulat établi dans les nombreuses cités françaises liées à l’Italie par leurs relations maritimes ; il constate que cette influence italo-romaine s’étendit successivement à toutes les provinces méridionales, c’est-à-dire à près d’un tiers de la France actuelle.

Pendant ce temps, les provinces du nord marchaient au même but par des voies différentes. Sans aucun concert et sans aucun centre commun d’action, une révolution se préparait dans toutes les agglomérations urbaines par la seule influence des germes de liberté jetés à tous les vents du haut des chaires chrétiennes. Une aspiration irrésistible vers l’affranchissement personnel, un besoin général de garanties pour la fortune mobilière et les industries naissantes se produisirent simultanément du Rhin aux Pyrénées. Malgré la conformité du but, ce mouvement affecta deux formes opposées, selon l’influence qui prédominait au sein des villes où il se révélait. Tandis que le consulat s’établissait dans les pays d’outre-Loire, la commune jurée naquit dans le nord, non des souvenirs romains à peu près perdus dans ces contrées, mais des traditions germaines appliquées aux besoins nouveaux qui commençaient à se produire dans cette partie de la France aussi bien que dans les provinces méridionales. Cette double forme de la commune jurée et de la commune régie par des consuls divisa donc le royaume du nord au sud sans rien ôter d’ailleurs, par sa diversité, à la puissance du grand mouvement émancipateur. Ces conquêtes étaient arrachées par la force ou achetées à prix d’argent, suivant la résistance que faisaient les seigneurs ou les charges dont ils étaient grevés, et les chartes, gages et monumens de ces populaires victoires, assuraient aux bourgeois qui les avaient scellées de leur sang une sorte de souveraineté dans l’enceinte des villes analogue à celle que les barons exerçaient sur les campagnes. Quelle que fût la forme extérieure sous laquelle se traduisit l’idée d’affranchissement, il s’agissait toujours de ramener au régime public de la cité et sous la garantie des conventions écrites tous ceux qui vivaient antérieurement sous la juridiction illimitée des chefs de la hiérarchie territoriale.

Parvenus à ce point de l’histoire, nous touchons au doigt la racine des temps et des intérêts modernes. « La bourgeoisie, nation nouvelle, dit M. Thierry, dont les mœurs sont l’égalité civile et l’indépendance dans le travail, s’élève entre la noblesse et le servage et détruit pour jamais la dualité sociale des premiers temps féodaux. Ses instincts novateurs, son activité, les capitaux qu’elle accumule, sont une force qui réagit de mille manières contre la puissance des possesseurs du sol, et, comme aux origines de toute civilisation, le mouvement recommence par la vie urbaine. L’action des villes sur les campagnes est l’un des grands faits sociaux du XIIe et du XIIIe siècle ; la liberté municipale à tous ses degrés s’écoula des unes sur les autres, soit par l’influence de l’exemple et la contagion des idées, soit par reflet d’un patronage politique ou d’une agrégation territoriale. »

Nul n’a peint avec des couleurs plus vives que M. Thierry le grand tableau de l’affranchissement des communes. Les Lettres sur l’histoire de France avaient depuis longtemps popularisé ces pittoresques annales de Vézelay, de Reims et de Laon, auxquelles l’historien du tiers-état vient d’ajouter une œuvre de science et d’art bien plus complète encore en nous donnant la monographie de la constitution communale d’Amiens. Le panégyriste des classes moyennes s’arrête avec une complaisance bien naturelle sur cet âge héroïque de la bourgeoisie, qui est demeuré en même temps la période la plus politique de son histoire. La bourgeoisie se jeta en effet avec un admirable entrain dans le grand mouvement d’émancipation des XIIe et XIIIe siècles, parce que ce mouvement, bien qu’inspiré par une pensée générale et généreuse, avait pour elle l’extrême avantage de demeurer local et de ne se lier qu’à ses intérêts propres. C’est pour cela qu’il fut, bien plus que les autres crises dans lesquelles la bourgeoisie a eu un rôle, inspiré de son esprit et marqué à son empreinte. Des nombreuses révolutions que cette classe de la société a tentées, celle-là est la seule qui lui ait pleinement réussi et où elle soit demeurée jusqu’au bout maîtresse de son terrain et de sa victoire.

Les franchises locales une fois conquises et le droit municipal fondé, la seule pensée politique qu’il soit possible de signaler au sein des classes bourgeoises durant la seconde moitié du moyen âge, c’est un dévouement sans bornes à l’autorité monarchique. Ce sentiment provenait pour elles d’une double source : il leur était inspiré par le souci de leurs propres intérêts, puisque la royauté féodale ne pouvait échanger son pouvoir nominal contre un pouvoir effectif qu’en élevant de plus en plus la condition des hommes nouveaux placés comme elle dans un état d’antagonisme contre la caste militaire et l’aristocratie territoriale. Le tiers-état le puisait aussi dans les traditions impériales, ranimées par l’étude du droit romain, que toute l’Europe empruntait alors à l’Italie. Par une des plus étranges singularités de l’histoire, il arriva que les descendans affranchis des serfs consacrèrent leur sang et leurs efforts les plus persévérans à transformer les héritiers du premier chef couronné par la féodalité en successeurs des empereurs aux mains desquels le peuple-roi avait abdiqué sa toute-puissance. Saint Louis empruntait au Digeste et à la bible, commentés par les prélats et par les légistes, l’idée de son autorité souveraine. Des bourgeois remplissaient ses conseils, siégeaient dans ses cours de justice désertées par ses barons, et poursuivaient avec acharnement l’extension de la puissance royale en invoquant en faveur du petit-fils de Hubert le Fort les souvenirs confondus des Césars et des rois hébreux.

La monarchie féodale ; avait formé les grandes assemblées de la nation selon l’esprit des coutumes germaines ; ces assemblées s’étaient recrutées des seuls représentans des possesseurs du sol et des chefs de l’église, parce que la féodalité et le clergé avaient seuls exprimé pendant longtemps la totalité des intérêts sociaux. Sitôt qu’il exista en dehors de la hiérarchie ecclésiastique et militaire des hommes libres et propriétaires, encore que dans une condition subordonnée, ceux-ci se trouvèrent tout naturellement appelés à profiter du principe féodal, qui reconnaissait à tous les membres de la société le droit de voter les subsides et de participer à l’autorité publique. La bourgeoisie bénéficia de ce droit sans même le revendiquer : à l’origine en effet, l’usage en importait bien plus à la royauté qu’à elle-même, car, confinée dans ses intérêts locaux et placée sous le régime des franchises municipales, qui suffisaient pour sauvegarder ceux-ci, la bourgeoisie n’était pas sensiblement affectée par les questions de politique générale ou de législation. Aussi le droit de siéger dans les assemblées nationales parait-il n’avoir été pendant longtemps de sa part l’objet d’aucune insistance, la matière d’aucune réclamation, et, comme le fait observer M. Thierry, cette participation à l’autorité publique, tout importante qu’elle soit, semble aux contemporains à peine digne d’une mention. Cependant, après que d’irréparables désastres provoqués par l’imprévoyance de la royauté et la folle témérité de la noblesse eurent, dans le cours du XIVe siècle, ouvert la France à l’ennemi, décimé sa population et anéanti toutes les ressources de la monarchie, il s’opéra dans l’esprit de la bourgeoisie un changement notable, et son attitude, jusqu’alors si effacée aux états-généraux, se trouva tout à coup transformée.

Aux demandes réitérées de subsides provoquées par les calamités de la guerre et par les dilapidations princières, les représentans des villes répondirent par des plaintes suivies bientôt après de menaces et de projets pour l’entière réformation de l’état. Lorsque, après la bataille de Poitiers, la France vit son roi prisonnier et la plupart de ses gentilshommes tués ou captifs, les bourgeois se prirent, au dire de Froissart, « à parlementer et à murmurer, à tant haïr et blâmer les chevaliers et escuyers retournés de la bataille, que envis ils s’embatoient ès-bonnes villes. » Dans cette fermentation générale, accrue chaque jour par l’annonce de nouveaux malheurs, huit cents députés, dont quatre cents de la bourgeoisie, entreprirent la réforme du gouvernement avec une ardeur qui ne tarda pas à leur faire dépasser le but. Délibérant sans distinction d’ordres et avec toute la violence des temps révolutionnaires, l’assemblée de 1356 forma dans son sein une sorte de comité de salut public ; elle notifia à la royauté, représentée par un jeune prince écrasé sous le coup qui venait d’atteindre son père, des résolutions qui allaient à déclarer les états à peu près souverains en toute matière ; elle exigea la mise en accusation des conseillers du roi, la destitution en masse des magistrats, et le droit de se réunir désormais en tout temps sans nulle convocation royale. C’était la république supplantant la monarchie.

Effrayés d’un mouvement auquel ils s’étaient associés sans en mesurer la portée, les députés ecclésiastiques désertèrent l’assemblée ; il en fut de même de ceux de la noblesse, moins propres à discuter des plans d’organisation politique et financière qu’à mourir bravement une hache d’armes à la main, et qui aimaient mieux chercher leur revanche de Crécy et de Poitiers que tenir tête aux gens du tiers. Les états, abandonnés par les deux premiers ordres, subirent alors sans contre-poids la pression de la plus basse démocratie, et les bourgeois se trouvèrent à la merci de passions populaires qu’ils étaient fort inhabiles à réfréner. Alors se déroula cette longue série d’évènemens dont on avait déjà fait ressortir le caractère étrange et presque prophétique, mais que l’auteur de l’Histoire du tiers-état a placé dans un cadre où ils ne peuvent manquer de fixer tous les regards et d’éveiller toutes les pensées. Une assemblée désertée par le clergé et par la noblesse, et dans laquelle le tiers-état domine seul ; l’autorité royale impuissante et avilie ; les députés des villes se subordonnant, moitié par besoin de direction, moitié par l’influence des menaces populaires, à la députation de Paris ; la démagogie et l’émeute se mettant dans la capitale au service du pouvoir municipal, et bientôt après le menaçant lui-même ; la révolution se faisant homme dans la personne d’Etienne Marcel, qui formule, en termes presque conformes à ceux de notre langue politique contemporaine, la souveraineté du peuple et le transport de l’autorité publique de la couronne à la nation ; cet homme versant le sang moins pour satisfaire ses propres passions que celles des instrumens auxquels il obéit en paraissant leur commander, arborant des couleurs nouvelles, comme symbole d’une révolution populaire, et, pour sanction de ce changement, aspirant à faire passer la couronne de la branche de Valois à la branche d’Evreux ; puis, à la suite des longs désordres de la capitale, la jacquerie dans les provinces, avec ses colères et ses vengeances, l’étranger profitant de cette universelle anarchie pour ajouter toutes les humiliations à toutes les douleurs : telle est la grande page d’histoire dans laquelle la bourgeoisie de 1789 aurait pu lire, à près de cinq siècles de distance, ses espérances et ses déceptions.

Si la prudence consommée de Charles V tira la France d’une crise devenue plus redoutable par les agitations populaires que par les succès mêmes de l’ennemi, les calamités du règne suivant la replongèrent dans l’abîme. Durant l’orageuse minorité et la longue démence de Charles VI, le tiers-état, excité par le spectacle de tous les scandales et des plus odieuses dilapidations, reprit le cours des idées politiques formulées aux états de 1355 et de 1356 ; mais dans cette tentative nouvelle il perdit plus vite et plus complètement encore la direction du mouvement qu’il avait suscité. Les réformes réclamées au commencement du XVe siècle, les hardies tentatives concertées entre le corps de ville et l’université, dont l’un fournissait à la bourgeoisie ses hommes d’action et l’autre ses hommes de parole, aboutirent à l’émeute des cabochiens et à la formation d’une faction plus menaçante encore pour les chefs du tiers-état que pour les agens de l’autorité royale. Le concert des Maillotins et des Bourguignons avait livré Paris au bras des écorcheurs, et l’on avait vu les lettrés et les riches marchands, après avoir, sinon invoqué, du moins subi le concours de la plus brutale populace, monter confondus avec les meneurs de celle-ci sur les potences élevées par la réaction monarchique. Ecrasés de confiscations juridiques, pressurés d’impôts, les bourgeois de Paris subirent le contre-coup de la victoire que venait de remporter la royauté sur les communes flamandes. La bataille de Rosebecque fut gagnée contre eux, et après de longues et stériles agitations l’on vit le pouvoir de la couronne sortir plus éclatant et moins contesté des tentatives par lesquelles le tiers-état s’était efforcé de lui imposer des règles et des limites. La légitimité du but avait été compromise par la violence des moyens, et les essais malheureux du XVe siècle provoquèrent une alliance toute nouvelle entre la royauté et la noblesse. Marcel et les Jacques, Caboche et les écorcheurs avaient rapproché des forces jusqu’alors incompatibles. Servie par les terreurs publiques, devenue le seul symbole de la nationalité française contre l’étranger maître de la moitié du territoire, la royauté gagnait chaque jour du terrain, malgré les velléités des résistances bourgeoises si malheureuses et si malhabiles, résistances presque complètement concentrées d’ailleurs dans la capitale. M. Thierry a fort bien démêlé cette opposition entre les tendances politiques et quasi-révolutionnaires de la bourgeoisie parisienne et le génie inerte, pacifique et purement légiste du tiers-état dans le reste du royaume. Des deux classes qui le composaient en effet, la classe commerçante était exclusivement attachée aux franchises municipales, à l’existence privilégiée des communes, et elle aspirait à étendre son importance et sa richesse beaucoup plus qu’à s’engager dans la vie publique dont elle n’avait ni le goût ni l’intelligence. La seconde classe, celle des officiers royaux de justice et de finance, sortie presque tout entière de la roture, ne connaissait qu’une science, la jurisprudence romaine, n’admettait qu’un droit, celui de l’état, et qu’un représentant de l’état, le roi. Chez les hommes appartenant à ces deux catégories, chaque jour plus nombreuses et plus puissantes, le sentiment de l’égalité civile était vif, mais celui de la liberté politique était nid : ils tenaient beaucoup moins à participer au pouvoir qu’à grandir leur position personnelle, et la seule pensée générale qui les inspirât était rabaissement de toutes les puissances et de toutes les forces sous le niveau commun de la loi. Le pouvoir absolu de la royauté était donc la conséquence nécessaire des dispositions natives de la bourgeoisie.

Si celles-ci ne rencontrèrent pas dans la personne du roi Louis XI leur expression la plus vraie, il faut du moins voir dans ce prince l’instrument prédestiné à faire passer dans les faits les idées, les désirs et les antipathies de la bourgeoisie française. D’une part, il abaissa tellement les têtes, qu’il dépassa par sa sévérité jusqu’aux plus cruelles exigences de l’envie ; de l’autre, il abaissa tellement les caractères, qu’aucune parole généreuse ne put sortir de la conscience publique, lorsque sa main de plomb eut cessé de peser sur elle. Aux états-généraux de 1484, le tiers-état resta fort en arrière des idées qu’il avait exprimées à ceux de 1413. Bien qu’on y votât par tête, mode qui assurait aux députés des villes un avantage considérable, on ne vit ceux-ci reprendre aucun des hardis projets de réforme issus, au commencement du siècle, du concert de l’échevinage parisien avec l’université. La forte discipline de Louis XI avait, enlevé aux esprits l’audace et jusqu’à la tentation des projets novateurs. Si le journal de Masselin enregistre quelques mots hardis de certains députes des deux premiers ordres, il constate que dans cette assemblée le tiers ne se passionna que pour la suppression des tailles et la rédaction par écrit des coutumes, double préoccupation qui correspondait au soin constant de ses intérêts et à sa tendance non moins constante vers l’unité de législation civile.

Depuis le règne de Louis XI jusqu’au réveil des passions publiques par les guerres de religion, les états-généraux, irrégulièrement convoqués, exercèrent sur les affaires une influence de moins en moins prononcée. Ils furent, en effet, insensiblement supplantés dans leur action politique par ces grandes cours judiciaires qu’avait instituées la royauté pour appliquer les lois du royaume, et qui, par des miracles de patience et d’habileté, parvinrent à transformer une pure formalité d’enregistrement en droit de remontrance, et bientôt après en droit de contrôle. Ce surcroît de puissance ne profita d’ailleurs qu’à la bourgeoisie, puisque de ses rangs sortaient presque tous les magistrats du royaume, et que par la vénalité des offices ceux-ci réussissaient à transformer leurs charges en propriétés presque indépendantes. Déjà d’ailleurs l’universelle impulsion sortie de la renaissance était venue donner aux classes intermédiaires une importance sociale spontanément acceptée par les classes élevées et consacrée par les témoignages les plus éclatans de la faveur royale. L’Italie envahie par les armes françaises, et dont les destinées se liaient alors étroitement aux nôtres, avait donné à la cour, comme à la noblesse militaire, le goût des lettres et des arts, et la contemplation de ses chefs-d’œuvre avait transformé le génie national. Le tiers-état se vouait seul à ces études et à ces œuvres de l’esprit qui allaient devenir une glorieuse profession ; c’était de ses rangs que sortaient aussi ces artistes, imitateurs et rivaux de ceux que nous envoyait l’Italie, et dont les constructions, répandues comme des diamans innombrables sur tous les points du territoire, signalaient les surprenans progrès de cette société dans toues les voies de l’intelligence et du goût comme dans celles de la richesse. Durant l’ère trop courte, dans sa magnifique fécondité, qui suivit les guerres calamiteuses avec l’Angleterre et précéda de si peu les sombres luttes de la réformation, il s’ouvrit de toutes parts des sources nouvelles de prospérité et de grandeur. « L’industrie, le commerce, l’agriculture, la police des eaux et forêts, l’exploitation des mines, la navigation lointaine, les entreprises de tout genre et la sécurité des transactions civiles furent l’objet de dispositions législatives dont quelques-unes sont encore en vigueur. Il y eut continuation de progrès dans les arts qui font l’aisance de la vie sociale et que le tiers-état pratiquait seul, et il y eut dans la sphère plus haute de la pensée et du savoir un élan spontané de toutes les facultés de l’intelligence nationale. Là se rencontre à son apogée cette révolution intellectuelle qu’on nomme d’un seul mot — la renaissance, et qui renouvelle tout, sciences, beaux-arts, philosophie, littérature, par l’alliance de l’esprit français avec le génie de l’antiquité. »

La France est la terre des contrastes, des abaissemens soudains, comme des retours plus soudains encore. Après ces beaux jours de Louis XII et de François Ier, dont M. Thierry peint à grands traits l’éclatant tableau, la noble nation tomba tout à coup dans le sombre abîme au fond duquel la postérité voit tournoyer la ronde des assassins et des victimes, des mignons et des empoisonneurs. Après Bayard, elle eut Catherine de Médicis ; après les grandes guerres d’Italie, les massacres nocturnes ; après la construction des chefs-d’œuvre, le marteau des iconoclastes.

Parvenue au XVIe siècle presque à la plénitude de son développement intellectuel et social, maîtresse de toutes les fonctions administratives et judiciaires, depuis les secrétaireries d’état et la chancellerie jusqu’aux présidiaux et aux intendances, la bourgeoisie ne pouvait manquer de jouer un grand rôle dans la crise que l’introduction du protestantisme avait ouverte dans l’ordre moral et que la question successorale allait ouvrir dans l’ordre politique. Je crois, et M. Thierry me permettra de le dire, que l’auteur de l’Histoire du tiers-état n’a pas envisagé sous son jour véritable l’action si persévérante et si politique déployée par la bourgeoisie dans le drame qui s’ouvre sous les derniers Valois pour finir à l’avènement de la maison de Bourbon, Dans ces tristes temps, cette classe de la société, préservée de l’influence italienne, fut, après tout, la moins dépravée dans ses mœurs, la plus modérée dans ses actes, en même temps que la plus fermement attachée à des croyances religieuses identifiées avec les principes mêmes de la nationalité française. Moins féroce que le bas peuple, moins corrompu que la noblesse, le tiers-état réfréna presque partout, sauf à Paris, les implacables passions qui aspiraient alors à s’étancher dans le sang. Si la bourgeoisie municipale fut l’instigatrice et l’âme de la ligue par tout le royaume, cette audacieuse et patriotique association, la plus imposante et la plus durable qui se soit jamais formée dans ses rangs, n’était-elle pas justifiée par l’imminent péril que courait la foi nationale avant les engagemens pris par Henri de Navarre et l’acte solennel de Saint-Denis ? Qui peut nier, en se reportant aux idées de ce temps, que l’établissement d’une dynastie protestante à Paris n’équivalût à une victoire décisive de la réforme en France ? S’il est une vérité historique étincelante d’évidence, c’est que la ligue seule a sauvé le catholicisme, et, avec la religion de nos pères, l’originalité de notre génie, le dépôt sacré de nos traditions et de nos destinées à venir. Loin donc qu’il y ait à blâmer la bourgeoisie d’avoir suscité ce grand mouvement, qui n’était pas moins patriotique que religieux, et qui achevait l’œuvre de Jeanne d’Arc en arrachant la France au joug intellectuel de l’Angleterre, il faudrait l’en féliciter hautement, surtout lorsqu’on recherche avec une curiosité aussi pieuse que celle de M. Thierry jusqu’aux plus faibles symptômes du génie politique dans les rangs du tiers-état. La seconde moitié du XVIe siècle est certainement l’époque où la bourgeoisie a le moins mérité le reproche qu’on avait pu lui adresser antérieurement et qui continue malheureusement à l’atteindre depuis. En maintenant résolument la religion par laquelle vivait la France, en sachant s’unir, agir et mourir au besoin pour elle, la bourgeoisie s’appuyait sur ce qui lui a manqué trop souvent, sur une idée générale prise en dehors de ses intérêts privés ; son cœur battait pour une passion désintéressée et généreuse ; elle rencontrait une cause qui était moins la sienne que celle du pays tout entier.

N’oublions pas d’ailleurs que ce fut du sein des parlemens et des corporations municipales, d’abord très vivement engagés dans la ligue, que sortit enfin la grande transaction qui rendit à la France le signalé service d’y conserver l’intégrité de la religion nationale et celle du système monarchique. Malgré les tempéramens de la conduite et du langage, le parti politique auquel appartiennent les hommes les plus considérables de cette époque était au fond aussi ferme que les ligueurs les plus fanatiques sur la nécessité de mettre la monarchie héréditaire en harmonie avec le sentiment national, et, si l’abjuration de Saint-Denis n’avait opéré cette conciliation, la ligue aurait infailliblement triomphé jusque dans ses plus extrêmes conséquences. La haute sagesse de Henri IV empêcha seule de se réaliser alors, sous les auspices de l’église et de l’esprit municipal, ce que j’ai quelque droit d’appeler l’idée-mère de M. Thierry, l’érection d’une dynastie nouvelle élevée et maintenue par les seuls efforts du tiers-état. La maison de Guise aurait nécessairement représenté la bourgeoisie triomphant dans sa foi et dans son influence ; cette maison se serait trouvée conduite à constituer une monarchie populaire sur la base d’une vaste fédération municipale, c’est-à-dire sur le principe contraire à celui de la centralisation que la royauté capétienne avait fait prévaloir depuis Louis le Gros, et dont Richelieu était à la veille de tirer les dernières conséquences. Ce sont là des hypothèses rétrospectives un peu hasardées sans nul doute, mais qui, flattant, bien loin de les contredire, les plus chères aspirations de l’historien du tiers-état, devraient modifier, ce semble, la rigueur de ses jugemens sur l’acte politique le plus décisif auquel la classe moyenne ait jamais attaché son nom. De toutes les tentatives essayées par la bourgeoisie française dans le cours de son histoire, celle du XVIe siècle est la seule où elle ait pleinement réussi à faire prévaloir un grand intérêt national, en atteignant son but sans le dépasser.

Je puis d’autant moins concorder avec M. Thierry sur l’appréciation de ce grand épisode, que personne n’a relevé avec plus de justesse l’heureuse influence qu’eut sur l’esprit politique du tiers-état sa résistance à la réforme, dont la cause se trouvait d’ailleurs, en France comme par toute l’Europe, identifiée avec celle de l’aristocratie territoriale. La masse entière de la population urbaine avait été agitée par le grand courant des opinions du siècle. Les hommes de tous les rangs et de toutes les professions, depuis l’artisan et l’avocat jusqu’au grand seigneur, s’étaient pour la première fois rapprochés les uns des autres dans la fraternité d’une même croyance et sous le drapeau d’un même parti, ainsi qu’il le constate lui-même. La ligue dissoute, mais dissoute après une victoire du tiers-état, obtenue par sa persistance et conservée par sa modération, il dut se développer un sentiment commun de confiance et de dignité personnelle dans l’âme de tous ceux qui avaient concouru à ce résultat national : ils le transmirent comme un héritage à leurs enfans, tout en retournant eux-mêmes, après la clôture des conciliabules, les uns à leurs occupations manuelles, les autres aux labeurs de leurs professions libérales.

Le côté fatal de l’événement qui fraya au chef de la maison de Bourbon les voies du trône, ce fut la prépondérance excessive que prit bientôt après le pouvoir royal, en transformant en une victoire remportée par lui-même ce qui n’avait été qu’une transaction entre son droit héréditaire et la volonté nationale. Servie successivement par le souple génie de Henri IV et l’inflexible génie de Richelieu, la royauté ne tarda pas à absorber tous les pouvoirs et à faire fléchir sous le niveau, non de la loi commune, mais de ses caprices personnels, toutes les forces indépendantes. Si la noblesse fit une perte irréparable pour son avenir politique en échangeant son existence territoriale contre la vie de cour, M. Thierry me permettra de penser que les pertes faites alors par le tiers-état, bien loin de n’avoir été qu’apparentes, furent tout aussi réelles et non moins désastreuses. Les assemblées nationales mises en oubli, les communes dépouillées de toutes leurs libertés et de leur quasi-souveraineté locale, le pouvoir municipal perdant sa juridiction civile et criminelle, les droits des villes devenus matière de finances et rachetés par elles pour être de nouveau confisqués, les parlemens se voyant contester jusqu’à la simple remontrance et devenant factieux pour être quelque chose : toutes ces conquêtes, faites par une application démesurément exagérée du principe de la centralisation administrative, allèrent atteindre au cœur la bourgeoisie tout entière, non point, il est vrai, en arrêtant ses progrès matériels, mais en faussant la direction de ses idées et en la déshabituant des affaires et des intérêts de la vie publique. Une seule force lui fut donnée pour contrebalancer ces pertes immenses, la force d’opinion, dont Paris était le centre, l’instrument nécessaire et presque exclusif. Cette force-là grandissait, il est vrai, chaque jour, et devait, à travers les crises intellectuelles de deux siècles aboutir à l’explosion suprême de 1789 ; mais la bourgeoisie arrivait alors au pouvoir dans les conditions les plus funestes : elle n’était plus rien, et se croyait destinée à être tout. Elle ne disposait plus d’aucune force, ni dans la cité, ni dans la province, au moment où le royaume tout entier tombait à sa merci, et où il lui était donné de le bouleverser de fond en comble. Impuissante pour la résistance, même la plus légitime, la bourgeoisie n’était forte que pour l’agression ; la force d’opinion, qui avait remplacé toutes les autres, devenait entre ses mains une force toute révolutionnaire, et cette puissance même mettait le tiers-état à la discrétion de la capitale, dont l’action désastreuse, après avoir provoqué ses premiers échecs aux XIVe et XVe siècles, allait lui préparer au XVIIIe des épreuves mille fois plus cruelles encore. L’illustre écrivain ne s’étonnera donc pas si je considère l’établissement du pouvoir absolu en France comme une calamité nationale également funeste à toutes les classes de la société, et si je n’estime pas comme lui que la nation doive se consoler philosophiquement, par les coups portés à la noblesse et par l’abaissement des ordres privilégiés, des atteintes non moins irréparables portées à la moralité politique de la bourgeoisie.

L’atonie des provinces, contrastant avec l’agitation fébrile de la capitale, fut le résultat principal de cette situation nouvelle. Ce fait, dont la nation a subi si souvent les désastreuses conséquences, commence de se produire dès le XVIIe siècle. Sous la minorité de Louis XIII comme sous celle de Louis XIV, Paris remua à peu près seul, et la France indifférente le regarda faire, disposées recevoir sans plus de résistance que de sympathie la loi des vainqueurs, selon le succès de misérables intrigues qui ne dépassaient pas le rayon de la cité et des halles. Entre la génération bourgeoise qui donnait les mains à la fronde pour des intérêts privés fort étrangers aux siens - et celle qui avait organisé la ligue, il y avait toute la différence qui sépare une grande cause religieuse et nationale d’une inspiration égoïste et d’un accès de vanité. La noblesse seule, cette fois, savait ce qu’elle voulait ; les grands seigneurs espéraient se faire payer leurs dettes, les grandes dames attendaient de grosses charges pour leurs amans. La magistrature, tête de la bourgeoisie parisienne, s’engagea dans ces conflits stériles sans aucun but nettement déterminé, par ce seul besoin d’influence et d’agitation qui allait devenir l’élément principal de sa vie, besoin impérieux qu’entretenait un désaccord de jour en jour plus choquant entre son importance croissante dans la société et sa nullité de plus en plus complète dans l’état. La bourgeoisie parisienne abdiqua devant la noblesse sous la fronde, comme dès l’ouverture de la révolution française elle devait abdiquer devant les masses populaires.

Durant la longue période dont l’Essai sur l’histoire du tiers-état retrace le tableau, la classe moyenne n’exerça donc d’action prépondérante et décisive que dans l’affranchissement des communes qui fonda la liberté civile, et dans la courte période de la ligue qui conserva l’intégrité de la loi par laquelle s’était constituée la nationalité française. Du VIe au XIIe siècle, l’église seule fit adhérer l’un à l’autre des élémens antipathiques ; le clergé fut l’instrument de tous les progrès, l’agent à peu près exclusif de la grande œuvre sociale. Du XIIe au XVIIe siècle, ce rôle incombe à la royauté, qui, entre toutes les forces qui concoururent à constituer la France, fut la plus persévérante dans ses desseins, la plus féconde dans son action, la seule douée d’un sens véritablement politique. Au commencement du XVIIe siècle, la noblesse, vendant son droit d’aînesse pour des lentilles, se fit payer en honneurs stérilement dangereux le prix de son sang généreusement répandu, et consentit à n’être qu’une caste, lorsqu’elle aurait pu devenir un pouvoir. Atteinte au cœur comme l’aristocratie elle-même par les progrès du pouvoir absolu et par l’influence d’un rationalisme stérile, la bourgeoisie ne manqua pas moins que la noblesse à sa mission et à son avenir. C’est à cette dernière époque de l’histoire de la bourgeoisie que nous amène le livre de M. Thierry.

En attendant que l’historien nous montre un jour la classe moyenne pendant la période révolutionnaire, on nous permettra d’aller un peu au-delà des limites où il s’est renfermé jusqu’à présent. Parvenu au siècle de Louis XIV, il revendique pour le tiers-état la presque totalité des illustrations littéraires et artistiques du grand règne ; au siècle suivant, il aurait pu nous montrer l’influence des gens de lettres se régularisant, pour prendre dans l’état, à côté et au-dessus des pouvoirs légaux, la consistance d’un grand pouvoir moral. Subordonnés aux grands seigneurs sous Louis XIV, les gens de lettres deviennent sous Louis XV les directeurs souverains de l’opinion, les inspirateurs hautains des princes et des ministres. Les économistes règnent lorsqu’ils ne gouvernent pas ; les traitans cessent d’être des Turcarets pour devenir des personnages sérieux, et concentrent en leurs mains tout le mouvement de la richesse publique. Il ne se pouvait pas que le tiers-état, qui était tout dans l’ordre intellectuel, n’aspirât pas à devenir quelque chose dans l’ordre politique, car en France bien moins qu’ailleurs l’autorité peut être séparée de l’influence. Aussi chacun prévoyait-il, dès la fin du règne de Louis XV, que la situation était à la veille de se dénouer par une crise. La révolution de 1789 était en effet le dernier mot de l’histoire de France telle que l’église et la royauté l’avaient faite. Malheureusement elle s’opéra sous l’influence de la philosophie, à la fois déclamatoire et négative, qui s’était élevée en contradiction patente avec toutes les croyances comme avec toutes les traditions nationales. La génération qui recevait mission de donner son complément et sa forme définitive à l’œuvre des ancêtres lisait la Pucelle à la veille d’entrer dans la vie publique. Elle avait appris la politique dans Rousseau, la philosophie sociale dans Condorcet, — et le naturalisme sentimental de Bernardin de Saint-Pierre en avait préparé la portion la plus honnête aux naïvetés théophilanthropiques. Je crois fermement que la génération de la ligue aurait pu maintenir la révolution de 1789 dans l’ordre des intérêts bourgeois où elle avait été conçue, parce que ces intérêts auraient eu un contre-poids dans les croyances, et que celles-ci eussent maintenu le caractère à la hauteur de la pensée ; mais je ne puis éprouver aucun étonnement de ce que les contemporains de Mirabeau et de Louvet, qui admiraient le roman de l’un et les orgies de l’autre, qui ne croyaient pas plus à la pudeur qu’à la vérité, aient glissé du premier pas jusqu’au fond de l’abîme, et dépensé à satisfaire de stériles rancunes contre le passé toute la force dont il aurait fallu se servir pour résister à la démagogie, qui seule alors menaçait l’avenir.

La grande transformation de 89 aurait-elle pu s’opérer par d’autres voies et s’accomplir sans violence ? La royauté était-elle en mesure d’y suffire par sa seule initiative ? – Ce n’est pas incidemment qu’une telle question peut être examinée ; nous avons eu occasion de l’aborder d’ailleurs dans des études qu’on nous pardonnera de rappeler ici[2], puisque ces études commencent au temps même où l’œuvre de M. Thierry s’arrête. Nous n’aurons donc qu’à répéter aujourd’hui nos conclusions d’alors, et nous les soumettons avec confiance à l’illustre écrivain.

Puissante par l’autorité que conserve en Europe les idées politiques qu’elle a émises la première de 1789 à 1791, la bourgeoisie française se distingue de moins en moins chaque jour des classes de la société au sein desquelles elle se recrute. Lorsque l’on parle des idées constitutionnelles, ce mot-là présente à tous les esprits un sens clair et distinct ; on sait qu’il s’agit de cet ensemble de doctrines politiques qui tranche également et avec les théories de l’école de 1815 et avec celles de l’école de 1848, et qui n’admet pas plus la souveraineté inamissible des princes que la souveraineté numérique des masses. Mais si des idées l’on passe aux personnes, et de l’école bourgeoise au parti bourgeois, alors la confusion éclate de toutes parts. Où commence aujourd’hui la bourgeoisie et où finit-elle ? L’ancien tiers-état est-il donc le seul ancêtre de l’école constitutionnelle ? Y a-t-il vraiment une bourgeoisie dans un pays où il n’y a plus de noblesse, où le code civil bat en brèche les fortunes territoriales, et où il existe à peine quelques hommes qui n’aient besoin d’ajouter par leur travail à l’héritage paternel ? Lorsque les écussons des croisés deviennent des panonceaux de notaires et que les grands seigneurs affluent dans les galeries de la Bourse, plus nombreux et plus émus qu’autrefois dans les galeries de Versailles, c’en est fait assurément de la bourgeoisie comme de la noblesse, il faut bien reconnaître que ces classifications-là ne subsistent désormais que par ce qu’elles ont de plus funeste, par des antipathies et des souvenirs survivant aux réalités.

L’effet des longs bouleversemens qui ont transformé le pays a été de créer pour la France du XIXe siècle une situation analogue à celle qu’a si bien décrite l’auteur de l’Essai sur l’histoire du tiers-état, lorsqu’il nous montre la nationalité française s’élevant, du VIIIe au Xe siècle, sur un double élément : d’une part, les possesseurs du sol, quel que fût leur origine ; de l’autre, ceux que le sort condamnait à le cultiver, à quelque race qu’ils eussent primitivement appartenu ; les premiers s’emparant du gouvernement de la société du droit que leur donnait leur situation territoriale, les autres acceptant cette prépondérance justifiée par une manifeste supériorité d’intelligence et d’organisation. Il n’y a plus en effet parmi nous que des riches et des pauvres, que des propriétaires auxquels la possession d’un capital accumulé a permis des loisirs consacrés à la culture intellectuelle, et des travailleurs obligés d’acquérir un capital avant d’acquérir des lumières. Dans l’immense rotation qui s’opère, on voit sans cesse se confondre ces deux classes par les accidens de la bonne comme par ceux de la mauvaise fortune. On est donc forcé de le reconnaître : si l’école constitutionnelle a un symbole vraiment distinct, le parti bourgeois n’a pas de frontière. Ce parti ne saurait prendre aujourd’hui, sans mentir à la vérité, ni l’esprit exclusif ni les prétentions jalouses d’une caste, et ce serait aux hommes en mesure de lui parler, comme M. Augustin Thierry, avec une haute autorité, de lui enseigner tout ce qu’il y a de fécond dans l’assimilation, de stérile dans l’isolement.


LOUIS DE CARNE.

  1. Voyez les Lettres sur l’histoire de France, et spécialement la lettre XIIIe.
  2. La Bourgeoisie et la Révolution française, notamment dans les livraisons du 15 février, 15 mai, 15 juin 1850, et 1er octobre 1852.