Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/17

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 86-89).

Comment Panurge parle à la Sibylle de Panzoust.

Chapitre XVII.


Levr chemin feut de troys iournées. La troizieme à la croppe de vne montaigne soubs vn grand & ample Chastaignier leurs feut monstrée la maison de la vaticinatrice. Sans difficulté ilz entrerent en la case chaumine, mal bastie, mal meublée, toute enfumée. Baste, dist Epistemon, Heraclitus grand Scotiste[1] & tenebreux philosophe ne s’estonna entrant en maison semblable, exposant à ses sectateurs & disciples, que là aussi bien residoient les Dieux, comme en palais pleins de delices. Et croy que telle estoit la case de la tant celebrée Hecale, lors qu’elle y festoya le ieune Theseus : telle aussi cele de Hireus ou Oenopion, en laquelle Iuppiter, Neptune, & Mercure ensemble ne prindrent à desdaing entrer, repaistre, & loger : en laquelle officialement pour l’escot forgerent Orion. Au coing de la cheminée trouverent la vieille. Elle est (s’escria Epistemon) vraye Sibylle & vray protraict naïfuement repræsenté par τῇ ϰαμινοῖ[2] de Homere. La vieille estoit mal en poinct, mal vestue, mal nourrie, edentée, chassieuse, courbassée, roupieuse, languoureuse, & faisoit vn potaige de choux verds, auecques vne couane de lard iausne, & vn vieil sauorados. Verd & bleu (dist Epistemon) nous auons failly. Nous ne aurons d’elle responce aulcune. Car nous n’auons le rameau d’or[3]. Ie y ay (respondit Panurge) pourueu. Ie l’ay icy dedans ma gibbesiere en vne verge d’or acompaigné de beaulx & ioyeulx Carolus.

Ces motz dictz, Panurge la salüa profondement, luy præsenta six langues de beuf fumées, vn grand pot beurrier plein de coscotons, vn bourrabaquin guarny de breuaige, une couille de belier pleine de Carolus nouuellement forgez : en fin auecques profonde reuerence luy mist on doigt medical vne verge d’or bien belle : en laquelle estoit vne Crapaudine de Beusse magnificquement enchassée. Puys en briefues parolles luy exposa le motif de sa venue, la priant courtoisement luy dire son aduis & bonne fortune de son mariage entreprins.

La vieille resta quelque temps en silence pensiue & richinante des dens, puys s’assit sus le cul d’vn boisseau, print en ses mains troys vieulx fuseaulx, les tourna & vira entre ses doigtz en diuerses manieres : puys esprouua leurs poinctes, le plus poinctu retint en main, les deux aultres iecta soubs vne pille à mil. Apres print ses deuidoueres, & par neuf foys les tourna, au neufuieme tour consydera sans plus toucher le mouuement des deuidoueres, & attendit leur repous perfaict. Depuys ie veidz qu’elle deschaussa vn de ses esclos, (nous les nommons Sabotz) mist son dauantau sus sa teste, comme les prebstres mettent leur amict quand ilz voulent messe chanter : puys auecques vn antique tissu riolé, piolé, le lia soubs la guorge. Ainsi affeublée, tira vn grand traict du bourrabaquin, print de la couille beliniere trois carolus, les mist en trois coques de noix, & les posa sus le cul d’vn pot à plume, feist trois tours de balay par la cheminée, iecta on feu demy fagot de bruiere, & vn rameau de laurier sec. Le consydera brusler en silence, & veid que bruslant ne faisoit grislement ne bruyt aulcun. Adoncques s’escria espouantablement, sonnant entre les dens quelques motz barbares & d’estrange termination, de mode que Panurge dit à Epistemon. Par la vertus Dieu ie tremble, ie croy que ie suys charmé, elle ne parle poinct Christian[4]. Voyez comment elle me semble de quatre empans plus grande, que n’estoit lors qu’elle se capitonna de son dauantau. Que signifie ce remuement de badiguoinces ? Que pretend ceste iectigation des espaulles ? A quelle fin fredonne elle des babines, comme vn Cinge demembrant Escreuisses ? Les aureilles me cornent, il m’est aduis que ie oy Proserpine bruyante : les Diables bien toust en place sortiront. O les laydes bestes. Fuyons. Serpe Dieu, ie meurs de paour. Ie n’ayme poinct les Diables. Ilz me faschent & sont mal plaisans. Fuyons. Adieu, ma Dame, grand mercy de vos biens. Ie ne me marieray poinct, non. Ie y renonce des à præsens comme allors. Ainsi commençoit escamper de la chambre, mais la vieille anticipa, tenente le fuseau en sa main : & sortis en vn courtil pres sa maison. Là estoit vn Sycomore antique : elle l’escrousla par troys fois, & sus huyct feueilles qui en tomberent, sommairement auecques le fuseau escriuit quelques briefz vers. Puys les iecta au vent, & leurs dist. Allez les chercher si voulez, trouuez les si pouez, le sort fatal de vostre mariage y est escript.

Ces parolles dictes, se retira en sa tesniere, & sus le perron de la porte se recoursa robbe, cotte, & chemise iusques aux escelles, & leurs monstroit son cul. Panurge l’aperceut, & dist à Epistemon. Par le sambre guoy de boys, voy là le trou de la Sibylle[5]. Soubdain elle barra sus soy la porte : depuys ne feut veue. Ilz coururent apres les feueilles, & les recueillerent, mais non sans grand labeur. Car le vent les auoit esquartées par les buissons de la vallée. Et les ordonnans l’vne apres l’aultre, trouuerent ceste sentence en metres.

T’esgoussera
de renom.
Engroissera
de toy non.
Te sugsera
le bon bout.
T’escorchera
mais non tout.


  1. Regis a fort ingénieusement remarqué que Rabelais se rappelle ici ce passage du De finibus de Cicéron (ii, 5) : « Heraclitus cognomento qui σχοτεινός perhibetur, quia de natura nimis obscure memoravit. » Il traduit malignement σχοτεινός, obscur, par Scotiste, s’amusant ainsi aux dépens de Duns Scot, sans même mettre son lecteur dans la confidence de cette plaisanterie érudite que le savant allemand a fort à propos restituée.
  2. « A l’enfumée. » Dans l’Odyssée (XVIII, 27) Irus dit qu’Ulysse est semblable à une vieille enfumée γρηἶ ϰαμινοῖ ἶσος.
  3. Comparez la visite de Panurge à la sibylle de Panzoust à celle qu’Énée fait dans le vie livre de l’Énéide à la sibylle de Cumes.
  4. Nec mortale sonans… (Énéide, vi, 50)

  5. … horrendæ… secreta Sibyllæ,
    Antrum immane…
    (Énéide, vi, 10)