Le Tigre de Tanger (Duplessis)/I/IV

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et Albert Longin
L. de Potter (1p. 65-84).

IV

Une vente à réméré (suite).

Tout en murmurant ces paroles, l’étrange pacificateur se saisit d’un fouet au manche souple et à la lanière de cuir tressé et entremêlé de nœuds nombreux ; puis, s’élançant au milieu de la foule, il se mit à frapper à tort et à travers.

Cette intervention eut un plein succès ; les combattants se séparèrent à l’instant. Seulement, l’agression du partner au lieu de calmer leur délire, ne fit que lui donner un autre cours. Réunis par un même intérêt, ils se ruèrent contre l’ennemi commun.

L’attaque des bandits fut si spontanée, que Rose, pris à l’improviste, ne sut pas l’éviter.

— Cher ami, cria-t-il à Fitzgerald, qui, retiré à l’écart, contemplait avec un tranquille dégoût cette scène de violence, cher ami, tirez cette corde qui pend à la muraille… là, près de vous… Tirez-la vite… ou ces forcenés vont me tuer…

L’Irlandais s’empressa d’obéir.

Le son d’une cloche retentit à l’étage supérieur, et, presque aussitôt, une nuée de porte-clés, armés de lourds et courts bâtons, s’abattit du haut de l’escalier dans le souterrain.

Cinq ou six prisonniers, frappés à la tête, roulèrent étourdis sur le sol, et le calme se rétablit comme par enchantement.

— Allons, canaille, dit le chef des porte-clés, remontez dans la Salle de pierre ! Quant à vous, partner, préparez votre rapport.

— Monsieur, répondu Rose avec une magnanimité théâtrale, mon devoir est de maintenir l’ordre parmi mes compagnons, mais non pas de les trahir ! Soyez persuadé que si ma vie n’avait été menacée, je n’aurais pas eu recours à la cloche d’alarme.

— Je transmettrai votre refus au directeur de la prison.

— Faites-le connaître au diable, si bon vous semble ! Qu’est-ce que cela me fait, à moi ? Je préfèrerais subir les caresses de Jack Ketch plutôt que de devenir un vil dénonciateur !

L’air, le geste, le timbre de voix de Rose, attirèrent malgré lui l’attention de Fitzgerald. Il suivit pendant quelques instants du regard celui qu’on venait de nommer Partner, et son rapide examen achevé, il se dit à lui-même :

— Cet homme est un espion !

La Salle de pierre, ainsi nommée parce qu’au centre se trouvait un gros quartier de rocher sur lequel on brisait les fers des condamnés avant de les conduire à la potence, servait de lien de réunion aux prisonniers, qui y prenaient leurs exercices.

Fitzgerald, délivré des importunités de ses compagnons, grâce aux dix guinées avancées par Rose, se promenait solitaire dans l’immense salle, lorsqu’un inconnu, vêtu de noir de la tête aux pieds et coiffé d’une perruque à la Louis XIV, le troubla dans ses méditations en lui adressant la parole.

— Mon ami, lui dit-il en accompagnant ces mots d’un sourire avenant, c’est bien vous qui vous nommez Fitzgerald, n’est-ce pas ?

— Oui c’est moi.

— Le Fitzgerald qui a failli enfoncer les vingt-quatre côtes de lord Jefferies ?

— Oui, vous dis-je ! Après ?… Mais vous-même, qui êtes-vous ?

— Je suis Jonathan Hutchins, le chirurgien.

— Ah !… Eh bien !… que me voulez-vous ?

— Vous examiner avant de vous acheter votre corps.

L’infortuné jeune homme ne donna pas un signe d’émotion.

— Excusez-moi, répondit-il avec politesse et d’une voix assurée ; j’avais oublié ce détail et ne songeais plus à votre visite… Désirez-vous que je retire mon pourpoint ?

— Vous m’obligeriez, cher ami… Par Esculape ! continua le chirurgien, tout en palpant les membres un peu maigres, mais admirablement modelés de l’Irlandais ; j’ai bien rarement vu un homme fait comme vous. Quel thorax ! comme le diamètre transversal et le diamètre antéro-postérieur sont bien développés ! Quels superbes pectoraux ! Et ces biceps ! et l’attache de ces clavicules ! Quel magnifique système musculaire ! Les viscères doivent être des modèles de perfection anatomique ! Mon ami, avec une pareille constitution et de la sobriété, vous seriez devenu centenaire. Ah ! quelles belles préparations sèches et alcooliques je vais faire avec les organes d’un tel sujet ! Oui, tout ce que je vois est impayable ! Mais je suis fou, en vérité, d’aller vous dire tout cela. J’espère cependant que vous ne me punirez pas de ma franchise en me demandant un prix exagéré. Voyons, mon cher monsieur, quelles sont vos prétentions ? Dites ? Je suis rond en affaires, moi ; je déteste la finasserie et ne marchande jamais… Malheureusement, mes moyens pécuniaires ne répondent pas à ma bonne volonté… Voyons, quel est votre prix ?

— Cinquante guinées, monsieur.

— Cinquante guinées ! c’est bien cher : mais vraiment vous les valez ! Il me faudra encore donner cinq guinées à Ketch pour qu’il vous pende adroitement, et de façon à ne pas vous détériorer. N’importe ! j’accepte. Il ne nous reste plus maintenant qu’à signer l’acte de noire contrat. Je l’ai rédigé à l’avance, en me bornant à laisser en blanc la somme à debattre. Désirez-vous en prendre connaissance ? Je vais vous le lire.

— Je m’en rapporte à vous, monsieur.

— Au reste, je paie comptant, cela va sans dire.

— Toutefois, poursuivit froidement le vendeur, il est une condition à laquelle, je le parierais, vous n’avez pas songé, et qui peut rendre nul notre marché.

— Oh ! quant à cela, cher ami, je suis sans inquiétude. Je suis une des meilleures pratiques de Newgate, et je possède ces sortes de traités sur le bout du doigt. N’est-il pas vrai, Rose, continua le chirurgien en s’adressant au partner de la prison qui venait de s’approcher des deux interlocuteurs et avait entendu l’objection de Fitzgerald ; n’est-il pas vrai qu’en ces sortes d’affaires mon expérience est aussi consommée que ma probité est irréprochable ?

— Je ne conteste ni l’une ni l’autre, mon cher monsieur Hutchins, répondit le boxeur ; néanmoins, notre ami Fitzgerald me paraît doué d’un jugement si exquis, que je ne serais pas fâché de connaître les motifs sur lesquels il appuie son objection contre la validité de votre acte.

— C’est fort simple. Je trouve bizarre que l’on m’achète mon corps avant que le jury ait prononcé sur mon sort. Qui vous dit que son verdict ne me déchargera pas de l’injuste accusation intentée contre ma personne ?

— Oh ! quant à l’issue de votre procès, je suis sans aucune crainte, s’écria le chirurgien en riant. Lord Jefferies pardonner à un homme qui l’a si fort malmené ! mais, c’est tout ce qu’il y a de plus impossible ! Ami Fitzgerald, votre scrupule fait plus d’honneur à votre loyauté qu’à votre perspicacité… Je suis tout prêt à signer.

L’irlandais réfléchit pendant une demi-minute.

— Monsieur Hutchins, dit-il, plus je songe aux chances de salut qui me restent, et plus je demeure convaincu de l’heureux dénoûment de mon procès… Ma probité s’oppose donc à ce que j’accepte vos offres sans les modifier.

— Voyons vos modifications, interrompit Rose avec une impatience mêlée d’inquiétude.

— Au lieu de me compter cinquante guinées, continua Fitzgerald, en s’adressant toujours au chirurgien, vous ne m’en donnerez que vingt-cinq ; seulement vous courrez les chances de mon acquittement, et, si au lieu de me pendre on me rend à la liberté, vous n’aurez aucun recours contre moi ; je resterai bien et dûment possesseur des vingt-cinq guinées payées d’avance par vous.

— C’est un marché d’or que vous me proposez là, mon cher, s’écria vivement Hutchins ; aussi, j’accepte de tout cœur.

Le chirurgien déchira le traité qu’il avait apporté, puis, tirant de sa poche un encrier, une plume et un papier blanc, il refit l’acte dans le sens indiqué par Fitzgerald, et, le lui présentant :

— Lisez et signez, dit-il.

Le malheureux Irlandais jeta un rapide coup d’œil sur le papier, prit ensuite la plume, et, d’une main ferme et assurée, apposa, au bas des conditions stipulées, son nom et son parafe.

— Voici les vingt-cinq guinées, dit Hutchins.

— Merci monsieur !… Maintenant, puis-je, sans indiscrétion, vous supplier de me rendre un grand service ?

— Vous m’obligerez en me le demandant, mon ami, car je ne sais comment reconnaître l’extrême délicatesse de vos procédés à mon endroit. Parlez ; que désirez-vous ?

— Que sans perdre une minute vous portiez à deux pauvres enfants qui se meurent de faim ces quinze livres sterling, car, sur les vingt-cinq, j’en dois dix à M. Rose.

— Permettez, cher ami, interrompit le boxeur en s’adressant à Fitzgerald ; c’est de onze livres que vous êtes mon débiteur. À Newgate, les intérêts sont de dix pour cent par jour. Remarquez aussi, je vous prie, que je serais en droit de vous réclamer un courtage pour mon intervention dans votre transaction avec l’honorable monsieur Hutchins ; mais votre loyauté m’a plu si fort, que je renonce volontiers à cette légitime prétention.

— Voici vos onze livres, monsieur Rose, répondit l’Irlandais. À présent, docteur, deux mots, je vous prie.

Fitzgerald, saluant Rose d’une légère inclination de tête, passa son bras sous celui du chirurgien et se dirigea avec lui vers l’endroit le moins fréquenté de la Salle de pierre.

— Mon respectable M. Hutchins, lui dit-il, voici quatorze guinées. Courez bien vite dans White-horse-Lane, près de White-chapel-Road, à l’enseigne du grand Saint-Georges… Là, vous demanderez un jeune homme et une jeune fille, James et Suzanne ; c’est mon frères… c’est ma sœur… ils doivent, à cette heure, je vous le répète, mourir de faim. Donnez-leur de ma part ces quatorze guinées… Dites-leur bien de les ménager ; mais n’allez pas leur apprendre d’où cet or me vient… Vous pourrez cependant les assurer que je l’ai gagné légitimement. Allez mon cher M. Hutchins, allez vite !

Le chirurgien serra la main du jeune homme, s’inclina en signe d’acquiescement et s’éloigna en silence. Pour la première fois de sa vie Hutchins se sentait ému.