Le Tigre de Tanger (Duplessis)/I/XII

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et Albert Longin
L. de Potter (1p. 267-319).

XII

La soirée du 1er février 1685 à White-Hall.

Le spectacle que présentait l’intérieur de White-Hall, le soir du 1er février 1685, aurait fait pâmer d’aise les pauvres chroniqueurs vêtus de ratine, dont il a déjà été parlé, s’il leur eût été permis d’y assister.

Cette fois, la réalité l’emportait sur la fiction, le scandale dépassait la satire. Quoique ce fût un dimanche, c’est-à-dire jour de prières et de repos, une mondaine animation remplissait de mouvement et de bruit la grande galerie de réception, cet admirable monument de la magnificence des Tudors.

Le tintement des pièces d’or, bondissant sur les tapis élastiques de nombreuses tables de jeu, se mêlait aux éclats de voix des jeunes courtisans effrontés, aux rires perlés et moqueurs des provocantes ladies.

De temps à autre, dans les courts intervalles de silence dus au hasard, on pouvait saisir au vol quelques fragments d’une romance tellement légère qu’un soldat oserait à peine fredonner aujourd’hui un pareil chant dans un corps de garde.

Mais ce qui, plus encore que ce manque de respect pour la présence du roi, indignait et scandalisait les graves personnages témoins du sans-gène de la réunion, c’était la tenue de Sa Majesté elle-même. Charles II, étendu dans un vaste fauteuil, folâtrait avec un essaim de jeunes femmes charmantes ; aussi décolletées en réalité que nous les a représentées le pinceau du chevalier Lely, dans les portraits mythologiques que l’on voit aujourd’hui dans la chambre à coucher de Guillaume III, au palais d’Hamptoncourt.

La plus remarquable sans contredit de ces jolies rieuses, était Hortense Mancini, duchesse de Mazarin. Son beau visage, animé des tons chauds du Midi, la grâce irrésistible de ses manières, la vivacité, la hardiesse, l’à-propos de son esprit lui donnaient une incontestable supériorité sur toutes ses rivales. Hortense, après avoir reconquis sa liberté par l’abandon de sa colossale fortune, s’épanouissait de joie à la cour d’Angleterre, en songeant qu’elle était enfin délivrée du joug de son austère et ennuyeux époux.

Les couplets audacieux qui charmaient en ce moment même cette société relâchée, c’était le page français de la duchesse de Mazarin qui les jetait aux échos sans pudeur de White-Hall.

À côté d’Hortense Mancini et frôlant de sa robe de brocart la jambe du roi, se tenait la duchesse de Porstmouth dont les traits enfantins et doux offraient un complet et fort agréable contraste avec la physionomie si finement accentuée de la nièce de Mazarin.

Assurée de la faveur du roi, fière de l’empire qu’elle exerçait sur son esprit, certaine, sinon de la fidélité du moins de la constance de son royal amant, elle voyait dans un riant avenir la prolongation de son heureux présent, et cette perspective ajoutait encore à la grâce réelle de sa personne l’expression d’une satisfaction intime qui éclatait dans son regard.

Près de la favorite on remarquait Barbara Palmer, duchesse de Cleveland, qui, sur le retour, conservait d’irrécusables restes de cette beauté superbe et splendide, jadis chantée par tant de poètes, adorée par tant de grands seigneurs.

Depuis environ un mois que le roi, atteint d’une attaque de goutte, gardait la chambre, cette réception était la première qui avait lieu à White-Hall.

À la gaîté que montrait ce soir-là Sa Majesté, on eût pu croire qu’elle tenait à réparer le temps perdu.

— Chère Hortense, disait Charles II en se jouant avec la petite main potelée et effilée de la séduisante Italienne, savez-vous quelle est la grande nouvelle du jour ?

— Parlez-vous, sire, de la piteuse aventure de votre grand juge ?

— Fi donc, duchesse !… ça, une grande nouvelle ! allons donc ! On peut bien rosser tant qu’on voudra ce Jefferies-là, il n’aura que ce qu’il mérite.

— Il s’agit alors d’une vraie grande nouvelle ?

— Pour moi, Hortense, oui…

— En ce cas, nous écoutons Votre Majesté.

— On prétend que vous avez fait hier un voyage scientifique de la plus haute importance avec le fougueux et volage Buckingham ?

— Et puis après, sire ?

— Comment cela, après ? Mais il me semble que cette seule action est grosse de suppositions et prête à une foule de commentaires !… Au reste, il paraît que les pamphlétaires taillent déjà leurs plumes et se préparent à chanter cette curieuse odyssée… Voyons, Hortense, vous qui mettez dans vos récits tant de grâce et de franchise, apprenez-nous comment tout cela s’est véritablement passé.

— Comment cela s’est passé, dites-vous, sire ? répéta l’italienne en riant. Permettez-moi de faire observer à Votre Majesté que son « comment cela s’est passé » présente une phrase d’une construction fort équivoque. Que signifie, sire, ce singulier cela ?

— Votre voyage, méchante espiègle.

— Eh bien, sire, cela s’est passé dans un carrosse découvert, attelé de six chevaux et escorté par ma livrée !… Ah ! mon Dieu oui, bien publiquement, bien effrontément, sans le moindre mystère…

— Bon bon, abrégeons les épisodes insignifiants de la route, arrivons à Gresham.

— À Gresham, sire, nous nous sommes immédiatement rendus, le duc et moi, à la galerie des instruments… Votre Majesté ne doit pas ignorer que depuis que le roi se livre à des travaux de chimie, il est devenu de bon goût, même pour les femmes, d’étudier les sciences les plus abstraites…

— Ainsi, c’est dans la seule intention de m’être agréable que vous avez entrepris ce pèlerinage ?

— Assurément, et Votre Majesté va convenir que j’ai réussi.

— Expliquez-vous, duchesse.

— Les pamphlétaires dont me parlait tout à l’heure Votre Majesté prétendent que le roi a eu souvent a se plaindre des brillantes qualités de Buckingham.

— Oh ! à me plaindre, c’est selon… Le duc m’a plus souvent aidé, au contraire, qu’il ne m’a nui.

— Tant pis, sire ; dit fois tant pis.

— Pourquoi cela, tant pis ?

— Parce que si Votre Majesté avait à prendre une revanche du duc, mon voyage lui eût fourni une excellente occasion de le faire.

— En quoi, duchesse, je vous prie ?

— En ce que le duc ne m’a rien appris du tout, et que le roi venant après lui, aurait pu le convaincre d’ignorance.

Charles II se mit à rire, et la duchesse de Portsmouth arrangea les plis de sa robe de façon à effleurer de la main le genou du roi : elle trouvait qu’il s’occupait trop exclusivement d’Hortense. Le prince eut l’air de ne pas remarquer ce doux avertissement, et, adressant de nouveau la parole à sa belle interlocutrice :

— Vous essayez en vain, duchesse, dit-il, de me faire perdre de vue le but de mon interrogatoire… Revenons à Gresham.

— Volontiers, sire, revenons à Gresham.

— Qu’y avez-vous donc trouvé de si currieux ?

— Une machine pneumatique, un télescope, un morceau d’aimant.

— Entreprendre un voyage pour voir de telles banalités !…

— Banalités, sire !… je proteste contre cette expression.

— Allons, je vois que Buckingham a su donner, par ses explications, de l’intérêt à des choses qui en sont complètement dépourvues.

— J’en conviens, sire, les expériences du duc m’ont été fort agréables.

— Faut-il cesser mon interrogatoire, Hortense ?

— Votre Majesté devient bien énigmatique.

— Mais non, mais non… Vous comprenez très bien au contraire, duchesse, que si je continue mes questions, je vais vous demander le résultat des expériences du duc.

— Eh bien ! sire, demandez.

— Et vous vous engagez à être sincère ?

— Sur ma parole de duchesse, sire, je serai sincère comme une bourgeoise.

— Ah ! ah !… Voilà une confession qui promet d’être curieuse, édifiante.

— Votre Majesté pourrait même ajouter : instructive.

— N’allez pas tricher, au moins !

— J’ignore, sire, si j’ai plusieurs cœurs, mais à coup sûr je n’ai qu’une parole : soyez donc sans crainte.

Charles II fit une légère pause, puis, d’un air de joyeuse humeur :

— Je commence par la machine pneumatique, reprit-il, tout en éloignant doucement son fauteuil du siége de la duchesse de Portsmouth. Voyons, Hortense, qu’avez-vous obtenu de cette merveilleuse invention ?

— Une conviction inébranlable, sire et qui mieux est, une conviction qui me manquait complètement, à savoir que les courtisans sont supérieurs au bêtes..

— Voilà un début qui me plaît, s’écria le roi ; expliquez votre aphorisme, duchesse.

— Rien de plus facile. Tous les animaux que nous avons soumis à la machine pneumatique, c’est-à-dire un chat, un chien, un corbeau, un coq, n’ont pu résister au manque d’air et ont succombé en moins de deux minutes : or, si Votre Majesté daigne jeter les yeux autour d’elle, elle apercevra plus de cinquante seigneurs qui vivent depuis cinquante ans à la cour et ne s’en portent pas plus mal pour cela !

— Cette explication frise un peu le paradoxe, dit Charles II en riant ; n’importe, elle me plaît, et je l’accepte… Passons à l’aimant…

— L’aimant, sire, m’a démontré d’une façon palpable une grande vérité : c’est que souvent l’on court et l’on s’attache après ce que l’on n’aime pas, — car on ne me fera jamais accroire que l’aimant a de l’amour pour le fer. Que de rois entourés de serviteurs nombreux et dévoués se verraient seuls et isolés, si le ciel ne les avait pas fait naître sur le trône !…

— Oh ! quant à cela, duchesse, je me range complètement à votre avis, interrompit Charles II d’un ton convaincu ; et le télescope, que vous a-t-il appris ?

— Qu’il ne faut jamais croire à ce que l’on voit : Buckingham m’a paru un grand homme !

À cette saillie de l’italienne, le roi donna un libre cours à sa gaîté et sa joie. Il savait que cette mauvaise épigramme ne pouvait manquer de revenir à Buckingham, et de lui revenir revue, augmentée, commentée, et surtout considérablement envenimée.

Depuis quelques instants la duchesse de Portsmouth donnait des signes évidents d’impatience et de mauvaise humeur ; la favorite ne pouvait oublier que Charles II, lors de son exil, avait demandé la main d’Hortense Mancini, et elle avait eu bien des fois l’occasion de voir que, dans l’esprit du roi, aucun dépit ne se mêlait au refus qu’il avait essuyé en cette circonstance.

— Sire, dit la maîtresse en titre, avec le plus séduisant de ses sourires, quitte à être accusée par Hortense de jouer auprès de vous le rôle de l’aimant qui s’attache sans aimer, je ferai remarquer à Votre Majesté qu’elle cause ce soir avec une animation et un feu capables de la fatiguer… Songez, sire, que vous êtes presqu’un convalescent.

— Le fait est, dit le roi, que je ne me trouve pas bien ce soir… Je ris, mais je souffre.

— Vous souffrez, sire ? interrompit la duchesse de Portsmouth d’une voix altérée.

— Calmez-vous chère amie, reprit Charles II d’un ton doucement railleur ; si, pour une simple migraine que j’ai, vous vous chagrinez à ce point, que serait-ce donc si je mourais ?…

— Je ne vous survivrais pas, Charles.

— Vous croyez, chère Nelly ? Eh bien, permettez-moi de ne pas partager votre opinion.

— Remarquez, sire, ajouta Hortense Mancini, que la duchesse n’a point fixé le laps de temps qu’elle mettrait à vous suivre : or, supposez que ce soit de trente à cinquante ans, alors son dévouement se comprend et devient même chose toute naturelle.

— Pour parler ainsi, Hortense, s’écria la favorite en dissimulant assez mal, sous un sourire contraint, ta colère réelle qu’elle ressentait, pour parler ainsi, il faut que vous n’ayez jamais sérieusement aimé une seule fois dans toute votre vie.

— Qu’en pensez-vous, sire ? demanda hardiment l’italienne en s’adressant au roi. — Ma foi, chère Hortense, je n’ose me prononcer.

— Au fait, c’est possible… Ainsi, Votre Majesté croit à l’amour absolu, au dévouement aveugle, en un mot, aux veuves du Malabar ?

— Aux veuves du Malabar ? non !

— Alors, à l’amour absolu ?

— Hélas ! duchesse, il n’y a rien d’absolu sur la terre !

— Mais vous ne mettez pas en doute le dévoûment aveugle ?

— Moi, Hortense, je crois au plaisir !

— À la bonne heure ! sire, voilà qui s’appelle parler ! s’écria la duchesse de Mazarin en jetant à la dérobée un regard de triomphe sur la favorite. Vous avez, sire, un fond de bon sens et de philosophie qui m’étonne et me ravit !

— Merci du compliment, charmant lutin.

— Dame, ce n’est pas toujours impunément que l’on est roi par le droit divin.

Charles II, que les saillies d’Hortense Mancini amusaient beaucoup, allait encore l’exciter contre sa royale personne, quand tout à coup il tressaillit et s’arrêta au commencement d’une phrase.

Il venait d’apercevoir, debout à dix pas en face de lui et le regardant d’une singulière façon, l’homme qui avait, quelques instants auparavant, accosté Suzanne devant Newgate, et promis à la jeune fille de la présenter le soir même au roi.

Le protecteur de la promeneuse nocturne était âgé d’environ trente-deux ans. Ses traits, remarquables non par leur beauté, mais par leur extrême mobilité, présentaient l’expression d’une impudence et d’une effronterie inouïes. Sa contenance assurée, l’aisance de ses manières, dénotaient, sinon le gentilhomme, du moins l’homme habitué à la meilleure société et rompu aux usages du monde. Son costume luxueux, mais passablement débraillé, sa toilette légèrement maculée par les accidents du chemin, permettaient de supposer qu’il jouissait jusqu’à un certain point de l’intimité du roi, et qu’il redoutait peu de déplaire à son maître.

Depuis que Charles II avait aperçu le nouveau venu, il semblait inquiet et préoccupé ; son silence, en se prolongeant, allait tourner à la taciturnité.

Ce changement soudain ne pouvait manquer d’être promptement remarqué. Ce fut la personne le plus intéressée à en connaître la cause, la duchesse de Portsmouth, qui s’en aperçut la première.

— Sire, dit-elle en saisissant la main du roi avec une familiarité qui lui appartenait de droit et était acceptée à la cour, Votre Majesté se plaignait tout à l’heure de souffrir, et voici maintenant qu’elle change de visage. Charles, je vous en conjure, retirez-vous dans vos appartements… vous êtes faible encore et vous avez besoin de repos.

— Je vous remercie infiniment, chère amie, dit le roi en dégageant doucement sa main de la tendre étreinte qui la retenait, ce n’est pas de repos, mais tout au contraire de distraction que j’ai besoin. Ne voilà-t-il pas bientôt un mois que je ne suis sorti de ma chambre, si ce n’est pour me rendre à mon laboratoire ! Ne soyez donc pas inquiète, chère duchesse ; ma migraine a tout à fait disparu et vous ne courez pas le risque d’être raillée de sitôt par Hortense au sujet de votre bonne santé, car j’espère vivre encore de nombreuses années.

La duchesse de Portsmouth cherchait probablement une phrase sentimentale et à effet, quand soudain elle laissa échapper une petite exclamation de surprise : elle venait d’apercevoir à son tour le personnage dont la présence agitait si fort Charles II.

— Pardon, sire, dit-t-elle d’un ton sec qui frisait l’impertinence, je comprends maintenant l’émotion de Votre Majesté.

— Mais je ne suis pas du tout ému, chère Nelly ; rassurez-vous.

— Oh ! sire, je ne suis nullement inquiète ! L’appel du plaisir n’a rien de bien dangereux ; l’attente et l’annonce d’un désir qui va s’accomplir, produisent rarement une maladie…

— Je ne vous comprends pas, madame.

— Votre Majesté n’a qu’à lever les yeux, elle trouvera devant elle l’explication de mes paroles. Que voyez-vous, sire ?

— Je vois beaucoup d’hommes et de femmes galamment parés qui, s’ils n’avaient pour tout vêtement que leurs qualités et leurs vertus, grelotteraient de froid et offenseraient cruellement les regards de la pudeur.

— Ceci est une généralité satirique, ou, pour être plus exact, un faux-fuyant, sire ! Je vous demande quel est cet impudent personnage qui vous contemple sans baisser les yeux et sans paraître se douter que nous parlons de lui, quoiqu’il devine à coup sûr le sujet de notre conversation ?

— Quel personnage, duchesse ?

— Là, là, devant vous, sire ? reprit vivement la favorite, en indiquant du doigt l’endroit où se tenait le nouveau venu.

Charles II, ainsi forcé dans ses derniers retranchements, ne pouvait pas jouer plus longtemps le rôle d’aveugle ; il prit bravement son parti, et, d’un ton de nonchalance et de mépris :

— Ça ? dit-il ; parbleu ! c’est ce drôle de Chiffinch, mon premier page…

— Votre fidèle messager, sire ! que ne lui octroyez-vous donc, en récompense des nombreux services qu’il vous rend un beau blason qui lui manque ? un caducée sur fond d’argent le comblerait de joie et d’orgueil !

— Ah ! Chiffinch est de retour, dit le roi sans paraître entendre, j’en suis fort aise ! Il m’apporte sans doute une pièce importante au sujet de l’affaire d’Halifax et de Rochester, sur laquelle je dois me prononcer demain. Il paraît décidément que Rochester abusait scandaleusement des finances… Je crains bien que le pauvre lord-président ne couche la nuit prochaine à la Tour… C’est une bien ennuyeuse chose que la royauté, mesdames ! Des soucis, des brigues, des tracas, des affaires, jamais une minute de repos ! Ah ! Chiffinch est de retour ! Que personne ne se dérange… je reviens tout de suite.

Charles II se leva et se dirigea vers son page, tout en murmurant :

— Ma foi, puisque la duchesse s’est fâchée, tant pis pour elle. C’est bien le moins qu’après avoir supporté ses boutades, je me dédommage un peu.

La favorite, en voyant le roi se diriger vers Chiffinch, hésita ; toutefois son amour-propre froissé ne tarda pas à l’emporter sur sa prudence. Elle se disposait à suivre Charles II, lorsque la duchesse de Cleveland l’arrêta par le bras.

— Chère belle, lui dit-elle en souriant et à voix basse, afin de n’être ni remarquée ni entendue, prenez garde ! vous allez commettre une grave imprudence ! D’abord, quittez cet air effarouché qui appelle l’attention et la médisance… bien. Maintenant, écoutez-moi.

— Parlez vite, Barbara.

— Rien ne nous presse… Dites-moi, ma chère Louise, avez-vous à obtenir du roi une faveur signalée, un consentement qu’il se refuse obstinément à vous accorder ?

— Pas en ce moment, Barbara.

— Eh bien, alors, tenez-vous tranquille, enfant gâtée !… Quoi donc, est-il possible que vous si fine, si rusée, si adroite, vous ignoriez que nous autres femmes ne devons montrer notre jalousie qu’autant que cette manifestation nous serve soit à cacher une faute, soit à arracher une concession difficile. Prodiguer les scènes, c’est se priver bénévolement d’une arme puissante. Rien ne réussit comme un emportement placé à propos. Laissez le roi et son Chiffinch en paix ! Si vos nerfs sont trop agacés, eh bien ! vous serez quitte pour prendre une revanche.

Barbara Palmer parlait peu, mais ce qu’elle disait était frappé au coin de la raison et de la sagesse.

Tandis que la duchesse Cleveland donnait à la favorite de si bons conseils, le roi, retiré, dans son cabinet, causait avec son page Chiffinch.

— Ainsi, lui disait-il, tu as réussi dans ta négociation ?

— Complètement, sire !… Dans quelques instants, sir Charles Murray et sa fille Lucy seront à White-Hall.

— Le vieux puritain s’est-il montré bien récalcitrant ?

— Je ferai observer à Votre Majesté qu’elle vient de commettre un pléonasme. Qui dit puritain, dit rogue, hargneux, méfiant, revêche. Le mot puritain est le plus riche des mots de notre langue. Il résume à lui seul toutes les épithètes mal sonnantes du dictionnaire… Oui, le Murray a fait une héroïque résistance, et tout autre que moi aurait échoué dans une pareille mission.

— Quel prétexte as-tu mis en avant ? quel espoir as-tu fait luire à ses yeux ?

— Le meilleur prétexte et le plus doux de tous les espoirs !… que Votre Majesté avait besoin de bons conseils et qu’elle désirait entendre un sermon…

— Je comprends que c’était une cause très suffisante pour qu’il vînt ; mais commment l’as-tu décidé à conduire ici son adorable fille ?

— Je me suis souvenu fort à propos de la visite faite, il y a quelques jours, à la reine par lady Alice Lisle, pour obtenir de Sa Majesté son agrément au mariage de sir Henri Lisle, son fils, avec miss Lucy Murray ; et j’ai dit à notre puritain que Sa Majesté la reine désirait que miss Lucy lui fût présentée, ainsi qu’au roi, ce soir même.

— Ah ! très bien imaginé !… Nous tâcherons de mettre bon ordre à ce mariage impossible ! Oui, oui, il faudra songer à le dénouer tout doucement… En attendant, Chiffinch, il me semble que tu es allé fort loin quand tu as réclamé un sermon pour moi… Lucy est merveilleusement belle, j’en suis éperduement épris, mais payer ma première entrevue avec elle au prix d’un sermon, c’est cher, c’est bien cher !

— Sire, il n’est pas de proverbe plus vrai que celui qui dit : « Pas de sermon, pas de puritain ! » Qui veut la fin, veut les moyens !

— Enfin, reprit Charles II avec un soupir, Lucy mérite bien ce sacrifice de ma part, n’est-ce pas, Chiffinch ?

— Certes, sire, elle le mérite, répondit froidement le page.

Le roi regarda son valet de chambre d’un air tout étonné.

— De quelle drôle de façon tu me dis cela ! s’écria-t-il ; Lucy n’aurait-elle plus le bonheur de te plaire ?

— Je demande humblement à Votre Majesté la permission de ne pas répondre.

— Sa Majesté refuse et veut au contraire que tu t’expliques franchement.

— Je trouve toujours, sire, que miss Murray est un trésor de beauté et de grâces ; mais je lui refuse aujourd’hui ce que je lui reconnaissais hier, la perfection.

— Et ce changement dans ta façon de voir provient ?…

— D’une singulière rencontre que le hasard m’a fait faire ce soir même, sire.

— Quelle rencontre, Chiffinch ?

— Celle de la véritable perfection.

— Explique-toi… Tu m’intrigues.

— C’est tout un roman sire.

— Eh bien ! raconte-moi ce roman.

— Je dois prévenir Votre Majesté que je n’en sais ni le commencement, ni le dénoûment… Je n’en connais qu’un simple épisode.

— Va donc pour l’épisode ?

Le premier page de Sa Majesté s’empressa d’obéir. Il dit à son maître sa rencontre avec Suzanne dans la Cité, les pleurs et le courage de la jeune fille, le mystère dont elle s’enveloppait, enfin, il lui peignit en détail cette resplendissante beauté dont lui Chiffinch, l’homme blasé et usé par excellence, avait été ébloui.

Charles II parut prendre un vif intérêt à la narration de son messager intime.

— Ne crains-tu pas, Chiffinch, lui demanda-t-il après avoir réfléchi, que cette excentrique solliciteuse ne soit une intrigante de bas étage ?

— Sire, dit le page en accompagnant sa réponse d’un sourire plein de fatuité, j’ai une trop grande connaissance des femmes pour pouvoir jamais me tromper à l’égard de l’une d’elles, fût-elle la plus adroite hypocrite du Royaume-Uni ! Cette Suzanne avait dans sa voix, dans sa contenance, dans ses moindres mouvements, ce je ne sais quoi d’inimitable que les sots appellent la vertu, et que je nomme, moi, l’inexpérience de la vie… Au reste, le plus vulgaire bon sens suffit pour conclure qu’une fille aussi idéalement jolie ne peut être à la fois intrigante et pauvre.

— Et où as-tu laissé cette merveille ?

— Tout simplement dans la rue, sire ! Elle attend mon retour à la porte de White-Hall… Votre Majesté désire-t-elle que je la renvoie ?

— Non pas, non pas !… Si Lucy se montre par trop puritaine, eh bien ! tu introduiras cette Suzanne par les escaliers dérobés de mon jardin privé… Mais qu’as-tu donc, Chiffinch ? tu parais ce soir tout soucieux…

— Ce que j’ai, sire ? moins que rien, des dettes !

— Toi, des dettes, drôle ? Je n’en crois pas un mot !… Tu veux tout bonnement te faire payer tes courses de la journée.

— Rien n’échappe à la sagacité de Votre Majesté.

— Des flatteries, Chiffinch ! Je n’en ai que faire ! Ma sagacité vient uniquement de mon parfait mépris pour l’humanité… Toi, par exemple, je te sais un fieffé drôle, et je n’ignore pas que tu ne me portes aucun attachement… Seulement, comme il est de ton intérêt de me servir avec fidélité, comme ta trahison te rapporterait moins que ta loyauté, je compte sur ton dévoûment… Tiens, prends cette bourse, et va-t’en guetter l’arrivée de Murray.

— Merci, Sire, répondit Chiffinch, sans songer à repousser ou à combattre l’accusation de son maître.

Le page s’éloigna, et cinq minutes après une porte dérobée, cachée derrière une tapisserie, et qui donnait dans l’un des angles du cabinet royal, s’ouvrit. Un homme tenant une jeune fille par la main, se présenta devant le roi.

— Soyez le bien venu, sir Charles Murray, dit le monarque avec cette affabilité à laquelle personne ne savait résister ; soyez les bien venus, vous et votre charmante enfant.

Puis, se tournant légèrement vers Chiffinch qui avait introduit le père et la fille :

— Qu’on avertisse la reine, poursuivit le roi avec un jeu de physionomie que le page comprit parfaitement.

FIN DU PREMIER VOLUME.