Le Tigre de Tanger (Duplessis)/II/IV

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et Albert Longin
L. de Potter (2p. 111-130).

IV

L’épreuve (suite).

Les apprêts de la lugubre cérémonie étaient achevés ; déjà le condamné, la corde au col, était monté avec Rose au sommet de la fatale échelle, et, au grand contentement du chirurgien Hutchins qui riait au nez du bourgeois qui avait parié contre lui, l’impassible Fitzgerald montrait toujours le même calme, on pourrait dire la même dignité.

— Il vous est permis, lui dit Rose avec un sourire courtois, d’exprimer votre repentir à haute voix et de demander pardon à Dieu avant de mourir.

— Les prières que j’adresse à Dieu ne regardent que moi, répondit hautainement Fitzgerald ; mais puisqu’on me permet de parler, poursuivit-il d’une voix éclatante, j’en profiterai pour crier jusqu’au ciel que Jefferies est une brute, un ivrogne, le plus sot et le plus niais des hommes !… J’ai dit ! Maintenant, continua-t-il en tournant la tête avec un calme superbe vers le bourreau improvisé, maintenant faites votre devoir, monsieur !

À peine avait-il achevé, que la portière de l’une des voitures dont il a été parlé tout à l’heure s’ouvrit ; un homme en descendit, et le cocher reprit au grand trot la route de Londres.

— Tiens ! dit un spectateur à voix basse à ses voisins, avez-vous vu ?… Dans cette voiture qui s’éloigne est Jefferies, oui, lui-même, le grand juge en personne !… Et puis voila Le shérif Burder qui s’avance vers la potence… Que va-t-il donc faire ?

L’homme que l’on venait de nommer le shérif Burder traversa brusquement la foule, s’avança vers Fitzgerald, et d’un ton bourru :

— Une irrégularité de forme, lui dit-il, commise pendant votre interrogatoire, a fait casser le jugement qui vous condamnait… Suivez-moi !

— Et mes vingt-cinq guinées ! murmura Hutchins d’une voix émue.

— Ah ! par exemple ! s’écria en colère l’homme qui avait tenu le pari du chirurgien ; vous n’allez pas prétendre que je vous les dois, j’espère !

— Eh ! laissez-moi tranquille ! qui est-ce qui vous les demande, à vous ?

En prononçant ces mots, Hutchins se précipita vers le shérif et Fitzgerald ; mais comme la foule faisait obstacle, il les vit de loin monter dans une voiture fermée qui partit aussitôt, Aucun garde n’accompagnait le véhicule.

L’Irlandais soupira bruyamment et dut déployer une force inouïe de volonté pour ne pas laisser éclater la joie folle, enivrante, immense, qui débordait de son cœur.

La voiture, après une demi-heure de marche, s’arrêta dans le Strand, devant un assez bel hôtel, dans lequel, sur l’invitation du shérif, Fitzgerald entra. L’officier de police et l’Irlandais montèrent les degrés d’un escalier recouvert d’un épais tapis, et pénétrèrent dans un vaste salon où ils se trouvèrent en présence de Jefferies.

— Monsieur, dit le grand juge au shérif, vous pouvez vous retirer, je n’ai plus besoin de vous.

— Quoi ! mylord, vous allez rester seul avec cet homme ?

— Oh ! ne craignez rien, dit Jefferies avec un étrange sourire. Fitzgerald n’est plus à redouter. Il m’appartient maintenant en entier, corps et âme !… Sur un signe de moi, il n’hésiterait pas à se jeter au-devant d’un canon chargé à mitraille, car il est brave, très brave, je me plais à le reconnaître !… Je lui ordonnerais de baiser la trace de mes pas, que, malgré sa fierté d’Irlandais, il accepterait cette suprême humiliation sans murmurer. Je vous le répète, monsieur, vous pouvez vous éloigner en toute sécurité d’esprit… Ah ! un mot encore : n’oubliez point que vous devez observer un scrupuleux silence sur tout ceci !… Pour personne, entendez-vous bien, je dis pour personne, Fitzgerald n’a mis les pieds dans mon hôtel… Vous viendrez le reprendre dans une heure pour le conduire en prison, et cette nuit même vous le ferez évader… Monsieur le shérif, au revoir !

Après le départ de l’officier de police, un assez long silence régna dans le salon du grand juge : ce fut Fitzgerald qui, le premier, entama la conversation.

— Mylord, dit-il, Votre Grâce attend sans doute mes remercîments avant de me faire connaître ses volontés, avant de me dicter ses conditions… Je dois vous déclarer tout d’abord que ma reconnaissance est bien tiède, en comparaison de celle sur laquelle vous semblez compter, si j’en juge par votre langage au shérif. Si vous m’avez sauvé, c’est que vous aviez besoin de moi ; c’est que vous êtes certain de retirer de votre clémence un avantage supérieur au plaisir que vous aurait causé ma mort… C’est tout simplement un marché que nous avons à conclure. Je vous avertis aussi, mylord, que vous vous faites une idée bien exagérée de mon zèle. Non, je ne vous appartiens pas corps et âme !… Et quant à baiser la trace de vos pas, c’est là une image passablement bouffonne dans votre bouche. Soyons donc sérieux : si vos conditions répondent à mes exigences, si votre générosité est à la hauteur de mon mérite, je vous servirai fidèlement ; sinon, non !

Pendant que Fitzgerald prononçait ces audacieuses paroles, Jefferies l’écoutait le sourire aux lèvres, et avec un air de bonhomie qui, pour la première fois de sa vie peut-être, avait éclairci la rogue expression de son visage.

Ce sang-froid, cette patience, cette bonté si insolite causèrent à l’Irlandais une bien plus vive impression que ne l’eût fait un emportement fougueux : il comprit confusément que Jefferies avait dû trouver un côté vulnérable dans sa position, et, après avoir si témérairement engagé l’action, il résolut de se tenir sur la défensive.

La réponse du grand juge ne fit qu’accroître les incertitudes et les appréhensions de Fitzgerald.

— Mon excellent ami, lui dit-il avec une ironique douceur, je rends volontiers justice à la merveilleuse sagacité de votre esprit… oui, vous avez deviné juste : j’ai besoin de toute votre intelligence, de tout votre dévoûment.

— Parlez, mylord, que désirez-vous ?

— Oh ! bien des choses.

— Tant mieux, mylord, tant mieux !

— D’abord, cher Fitzgerald, il faut que vous obteniez non-seulement la confiance du duc de Monmouth, mais encore il est indispensable qu’il vous accrédite comme son chargé d’affaires, Si j’ai bonne mémoire, Patrick O’Brien vous a laissé en mourant un moyen assuré pour arriver à ce résultat ?

— Oui, mylord, c’est vrai.

— Ensuite j’entends, je veux qu’avant deux mois d’ici vous soyez l’ami intime du vieux régicide lord Lisle.

— Ceci sera plus difficile, mylord.

— Je n’ai que faire de vos commentaires et de vos réflexions, bon Fitzgerald… Dorénavant, quand je vous donnerai un ordre, écoutez-moi en silence, avec respect, et gardez-vous de m’interrompre. Je reprends : je disais donc que je veux qu’avant deux mois vous soyez l’ami intime du vieux régicide lord Lisle. J’ajoute maintenant que si lord Lisle compte encore parmi les vivants d’aujourd’hui à deux mois et deux jours, vous aurez tout à redouter de ma colère.

— Est-ce tout, mylord grand juge ?

— Mais il me semble que, pour le moment, en voilà bien assez. Je vaux mieux que ma réputation, honnête Fitzgerald… Je tiens à ne pas vous surcharger de besogne. Avez-vous une objection à m’adresser ?

— Non, mylord ; mais j’ai une question à vous faire.

— Voyons cette question, Fitzgerald.

— Votre Grâce n’a-t-elle pas, en énumérant les services qu’elle attend de moi, oublié d’énoncer le prix dont elle compte payer mon zèle ?… Jusqu’à présent, mylord, vous avez beaucoup demandé, beaucoup exigé, mais vous n’avez rien promis !

— Et je ne vous promettrai jamais rien non plus, Fitzgerald !… Votre délicatesse est si excessive que j’aurais peur de vous froisser en traitant une misérable question d’intérêt, en faisant luire à vos yeux le grossier appât d’un salaire !

L’Irlandais regarda fixement son interlocuteur, puis d’une voix ferme, presque impérieuse :

— Mylord, dit-il, laissons de côté tous ces subterfuges indignes de deux coquins tels que nous !… Nous sommes tous les deux trop profondément corrompus, ou, si vous le préférez, trop au-dessus du vulgaire, pour finasser et marchander comme de petits boutiquiers !… Vous avez pu vous convaincre tantôt, par ma promenade à Hyde-Park-Corner, que la peur n’a pas prise sur moi… Le seul mobile par lequel il vous est donné de m’attacher à votre service, de faire que je me dévoue tout entier à Votre Grâce, c’est l’intérêt !… J’ai la ferme, l’inébranlable volonté de me créer une position indépendante, de sortir de ma misère présente ! Quel prix me donnerez-vous de la tête du duc de Monmouth ? combien me paierez-vous la mort de lord Liste ? combien celle de sir Charles Murray ?…

— Mon pauvre Fitzgerald, répondit Jefferies, toujours avec la même douceur qu’il avait montrée depuis le commencement de l’entretien, je le vois de plus en plus, oui, tu es bien un véritable Irlandais pur sang, un irlandais de race ! vantard, ambitieux, mendiant ! Et tu oses te prétendre au-dessus du vulgaire ! Tu oses te comparer à moi ! Ah ! ah ! ah ! voilà une singulière audace !… Veux-tu parier, pauvre hère, qu’avant deux minutes d’ici, tu renonces de toi-même à toutes les velléités de révolte ! Veux-tu parier que je te fais tomber à l’instant, là, humble et repentant, à mes genoux !

— Oui, mylord, j’accepte le pari ! interrompit fièrement Fitzgerald.

Jefferies se leva de dessus le fauteuil où il était resté assis depuis l’entrée de l’Irlandais, et se dirigea d’une démarche oblique, assez semblable à l’allure sournoise du tigre, vers une porte à deux battants, située à l’extrémité du salon.

La main posée sur la clé, il se retourna vers Fitzgerald, le contempla pendant quelques secondes d’un air doucereusement féroce, s’il est permis de s’exprimer ainsi, puis il ouvrit.

Trois cris spontanés retentirent en même temps.

— Suzanne !… James !… Fitzgerald !…

Et l’Irlandais, s’élançant les bras tendus vers sa sœur et son frère, les enveloppa tous les deux dans une étreinte passionnée, et se mit à les couvrir de baisers : de grosses larmes coulaient le long de ses joues.

Jefferies souriait joyeusement à ce touchant tableau de famille.