Le Tigre de Tanger (Duplessis)/III/IX

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et Albert Longin
L. de Potter (3p. 219-245).

IX

Les fiançailles.

Tandis que Jefferies et Kirke, en compagnie de Chiffinch, se livraient au charme des souvenirs et élevaient sur des bases de sang l’avenir rêvé par eux, une scène d’un tout autre caractère se passait dans une maison d’assez belle apparence, située dans Soho-Fields et dont les fenêtres s’ouvraient sur de vastes jardins aux ombrages profonds et embaumés.

Cette maison appartenait à sir Charles Murray, et c’était là que l’ancien membre de la chambre des communes faisait sa résidence à Londres.

Le salon dans lequel se trouvaient réunis Henri Lisle, Lucy et son père, était décoré avec la plus sévère simplicité. Sir Charles Murray n’avait jamais quitté la capitale du Royaume-Uni, si ce n’est pour suivre Cromwell sur ses champs de bataille, et, après la Restauration, pour aller dans le comté de Somerset à Taunton, dont il avait été le représentant durant presque tout le règne de Charles II. Il ne s’était donc pas dépouillé, même en partie, de cette rigidité de l’éducation puritaine d’alors, comme avait pu le faire son malheureux ami lord Lisle, grâce au commerce prolongé que celui-ci avait entretenu avec les hommes et les arts du reste de l’Europe.

Aussi ne voyait-on dans le salon où nous introduisons maintenant le lecteur, aucun de ces meubles de luxe qui témoignaient de l’influence que les mœurs, les usages et le génie de la France exerçaient alors sur les gouts et les modes de la noblesse et de la bourgeoisie anglaises. Marié au cuir uni, le vieux chêne, privé de ces riches sculptures qui lui donnent tant de prix aux yeux des amateurs de nos jours, remplaçait partout les bois dorés et les velours de Hollande et de France.

Cependant, cette austérité d’aspect dans l’ameublement du salon n’excluait ni l’abondance ni le confortable. On voyait même, dans ce grave ensemble, quelques détails charmants, frais et naïfs, qui en corrigeaient la froideur, et révélaient la présence et les soins d’une jeune fille. C’est ainsi que, sur une table massive, adossée à la muraille, en face des fenêtres, un vase plein de jonquilles et de giroflées était placé à côté d’une grande Bible manuscrite. Le précieux volume était ouvert à une page autour de laquelle, en guise de cadre, des fleurs finement enluminées enroulaient leurs tiges et leurs corolles. On devinait que la main qui avait rapproché le vase du livre avait pris plaisir à mêler les fleurs de Dieu à celles de l’art.

Trois personnes étaient assises dans ce salon : c’étaient Henri Lisle, sir Charles Murray et miss Lucy.

Leur chagrin, presque également vif et profond, se manifestait par des signes différents.

Le vieux puritain, les bras croisés sur la poitrine, le front plissé, l’âme en proie aux plus graves réflexions, regrettait amèrement son vieux frère d’armes si cruellement frappé ; mais des reflets moins sombres qui, d’instants en instants, passaient sur sa face, et son œil qui s’allumait tout à coup, laissaient voir que la nouvelle de l’assassinat de lord Lisle n’occupait pas toutes ses pensées.

Lucy, immobile et silencieuse, pleurait doucement. Le seul mouvement qu’on l’eût vue faire consistait à porter son mouchoir à ses yeux ; mais comme elle les dirigeait sans cesse vers Henri Lisle, les larmes obstinées qui les obscurcissaient se reformaient bientôt, et il fallait encore les essuyer.

Quant au fils de la noble victime de Lausanne, le visage caché dans ses deux mains, comprimant mal des sanglots vainement étouffés, il se livrait tout entier à un sombre désespoir. De temps en temps, un grand soupir soulevait douloureusement sa poitrine ; puis, ôtant ses mains de devant ses yeux, il levait au ciel un regard brûlant, et semblait demander à Dieu une vengeance qu’il ne savait encore sur qui faire sûrement tomber.

Ce silence qui durait depuis plus d’une demi-heure que Murray, Henri et Lucy étaient entrés dans le salon et s’étaient assis pour y attendre la visite du colonel Kirke, ce silence prolongé fut enfin interrompu par la voix d’un domestique qui, entr’ouvrant la porte, dit au maître du logis :

— Un homme est la, qui demande à parler en particulier à sir Charles Murray.

— Qui est-ce ? demanda celui-ci.

— Je ne sais, il n’a pas voulu dire son nom.

— Quel est son extérieur ? quel âge a-t-il à peu près ?

— C’est un vieillard d’une soixantaine d’années ; ses vêtements sont modestes, son air est triste et doux.

— C’est bien, j’y vais, dit sir Charles ; à propos, ajouta-t-il en s’adressant au domestique, a-t-on, comme je l’ai ordonné tout à l’heure, envoyé prévenir lady Lisle que son fils et moi nous l’attendions ici sans retard ?

— Oui, Votre Grâce, répondit le valet ; milady à répondu qu’elle allait venir tout de suite.

— Allons, courage, mon cher Henri ! courage surtout devant votre mère qu’il va falloir préparer un peu à cet affreux coup, et qu’il faudra surtout soutenir et consoler quand une fois elle l’aura reçu…. Je vous laisse un instant avec Lucy, et vais voir ce que peut me vouloir l’homme qui demande à me parler.

Le vieillard sortit et ferma la porte derrière lui.

Dès que les deux jeunes gens furent restés seuls, assis vis-à-vis l’un de l’autre, leurs regards se cherchèrent instinctivement et se voilèrent de larmes subites en se rencontrant. Au même moment, Henri, comme pour étouffer un sanglot, reporta vivement ses deux mains sur son visage.

À cette vue, Lucy se leva, alla s’asseoir auprès du jeune homme, et lui prenant les deux mains dans les siennes :

— Je ne veux pas, lui dit-elle avec une angélique tristesse, je ne veux pas essayer de vous consoler d’un malheur si épouvantable, mylord… je ne veux que pleurer avec vous…

— Mylord !… vous m’appelez mylord, Lucy ! interrompit Henri Lisle avec un doux reproche ; que vous ai-je donc fait, que dans un pareil moment vous oubliez mon nom pour m’appeler ?…

— Par votre titre, Henri, reprit la jeune fille d’une voix toute pleine d’une soumission charmante.

— Oui, Lucy, par ce titre qu’on veut bien, hélas ! m’accorder aujourd’hui[1] et qui longtemps encore me rappellera, toutes les fois que je l’entendrai prononcer, l’horrible mort de mon père. Ce n’est pourtant pas pour cela qu’il me fait de la peine, prononcé par vous ; c’est qu’il me semble froid dans votre bouche, et vous devriez le laisser aux autres.

— Pardonnez-moi, Henri, j’ai eu tort. Et cependant, ajouta Lucy, tandis qu’une pudique rougeur lui colorait les joues, n’oubliez pas que les saintes épouses des livres sacrés, quand elles parlent à leurs maris, les appellent leurs seigneurs et leurs maîtres.

— Chère Lucy, murmura le jeune lord en portant les mains de la poétique enfant jusqu’à ses lèvres ; chère Lucy, combien je vous remercie des paroles que vous venez de prononcer ! Ah ! que Dieu vous entende et nous exauce ! Il m’est témoin qu’en dehors de toutes les considérations humaines, j’éprouve de la mort de mon noble et infortuné père une douleur immense, profonde, poignante… Mais je puis le dire sans crime, les plus tristes pressentiments me traversent sans cesse l’esprit depuis que j’ai appris la funeste nouvelle. Je crains que cette catastrophe n’ait la plus lamentable influence sur nos chers projets d’union, et ne leur porte quelque mauvais contre-coup.…

— Pourquoi donc, Henri ? demanda la jeune fille en pâlissant et d’une voix tremblante. Quels sont vos motifs de craindre un pareil malheur ?

— Hélas ! le sais-je moi-même ? La volonté de mon père, toujours respectée et obéie, malgré son éloignement, n’agira plus pour me donner ce bonheur dont j’attends depuis longtemps la réalisation ! Ma mère, alors…

— Mais lady Lisle est allée elle-même à la cour pour demander l’agrément du roi et de la reine, et elle l’a obtenu. Ne nous l’avez-vous pas dit, Henri, à mon père et à moi ? Et n’avons-nous pas été mandés, sir Charles Murray et moi, auprès du roi et de la reine, ce soir-là même, où…

— Oui, oui, bien-aimée Lucy… mais ma mère faisait ces démarches du vivant de lord Lisle, et c’était le roi Charles II, c’était la reine Catherine de Bragance qui lui accordaient la grâce qu’elle implorait d’eux… Aujourd’hui tout est changé, du moins je le crains. Charles II, malgré son insouciance, et bien qu’il ne se donnât guère de peine pour rapprocher les différents partis politiques et religieux qui existent dans notre pays, ne voyait pas du moins avec déplaisir les alliances de famille qui pouvaient avoir lieu entre eux. Mais, avec Jacques II, les choses iront tout autrement, et ce ne sera pas Marie de Modène qui adoucira le rude caractère du roi son époux… Et maintenant, ma chère Lucy, ma Lucy adorée, que ma mère, tout entière à son fervent catholicisme, à ses idées de respect absolu, de fanatique obéissance, non pas seulement aux volontés, mais aux moindres désirs de son roi, vienne à s’apercevoir que notre union ne sourit pas à Jacques II, et elle ne consentira jamais à cette union !…

— Le malheur qui vous frappe, Henri, a assombri toutes vos idées, dit Lucy avec tendresse.

— Amie, combien je voudrais me tromper !

— Vous vous trompez, mon ami. Vous oubliez combien milady Lisle m’aime ; vous oubliez surtout quel amour, quelle tendresse sans bornes elle vous à toujours montrés.

— Hélas ! Lucy, c’est précisément cette tendresse maternelle qui fera notre malheur à tous deux !… Voyez si ma mère, quelque affreux chagrin qu’elle sût devoir donner à son mari exilé, a hésité à me faire quitter, enfant encore, la religion de mon père pour me faire embrasser la sienne… Voyez si je n’ai point été forcé, à moins de la faire mourir de douleur, d’entrer dans les gardes-du-corps de ces princes qui ont jeté mon père dans l’exil !

— Oui, vous avez peut-être raison, Henri, dit la jeune fille, dont les larmes, depuis un instant, avaient cessé de couler, et qui attachait sur celui de lord Lisle son regard tout plein de la plus sereine fermeté. Vos tristes pressentiments se réaliseront peut-être… S’ils se réalisent, si nous sommes jamais séparés par la volonté de votre mère…

Lucy s’arrêta en baissant les yeux. Forte de son innocence et de sa virginale pureté, elle avait cependant trop compté sur son courage : elle n’osa achever la phrase commencée.

Henri Lisle ne la laissa pas longtemps dans cet embarras charmant et douloureux à la fois :

— Je vous ai remerciée tout à l’heure, Lucy, pour de douces paroles que vous aviez prononcées, lui dit-il en la baisant au front ; je vous remercie maintenant pour celles que vous venez de penser sans les énoncer… Si nous sommes jamais séparés par la volonté de ma mère, que ferons-nous, n’est-ce pas ? C’est bien cela que vous avez pensé sans oser l’exprimer, n’est-il pas vrai, Lucy ?

La jeune fille inclina sa tête, posa son front sur l’acier poli de la cuirasse du lieutenant aux gardes et murmura bien bas :

— Oui.

— Ce n’est point par hasard, moins encore pour vous faire pleurer, ma Lucy bien-aimée, que j’ai tout à l’heure abordé cette conversation… Non, je la désirais et la recherchais depuis quelque temps… L’occasion seule à manqué… Aussi me suis-je empressé de saisir celle qui nous était offerte aujourd’hui. Je l’ai saisie avec d’autant plus d’empressement Lucie, que l’entretien que nous avons maintenant était devenu plus nécessaire et plus urgent par suite de la mort de mon père…

Lord Lisle fit une légère pause, prit entre ses deux mains la tête de sa belle fiancée, qui était toujours restée le front appuyé contre sa cuirasse ; il la releva, et, l’enveloppant du regard de l’adoration :

— Eh bien ! Lucy, que ferons-nous, alors ? dit-il d’une voix tremblante d’émotion.

— Je puis dire ce que je ferai, moi, répondit la jeune fille avec une sainte naïveté. J’aimerai toujours le compagnon, l’ami de mon enfance ; j’aimerai toujours celui que mon père me présenta un jour en me disant : — « Ma fille, quand ta dix-huitième ainée sera accomplie, lord Lisle et moi, nous te donnerons pour époux sir Henri Lisle, dans la main duquel je place aujourd’hui ta main, en priant Dieu de bénir ces fiançailles. »

— Quelle adorable mémoire !… dit Henri.

C’est celle du cœur, mylord, répondit Lucy, qui ajouta presque aussitôt ! — Pardon encore, Henri… ce mot vient se placer sur mes lèvres de lui-même et presque malgré moi, quand surgit dans mon esprit cette pensée du mariage, que mon père a faite pour moi si grave et si sainte. Mais j’ai répondu à votre question, Henri, je vous ai dit ce que je ferai si votre mère vient à s’opposer à notre union ; j’ajoute que jamais un autre époux que vous ne m’appellera sa femme, et que je consentirais à mourir de la plus affreuse mort plutôt que d’être jamais unie à un autre homme qui ne fût pas vous !

— Oh ! soyez bénie, Lucy !

— À votre tour, Henri, que feriez-vous si votre mère ?…

Henri Lisle ne répondit pas. Absorbé dans la contemplation de Lucy, il semblait ravi en une douce et chaste extase.

Les mains de la jeune fille, qu’il tenait pressées dans les siennes, n’avaient pas tardé, à travers leur soyeuse et moite épiderme, à verser au sang du jeune homme une flamme vivifiante, à ses nerfs un frémissement sympathique. L’image vénérée de sa mère absente s’était peu à peu voilée dans son souvenir, tandis que celle de sa fiancée grandissait et s’embellissait de seconde en seconde, puis se détachant bientôt sur un nimbe éclatant, lui apparaissait dans une sorte de transfiguration angélique.

  1. Tous les brevets de pairs donnés par Cromwell furent annulés à la Restauration ; seulement on conserva par déférence, le titre de milord à ceux qui l’avaient porté sous le Protecteur.