Le Tigre de Tanger (Duplessis)/IV/I

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et Albert Longin
L. de Potter (4p. 3-23).

I

L’agent secret (suite).

Le changement si soudain qui venait de s’opérer dans la personne de l’Irlandais, parut de prime-abord étonner Jefferies, et surtout lui déplaire. La soumission si complète et si subite de cet homme doué de sentiments si fougueux, si violents, si entiers, lui semblait suspecte ; cependant, par suite de la détestable opinion qu’il avait de l’espèce humaine, le grand juge finit bientôt par trouver logique et naturelle cette résignation extraordinaire.

— Ce coquin a joué la comédie, afin de se faire payer plus cher, pensa-t-il ; et d’ailleurs, que m’importe ! Fitzgerald, poursuivit le grand juge en élevant la voix, je tiens à te récompenser de ton obéissance ! Voyons, parle, que désires tu ?… De l’argent, sans doute ?

— Puisque Votre Grâce insiste, j’aurais mauvaise grâce à refuser !

— Parbleu ! tu serais un sot !

— Eh bien, mylord, je vous demande pour toute grâce que vous m’appreniez le véritable nom du vainqueur de mon frère.

— Le capitaine Barca ; tu le sais bien.

— Permettez, mylord, vous avez dit tout à l’heure : « Celui que tu appelles Barca ; » or, ces mots me prouvent jusqu’à l’évidence que ce nom de Barca est un sobriquet, soit d’aventure, soit de guerre.

Le grand juge réfléchit : puis après un court silence :

— Que ton souhait soit accompli, Fitzgerald, dit-il ; seulement, sois assuré d’une chose, c’est que la connaissance de ce nom fera évanouir de ton esprit jusqu’à l’arrière-pensée d’une vengeance. Insistes-tu toujours ?

— Plus que jamais, mylord. Le capitaine Barca se nomme ?…

— Le colonel Kirke ! s’écria Jefferies avec emphase.

— Oh ! j’aurais dû m’en douter, murmura Fitzgerald.

Une assez longue pause suivit la révélation du grand juge.

— Mylord, dit enfin l’Irlandais en s’arrachant à ses pensées, Votre Grâce, je l’espère, n’a pas déchiré pour le colonel Kirke, le mystère dont je m’enveloppe. Elle ne lui a nullement laissé pressentir le rôle que je suis appelé à jouer dans la descente du duc de Monmouth en Angleterre ?

— J’ai parlé au colonel de cette descente ; mais je n’ai nullement mentionné ton nom ! Je n’ai jamais trahi un de mes agents, Fitzgerald, tu n’as rien à craindre !… À présent, abordons un tout autre ordre d’idées. Quelles sont ces nouvelles si importantes qui l’ont fait revenir à Londres, au lieu de passer en Hollande, ainsi que cela était convenu ?

— Ces nouvelles se rattachent justement, mylord, à la Hollande ; elles ont trait à la conspiration ourdie par les exilés… Voici certains documents dont je me suis emparé… Lord Lisle, à qui ils étaient adressés par sir Charles Murray, ne les a même pas connus… vous en avez la primeur… Ces documents, si je ne m’abuse, doivent être d’une grande valeur pour Votre Grâce.

Fitzgerald retira de dessous son pourpoint et tendit à Jefferies une liasse de papiers. Celui-ci s’en empara avidement, et, les étalant sur son bureau, il se mit à les parcourir avec une joyeuse avidité. De temps à autre, une exclamation incohérente et passionnée s’échappait des lèvres du grand juge au banc du roi ; il lui semblait tenir déjà ses victimes ; il nageait, par la pensée, dans un océan de sang.

— Fitzgerald, s’écria-t-il après un quart d’heure d’examen, tu vaux ton pesant d’or ! Que je devienne un puritain fanatique, si, ta mission achevée, je ne récompense pas royalement tes services !… Il n’y a pas un jour à perdre, adorable bandit ; il est de toute urgence que tu partes à l’instant pour la Hollande !… Les cerveaux fermentent, les têtes sont mûres ; voici l’heure de la moisson venue… Prête-moi toute ton attention, Fitzgerald… Dans un moment aussi critique, aussi solennel, je ne dois pas reculer devant la crainte de perdre mon temps en redites ; tu ne saurais être trop bien instruit, trop bien préparé, car la moindre bévue, la moindre hésitation de ta part pourrait tout compromettre, tout perdre.

— Je vous écoute, mylord ; parlez.

— Pendant que Charles II errait sur le continent, il rencontra à La Haye Lucy Walter, jeune fille du pays de Galles, d’une beauté sans égale, mais d’une intelligence très secondaire et de mœurs plus qu’équivoques. Cette banale Laïs ne tarda pas à devenir la maîtresse du royal proscrit ; et de cette liaison naquit bientôt un fils…

— Oui, je sais cela, mylord… Cet enfant s’appelait alors Jacques Crotts, et Charles II, malgré son insouciance et son égoïsme remarquables, se mit à l’aimer avec une ardeur sans pareille…

— Ne m’interromps pas, Fitzgerald !… Je te répète que je préfère tomber dans des redites qu’oublier un point essentiel ou même utile ! Je continue : la Restauration venue, le jeune Jacques, que son père avait envoyé à la cour de France, où il s’était métamorphosé en gentilhomme accompli, retourna en Angleterre et fit son apparition à White-Hall. Sa fortune prit alors un essor inouï. Logé dans le palais, entouré de pages, ayant pour ainsi dire sa maison, il jouissait de toutes les distinctions réservées exclusivement aux princes du sang royal. Marié dans son adolescence avec Anne Scott, héritière de la noble, riche et illustre famille des Buccleuch, il prit le nom de sa femme et devint propriétaire d’immenses domaines. Ce fut peu après que le roi le nomma duc de Monmouth en Angleterre, duc de Buccleuch en Écosse, chevalier de la Jarretière, grand-écuyer, commandant du 1er régiment des gardes-du-corps, grand juge forestier et chancelier de l’université de Cambridge.

De plus, quand il était encore enfant, ou lui avait permis de rester couvert dans le cabinet du roi, alors que les Seymour et les Howard étaient tête nue ; à la mort des princes étrangers, il avait pris le deuil avec le long manteau violet que personne, excepté le duc d’York et le prince Rupert, n’avait le droit de porter. Toutes ces faveurs, qui durent nécessairement le conduire à se regarder comme prince légitime de la maison des Stuarts, finirent par accréditer dans le public le bruit qui s’était répandu jadis que Charles II, peu soucieux de sa dignité et de sa gloire, avait légitimement épousé, à vingt ans, la rusée, sinon spirituelle et intelligente Lucy Walters, dont la beauté hors ligne l’avait fasciné, et qui de ce mariage avait fait la première condition de sa tendresse… Au reste mon opinion est que ce mariage eut lieu.

Plus tard, quand la France et l’Angleterre unirent leurs forces contre la Hollande, Monmouth eut le commandement des troupes auxiliaires envoyées sur le continent, et il s’y acquit la réputation d’un hardi soldat, d’un brillant capitaine. À son retour, il était l’homme le plus populaire du Royaume-Uni. Aussi, lorsqu’il entra à Londres la nuit, les magistrats donnèrent l’ordre aux watchmen d’annoncer et de proclamer cet heureux évènement dans toutes les rues de la cité ; tout le monde se leva, des feux de joie furent allumés, les maisons illuminées, les églises ouvertes, et les cloches sonnèrent de joyeux carillons. Quand Monmouth voyageait, il était reçu partout avec plus d’enthousiasme et non moins de pompe qu’un roi parcourant son royaume ; de nombreuses cavalcades de gentilshommes et de bourgeois armés l’escortaient de château en château ; les populations des villes se portaient entières à sa rencontre ; les électeurs accouraient mettre humblement leurs votes à ses pieds. Alors le vertige s’empara de Monmouth. Ses prétentions s’élevèrent au point que non-seulement il porta sur son écusson les lions d’Angleterre et les lys de France, sans la barre senestre qui, selon les lois héraldiques, aurait dû marquer l’illégitimité de sa naissance, mais il alla même jusqu’à toucher les malades pour la guérison des écrouelles. En même temps, il ne négligeait aucun moyen de nature à lui attirer l’amour de la multitude ; il tenait des enfants de paysans sur les fonts baptismaux, se mêlait à tous les jeux champêtres, jouait du bâton et luttait dans des courses à pied contre d’agiles champions, lui tout botté, eux en souliers plats. Enfin, l’impopularité d’York aidant. Monmouth devint si redoutable que le roi dut s’éloigner de l’Angleterre[1].

Aujourd’hui, le jeune duc poursuit à la cour de Hollande la série de ses succès ; il est le souverain absolu de la mode, l’idole des femmes.

L’arme à employer contre lui, Fitzgerald, — retiens bien cette recommandation, — c’est la flatterie. Il ne faut pas négliger non plus, — ce qui est un point des plus importants, — de te mettre au mieux dans les bonnes grâces de Lady Henrietta Wentworth, la compagne de Monmouth. Si je croyais à la vertu des femmes, je proclamerais lady Henrietta la perle de son sexe ; mais, comme cette croyance me manque, je la déclare la plus hypocrite, la plus adroite, la plus dissimulée des filles d’Ève. Au total, ce n’est certes pas une personne ordinaire. Tiens-toi bien sur tes gardes. Fergusson, notre agent, te donnera tous les autres renseignements dont tu pourras avoir besoin. C’est un abominable bandit, — charmant garçon dans ton genre, — qui nous a rendu les plus signalés services. Ne te livre à lui qu’à moitié, et surveille-le dans l’ombre… Un dernier mot, Fitzgerald, — et ce dernier mot, si je ne me trompe, te sera agréable, — tu dois avoir besoin d’argent ; voici un nouveau bon de deux cents livres sur le banquier Cornish… Bonne chance, exécrable enfant du diable !… et que l’enfer te protège !… N’oublie point qu’il faut avant une heure que tu sois en route !

— Mylord, dit Fitzgerald qui, malgré ce congé si nettement formulé, resta impassible à sa place, je ne quitterai pas Londres avant d’avoir vu ma sœur, ma Suzanne bien-aimée… Oh ! ne vous emportez pas, mylord, c’est parfaitement inutile… Vous savez que vos jurements ne me font pas peur. Ma résolution est irrévocablement arrêtée. Je vous le répète, je ne partirai qu’après avoir embrassé Suzanne.

— Quoi ! hideux reptile, tu oses relever la tête !…

— Assez, assez, mylord, interrompit l’Irlandais d’un ton ferme et résolu. Je sais, je connais par cœur les épithètes de votre riche vocabulaire. Foulez-moi aux pieds, envoyez-moi à la potence, soit, j’y consens ; mais ne m’accablez pas d’une douleur au-dessus de mes forces !… Vous opposer à ce que je revoie Suzanne !… C’est presque me donner à entendre que vous avez traîtreusement, lâchement manqué à notre pacte, car il y a un pacte entre nous, mylord ! ne l’oubliez pas !… Suzanne perdue, Suzanne tombée dans l’abîme, mais que me resterait-il à faire sur terre, maintenant que James est mort ?… Rien… rien… Si ! je me trompe, il me resterait à me venger !… Ah ! vous ignorez, mylord, ce que peut un homme réduit au désespoir ! Je sens que si ma colère faisait explosion, elle remplirait le Royaume-Uni de bruit et de terreur !… Eh bien ! mylord, vous vous taisez, vous ne répondez pas ?… Mes pressentiments seraient-ils vrais ?… Auriez-vous voulu vous jouer de moi ?… Auriez-vous manqué à votre parole ?… Oh !… alors, malheur, malheur, malheur !…

— Jefferies n’a jamais manqué à sa parole, répondit le grand-juge. Je l’ai promis, tant que tu me servirais fidèlement, de ne rien entreprendre contre l’honneur de Suzanne ; mais je me suis pas engagé à être son gardien : ce rôle-là, tu l’avoueras, ne saurait me convenir. Tu veux voir Suzanne, soit ; je t’en accorde la permission. Va dans Montagu-street, près de While-Chapel, au Lion-d’Argent, et tes souhaits seront exaucés, tu trouveras là ta sœur.

— De quel ton vous me dites cela, mylord, s’écria Fitzgerald, qui sentit une sueur froide couvrir son front ! Oh ! j’ai peur… j’ai peur !… Au revoir, mylord, au revoir.

L’Irlandais se leva vivement de dessus sa chaise et s’élança hors du cabinet du grand-juge.

  1. Voir Macaulay.