Le Tour de France d’un petit Parisien/1/24

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Librairie illustrée (p. 261-274).

XXIV

À la pointe de Barfleur

À travers la pluie et l’écume des lames emportées par le vent, apparaissait par moments aux yeux des voyageurs du Richard Wallace la pointe de Barfleur et, plus distinctement, son phare.

Parfois le vent soufflait en foudre, comme disent les marins, déchirant les nuages noirs et arrêtant pour une minute ou deux la violence de ce grain venu du Nord ; alors on pouvait voir la mer, hachée par le vent, briser sur les roches de la côte des vagues énormes.

Le vent soufflait de l’arrière et la mer venait du travers, ce qui occasionnait un très fort roulis ; et le yacht fatiguait beaucoup par la succession rapide des coups de tangage. La pluie tombait à torrents, poussée comme une grêle, douloureuse au visage…

Réfugiées au centre du léger navire, sous le panache de fumée que tordait la tempête, lady Tavistock et ses deux filles, pâles, nerveuses, se tenaient avec peine debout. Le baronnet, son fils et Jean secondaientà la manœuvre le petit équipage.

Qui faisait le moins bonne contenance, c’était le couple anglais au service de la famille du baronnet. La femme surtout, mistress Nancy Chillip, toute en larmes, cheveux dénoués, courait d’un bout à l’autre du navire, autant du moins que le lui permettait la force du vent, criant dans sa langue qu’elle ne voulait pas aller plus loin, et qu’elle « donnait» ses huit jours à milady.

— Qu’est-ce donc ? que dit-elle ? demanda le pilote.

— Elle ne veut pas aller plus loin, répondit le fils du baronnet.

— Alors elle n’a que la ressource de faire un plongeon ici-même !

Quant à John Chillip, il ne s’occupait que de sa femme et s’en allait après elle pour la calmer. En passant devant lady Tavistock, il s’efforçait de réparer la maladresse de Nancy, et priait la femme du baronnet de ne pas tenir compte de paroles dites dans un moment d’égarement…

Comme il y avait un danger réel à demeurer sur le pont, Henry Esmond vint prier lady Tavistock de se retirer avec ses filles dans le salon commun, et il commanda à Nancy de ne pas gêner la manœuvre et de suivre sa maîtresse. Miss Kate voulut entraîner Jean avec elle ; mais le jeune garçon résista ; il voulait rester avec les hommes ; Barbillon se rendait utile, il se rendrait utile aussi.

Le capitaine Esmond avait eu raison de débarrasser le pont : lady Tavistock et ses filles disparaissaient à peine, que le mât de misaine craqua et tomba : personne ne fut atteint. Un moment, après le youyou hissé en porte-manteau sur les arcs-boutants extérieurs fut enlevé par une lame.

La tempête était dans toute sa force.

— Si nous manquons Barfleur, dit le père Vent-Debout au capitaine, il nous reste Saint-Vaast protégé par l’île de Tatihou et le promontoire de la Hougue.

— Tâchons de ne pas manquer Barfleur, lui répondit Henry Esmond, qui tenait à satisfaire au désir de lady Tavistock.

Le yacht, ayant peine à suivre sa route, se rapprochait visiblement de la côte. Devant le danger d’y être jeté, le pilote, d’accord avec le capitaine, manœuvra pour essayer de s’en éloigner ; mais une lame monstrueuse souleva l’arrière du navire, une autre lame vint l’assaillir par la hanche de bâbord et ce fut un miracle s’il ne coula pas immédiatement. Pendant un moment, une suite de fortes lames se mirent à déferler sur le pont, et l’eau pénétra partout. Bientôt elle gagna les fourneaux…

Mahurec apparut annonçant que les feux étaient éteints. Alors, le mécanicien se mit à la pompe, secondé par Alfred Tavistock, Jean et John Chillip, qui n’ayant encore rien fait que de consoler sa femme se montrait le plus vigoureux à la besogne.

Le baronnet, très sombre, regardait faire, les mains derrière le dos, observant la mer à bâbord et la côte à tribord, — qui semblait marcher vers le navire.

Au bruit de la pompe, mistress Chillip fit de nouveau invasion sur le pont et voyant son mari à l’œuvre, elle jugea la situation désespérée et se mit à pousser des cris de détresse. Elle courut vers son John et s’attacha à lui. Il fallut qu’Henry Esmond donnât l’ordre à Barbillon de la ramener de force auprès de lady Tavistock.

Après la chute du mât de misaine, on ne pouvait songer à utiliser une voile basse pour imprimer une direction au yacht. Soulever ce mât était tout aussi impossible : il gisait sur le pont, avec sa grande voile de forme aurique lacée sur des cornes et enverguée au mât par les cercles mobiles servant à la hisser ou à l’amener. Tout ce bois et toute cette toile, dans laquelle le vent s’engouffrait, constituaient un obstacle et un danger de plus.

Le yacht fuyait donc devant le vent à mâts et à cordes, exposé à chaque instant à être submergé, poussé de plus en plus à la pointe de Barfleur ; c’était visible.

Le travail de la pompe devenait insuffisant, chimérique…

Du rivage, les marins de la brigade de sauvetage qui observaient le yacht, comprirent qu’il était fatalement perdu, qu’il allait se mettre à la côte à l’entrée de Barfleur et s’y défoncer.

Alors, au milieu de la tourmente retentit le cri : « Le canot à la mer ! » Ce cri est répété de proche en proche. Quelques-uns des marins se portent vers le poste-abri qui renferme l’embarcation, tandis que d’autres vont relancer chez eux ceux qui n’ont pas deviné qu’un navire est en perdition.

Deux hommes manquaient à l’appel : il s’en présenta trois de bonne volonté pour compléter l’équipage.

Le canot, tiré de son abri fut amené à la mer sur un chariot à trois roues. La mer était basse, malgré la tempête du large et le port presque à sec ; on dut atteler trois chevaux au chariot pour la mise à l’eau de l’embarcation sur la plage ; cette opération ne prit pas moins d’une demi-heure.

Au moment du « lâchez tout », quand le canot s’ébranla, que le chariot s’en débarrassa, et que cette masse, bateau et hommes, fut précipitée dans la mer, disparaissant sous l’eau pour se relever plus loin, des femmes, des enfants, et parmi eux les enfants des sauveteurs qui allaient risquer-leur vie suivaient avec anxiété sur la plage toutes les manœuvres…

Mais la mer repousse le canot. Alors, tous, la ceinture de liège aux flancs, se mettent à l’eau jusqu’à la poitrine pour ramener le canot à la mer. Une lame fuit en le laissant plongé par l’avant dans le sable ; il reste engravé, en butte aux fureurs successives de la vague et du vent. Mais nos sauveteurs n’étaient pas ébranlés pour si peu : de la voix, du geste, ils s’exhortent, s’unissent, s’encouragent et réussissent à relever l’embarcation.

Enfin on domine le flot, chacun saute à bord, s’y installe, borde les avirons ; le canot part.

Ce bateau, l’Othello, l’une des plus anciennes fondations de la Société centrale de sauvetage, la plus ancienne peut-être (1865), avait près de dix mètres de long sur deux mètres vingt-cinq de large ; il était bordé de douze avirons et pouvait porter trois voiles de petite dimension. Insubmersible par sa construction, grâce aux caisses à air qui le garnissaient intérieurement, pour qu’il pût décharger l’eau embarquée par les lames et ne pas flotter comme un corps mort, six puits verticaux, le traversant de part en part, étaient établis sur le pont, — puits munis d’une soupape qui ne cède qu’à la pression d’en haut et laisse écouler l’eau qui la charge en s’ouvrant.

Malgré tout cela, l’Othello n’était pas à l’abri d’une de ces lames de fond qui, tout à coup, peuvent retourner une embarcation. Pour parer à une semblable catastrophe, on lui avait adapté, selon le modèle des bateaux de sauvetage anglais, une fausse quille en fer et des tambours à dos d’âne, à l’avant et à l’arrière, tendant, avec l’aide des caisses à air, à lui faire reprendre son centre de gravité s’il venait à chavirer. Ajoutons que tout autour du bordage se trouvait établi un câble pouvant servir à la fois de marchepied pour embarquer et de soutien contre les lames.

Au moment précis où l’Othello réussissait à prendre la mer, le Richard Wallace échouait à la pointe de Barfleur.

Le patron du bateau de sauvetage mit donc le cap sur le navire échoué, que couvraient des lames féroces lui emportant à chaque assaut une partie de ses œuvres mortes. Quelques lames encore, et le yacht allait disparaître. On apercevait sur le pont plusieurs personnes allant et venant éperdues…

Grâce à l’énergie des sauveteurs et à l’adresse de leurs efforts, ils allaient atteindre le yacht en détresse, que la mer couvrait presque entièrement. Il s’agissait de disputer au terrible élément quatre femmes, deux enfants et six hommes.

À bord du yacht, le baronnet, les siens et l’équipage du petit navire avaient vu se diriger vers eux le bateau qui sortait de Barfleur.

— Les braves gens ! fit le baronnet en essuyant une larme qui ne lui était pas arrachée par l’imminence du danger que couraient sa femme, ses enfants et lui-même.

— Vous voyez, mon père, dit miss Kate ; ils n’hésitent pas à se dévouer pour nous… qui sommes Anglais.
Agenouillé, Jean pleurait cet inconnu (voir texte).

— Oh ! mademoiselle, s’écria le père Vent-Debout, les Anglais en font bien autant pour les nôtres sur leurs côtes. C’est un prêté pour un rendu…

L’Othello arrivait sur le flanc gauche du yacht naufragé ; se ranger bord à bord était une opération périlleuse, surtout à cause du mât d’artimon tombé sur le pont du yacht et dont l’extrémité qui avait crevé le bordage dépassait d’un mètre, présentant une difficulté inattendue.

Aidés par Henry Esmond, Alfred Tavistock, Mahurec et le pilote, les braves marins firent passer dans le canot lady Tavistock, ses deux filles et leur femme de chambre. Puis ce fut le tour du mari de cette dernière, mais son transbordement s’opéra avec beaucoup de peine. John Chillip finit par tomber à l’eau, fut repêché etrendu évanoui à sa femme qui se jeta sur lui, désespérée comme s’il était mort.

Ce fut, après John Chillip, le tour de Jean. Le jeune garçon voulait céder son tour à sir William, qui refusa, puis à Barbillon, bien que le père Vent-Debout lui répétât : « Les passagers d’abord, l’équipage ensuite ! »

Au moment où le second patron — un des hommes de bonne volonté requis à la dernière minute — s’approchait du bord du yacht, prêt à saisir Jean que le pilote et Mahurec lui présentaient, il fut heurté en pleine poitrine par le bout du mât d’artimon, qui suivait les mouvements désordonnés du navire.

Il tomba à la renverse au milieu des rameurs sans pousser un seul cri.

— Oh ! c’est pour moi ! s’écria Jean, c’est pour moi que cet homme est peut-être blessé mortellement !

Un autre marin se présenta et enleva le jeune garçon ; il le déposa sain et sauf dans le bateau de sauvetage.

À partir de ce moment le petit Parisien ne vit plus rien de la tourmente qui redoublait, ni des efforts inouïs des marins de l’Othello pour se saisir des hommes restés à bord du yacht, le pilote Vent-Debout tenant à honneur autant que le capitaine Henry Esmond à quitter le dernier le fragile abri qui les séparaient encore un moment de la mer.

Les yeux du jeune garçon ne pouvaient se détacher du corps du pauvre volontaire, que raidissaient les dernières convulsions…

Le cuisinier Chilipp revenu à lui, réconforté par quelques gouttes d’eau-de-vie, et réchauffé grâce à une vareuse sèche, regardait aussi le corps du marin défunt — mais philosophiquement, et comme quelqu’un qui sent qu’il fait bon vivre…

— Goddam ! On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, observa-t-il avec autant d’inconvenance que de sécheresse de cœur.

Jean fut indigné de ce langage. Il s’agenouilla près du mort, aussi près que le permettait le peu de place demeurée libre entre les bancs. Miss Kate pleurait la mort du sauveteur, sa sœur et sa mère aussi. Jean se fit donner la fine baliste trempée de larmes de sa jeune amie et il couvrit le visage bronzé et rigide du défunt, que la mort pâlissait à peine, comme si cet homme courageux, frappé par elle, semblait encore ne pas la redouter.

L’Othello bondissait sous le vent et la pluie, passant au travers des lames dans une poussière faite d’écume ; les vêtements des naufragés étaient trempés d’eau ; mais Jean ne s’apercevait de rien ; faisant un retour sur ce voyage, la catastrophe dont il venait d’être le témoin — et la cause — lui paraissait de bien mauvais augure pour sa tentative. Affaissé sur lui-même, il se mit à pleurer à chaudes larmes comme s’il eût perdu un ami. Soudain retentirent les cris de toute une population attirée sur la plage ; il s’y mêlait des battements de mains. Jean comprit que le bateau de sauvetage avait accompli sa tâche, et que le péril de l’heure présente était détourné. Que lui réservait l’avenir ?

Peu à peu la joyeuse manifestation s’éteignit.

— Il en manque un ! cria sur le rivage une mâle voix.

Des yeux avides se portaient vers le canot ; des femmes, des enfants cherchaient un mari, un père. Le compte y était, — au moins pour ceux de Barfleur.

— Qui donc est mort ? demanda une femme.

— Un volontaire, répondirent les marins de l’Othello.

— Qui n’était pas de ce pays, ajouta l’un d’eux.

En ce moment, le canot touchait à la plage. Une foule bruyante se précipita pour voir de plus près les naufragés et le sauveteur victime de son dévouement.

— Ce sont des Anglais, disait-on dans les groupes ; avec un équipage français, observaient ceux qui apercevaient le pilote, le mécanicien et le mousse.

— Des touristes alors, dit un gamin ; ça se voyait au yacht de plaisance.

Le petit Parisien leva la tête et vit le canot entouré de toute une population émue et sympathique.

— Mais le mort ? le mort ? qui est-ce ? demandait-on.

— C’est, dit le patron du bateau d’une voix forte et qui couvrit tous les chuchotements un nommé Reculot, du Havre, arrivé d’hier à Barfleur. Un brave, mes amis, et qui a fini par y rester. Je le connaissais à sa valeur.

— Nous aussi, dirent plusieurs voix.

Jean fut pris d’un éblouissement. Ce cadavre… c’était celui de cet homme qu’il était venu chercher de si loin ! Le pauvre enfant se laissa tomber, découragé, sur un banc du canot.

— Ah ! quel plus grand malheur pouvait m’arriver ! murmurait-il anéanti. Et cet homme qui a trouvé la mort en me sauvant la vie… à moi… qui ne suis allé à sa recherche que pour lui fournir cette occasion de s’exposer ! En voilà une rencontre ! Et maintenant le carnet ? qui me le rendra ? la preuve de la loyauté de mon père, l’honneur de mon nom, qui me les rendra !

— Jean ! lui dit doucement miss Kate en lui posant une main sur l’épaule ; êtes-vous malade, cher enfant ?

— Malade, miss ? ah ! j’aurais dû périr là-bas, tantôt. Tenez, vous voyez bien ce malheureux que nous rapportons ? Eh bien, c’est le sergent « bleu » que j’allais chercher au Havre : il est venu au-devant de moi, et au-devant de la mort. Je ne vais plus savoir que faire… je n’ai plus besoin de vivre… je n’ai plus d’avenir, plus de nom, plus d’honneur !!…

— Mon pauvre ami ! murmura la jeune Anglaise.

— Votre ami ? Vous devriez rougir, déjà, de me connaître, mademoiselle.

— Mais, dit vivement miss Kate en élevant la voix, la preuve que vous cherchez, mon enfant, est-elle anéantie par la mort de ce brave marin ?

L’œil de Jean se rouvrit, bien grand ; l’espoir lui revenait.

— Si c’était possible ! fit-il. Vous avez raison, il y a le domicile du Havre, les papiers du défunt, peut-être une famille? qui comprendrait mon chagrin et ne voudrait pas me laisser dans la peine.

— Venez, Jean, venez, ma fille, dit lady Tavistock qui avait assisté muette à une partie de cet entretien.

La bonne dame entraîna le petit Parisien vers l’hôtellerie où se rendait le baronnet et tout son monde, — tandis que le corps de Reculot était transporté à bras, sur une échelle, recouvert d’une voile de bateau, au poste-abri du canot de sauvetage.

Le lendemain de cette fatale journée toute la population maritime de Barfleur se pressait aux obsèques de l’ancien sergent « bleu », bien connu dans le pays pour le dévouement dont il avait fait preuve en maintes circonstances, et un peu aussi par l’originalité de son caractère : le brave Reculot, petit rentier de l’État, et propriétaire d’un joli sloop d’amateur qu’il conduisait lui-même, passait sa vie à l’embouchure de la Seine, sur le littoral du Calvados et de la Manche. Il n’avait quitté la barre de son gouvernail que pour prendre le fusil pendant la guerre, s’était honorablement conduit dans les Vosges, notamment au coup de main du pont de Fontenoy, où le lecteur a fait sa connaissance. Il avait laissé son sloop à Saint-Vaast et se trouvait depuis deux jours à Barfleur, où il était venu à bord de la barque pontée d’un de ses nombreux amis normands.

C’était un digne homme, n’ayant peut-être qu’un défaut : celui de regarder trop souvent avec colère de l’autre côté de la Manche, en montrant le poing aux Anglais, et de confondre dans une haine commune les Germains et les Anglo-Saxons.

Que ces quelques lignes lui servent d’oraison funèbre !

De discours, il n’en fut point prononcé sur sa tombe : donner sa vie pour sauver celle de son prochain semblait une trop belle mort à ces braves marins de notre littoral pour que personne songeât à faire valoir la conduite du volontaire de l’Othello. Chacun se borna à asperger d’eau bénite la terre où il reposait, — et tout fut dit. La foule se retira doucement émue…

Mais Jean n’était pas de force à conserver cette impassibilité. Agenouillé devant cette terre fraîchement remuée, il pleurait cet inconnu comme il eût pleuré sur la tombe de son père ; c’est que sa douleur se confondait avec une peine tout aussi douloureuse : l’impossibilité de réhabiliter ce compagnon d’armes du sergent défunt, qui était son père, à lui. Malgré l’espoir un instant ressaisi, grâce aux consolations de miss Kate, Jean revenait à l’idée qu’une fatalité entravait la réussite de son entreprise. C’était insurmontable. Mais jamais il ne pourrait se résigner !

Le père Vent-Debout vint le relever de son abattement.

— Console-toi, mon garçon, lui dit-il ; Reculot ne bourlinguera plus en ce bas monde. Il est mort comme un honnête homme, en faisant son devoir : le voilà ancré dans un fameux refuge, avec le bon Dieu pour capitaine de port. — Amen ! ajouta le vieux marin donnant avec recueillement une approbation à ses propres paroles.

Il ramena Jean auprès du baronnet.

Sir William Tavistock n’avait rien sauvé du Richard Wallace, que son portefeuille — bourré de bank-notes, il faut le dire. Après avoir payé les funérailles du sauveteur et fait un don important à la Société centrale de sauvetage, — qui emploie l’argent qu’elle reçoit en créations nouvelles, — il s’informa de quelques pauvres familles, et lady Tavistock, assistée de ses filles, se fit un devoir de porter à des veuves et à des orphelins les secours d’une charité bien entendue.

Le yacht échoué fut abandonné aux soins d’un constructeur de barques, qui prit à demi l’engagement de le renflouer si la mer redevenait calme bientôt.

Renseignements pris sur le sauveteur décédé, il demeurait à Ingouville, faubourg du Havre, à mi-chemin de Sainte-Adresse. On ne lui connaissait point de parents ; une femme très âgée, — sa nourrice — vivait auprès de lui.

Le petit Parisien avait hâte de vérifier les chances qui lui restaient de mettre la main sur le carnet de Louis Risler, le traître fusillé à Fontenoy. Le baronnet n’avait pas moins de hâte d’atteindre le Havre pour y prendre les dispositions que sa situation nouvelle réclamait.

Deux jours après un brick norvégien, qui avait eu à réparer de graves avaries à Barfleur, devait regagner le port du Havre : le baronnet traita avec le capitaine pour le transport de sa famille et de tout son monde. Par un temps magnifique, avec un vent favorable qui assurait une prompte traversée, le brick norvégien s’éloigna de Barfleur. C’était un voyage de six à huit heures.

Bientôt, en face du brick, excellent marcheur, entre les hautes falaises de Caux entrevues dans le lointain, et les collines verdoyantes du pays d’Auge, s’ouvrait largement l’embouchure de la Seine, avec le Havre à gauche du navire et, au delà, les côtes du littoral fuyant dans la direction de l’est, dessinées par une suite de caps découpés dans la falaise calcaire du pays de Caux, — escarpes éclatantes de blancheur que les érosions de l’Océan ont taillées dans le plateau crayeux qui s’étend de la vallée de la Seine à la vallée de la Somme. En avant se présentaitle cap de la Hève et son double phare à feux électriques, établis sur la falaise à pic ; au second plan le cap d’Antifer dérobant Étretat et ses accidents de paysage maritime vulgarisés par la peinture contemporaine.

Sur la droite du brick, c’est-à-dire sur la rive gauche de la Seine, à son embouchure, se détachait très nettement le petit port de Honfleur, au sommet de la côte arrondie qui forme la baie de Seine, et qui offre d’abord une belle plage de sable interrompue sur divers points par des falaises, des dunes… Du même côté, un peu en arrière, à l’endroit où l’Orne se jette dans la Manche commençait, se dirigeant vers l’ouest, une ceinture de roches basses et dangereuses, telles que les roches de Lion, les îles de Bernières, les Calvados, s’étendant en avant du rivage avec lequel elle fait corps.

Sur cette côte, on apercevait vaguement — en les comptant depuis la Seine — les petites villes de bains de mer telles que Trouville, Villers, Houlgate, Cabourg, les embouchures de la Touques, de la Dives, le petit port d’Ouistreham à l’entrée de l’Orne, Port-en-Bessin et enfin dans l’échancrure qui s’ouvre derrière les roches de Grand-Camp, les embouchures de la Vire et de la Taute, où la présence de nombreuses barques trahissaient l’existence sur ces cours d’eau des petits ports d’Isigny et de Carentan.

La grande ville maritime se rapprochait sensiblement, se développant dans un immense panorama.

C’était le cap de la Hève, dont le front gigantesque surmonté de ses deux phares paraît armé, le jour, de deux cornes de granit, et, la nuit semble ouvrir deux yeux de feu ; c’étaient les coteaux d’Ingouville et de Graville, garnis de frais ombrages au milieu desquels se groupent mille pavillons élégants, d’une architecture capricieuse.

À mesure que le brick avançait l’œil atteignait jusqu’à l’horizon limité vers le nord-est par la citadelle, la plaine de l’Eure, les bassins qui représentent l’aspect commercial du Havre, et où la fumée des usines s’enroule en volutes autour des vergues et des mâts des bâtiments marchands amarrés dans le port. Au centre d’un vaste circuit, le lit de la Seine, large de trois lieues, s’encadrait des collines d’Orcher à droite, et des coteaux d’Harfleur à gauche. Des navires grands et petits pénétraient entre les deux jetées, ou sortaient du port voiles déployées.

Après Constantinople, il n’est rien de si beau !


a dit Casimir Delavigne de ce merveilleux tableau, si plein d’animation.

Mais nous avons hâte de vérifier les espérances du pauvre Jean, — tout autant que lui. Il n’avait pas perdu beaucoup de temps au débarqué pour se diriger vers Ingouville. Sur une large place, entre la ville et le faubourg, une sorte de fête foraine avait réuni les baraques de toile de plusieurs saltimbanques.

Mais Jean passait sans s’arrêter — ce petit Parisien, si flâneur par habitude et par tempérament ! Il devait lui en coûter. Tout à coup, devant des tréteaux, il suspend sa marche : une toute jeune fille en jupon de gaze rose pailletée, faisait des révérences et envoyait des baisers aux badauds réunis autour de la baraque et assourdis par l’infernale batterie de tambour de la loge contiguë où l’on donnait aussi la parade. Là, sept ou huit hercules en maillot — et parmi eux un nègre — alignaient leurs torses et faisaient saillir leur biceps.

Pourquoi Jean regardait-il avec tant d’attention cette jeune fille ? C’est qu’il trouvait en elle une ressemblance frappante avec les portraits de la fillette enlevée à la baronne du Vergier, une ressemblance très grande aussi avec son ami Maurice. Était-ce effet du hasard ? Son esprit troublé par les derniers événements ne l’égarait-il pas ? Il tira de sa poche les photographies et établit des comparaisons qui justifiaient son impression première.

Le batteur de caisse exécutait à son oreille des flas et des ras si multipliés, si fantastiques que Jean leva les yeux. Quelle ne fut pas sa stupeur en reconnaissant, affublé de la casaque rayée des pitres, Hans Meister ! L’Allemand louchait plus fort que jamais, et grimaçait affreusement pour mieux tenir son emploi et amuser le public, ce à quoi il réussissait pleinement.

La représentation allait commencer. Jean s’approcha.

Un monsieur en tenue correcte se montra sur l’estrade, — chapeau noir haut de forme — auquel il porta la main très poliment. C’était M. Marseille junior : Jean se trouvait devant la loge des célèbres frères Marseille.

M. Marseille fit son boniment. Il disait beaucoup de choses. Jean retint ceci : « Mesdames et messieurs, vous allez voir les hercules les plus extraordinaires, les pugilistes les plus adroits, les seuls qui possèdent les traditions de la lutte à main plate : Pierre l’Auvergnat, Laurent de Paris, le Nègre Abdoul, Ratata, le Cuirassier, François et Louis le Bordelais. Ici pas de lutteurs de carton… je les casse impitoyablement aux gages !… » Puis le maître fit appel aux hommes de bonne volonté qui voudraient s’essayer avec ses lutteurs.

— Allons, zou ! criait-il, en place pour la contredanse. Je jette le gant, qui aura le courage de le relever ?

Brutalement, un homme à la carrure puissante fendit la foule, culbutant ceux qui lui faisaient obstacle. Il ramassa le gant, et faillit dans ce mouvement écraser le petit Parisien.

Celui-ci poussa un cri de protestation. L’amateur de lutte se retourna et dit :

— Tiens ! c’est toi, Jean ? D’où diable sors-tu ?

Jean interdit se trouvait en face de Jacob Risler.

— Place ! ajouta le colosse, sans attendre de réponse.

Et il gravit les degrés qui conduisaient à l’intérieur de la loge.

Jean ne vit plus rien — ni la jeune fille en rose, ni l’Allemand batteur de tambour. Il courut d’une traite jusqu’à Ingouville, jusqu’à la maison de l’ancien sergent « bleu ».

Il entra. La vieille nourrice se trouvait là, sommeillant sur une grande chaise, devant la fenêtre, d’où l’on voyait la mer étincelante sous le soleil.

— Il est mort ! cria Jean sans aucune préparation.

— Hé là ! fit la bonne femme. Mon pauvre « enfant !… » Noyé ? noyé, ben sûr ? J’aurais dû m’en douter.

— Pourquoi, madame ? demanda Jean.
— C’est pour vous que je viens dit Jean (voir texte).

— Parce qu’il est venu ce matin deux hommes, un gros et un grand sec… ils ont fureté partout… en m’offrant une prise ;… pas du côté de l’argent, mais dans les vieux papiers.

— Et ils ont emporté quelque chose ?

— Je crois bien que oui, en disant que c’était pour rendre service à Reculot, — un petit carnet de deux sous…

— Un gros homme ? très fort ?

— Oh ! oui.

— Et un grand maigre ? bien laid ?

— Un maigriot, laid à faire peur…

— C’est Jacob et Hans Meister ! murmura le petit Parisien. Il n’en faut pas douter… L’honneur d’un père est perdu. Et moi me voilà sans nom avouable !

Qu’y avait-il de vrai dans la supposition faite par Jean touchant la jeune fille qui ressemblait aux portraits ? Comment Jacob Risler et l’Allemand avaient-ils pu se réunir, et soupçonner l’existence de papiers révélateurs entre les mains du vieux marin du Havre ?

C’est ce que nous aurons à apprendre à nos lecteurs.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE