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Le Tour de France d’un petit Parisien/2/6

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Librairie illustrée (p. 332-341).

VI

À travers la Normandie

Le cabriolet qui s’avançait traîné rapidement par deux jolis poneys brun-roux était conduit par le docteur lui-même, qui venait de Brionne et s’en allait au Bec faire ses visites. En voyant les deux jeunes garçons, défaits et souillés de poussière, Barbillon tout saignant, le docteur arrêta son attelage, et sauta vivement à terre.

C’était un homme jeune, de taille moyenne, bien portant, haut en couleur, rond de manières. Doux et ferme à la fois, un peu brusque même, comme il convient avec une clientèle villageoise, son abord lui gagnait tout de suite la confiance de ses malades. Il alla droit à Barbillon.

— Vous n’êtes pas du pays, mon garçon, lui dit-il ; comment vous trouvez vous dans cet état, sur cette route ? Vous ne vous êtes pas battu avec votre camarade ? non ? Voyons votre front.

— C’est un Allemand, dit Jean, qui nous a arrangés de cette façon. De plus, il m’a pris ma montre et mon argent.

— Un Allemand ? Pitoiset, allez donc me chercher un peu d’eau pour laver cette blessure…

— Avec plaisir, monsieur Ducosté, répondit le garde champêtre en s’éloignant.

— Un Allemand que nous avons suivi depuis Rouen, un méchant homme avec qui j’ai eu déjà plusieurs démêlés.

— Donc, assassinat et vol : hé, hé ! c’est une grosse affaire !

Tandis que le docteur essuyait le front du blessé avec un peu de charpie qu’il était allé prendre dans le coffre de sa voiture, Jean lui raconta ce qui s’était passé. Le jeune garçon regardait toujours non sans effroi, du côté où Hans Meister avait disparu à sa vue.

— Il pourrait bien revenir, monsieur le docteur.

— Qu’il revienne, dit le docteur Ducosté ; je ne serais pas fâché de pouvoir donner son signalement…

Le garde champêtre rapporta de l’eau dans sa gourde, — dont il avait dû certainement ingurgiter le contenu alcoolique avant d’y mettre le liquide aqueux. Cela, joint à la course, il était fort rouge, passablement ému et parlait de verbaliser avec une animation qui força le docteur à le prier de se taire.

— Ce ne sera rien, dit M. Ducosté en achevant le pansement de Barbillon. Vous avez besoin tous les deux d’un peu de repos. Je vais vous conduire au Bec, et puisque déjà vous avez fait connaissance avec le père Quevilly…

— C’est un bien brave homme, observa Jean.

— Il vous aidera à sortir de ce mauvais pas.

— Mais vous n’abandonnerez pas mon blessé, monsieur le docteur !

— Soyez tranquille, mon garçon, vous me verrez demain…

Barbillon, à moitié guéri par les encouragements de l’homme de l’art, fut hissé dans le cabriolet et installé le plus commodément qu’il fut possible. Jean s’assit à côté du docteur, qui toucha ses poneys.

En le voyant s’éloigner le garde champêtre promit au docteur de lui communiquer son procès-verbal. Il n’y manquerait pas, « ne l’ayez mie en doutance ».

Le père Quévilly et sa ménagère poussèrent de hauts cris en voyant ramener par le docteur les deux jeunes garçons dont ils avaient pris chaudement les intérêts.

L’ancien meunier eut un soupçon.

— Il n’est pas encore venu, votre Allemand, dit-il à Jean.

— Et il ne viendra pas ! lui répondit celui-ci. C’est ce scélérat qui nous a mis comme vous voyez.

— J’en étais sûr ! fit le père Quévilly.

On dressa un lit à Barbillon et on le fit coucher. La mère Quévilly retint les prescriptions du docteur et promit de les exécuter sans rien oublier.

Lorsque, le docteur parti, le garde champêtre se présenta pour obtenir de Jean un supplément d’informations indispensables pour verbaliser, le petit Parisien précisa ses griefs : l’Allemand lui avait dérobé, outre sa montre, trois billets de banque de cent francs. Il ne restait plus à Jean qu’une soixantaine de francs dans son porte-monnaie. Placé dans la poche de son pantalon, cet argent avait échappé à la cupidité de Hans Meister.

Jean fit deux parts égales de cette petite somme ; il en donna une au blessé et déclara qu’il se sentait en état de se remettre en route sur l’heure même. Il avait son idée.

— Tu retournes à Rouen ? lui demanda Barbillon, bouleversé en songeant que la tante Pelloquet mise au courant des événements allait se fâcher sans retour.

— À Rouen, non, dit Jean. J’ai tout juste assez d’argent pour me rendre à Caen chez la baronne du Vergier, sûr d’avance qu’elle viendra à notre secours. Le baron aussi voudra m’aider à faire arrêter Hans Meister avant qu’il ait atteint la frontière : car il est à peu près certain que cet argent qu’il cherchait partout, c’était pour retourner dans son pays. Maintenant, il a plus qu’il ne lui faut en portefeuille — et l’agrément de savoir l’heure, afin de ne pas manquer le train. Affreuse canaille, va !

Jean voulait partir tout de suite.

Du Bec à la plus voisine station du chemin de fer, qui est à Pont-Authou, il y a un trajet de vingt-cinq minutes. Pitoiset insista pour accompagner le petit Parisien. Il avait raison de craindre sur les chemins une nouvelle rencontre de l’Allemand, qui pouvait très bien s’être dirigé, lui aussi, vers la même gare. Jean y consentit ; mais la mère Quévilly, intervenant, fit remarquer que la journée était trop avancée et que, du reste, un repos d’une nuit n’était pas de trop après une telle journée… Jean dut céder.

Le garde champêtre renouvela son offre avec la même insistance pour le lendemain matin, et il fut convenu qu’il viendrait chercher Jean pour l’heure du premier train.

Le lendemain donc, Jean se trouvait prêt à partir dès six heures du matin. Sans attendre la visite du docteur, il alla prendre le train à Pont-Authou et repassa par Brionne, Serquigny et Bernay.

Huit heures et demie sonnaient au moment où le train, après avoir quitté la station de cette dernière ville, s’engageait dans un court tunnel, au sortir duquel Jean aperçut quantité de jolies maisons de campagne. À droite et à gauche de la voie, se présentaient des villages échelonnés comme par ordre d’importance, en commençant par les plus humbles. C’était Caorches, Saint-Martin-du-Tilleul, Plainville, Saint-Victor-de-Chrétienville, Saint-Mards-de-Fresnes, Saint-Germain-la-Campagne. Puis la voie ferrée passa du département de l’Eure dans celui du Calvados, descendant un vallon qui devint peu à peu une belle vallée de prairies et de vergers, animée par de nombreuses usines. C’est ainsi que le petit Parisien arriva à Lisieux.

Tout affligé qu’il fût à la suite de tant d’événements pénibles, bien faits pour l’accabler, Jean ne se désintéressait nullement de la vie et du bonheur des autres. Humble et pauvre plus que jamais, il avait l’orgueil de la fortune de tous. Il ne cessait de remarquer combien la Normandie est belle et riche. À Lisieux, de la gare, il fut tout réjoui de voir les nombreux établissements industriels qui se pressent autour de la ville : fabriques de draps, de toiles cretonnes, filatures de coton, tanneries… Au fond d’une vallée baignée par deux rivières (la Touques et l’Orbiquet) la ville élevait les deux belles tours de son église Saint-Pierre, le clocher d’ardoise de l’église Saint-Jacques et, plus près de la gare, le petit dôme moderne de l’église du couvent des Carmélites.

Comme Jean demandait les noms de ces édifices, un jeune Normand, grand garçon à la barbe blonde, bien peignée, aux yeux gris bleu voilés par un pince-nez, à la tenue irréprochable, assis sur la même banquette que Jean et qui avait décliné sa qualité d’instituteur primaire, prit la parole, persuadé de trouver dans le petit voyageur un auditeur attentif.

— Vous ne connaissez pas la Normandie ? demanda-t-il, devinant la réponse qui lui serait faite.

— Pas beaucoup, dit Jean. J’ai pourtant vu le Havre, Rouen, Elbeuf, Évreux, Conches, le Neubourg, Brionne, mais très rapidement, et avec des préoccupations…

— C’est en détail qu’il faut la visiter : elle en vaut la peine, dit le jeune homme blond ; et il ajouta :

« La Normandie, avec un rendement d’impôts qui constituerait le budget des recettes de bien des royaumes, est en état de nourrir une population plus dense que la moyenne du reste de la France. Des cinq départements dont elle est composée, celui de la Seine-Inférieure est le plus riche et le plus peuplé. Notre belle province est au premier rang par le nombre de bras qu’elle occupe, par les richesses de son agriculture, et les productions de son industrie.

» Les céréales que rendent son sol pourvoient et bien au-delà aux besoins de la consommation locale. Le pays de Caux et le pays de Bray sont riches en blé, avoine, colza, seigle, orge et chanvre ; la récolte du cidre y est excellente ; de vastes fermes exploitent les terres labourables du plateau du pays de Caux ; les herbages du pays de Bray nourrissent des troupeaux de vaches dont le lait donne un beurre et un fromage très estimés. Le Vexin normand et la campagne du Neubourg, ont des grains d’une qualité supérieure ; le Lieuvain est renommé pour ses herbages ; il en est de même du pays d’Auge, grâce à son sol humide et bas : depuis le pays d’Hyesme jusqu’à Pont-l’Évêque, les herbages sont d’une beauté sans pareille ; le Cotentin foisonne en blés et autres grains ; le territoire de Bayeux fournit le meilleur pain du monde ; la campagne de Caen est célèbre par ses orges et ses avoines et quelquefois pour ses petits seigles.

» Les industries agricoles donnent des produits recherchés au loin. Des millions de kilogrammes de beurre sont achetés sur les marchés d’Isigny, de Trévière et de Bayeux, et expédiés sous le nom de beurre d’Isigny, à Paris, en Angleterre, et en d’autres pays étrangers. Le Calvados fournit actuellement aux Anglais des œufs pour quinze ou vingt millions de francs. À Neufchâtel on fait d’excellents fromages ; à Gournay on fait du beurre. À Gournay le samedi, à Neufchâtel le mardi, des milliers de paysans viennent vendre les produits de leurs fermes ; jusqu’à quarante mille kilogrammes de beurre, de sept à huit cent mille œufs, et des vaches ! et des veaux ! et de la volaille !

» De magnifiques troupeaux de bêtes à cornes répandent partout la richesse. On ne saurait parler de bœufs français sans citer ceux du Cotentin. Le Calvados a des moutons, des porcs, des chèvres. Dans les prairies du littoral de la Seine-Inférieure, autrefois inondées par la mer, — les prés salés, — vivent des moutons dont la chair est fort délicate. Enfin les pâturages de la Normandie nourrissent de sept à huit cent mille têtes de bétail, représentant un rendement annuel de près de cent millions.

» L’élève du cheval permet aussi de réaliser des profits considérables. On le fait en grand dans ce qu’on appelle la plaine de Caen. Cette belle race de chevaux normands est fort appréciée pour la cavalerie. Le gouvernement entretient un haras à Saint-Lô, qui est, avec celui de Tarbes dans les Hautes-Pyrénées, l’un des plus importants de la France. Je dois vous citer aussi dans l’Orne, le célèbre haras du Pin, et même le haras de Dangu, près des Andelys, appartenant au comte de Lagrange et d’où sont sortis à la suite de Gladiateur tant de chevaux de grand luxe. L’arrondissement de Bernay s’occupe beaucoup aussi de chevaux. Le 4 avril, commence à Bernay la Foire fleurie, très fréquentée, où durant huit jours, il se vend quantité de chevaux et de poulains. Les foires où les chevaux sont le principal élément commercial ne se comptent plus en Normandie, tant elles sont nombreuses ! Il y en a jusqu’à douze et quinze par mois.


Maurice reconnut le petit Parisien (voir texte).
» Et puis, parlez-moi des bocages du Roumois, de ses vergers opulents, parlez-moi du cidre du Lieuvain qui, pendant six mois, au dire des vrais connaisseurs, peut se préférer à bien des vins français ! et du cidre du Cotentin ! et de celui des environs d’Avranches !

» La Normandie produit toutes sortes d’arbres, voire des sapins et des cèdres ; en fait d’arbres fruitiers, on y trouve des amandiers, des cerisiers, des noyers, des châtaigniers, des pruniers, des pêchers, et surtout des pommiers et des poiriers ; — les pommiers ! les vendanges normandes ! Avez-vous jamais vu, mon ami, des bannerées de pommes mûres, déposées en tas sur des draps blancs étendus à terre à la porte du pressoir ?

» Quoi encore ? se demanda l’enthousiaste Normand, pour reprendre haleine.

» Dans les nombreuses rivières du pays, poursuivit-il, on pêche le barbeau, la carpe, la truite, la perche, le goujon, l’anguille, l’écrevisse, — le saumon et l’alose remontent la Seine et la Rille.

» Dans les forêts, dans les bois d’Eu, d’Arques, de Lyons, de Bray, d’Évreux, de Breteuil, de Beaumont-le-Roger, d’Harcourt, d’Argentan, de la Lande-Pourrie, de Cerisy, on chasse le chevreuil, le cerf, le sanglier, le faisan, la perdrix, la caille, la bécasse, le canard sauvage, le râle de genêt. Il y a des meutes superbes. Il faut voir une battue aux sangliers dans la forêt de Conches, ou une chasse au cerf dans les bois de la Vellière, avec la meute du comte de Courval : une quarantaine de grands chiens blancs tachetés largement d’un fauve jaunâtre… Je puis vous en parler savamment : le piqueur de M. de Courval est mon frère Élie…

» Et si je voulais vous entretenir de l’industrie de la Normandie et du bien-être qu’elle entretient dans les populations… je n’en finirais plus ; vous ne m’écouteriez pas jusqu’au bout. Ici, tout le monde travaille, les riches et les pauvres ; l’industrie n’est pas seulement dans les villes, elle est dans les campagnes. Après la journée faite aux champs, femmes et filles, et jeunes gars utilisent les soirées. Telle gente bergère de Rugles ou des environs de l’Aigle fabrique des clous ou des épingles quand elle a remisé ses bêtes.

» Jadis, la Normandie était couverte de forteresses, maintenant il y a peu de villages, peu de hameaux qui ne possèdent quelques établissements industriels. »

L’instituteur primaire ne s’était interrompu dans son tableau de la prospérité normande que pour nommer les localités que l’on traversait, les villes et les bourgades en vue : Mézidon, Moult, Argences… Il dit aussi quelques mots du beau domaine du Val-Richer situé près de Lisieux, à six kilomètres au nord du chemin de fer. M. Guizot et M. de Witt, son gendre, y ont transformé en un beau château les restes d’une abbaye. Près de Canon, l’enthousiaste Normand signala également le parc et le château de M. Élie de Beaumont.

— Je suis instituteur à Courteilles, finit-il par dire à Jean. Si jamais vous passez par là, venez me voir. Et il donna une vigoureuse poignée de main à son complaisant auditeur.

Le Laizon et la Muance étaient franchis ; au sortir d’une tranchée, le train descendit la vallée de l’Orne et l’on découvrit enfin Caen et le faubourg de Vaucelles. Jean était arrivé.

Il se rendit immédiatement au domicile de la famille du Vergier. À la sortie de la gare, la rue des Abattoirs conduit sur le quai ; il la prit, et, tournant à gauche, il se trouva en quelques pas à la place Dauphine. Au milieu de cette place s’ouvrait la rue Saint-Jean, la principale artère de la ville ; c’est dans cette rue, près de l’hôtel de la Bourse, que se trouvait la demeure du baron du Vergier.

Comme Jean arrivait devant cette maison, Maurice allait y entrer. Il reconnut le petit Parisien et l’étreignit dans ses bras, en lui donnant une vigoureuse accolade.

Au bruit qu’ils firent en pénétrant dans la maison, la baronne accourut.

— J’ai reconnu la voix de Jean ! s’écria-t-elle. Venez-vous m’apporter quelque bonne nouvelle, mon enfant ?

— Hélas ! non, madame. Je comprends déjà que votre chagrin est toujours le même. De mon côté, je n’ai que des ennuis à vous apprendre.

— Oui, aucune démarche n’a abouti ; j’en deviendrai folle ! Mais mon pauvre garçon que vous arrive-t-il donc ?

En parlant ainsi la baronne introduisit Jean dans un petit salon.

Le petit Parisien fit le récit de ses déceptions et arriva promptement à l’agression dont il venait d’être victime.

— Comme vous parlez vite ! Vous tronquez les faits : on dirait que vous êtes pressé…

— Oui, madame, pressé d’intéresser M. le baron, votre mari, à ma mésaventure, et le prier de faire tout son possible pour qu’on arrête le voleur.

— Il y a quelques semaines, si je n’avais craint de compromettre votre parent Risler et de vous causer de la peine, je l’aurais fait arrêter…

— Oh ! madame, que c’eût été une bonne chose ! Combien cet étranger m’a fait de mal — un mal irréparable peut-être, je ne parle pas de l’argent, vous me comprenez bien — depuis le jour, où, ayant à vous plaindre de lui, vous l’avez laissé libre !

Maurice avait écouté le récit et la plainte du petit Parisien.

— Et c’est votre camarade Barbillon qui a reçu les plus mauvais coups ? dit-il.

— Il a été presque assommé, dit Jean. Ah ! s’écria le pauvre garçon, si en échange de ma montre et de mes billets de banque, cet homme m’avait rendu ce carnet qui fournirait la preuve de l’honorabilité de mon père ! Je lui aurais pardonné même ses brutalités…

Jean avoua ensuite à la baronne que, totalement dépourvu de ressources, il était venu vers elle, pour réclamer son assistance ; en son nom et au nom de son ami.

— Je serai très heureuse, dit madame du Vergier, de pouvoir enfin faire quelque chose pour vous, Jean. J’en aurais presque des obligations à votre Allemand, tant vous avez mis d’obstination à toujours me refuser !… Mais allons d’abord conter votre affaire au baron.

Le baron du Vergier, mis au fait des événements du bois du Mont-Mal, abandonna la rédaction d’une monographie sur la maison du poète Segrais, à Caen ; il prit sa canne et son chapeau, — heureux peut-être d’avoir quelque chose d’utile et d’urgent à faire — et s’en alla déposer une plainte en règle, et donner le signalement du voleur, pour que le télégraphe le transmît au loin.

Maurice avait hâte de s’emparer de Jean. Il fut convenu avec sa mère que le petit Parisien demeurerait trois jours à Caen, et qu’il s’en retournerait ensuite par le chemin le plus direct chez son oncle Blaisot, à Paris. La baronne exigea qu’il en fût ainsi, ne voulant pas laisser plus longtemps le jeune garçon aux hasards d’une vie quelque peu aventureuse.

— Mais Barbillon ? objecta Jean.

Madame du Vergier se chargea d’aller elle-même au Bec. Elle irait le voir dès le lendemain et prendrait les mesures nécessaires pour qu’il rentrât à Rouen. « Lui auprès de sa tante, vous, Jean, auprès de votre oncle. Ah ! si tous les enfants pouvaient retrouver aussi sûrement leur famille ! »

— Vous avez fait l’impossible, mon cher enfant, ajouta-t-elle pour mener à bien votre louable entreprise. Vous n’avez pas réussi, pensez-vous ; vous vous trompez, mon enfant. Ceux qui vous ont vu agir ont pensé qu’un tel fils devait être digne d’un père honnête. Vous avez gagné l’estime et l’amitié de bien des gens. Que cela vous suffise pour le moment. Et maintenant, Maurice, je vous abandonne votre ami, je veux dire, je vous le confie. Tâchez de lui faire oublier un moment ses ennuis.

Le fils de la baronne ne trouva rien de mieux pour y parvenir que de faire à Jean ses confidences d’amoureux transi.

— Mais je sais, je sais tout, dit le Parisien ; ce que miss Kate ne m’a pas appris, je l’ai deviné. Ce journal qu’elle tenait…

— Suis-je assez infortuné ! s’écria Maurice d’une voix dolente. Hélas ! il a été perdu dans le naufrage du Richard Wallace.

— La fille du baronnet vous a donc écrit depuis la perte du yacht ?

— Si elle m’a écrit ! Eh ! serais-je encore de ce monde ! Jean regardait Maurice avec de grands yeux étonnés.

— C’est comme cela, mon ami ; on aime ou l’on n’aime pas ; moi j’aime miss Kate à l’adoration…

Jean réfléchit un peu, et pensa qu’en effet on pouvait aimer jusqu’à l’adoration. Lui-même n’avait-il pas voué un culte, au plus profond de son cœur, à cette petite Emmeline, à peine entrevue ? Le regret de l’avoir connue pour la perdre aussitôt ne donnait-il pas de l’intensité à tous ses autres chagrins ?

— Oui, oui, je comprends, murmura-t-il.

— Mon amour, reprit Maurice, est un amour malheureux. Sir William Tavistock ne veut pas d’un Français pour gendre.

— Miss Kate me l’a dit.

— Elle connaît si bien l’entêtement du baronnet ! s’écria Maurice. Et voilà ce qui fait mon désespoir. Oh ! père aveugle ! Il me semble pourtant, ajouta-t-il avec une plaisante fatuité, que pour un Français, on n’est pas plus mal tourné que son autre gendre Henry ?

Le fait est que Maurice du Vergier était un très gracieux jeune homme. « Garçons de Caen, filles de Bayeux », dit un proverbe normand. Maurice ne faisait pas mentir le proverbe.