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Le Tour de France d’un petit Parisien/2/8

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Librairie illustrée (p. 353-361).

L’oncle Blaisot allait faire l’éloge de Jean dans les cabarets (voir texte).

VIII
L’Exposition universelle de Paris

M. Pascalet et Modeste Vidal, arrivés à Paris, vers la fin d’août, mettaient en ordre les matériaux recueillis pour le Tableau de la France auquel travaillait le vieux savant.

Dans une visite à l’oncle Blaisot faite à la prière du petit Parisien, Modeste Vidal apprit que la petite sœur de Jean se trouvait dans un état désespéré. L’ébéniste venait d’en être informé par une lettre venue du Niderhoff, écrite par un habitant du village, et qui avait le caractère d’une véritable dénonciation. Mal adressée, elle avait couru dans tout le faubourg Saint-Antoine avant de trouver l’ébéniste.

Lorsque le musicien en put prendre connaissance, elle était vieille de plusieurs jours.

Le mystérieux de l’information, la nécessité peut-être de voler au secours de la petite Pauline, inspirèrent à Vidal la bonne pensée d’offrir à l’oncle Blaisot d’aller au Niderhoff pour tirer les choses au clair, et aviser.

Il partit. C’est en Alsace-Lorraine qu’il se rendait, c’est-à-dire en Allemagne sans sortir de France. Le cœur troublé depuis le moment où il avait passé la nouvelle frontière, il arrive au Niderhoff, et apprend du même coup la mort de la sœur de Jean et l’arrestation de la femme de Jacob Risler.

Cette mégère, accusée par la rumeur publique d’avoir martyrisé la fillette par un atroce système de persécutions, avait été conduite à la prison de Sarrebourg.

Modeste Vidal apprit comment l’Allemande, à peu près délaissée par son mari, avait tourné sa colère contre l’enfant qui lui était confiée. Elle frappait Pauline, elle la privait de nourriture, et lui imposait des tâches au-dessus de ses forces ; elle la séquestrait, enfin, pour que la fillette ne pût se plaindre aux gens du dehors : mais on savait au Niderhoff ce qui se passait d’odieux dans la maison de Jacob Risler. Les cris de Pauline maintes fois entendus, l’embarras des réponses de Grédel quand on lui demandait des nouvelles de la petite, son affectation à rappeler les prétendus crimes du père afin de détourner de la pauvrette toute sympathie, tout cela dénonçait la méchanceté de l’Allemande. On ne la croyait point lorsqu’elle déclarait avoir affaire à une créature incorrigible qu’il faudrait briser.

Et pourtant elle l’avait brisée en effet… La misérable comptait bien qu’en Alsace-Lorraine la justice avait deux poids et deux mesures, et qu’une Allemande de Mayence n’était pas pour être traitée comme une simple paysanne du Niderhoff.

Mais la femme du Risler que l’on connaît, semblait avoir fait un faux calcul ; on la gardait en prison et, contre toute attente, elle ne s’en tirerait pas aisément. Sa qualité d’Allemande ne pouvait la désigner à l’indulgence des nouveaux magistrats ; car il s’agissait d’un crime puni dans tous les pays.

Voilà les choses que Modeste Vidal apprit au Niderhoff. Il les fit connaître à Jean lorsque le pauvre garçon, tout en pleurs, accourut chez lui en quittant son oncle.

Grédel en prison, Jacob absent, et l’on ne savait où, la petite Pauline morte, la maison du Niderhoff vide enfin de tous ses hôtes, il parut à l’artiste que le moment était venu de faire valoir les droits de Jean Risler à l’héritage de son père. Il en avait parlé dès son retour à l’oncle Blaisot, et l’ébéniste, secouant un moment sa torpeur et son indifférence, s’était déclaré prêt à faire le nécessaire ; Vidal en parla aussi à Jean ; mais il rencontra cette fois une résistance inattendue. Vendre la maison du Niderhoff ! la vendre à un Allemand, sans doute ? car il n’y avait plus qu’eux pour acquérir en Lorraine, depuis l’éclaircissement de la population française : jamais ! Ce serait pour lui, céder la place à l’étranger, approuver l’annexion ; ce serait faire croire qu’il désespérait de l’avenir… C’est pour le coup que cette maison serait la maison des « traîtres !…  » Jean, avec une fermeté bien rare et bien louable chez un garçon de son âge, pria Modeste Vidal de ne point revenir sur ce sujet.

— Mais tu n’as pas le sou vaillant ! objecta le musicien.

— Je ferai comme les autres… je travaillerai. D’ailleurs, le prix de vente de la maison de mon père ne me permettrait guère, je pense, de vivre en grand seigneur. Un peu plus, un peu moins, qu’importe ! En agissant ainsi, je crois bien faire.

— Et tu fais bien, en effet, ne put s’empêcher de dire l’artiste, vaincu par cette généreuse opiniâtreté.

Jean se remit en rapport avec Bordelais la Rose. L’ex-zouave, rentré a Mérignac, y attendait dans une vive impatience doublée d’un rhumatisme, le résultat de la tentative de son protégé. Ce fut pour lui une pénible déception d’apprendre l’insuccès final. Son ennui s’augmentait de toute l’irritation que lui causait la dernière manifestation de Hans Meister.

— Si jamais il me tombe sous la main, écrivait-il à Jean, sac et giberne ! tu n’as rien à craindre pour le verre de ta montre : je choisirai une autre place… sauf à l’étrangler ensuite.

Le petit Parisien avait écrit aussi à sir William Tavistock et à miss Kate. Le baronnet habitait Londres avec sa famille. Jean s’était bien gardé de raconter le vol dont il avait été victime dans le bois de Mont-Mal ; il aurait craint de solliciter de la jeune Anglaise et de son père le renouvellement de leur acte de générosité…

Enfin, une correspondance suivie s’échangeait entre Paris et Caen. La baronne du Vergier ne marchandait à Jean ni ses bons conseils, ni ses offres de service. Par Maurice, le petit Parisien connaissait les dispositions favorables de miss Kate : la jeune fille travaillait à vaincre l’obstination, ou plutôt le préjugé de son père.

L’hiver arriva. Jean pour ne pas demeurer oisif faisait des copies pour M. Pascalet — que Modeste Vidal avait décidément abandonné pour reprendre ses tournées artistiques. L’oncle Blaisot aurait voulu que Jean l’aidât dans sa profession, devînt son apprenti ; mais l’ébénisterie ne semblait nullement du goût de Jean.

Avec son imagination mise en éveil par ce premier voyage en zigzag à travers la France, il pensait s’accommoder mal du travail de l’atelier.

Pour le remercier de ses services, M. Pascalet lui donnait des leçons, et de temps en temps le gratifiait d’une petite somme. Jean la rapportait joyeusement à son oncle pour lui bien prouver qu’il ne vivait pas en paresseux.

Ces jours-là, l’oncle Blaisot très content d’un tel neveu, allait faire son éloge dans trois ou quatre cabarets du voisinage, et ne rentrait au logis qu’après avoir triomphé de tous les doutes, — le verre en main.

Au printemps, Paris, soudainement, prit un air de fête qu’il ne connaissait plus quand venait la saison du renouveau ; c’est qu’on n’était pas encore bien loin de l’année terrible ! La France avait été atteinte au cœur, et Paris est le cœur de la France. Mais il fallait oublier, il fallait faire accueil aux nations, l’Exposition universelle allait s’ouvrir, Paris n’appartenait plus seulement à la France ; il devenait sans conteste, du moins pour un temps, la capitale du monde civilisé, — et même du monde barbare.

M. Pascalet ayant obtenu la permission de visiter les travaux d’installation du palais de l’Exposition et de ses annexes, s’y faisait conduire tous les jours par le petit Parisien, ravi d’être l’objet du choix du vieux savant.

C’est ainsi que Jean vit avant beaucoup d’autres, les curiosités « invisibles » : les difficultés vaincues pour la prise de possession du Champ-de-Mars, redevenu depuis la précédente Exposition une arène bouleversée, qu’il fallut excaver, canaliser de nouveau, couvrir de terre végétale et de gravier, d’arbustes et d’édifices.

Cela ne suffisait pas. De l’autre côté de la Seine, il fallait conquérir le Trocadéro, régulariser ce monticule inégal, consolider le sous-sol évidé par des carrières, y faire monter l’eau à profusion, y élever un palais au milieu de jardins superbes.

On possédait ainsi deux palais, l’un de pierre, l’autre de fonte et de verre ; l’un bâti à demeure, l’autre provisoire. À eux deux, ces palais constituaient dans Paris toute une seconde ville. Une armée d’ouvriers travaillaient le jour et la nuit — à la lumière électrique — à cette création gigantesque. On voyait bien là, se disait Jean avec orgueil, que la France n’a point abdiqué…

Bientôt, du milieu des échafaudages, des palans et engins de toute sorte, se dégagèrent sur une vaste étendue les immenses constructions et, ce qui plaisait le plus aux regards de Jean, les édifices de couleur locale de la rue des Nations, défilé architectural, alignement comparatif de goûts et de styles divers, trompe-l’œil de l’effet le plus pittoresque.

Quoi de plus amusant pour le petit Parisien que toutes ces façades librement juxtaposées : façades anglaises, au nombre de cinq : habitation de ville, castel princier, murailles gothiques d’un Parlement ou d’une Université, cottage ; — façades des États-Unis, de Suède et Norvège, d’Italie, du Japon, — une porte à grandes poutres largement équarries, abritée sous un auvent — façades chinoise, espagnole, autrichienne, russe, suisse.

Les Belges avaient élevé un véritable palais, exposant à la fois un chef-d’œuvre de l’art flamand et les matériaux belges, avec une dépense de 600,000 francs au moins ; les Grecs montraient une maison athénienne du temps de Périclès ; l’Amérique du Sud et du Centre offraient un charmant balcon vitré, en saillie sur un portique à trois arcades ; puis c’était la Perse, Siam, Tunis et le Maroc associés pour une façade unique, où chacun de ces pays était représenté par un pan de l’édifice : une autre association réunissait le Luxembourg, le Val d’Andorre, Saint-Marin et Monaco. Et puis quoi enfin ? les façades des Pays-Bas, du Portugal, du Danemark…

Rien encore dans les galeries des beaux-arts, où les toiles de choix venues de l’étranger et les œuvres rétrospectives des peintres français attendaient, pour être découvertes, jusqu’à la dernière heure. Bien des tableaux même n’étaient pas encore mis en place.

Mais ce qui ravissait Jean, c’était de voir un groupe d’ouvriers déballant quelque grande pièce nouvellement arrivée. Toujours, il entraînait M. Pascalet de ce côté. Le moment viendrait bientôt de comparer les produits de l’industrie nationale. D’autres fois, Jean examinait un rangement dans les vitrines.

Et c’étaient de beaux livres, de belles reliures, des chromolithographies, des cartes murales, des instruments de précision ; les pianos de Nancy, dont la partie supérieure est en laque avec peintures, rivalisaient avec ceux des facteurs parisiens ; les pendules, les bronzes artistiques, les meubles de prix s’étalaient avec profusion ; puis, venait le tour des merveilles de la céramique, de la cristallerie, où figuraient avec honneur Baccarat, Clichy, Sèvres, Saint-Gobain — cette dernière exposait une glace d’une admirable pureté n’ayant pas moins de 6 mètres 66 de hauteur.

L’horlogerie venait de Besançon : le Doubs produit par an 500,000 ébauches de montre ; les tapisseries et les tentures venaient d’Aubusson, de Tours, de Roubaix ; les grandes broderies sur tulle, de Tarare ; les impressions de tissus portaient la marque des fabriques de Rouen, des Vosges, d’Armentières, de Valenciennes, de Lille ; Lyon remplissait presque à lui tout seul le palais de la soierie : on verrait là des étoffes de soie brodée de M. Schultz, du prix de quatre cents francs le mètre, des draps de soie de M. Bonnet valant cinq cents francs le mètre.

Puis c’était la dentelle — les belles dentelles fabriquées en Normandie, à Bayeux, à Caen, — Jean avait vu les dentellières à l’œuvre, — ou dans le Nord ou à Mirecourt, qui est le centre de la fabrique des Vosges, ou à Chantilly, ou en Auvergne, ou dans le Limousin. C’étaient les dentelles d’ameublement fabriquées en Franche-Comté, les dentelles au fuseau du Puy…

Le hasard conduisait les pas de Jean, M. Pascalet se laissait mener n’importe où, pourvu que le jeune garçon, son « secrétaire » plus que jamais, le renseignât sur ce qu’il ne voyait qu’imparfaitement. Et après les belles choses admirées, c’étaient les étonnements que produisaient les puissantes choses, les machines sorties des grandes usines de France.

Vint le moment de l’ouverture de l’Exposition. Le baron du Vergier fut des premiers à amener sa famille, et, bien qu’ils connussent Paris, Jean leur fut un guide très utile, grâce aux visites faites aux galeries du Champ-de-Mars pendant les derniers mois des travaux. Jean savait bien des particularités que les journaux n’avaient pas encore divulguées, par exemple que l’établissement de la grande cascade qui « jouait » devant le palais du Trocadéro, n’avait pas coûté moins d’un million, autant l’élargissement du pont d’Iéna. On avait dépensé cent cinquante mille francs rien que pour le plancher en bois de la galerie des machines, deux millions pour la canalisation des eaux, etc, etc.

Par son entrain, la vivacité de son esprit, Jean retrouvé dans son milieu le plus favorable, réalisait le type le plus parfait du gamin de Paris. Homunculo, dit le poète : Jean était bien le « petit homme » décrit par Victor Hugo — avec tout le développement vicieux en moins. Toutefois son animation, sa gaieté même étaient de commande. Parisien, il se croyait obligé de faire gracieusement les honneurs de Paris ; au fond, il demeurait inconsolable, dissimulait son chagrin ; le moment ne viendrait que trop tôt de reprendre sa peine !

On n’eut aucune nouvelle d’Emmeline.

Après avoir promené les du Vergier, il promena sir William Tavistock et sa charmante famille. Miss Kate, grandement déçue, arrivait huit jours après le départ de Maurice du Vergier. Elle avait compté sur un hasard plus favorable, Jean aidant. Jean n’y mit peut-être pas toute l’intelligence désirable, et la jeune Anglaise le bouda tout le temps — ne daignant pas même lui demander une seule fois quelle heure il était à sa belle montre, — parti pris qui sauvait au petit Parisien la contrariété d’avoir à faire des aveux humiliants.

Jean était superbe lorsque, ayant fait monter ses insulaires à la terrasse de la rotonde centrale du palais du Trodadéro, il leur découvrait de là Paris tout entier.

Placé au milieu du demi-cercle que formaient derrière lui le baronnet, lady Tavistock, miss Kate et miss Julia, Alfred Tavistock et Henry Esmond, il attendait que le gazouillement des deux sœurs eût cessé, et, du geste, coupant court aux exclamations des mâles de la famille, il désignait à tous les silhouettes des monuments de la grande ville, depuis l’École militaire en face d’eux, au fond du Champ-de-Mars, occupé par les galeries de l’Exposition — autour desquelles fourmillait une foule bariolée venue des quatre coins du monde — jusqu’à l’arc de l’Étoile, à gauche, en passant par la coupole des Invalides, celle du Panthéon, les tours de Saint-Sulpice, les clochers gothiques de Sainte-Clotilde, la flèche de la Sainte-Chapelle, Notre-Dame, la tour Saint-Jacques, le Louvre, les Tuileries ; tout au fond, les hauteurs qui vont du Père-Lachaise aux buttes Montmartre.

Et, à travers ce fouillis de palais somptueux, de riches hôtels et d’humbles toits, la Seine franchissant un à un les ponts de la vieille cité et coulant enfin plus largement entre les massifs de verdure du jardin des Tuileries, les allées des Champs-Élysées, et les quinconces des Invalides. Des bateaux à vapeur, amenant des visiteurs à l’Exposition, produisaient une animation inusitée sur le fleuve en fête, où les cloches d’appel s’agitaient aux débarcadères…

— Yes ! approuvait sir William, très satisfait. Yes, tutafaite beau !

Jean montrait ensuite du côté opposé le viaduc d’Auteuil, et au delà, les collines boisées de Meudon et de Bellevue. Et les exclamations, les commentaires reprenaient de plus belle entre les trois Anglais qui se montraient la place occupée naguère sur ces hauteurs par les canons Krupp du siège…

Jean reçut toutes sortes de politesses de la part du baronnet et des siens.

Eux partis, ce fut le tour de Bordelais la Rose. Sac et giberne ! il n’y avait pas de rhumatismes qui tinssent quand il s’agissait de voir l’Exposition universelle de Paris et par surcroît son cher petit Jean !

Au milieu de cette fièvre générale d’exhibition, Jean n’avait pas osé montrer ni à ses amis de Caen, ni à ses amis de Londres, l’oncle Blaisot. Il se hasarda à lui présenter l’ex-zouave, espérant que celui-ci prendrait pour un enthousiasme de bon aloi les exagérations de langage dans lesquelles tombait l’ébéniste, à propos de l’Exposition, lorsqu’il avait bu, — et c’était souvent. Il parut à Jean que son ami Bordelais la Rose se faisait une médiocre idée de l’oncle Blaisot…

L’ancien compagnon du Devoir, l’ex-zouave, avait horreur des excès qui dégradent l’ouvrier. Sans ménagement pour la susceptibilité de l’ébéniste, à ses amplifications banales, il répondait :

— Oui, c’est très beau Paris, c’est très beau l’Exposition, — la glorification du travail, comme vous dites, mon vieux. Le pont de la Concorde est fait avec les pierres de la Bastille… Grâce à l’égalité des droits civiques conquise, la dignité pour tous… C’est encore plus beau. Mais, sac et giberne ! c’est à l’heure de son avènement que le peuple abdique !… Vive la France !… et à bas les alcoolisés ! — Allons boire un coup tout de même, ajoutait l’ex-zouave en voyant une stupéfaction douloureuse empreinte sur le visage de l’oncle Blaisot.

Mais Jean comprenait, et il en aimait davantage Bordelais la Rose.




Les consolations de l’oncle Blaisot ne réussissaient guère auprès de Jean (voir texte).