Le Tour de France d’un petit Parisien/3/1

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Librairie illustrée (p. 547-560).

I

La mère et la fille

L’hôtel du baron du Vergier, rue Saint-Jean à Caen, est une ancienne construction formée de trois corps de logis d’architecture italienne, disposés autour d’une cour carrée ; le principal de ces corps de logis, est remarquable par la beauté des sculptures et des ornements de sa façade. C’était la partie de l’hôtel réellement habitée.

Au rez-de-chaussée, élevé de quelques marches, se trouvaient le grand salon, la salle à manger, plus une salle haute de plafond, transformée par le baron en un hall, genre anglais, avec une serre dans un coin, difficilement contenue, et menaçant d’envahir par l’exubérance de ses plantes exotiques un plus grand espace ; au milieu, un billard ; un cheval de bois et un trapèze dans un autre coin, pour les éléments de la gymnastique ; un orgue à tuyaux faisant vis-à-vis à une très grande cheminée du seizième siècle, ornée d’une superbe glace de Venise ; aux murs, quelques vieilles toiles flamandes et hollandaises ; des tapisseries de Beauvais remplissant divers panneaux ; un panneau occupé par une bibliothèque de style Renaissance ; çà et là, sur des étagères, s’étalait tout le bibelot d’un archéologue, — moins certaines pièces encombrantes et lourdes alignées le long des soubassements : bustes sans nez, torses sans tête, bas-reliefs rabotés par les siècles ; quelques armes hors d’usage, telles que larges épées à deux mains, casques et boucliers du moyen âge, fusils aux massives crosses incrustées, pistolets et sabres orientaux, se groupaient en panoplies. Plusieurs tapis épais, des portières, et de lourds rideaux masquant les hautes fenêtres, — sauf celles où les palmiers, les magnolias, les suspensions de verdure tamisaient la lumière — achevaient de donner une apparence de confort à cette vaste salle, où tout décelait l’opulence et la vie faite de loisirs des maîtres de la demeure. Cette pièce méritait la préférence que lui donnait toute la famille ; mais c’est là aussi, au coin de l’antique cheminée de marbre rouge, que la baronne avait vu s’écouler dans l’amertume de sa douleur tant d’années qui eussent dû être des années de félicité et de bonheur domestique ; c’était là, enfin, que Sylvia était venue prendre la place qui lui appartenait. Pauvre et charmante enfant ! Timide, effarée presque, elle se tenait bien près de sa mère, serrée contre elle, comme si elle craignait de lui être enlevée encore une fois ; et sa mère la couvait du regard, avec de grosses larmes dans les yeux. La jeune fille voyait couler ces larmes, se troublait et murmurait :

— Pourquoi pleurez-vous, ô ma mère, puisque je suis là !

— Ah ! disait la baronne, ce sont des larmes de bonheur ; mon cœur déborde de plénitude ! Ma Sylvia ! Mon enfant ! Je rêvais parfois de toi ; je te pressais sur ma poitrine comme à présent, puis tout s’évanouissait, et ma joie d’un moment s’échappait dans un sanglot… Si j’étais encore le jouet d’un rêve ? Oh ! non ! n’est-ce pas ? Dis-moi bien que cela ne se peut plus ! que tu es bien à moi, et pour toujours, pour toujours…

Et la baronne était secouée par un rire nerveux, spasmodique, douloureux même, et qui ne s’épuisait qu’en amenant de nouvelles larmes sous ses longs cils bruns.

— Tiens, mon enfant, je deviens folle, je crois ! disait-elle en embrassant convulsivement sa fille.

À côté de l’aquarium de Maurice, Sylvia avait établi une volière de petits oiselets des Iles : avant le retour de la jeune fille, la baronne ne s’occupait guère que de ses fleurs et de ses arbustes, et encore y trouvait-elle des motifs de comparaisons et des sujets de regrets. Oui, elles venaient bien ses plantes, soignées par une main maternelle. Dérision ! Et son enfant, la fleur de son âme, végétait loin d’elle. Alors, elle voulait tout laisser mourir, et mourir elle-même après. Maurice s’appliquait à consoler sa mère dans la mesure de ses forces, et donnait une goutte d’eau aux fleurs altérées. Maintenant tout reprenait vie, fraîcheur, santé dans le hall ; et les oiseaux de Sylvia, lorsqu’ils l’entendaient près de la baronne faire d’une voix flulée le récit souvent renouvelé de sa vie aventureuse, se mettaient à pépier et à siffler avec un crescendo auquel il fallait bruyamment imposer silence.

Un jour, madame du Vergier disait à sa fille, en lui montrant les petits oiseaux au plumage de feu, et en souriant :

— Te voilà prisonnière — en cage — comme eux ! Ne regrettes-tu pas quelquefois ta liberté d’autrefois ?

— Oh ! non, madame, jamais ! répondit Sylvia en souriant à son tour.

— Bien vrai ? Mais pourquoi ne pas se défaire de ce mot « madame» qui sonne si mal à mon oreille.

— J’essayerai, maman ; mais c’est difficile… Songez donc !

— Cela viendra tout seul. Vois-tu, au fond, je n’en suis pas fâchée… Moi aussi, il faut que je m’habitue à devenir la plus heureuse des mères après en avoir été la plus malheureuse. Et dire que ce coquin de Jean m’a laissée aller jusqu’aux limites du plus profond désespoir ! et qu’il savait qui tu étais… Oh ! c’est impardonnable !

— Ô madame !… ô ma mère ! Je vous en supplie, tenez moins rigueur à ce pauvre garçon ! J’avoue qu’il semble avoir mal agi, très mal agi… Mais pouvons-nous savoir sous quelle influence ?… Peut-être avait-il lieu de craindre son oncle, qui est un homme rude, allez, et même brutal. Peut-être, malgré tout, avait-il un doute… il voulait l’éclaircir avant de vous donner de nouvelles espérances.

— Ah ! oui ! c’est surtout depuis que j’ai cru te retrouver au Havre que ma douleur de mère désolée s’est exaspérée. Jamais je n’avais autant souffert que depuis ce moment-là…

— Vous voyez que le neveu de M. Jacob Risler n’avait pas tout à fait tort. Il faut donc l’excuser, maman, de n’avoir pas eu plus de hardiesse et de décision ; il faut l’excuser en faveur de ce qu’il a fait lorsqu’il a cru l’heure venue.

Quelle lettre touchante il vous a écrite ! Comme elle trahit un… bon naturel…

La baronne observait attentivement Sylvia.

— N’importe ! dit-elle ; je le déteste, je le hais !

— Je ne veux pas que vous le haïssiez ! répondit vivement la jeune fille. Excusez ma hardiesse, chère mère ; je voulais dire que je vous demandais avec prière de pardonner à mon pauvre ami Jean !… Grâce à lui, à ses encouragements, à sa présence même invisible, je puis dire aussi, grâce à sa protection, j’ai pu supporter les plus pénibles temps de mon exil loin de cette maison bénie… Et il n’aurait pour récompense que votre haine ! Voyez-vous, ce serait cruel.

— Il ne faut voir là, ma fille, qu’un moment d’humeur… que je regrette ; je ne puis haïr Jean, c’est impossible. Je ne saurais oublier que je l’ai rencontré tout enfant par un hasard que je dois appeler providentiel. Ma sympathie alla à lui, tout d’abord, comme si j’avais possédé la secrète intuition que cet enfant dût occuper une si large place dans ma vie, remplir un rôle si important… Va, je ne le déteste pas, quelque mal qu’il ait pu me faire : je l’aime, ma fille, plus que tu ne l’aimes !

Sylvia devint rouge et balbutia ces mois d’une voix à peine intelligible :

— Je n’ai pas dit que je l’aimais… L’ai-je dit, chère maman ?

— Enfin, tu lui es reconnaissante ?… Et moi aussi ; crois-le bien, ma belle enfant.

Quelques minutes après cet entretien, — qui avait laissé Sylvia un peu troublée et sa mère toute songeuse — Maurice pénétra bruyamment dans le hall. Il courut à sa mère qu’il embrassa, tout en prenant les mains de sa sœur ; puis il embrassa sa sœur en serrant les mains de sa mère, à ce point que la baronne s’écria :

— Eh mon Dieu ! quelle expansion, mon fils ! qu’avons-nous donc à apprendre à sa mère ?

— Elle va arriver ! murmura Maurice.

— Qui, elle ? fit madame du Vergier.

— Mais, miss Kate, sans aucun doute, dit Sylvia finement.

— Je remercie ma sœur pour sa pénétration, dit Maurice enflant la voix ; cela prouve que son amitié…

— Cela prouve, interrompit la baronne, que tu l’as prise pour confidente… en me délaissant quelque peu pour cet emploi… ce dont je commence, du reste, à être jalouse…

— Apprenez donc, ma mère, que la charmante fille du baronnet m’annonce sa visite — chez nous, est-ce assez inespéré ! — pour aujourd’hui, dans quelques heures. J’ai là sa lettre, ajouta l’enthousiaste jeune homme en mettant la main sur sa poitrine.

Madame du Vergier et Sylvia aperçurent alors une grande lettre mal cachée, à dessein, dans le gilet de Maurice.

— Mais c’est une véritable surprise ! fit la baronne passablement intriguée. Ainsi, elle arrive… comme cela… sans préparation ? sans s’être annoncée ? sans savoir seulement si nous sommes à Caen ? Vient-elle de loin ?

— D’Angleterre, de Londres, et plus précisément de Twickenham. dit Maurice avec la joie dans le regard, là parole ardente, le geste désordonné. Ô bonheur extrême ! ajouta-t-il : un peu plus, il eut chanté ces mots sur l’air du Châlet. Sir William Tavistock, son père…

— Est-ce qu’il vient aussi, cet original ? dit vivement la baronne.

— Non pas ! Il court les champs… Et c’est ce qui me réjouit. Il n’a jamais eu la tête bien solide, puisqu’il ne voulait pas d’un Français pour gendre, — pas même d’un Normand…

— Eh bien ? fit la baronne se montrant alarmée.

— Eh bien ! Il a perdu l’esprit à la fin. Le baronnet supprimé comme obstacle, avec les sentiments que je connais à l’adorable miss Kate et l’accueil bienveillant que m’a toujours fait lady Tavistock, je suis sûr de voir couronner mes feux, et…

— Mais quel égoïsme insupportable ! s’écria madame du Vergier. A-t-on jamais vu raisonner si froidement et prendre si cruellement son parti du malheur des gens ?

— Aimeriez-vous mieux, madame la baronne, me voir perdre à moi-même la raison ?

— Mais vous l’avez perdue la raison, mon fils ! vous l’avez perdue depuis bien des mois ; je suis fâchée de vous le dire.

— Que nenni ! Vous auriez dû m’appeler Guillaume, et non pas Maurice.

— Guillaume ! Voyez-vous ! le beau Guillaume, peut-être ?

— Non, Guillaume le Conquérant. À mes yeux miss Kate personnifie, idéalise l’Angleterre…

— Vous êtes fou, vous dis-je ! Et le baron, votre père, a eu le grand tort de flatter vos lubies. Donc ce pauvre sir William bât la campagne ?

— Vous ne sauriez mieux dire, maman ; il est en France, on ne sait où. C’est ce qui fait la désolation de sa famille…

— Et ce qui vous cause une si grande joie ?

— Dame ! C’était comme un duel. Je sentais mon cerveau se troubler. Je préfère que ce soit lui qui entre en ébullition !…

— Taisez-vous ! c’est insupportable, et l’on voit bien que je vous ai trop gâté. Je serai plus ferme à l’avenir ; c’est pour Sylvia que je réserverai mes faiblesses, et vous aurez en moi une mère beaucoup moins indulgente que par le passé… Comptez-y !

— Ta, ta, ta ! chère maman, vous ne voulez pas la mort de votre fils ?

— Et c’est par cette lettre de miss Kate que vous avez appris toutes ces choses ? demanda la baronne, abandonnant sa feinte sévérité.

— C’est par cette lettre, répondit son fils, qui posa de nouveau avec émotion une main sur son gilet.

La baronne sollicitant de plus amples explications, Maurice lui fit une traduction libre de la missive de la jeune miss. Il résultait de cette lettre que le baronnet avait quitté les siens depuis plusieurs jours, brusquement, sans motif plausible. On venait d’apprendre qu’il avait passé le détroit et qu’il se trouvait en France. Sir Henry Esmond, son gendre s’apprêtait à aller à sa recherche. Miss Kate l’accompagnait ; mais pour lui laisser la liberté de ses mouvements elle se rendrait directement à Caen, comptant demander au baron du Vergier d’user de ses relations et de son influence pour lui venir en aide.

— C’est une excellente fille, dit la baronne, et je me plais à croire que vous saurez lui cacher la satisfaction que le chagrin de sa famille a l’heur de vous procurer.

Cette fois Maurice se tint pour battu. Ramené à ses véritables sentiments, qui étaient bons, il promit à sa mère de se montrer sérieux ; mais, comme pour se dédommager d’une réelle contrainte, il fit fête à Sylvia de la compagne qu’elle allait avoir.
Tope là, fit Méloir en avançant la main (voir texte).

— Tu verras, chère sœur, tu verras, lui dit-il, si l’on peut être plus gentille que la fille du baronnet.

— Qu’il est galant pour sa sœur, ce garçon ! observa la baronne.

— Comme Anglaise ! comme Anglaise ! reprit Maurice en corrigeant son affirmation.

Deux heures plus tard, miss Kate arrivait en effet à l’hôtel de la rue Saint-Jean, où elle était reçue d’une façon vraiment cordiale.

Mais avant de poursuivre ce récit, il nous faut revenir un peu en arrière, et dire comment Sylvia avait été arrachée des mains des gens audacieux qui, après l’avoir exploitée elle-même durant son enfance et son adolescence, se préparaient à exploiter sa situation de famille.

La baronne du Vergier avait eu une crise nerveuse en ouvrant la lettre de Jean, écrite de Lourches — ce que le pauvre garçon appelait sa confession. Lorsqu’elle fut un peu remise de son saisissement, sans perdre une minute, elle partit pour Saintes, accompagnée par le baron. Elle arriva dans cette ville au moment où la troupe de Risler allait la quitter pour se rendre à Rochefort, où déjà le matériel, les bagages, les effets mêmes des acteurs venaient d’être expédiés.

Ce ne fut pas au champ de foire et sur les tréteaux que le baron et sa femme surprirent leur fille et ses ravisseurs ; ils les trouvèrent attablés avec toute la troupe dans une hôtellerie, achevant de dîner et prêts à boire le coup de l’étrier. Cydalise — Sylvia — était assise à côté de Jacob qui, grâce à sa rudesse, faisait régner la décence autour de la jeune fille.

La baronne, devançant son mari de quelques pas, apparut sur le seuil de la salle, et son air tragique produisit une telle impression que tout le monde se leva soudain, devinant qu’il allait se passer quelque chose d’extraordinaire… En ce moment le baron rejoignait sa femme.

Sans hésitation aucune, Sylvia s’élança vers sa mère, et s’arrêta au moment de l’embrasser.

Mais la baronne, comme si elle ne la voyait pas, promenait des regards effrayants d’égarement sur tous ces gens interdits, les arrêtant imperceptiblement davantage sur les jeunes filles de l’assistance ; puis lorsqu’elle se fût assurée que personne ne se dérobait, elle ramena son attention sur la pauvre enfant qui se tenait tremblante à deux pas d’elle, confuse, baissant les yeux, où roulaient de grosses larmes.

Madame du Vergier interdite, s’émerveillait devant cette belle jeune fille blonde qui était peut-être sa fille. Le baron prit par la main la petite baladine et lui fit faire un mouvement qui la plaça en pleine lumière. Les regards de la fille et de la mère se croisèrent, chargés d’interrogations, de doute, d’espérance, — d’une crainte que l’on garde encore, d’une joie à laquelle on résiste.

Soudain Cydalise, à qui la réflexion revenait, plongea la main dans son sein et en retira le collier, le petit médaillon, les dentelles — qui ne la quittaient plus.

En les reconnaissant, la baronne poussa un cri dans lequel tout son amour de mère fit explosion. Et elle ouvrit les bras. Cydalise — qui n’était plus Cydalise, mais Sylvia — s’y précipita défaillante.

Et il fallut que le baron soutînt la mère et l’enfant écrasées par l’émotion. Il leur prodigua de tendres paroles pour apaiser leur trouble, et les embrassa avec force l’une et l’autre.

— Après Dieu, dit-il, c’est au petit Jean que nous devons le bonheur qui nous est donné.

Mais il changea tout à coup de visage : l’idée de gratitude réveillait aussi en lui le désir de châtier ; et s’avançant de quelques pas :

— Où est Jacob Risler ? dit-il d’une voix tremblante de colère ; où est sa femme ?

Prudemment, dès l’apparition de la baronne, madame Risler s’était esquivée par une porte de derrière. Loin de chercher à la retenir, son mari l’avait suivie. Parmi les dix ou douze personnes à qui le baron s’adressait, aucune ne répondit à sa question ; de sorte qu’il dut la répéter, tout en cherchant à reconnaître qui pouvait être le directeur de la troupe. Seul, le géant tyrolien avait une mine suffisamment avantageuse ; mais, par principe, il demeurait assis, affaissé sur lui-même, et autant que possible effacé.

Un garçon sec, émacié, noir de peau, vif, tout en cheveux et ayant l’allure d’un paysan breton, s’approcha du baron.

— Faut pas mentir, dit-il ; je ne suis que le gazier, moi, mais aussi vrai comme mon baptême, je peux vous assurer que M. Jacob n’est pas là ; madame Jacob n’est pas là non plus, sûr et vrai, sans avoir besoin de les visager un à un.

— Va me chercher ces coquins et amène-les moi de gré ou de force, commanda M. du Vergier.

— De force ? c’est que le patron est fort comme un chêne et vert comme genêt. Donnerez-vous ben quéque chose pour ça ? je vas vous les amener menant.

Le Breton sortit par la porte qui avait servi à la retraite du couple craintif. Il fut un bon moment avant de reparaître.

M. du Vergier était revenu auprès de sa femme et de Sylvia, qui se tenaient sur le seuil de la salle basse. Des groupes de curieux se formaient non loin d’eux dans la rue, et déjà circulait une histoire d’enfant volé par des saltimbanques et retrouvé par ses parents — des princes !

Lorsque le Breton se montra de nouveau, il était tout seul. Il affirma avoir parcouru toutes les chambres de l’auberge sans rencontrer nulle part le patron ni la patronne.

— Je ne suis brin fautif, dit-il ; il a filé le failli merle, et elle avec. Sarpegoy ! quand on se lave les mains, c’est qu’on les a pas propres, tout de même.

— Eh bien ! je vais y aller, moi ! s’écria le baron. Ah !les gueux ! Ils font bien de se cacher, car j’ai l’intention de les livrer à la justice. Ce scélérat de Risler ! Je vais le traiter d’abord selon ses mérites.

— Oh ! monsieur ! fit Sylvia suppliante.

— Et sa digne moitié ne sera pas épargnée !

Sylvia s’enhardissant, avança une main effilée pour fermer la bouche à son père.

— Si je vous priais, dit-elle, de ne mettre à exécution aucune de vos menaces, me refuseriez-vous la première grâce que je vous demanderais ?…

— Comment voulez-vous, Sylvia, qu’on laisse de pareils misérables impunis ?

— Quelque légitime que soit votre ressentiment, monsieur, daignez ne pas oublier que je ne puis voir traiter comme des malfaiteurs, sans en éprouver une peine réelle, des gens qui, il y a un moment encore, m’appelaient leur fille.

— Et vous traitaient-ils comme telle ? demanda madame du Vergier, c’est-à-dire avec tout le respect que des parents peuvent avoir pour une jeune fille de votre âge ?

— Oui, madame, répondit Sylvia en levant vers la baronne des yeux pleins de franchise et d’innocence ; oui, madame, et je puis l’affirmer à leur louange. Ne gâtez pas, je vous en conjure, par trop de rigueur envers ces… malheureux, la douceur des premières heures de notre réunion.

La baronne fit un signe à son mari et lui dit quelques mots à voix basse. M. du Vergier parut céder.

En ce moment l’hôtelier s’approcha, le bonnet blanc à la main, visiblement ahuri par tout le bruit et le mouvement qui se produisaient chez lui.

— Dérobez-nous à la curiosité de tout ce monde, achevait de dire la mère de Sylvia au baron.

Celui-ci se borna à demander au maître de céans une chambre ou deux dans son hôtellerie ; et un instant après, les du Vergier y étaient installés, —

non sans que la gentille baladine — qui ne l’était plus — ne fût allée serrer la main au brave géant, et dire adieu au Breton et à plusieurs de ses compagnes. Alors, dans cette intimité nouvelle, les larmes, comme une rosée bienfaisante, recommencèrent à couler et, cette fois, sans contrainte. Le baron parla à Sylvia de Maurice à qui elle ressemblait tant. La mère sollicita et reçut les confidences de la jeune fille. On nomma Jean. On s’étonna de sa conduite. Il fut blâmé et loué tour à tour par les mêmes bouches, qui déraisonnaient dans l’excès de la joie commune. Laissons à leurs effusions ces honnêtes parents et l’enfant qui leur était rendue…

Jean, dès que la population de Lourches fut un peu remise de son émoi, fit rechercher Hans Meister, en le désignant par tous les moyens capables de le faire reconnaître. Malgré les indications fournies par le jeune Parisien sur ce qui s’était passé dans la fosse Saint-Mathieu, un peu avant l’explosion du grisou, on ne put trouver aucune trace de l’Allemand. Jean se plaignit à qui de droit du vol et des violences du bois du Mont-Mal ; il parla aussi des papiers, si précieux pour lui, dérobés au sauveteur d’Ingouville. Dans l’inventaire de ce que contenait la valise du palefrenier absent ou mort, figurait le carnet du Risler (Louis) fusillé à Fontenoy-sur-Moselle. Promesse fut faite à Jean de le mettre dans un délai voulu en possession de cet important document, ou de lui en délivrer copie.

Ainsi Jean avait enfin réussi dans la chose qu’il tenait le plus à cœur de réaliser ! Encore quelques jours, et il pourrait prouver à tous que son père avait été indignement confondu avec un traître, un vil espion. Et maintenant l’orphelin ne serait plus réduit à cacher un nom déshonoré ! Personne ne pourrait lui contester que le brave soldat de l’armée d’Italie, tombé le lendemain du coup de main de Fontenoy, ne fût son père ! La vie s’ouvrait devant lui avec des aspects nouveaux ; la lumière du soleil lui semblait plus intense, l’air qu’il respirait plus pur, son cœur battait plus vite et un sang plus chaud circulait dans tout son être. Comme il se glorifiait du résultat obtenu ! C’était sa première œuvre, son premier combat ; mais il se sentait plein de confiance dans l’avenir. Par le travail il forcerait la destinée.

Un point noir seulement dans tout ce ciel si bleu : la perte de la petite baladine de la troupe Risler — et neveu… Mais qu’était cette perte au prix de la tranquillité de sa conscience ? qu’était-elle comparée à la certitude d’avoir fait son devoir, sans plus aucune honteuse restriction ? d’avoir assuré le bonheur de la fille de la baronne ? d’avoir rendu à la vie la baronne elle-même ?

Il marchait droit devant lui ; il pouvait lever le front ; il aurait l’estime des honnêtes gens, et par-dessus tout l’estime de Bordelais la Rose. 

Huit jours après la catastrophe, Jean se sépara à Lille de son ami Werchave qu’il remercia du plus profond de son cœur. Il avait hâte de mettre Bordelais la Rose au courant des événements et de sa conduite. Il prit le chemin de fer de Lille à Paris et de Paris à Bordeaux. Mais il était dit que ce programme recevrait une importante modification.

Comme Jean passait par Tours vers sept heures et demie du soir, il descendit au buffet de la gare, et là, il fit la rencontre d’un de ses compagnons de la loge Risler : ce gars breton à qui le baron du Vergier s’était adressé à l’hôtellerie de Saintes.

Ce garçon lui apprit comment un beau monsieur et sa femme étaient venus s’emparer de mademoiselle Cydalise, à la barbe du patron et de la patronne.

— Et puis ? demanda Jean avide de tout savoir.

M. Jacob et sa femme… Ah dame ! ah dame !… rien qu’en voyant père et mère ils avaient dévalé sans dire bonsoir ; on ne les a plus vus, saperjeu !

— Et puis après ?

— Et que nous sommes restés avec pas gros d’argent que nous venions de recevoir, mais sans notre butin, qui marchait sur Rochefort, n’ayant plus quant à moi que le pouillement que je porte…, et même qu’il nous a fallu payer le dernier souper… et l’écot de ce gros essoufflé-là et de sa femme… qui vaudrait cher au prix où était le lard à la foire passée.

— Et puis après ? après ?

— Et puis après, comme un chacun ne connaissait que sa route, conséquemment on s’est égaillés un peu partout. Moi, me v’là frais comme la rose et je vas à Paris.

— À Paris ? Et pour faire quoi ?

— Je n’en sais rien en tout.

— Pourquoi ne retournes-tu pas à Landerneau ?

— Parce que le vieux m’arrocherait.

— Il ne faut pas aller à Paris, Méloir, il faut retourner dans ton pays ; ton affaire est oubliée ; ton beau-père ne te dira rien.

— Rien ! Faudrait alors une gent de Paris comme vous, un avocat renaré pour retirer mon épille du jeu, et faire entendre à Vivette pourquoi que j’ai été obligé de flauper ligérament sur son autre amoureux, vu que c’est assez d’un promis, qui est moi.

Pour l’intelligence de ce dialogue, il faut savoir que Méloir s’était battu avec un rival ; qu’il avait eu le malheur de le rosser plus qu’il n’est permis, et du coup, s’était fermé le cœur de Vivette, aux yeux verts glauques, sa promise ; son beau-père, à lui, profitant de la circonstance pour l’éloigner de sa mère et le chasser de la maison, — absolument comme s’il prenait intérêt à son rival, ou mieux, qu’il agît par pur esprit de justice.

Jean réfléchit un moment à ce que venait de lui dire le Breton.

— C’est donc un homme méchant ton beau-père ? demanda-t-il à Méloir.

— C’est pas un homme, c’est un tailleur. Un proverbe de chez nous, dit comme ça qu’il faut neuf tailleurs pour faire un homme.

— Et cette Vivette, elle est donc bien gentille qu’on s’assomme pour ses beaux yeux.

— Si elle est gentille ! Oh ! Seigneur Dieu du ciel ! Je le crois ben. Une rousse qu’allumerait le soleil ponant. C’est la vérité vraie, je ne mens point.

Jean sourit.

— C’est que, dit-il enfin, j’ai affaire près de Bordeaux.

— Bon ! allez à vos affaires, moi, je vas tirer du côté de Paris.

— Comme cela ? à pied ?

— À pied. On ne gagnait par gros d’argent blanc à la loge de votre oncle, vrai ; et le vieux chat-huant de pivert n’avait donné qu’un acompte sur la seconde quinzaine de juillet. Faut de l’économie, allez, à un gars comme moi pour joindre les deux bouts. Et encore que ma meilleure paire de souliers a filé sur Rochefort dans les bagages : de bons souliers presque neufs… moi qui craignais de marcher d’avec ! Personne ne vous a donc jamais rendu service, que vous ne voulez pas m’obliger de votre assistance ?

— Si ce n’était pas si loin, Landerneau !…

— Avec le chemin de fer ? Ça me coûte, allez, de dépenser mes derniers sous ; mais je le ferai bien pour vous, au lieu d’aller à pied. si vous payez votre place, comme de juste ; car vous ne voudriez pas être une charge pour un pauvre gars comme moi.

Méloir finit par décider Jean. Il faut dire que le Breton y mit une obstination sans égale : il ne voulut rien entendre. Cependant Jean perdait plus de la moitié du prix payé par lui pour le trajet de Paris à Bordeaux et, en se dirigeant vers la Bretagne, il s’éloignait encore et s’engageait dans de nouvelles dépenses. Néanmoins, il se laissa toucher : ce pauvre gars de Landerneau lui semblait si aventuré sur le chemin de Paris ! Et puis Jean lui avait quelques obligations. Toujours, il l’avait trouvé empressé et respectueux pour Cydalise « parce qu’elle possédait des yeux pareils à ceux de Vivette. » L’accompagner serait une bonne action, et Jean prenait goût à bien faire.

Pour tout dire, et ne pas montrer Jean meilleur qu’il n’était, l’idée de pénétrer au fond de cette mystérieuse Bretagne dont il n’avait guère vu que le littoral, ne fut pas sans influence sur sa décision. Jean avait pris l’habitude de promener sa curiosité errante. Cela pourrait peut-être lui nuire plus tard ; en attendant, cette disposition d’humeur, acquise dans ses recherches, devait largement contribuer à augmenter l’instruction tout élémentaire reçue par lui dans les écoles de Paris. Il donna donc son consentement.

— Tope là ! fit Méloir radieux en avançant la main, et païen qui s’en dédit : Et il ajouta aussitôt : Respect de vous, j’ai le gosier sec comme si j’aurais chanté au pupitre trois heures durant de vêprée : il y a une auberge à une huchée d’ici…

— Allons-y ! répondit gaiement notre ami Jean.

Et c’est ainsi que Jean après avoir couché à Tours, en repartit le lendemain matin un peu après six heures, en compagnie de l’ex-gazier de la défunte loge Risler.