Le Tour de France d’un petit Parisien/3/22

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Librairie illustrée (p. 781-792).

XXII

Le « Précurseur »

Un dimanche, Jean et son oncle, abandonnant l’étalage de petits livres, s’étaient dirigés du côté des Catalans : c’est comme un petit port dans une anse creusée dans les rochers de la pointe d’Endoume, en avant et à gauche du vieux port.

En passant au pied des murailles de l’abbaye de Saint-Victor, qui portent la trace du feu allumé par les Sarrasins, Jean se surprit à écouter le carillon égrenant lentement les notes d’un cantique, ou de cet air de « Marlborough » qui n’a pas toujours noté une chanson satirique, et qui a été l’air d’un cantique que psalmodiaient les Croisés en Terre-Sainte. Et alors il fit un retour vers les siècles écoulés, et tout ce qu’il y avait de vieux et d’antique dans la cité phocéenne qui date de 600 ans avant Jésus-Christ, lui apparut très distinct et tranchant avec l’apport des temps modernes.

En approchant des Catalans, ils virent un rassemblement au bord de la mer. Bientôt, ils apprirent que quelques mauvais sujets venaient de jeter à l’eau un Allemand, un joueur d’orgue : l’orgue gisait à terre avec sa courroie luisante ; l’Allemand se débattait dans l’onde amère comme un chien qui ne veut pas nager ; et les « marias » se tordaient de rire, retenant ceux des assistants qui voulaient se porter au secours du patient, objet de leur féroce amusement.

— Mais c’est Hans Meister ! s’écria Jean.

Jacob pâlit.

— C’est pour mon malheur qu’il reparaît sur mon chemin, murmura-t-il. Il faut le laisser, Jean… il faut le laisser se noyer.

Mais Jean n’entendit même pas. Mettant bas son veston, il s’était élancé dans la mer au moment où l’Allemand, à bout de résistance, allait disparaître. En quelques brassées, Jean, fut auprès de lui, le saisit et le soutint, tandis qu’un bateau détaché de ceux dont la quille coupait le sable, — en rangs serrés — venait à point l’aider à compléter le sauvetage.

Hans Meister, hissé dans le bateau se secoua comme un barbet, souffla pour chasser l’eau salée des narines, s’essuya les yeux et aperçut, alors seulement, Jean. Furieux, il saisit une barre de gouvernail, et la souleva en criant : — Tarteiffle ! Tu étais avec eux ; tu vas payer pour tous !

Mais le batelier arracha à l’énergumène cette arme improvisée, et les « marias » se mirent à rire de plus belle.

Déjà le bateau touchait le sable. Jean sauta à terre, l’Allemand descendit dans la mer où il pateaugea, au milieu des risées, ayant de l’eau jusqu’aux genoux. Il était sauvé, mais sa colère grandissait. Le Tudesque menaçait furieusement tous ces mauvais plaisants qui l’entouraient en le traitant de « darnagas », et autres aménités dont est riche la langue provençale. Les gestes de Hans se faisaient de plus en plus désordonnés. Il vociférait en allemand tout ce qu’il savait de jurons formidables.

— Mais il est fou, ce saint homme ! observa un vieux pêcheur, coiffé du long bonnet de laine rouge des Catalans.

Fou ! c’était le mot de la situation. Hans Meister, qui ne fut oncques sain d’esprit, avait perdu complètement le peu de raison qui lui restait. Quand cela ? Peut-être dans sa fuite, après la criminelle tentative de la mer de Glace. Il s’arrêta un instant devant Jacob et ne le reconnut pas, bien qu’il eût reconnu Jean un moment auparavant lorsqu’il avait tenté de l’assommer.

Un brigadier des douanes le fit mener en lieu de sûreté, tandis qu’un mousse, pieds nus, le scapulaire rouge sur la poitrine découverte portait l’orgue derrière l’étranger, en jouant de l’instrument, émerveillé d’être devenu musicien rien qu’en tournant une manivelle.

Cependant les désœuvrés, à qui l’on avait trop tôt enlevé leur jouet, s’excitaient l’un l’autre pour faire un mauvais parti au Lorrain et à son neveu. Jacob Risler, affaissé, n’avait plus rien du lutteur d’autrefois, dont la crâne attitude et les biceps saillants imposaient le respect. Jean ne devait pas, semblait-il, peser bien lourd… Si l’on envoyait le « vieux » boire un coup à son tour à la grande tasse, histoire de voir comment le « jeune » s’y prendrait pour le repêcher ? La première poussée seule coûtait…

— Bagasse ! disait l’un qui trouvait l’entreprise hardie. Commence, toi… Un bon renfoncement sur le chapeau… jusqu’au menton, une vraie « bouite »…

— Té ! faisait l’autre, commence toi-même, que t’as tant de langue…

En ce moment, fort opportunément, surgit un nouveau personnage qui, après une seconde d’hésitation, souleva Jean de ses deux mains, en criant joyeusement :

— Je le tiens ! c’est mon petit Parisien ! Ah ! c’est un bon métier celui de marin pour rencontrer les amis partout, et le père Vent-Debout a du flair quand il n’a pas été passé au tafia. Oui, c’est Vent-Debout, c’est ton ancien, mon garçon !

C’était bien le vieux pilote : il passait par Marseille, faisant du cabotage entre la Ciotat et Cette, et il repartait le lendemain…

Cette rencontre devenait une véritable fête. Son premier effet fut de tenir à distance les mauvais garnements qui complotaient quelque nouveau tour de leur façon. De chaudes poignées de main s’échangèrent entre le pilote et Jean.

— Mais tu es plus trempé qu’un faubert ! s’écria le vieux marin ; tu coules l’eau !

Jean montra la mer, l’Allemand qu’on emmenait, et dit deux mots de ce qui venait d’arriver.

Alors tous les deux à la fois se racontèrent comment ils avaient vécu depuis leur séparation à Calais, — « sans trop d’avaries » en ce qui concernait le père Vent-Debout.

La présence de l’oncle Risler jetait un froid : Jean ne réussit pas à expliquer au loyal Breton comment son ancien persécuteur s’était réconcilié avec lui. Les favoris de « chaloupier » portés par Jacob ne lui revenaient pas.

Toutefois la journée s’acheva gaiement dans une guinguette, au bord de l’eau, où l’on mangea des sardines frites à l’huile. Jean, séché et réchauffé, parla tant qu’il voulut de ses projets d’avenir, et l’on se sépara avec l’espoir de se rencontrer encore « sur le plancher des vaches », avant de « mettre le cap sur l’autre monde. »

L’incident relatif au bain forcé de Hans Meister et au dérangement d’esprit du susdit, avait singulièrement étonné le vieux pilote.

— Tout arrive ! murmurait-il gravement.

Pour ceux qui s’intéresseraient à l’ancien compère de Jacob, à son mauvais génie, — nous ajouterons que l’Allemand, dont l’aliénation mentale ne pouvait plus faire doute, fut rapatrié selon les usages administratifs.

Mais Jacob demeurait frappé de cette étrange rencontre.

— J’avais bien dit, répéta-t-il plus d’une fois, qu’il me porterait malheur jusqu’à la fin !

— Mais en quoi, mon oncle ?

— Il m’a coupé bras et jambes… Le moins qu’il puisse avoir, cet Allemand, c’est le mauvais œil !

Malgré tout, avant la fin de la semaine, cette journée de dimanche fut oubliée. Jean venait de recevoir de bonnes lettres de Caen. Il obtenait enfin d’accompagner M. de Brazza dans sa troisième expédition. Le baron du Vergier avait fait exprès le voyage de Paris pour voir le jeune lieutenant de vaisseau, dont s’occupaient le monde savant et le gouvernement français, et iltenait de lui une promesse favorable à son protégé.

On était au milieu de janvier 1883 et l’expédition devait quitter Bordeaux à la fin de mars. Jean, mieux préparé que jamais par un travail assidu, avait tout juste le temps de jeter un coup d’œil sur la Crau et la Camargue et de s’acheminer par Cette et Montpellier vers Bordeaux, où il comptait passer quelques jours auprès de son vieil ami Bordelais la Rose.

Il dût se résigner enfin à dire adieu à son oncle Risler, auquel il avait fini par s’attacher, et qu’il laissait à Marseille dans un fâcheux état de santé : rien n’assurait Jean de le retrouver vivant, s’il avait lui-même le bonheur de revoir ce beau pays de France qu’il allait quitter pour bien des années !

Cette séparation accomplie, il alla voir le grand et le petit Rhône, et l’île de la Camargue, qu’enserrent les deux bras du fleuve. Elle est marécageuse, toute coupée de canaux naturels et de fosses d’écoulement. Sa tête touche à Arles, à l’endroit même de la bifurcation du Rhône. Le delta du Rhône est presque inhabité, sauf dans cette partie septentrionale où les cultivateurs bravent la fièvre. Là, se trouvent aussi de vastes pâturages où vaguent des chevaux blancs ou gris, des troupeaux de bœufs à demi sauvages, et des « manades » de taureaux noirs, petits, aux cornes recourbées, destinés aux courses dans les fêtes votives (les vôtes) des villages de la région, imitation très mitigée des « corridas » espagnoles.

La Camargue infestée de moustiques qui s’échappent par nuées des marais boisés de tamaris, est poudreuse l’été et à demi inondée durant l’hiver. Son sol limoneux est fortement échancré au sud par l’étang de Vaccarès, où les vaches paissent les herbes marines des rives. Cet étang est en arrière du golfe de Beauduc, dont il est séparé par des îlots d’alluvion.

Au delà du petit bras du Rhône, et bornée au nord par des étangs et des marais, Jean vit la petite Camargue, toute en étangs elle-même jusqu’à
Jean éleva son chapeau et cria : « Vive la France » (voir texte).

Aigues-Mortes, cette ville aux curieuses fortifications, témoins du départ des Croisés.

Entre Arles et Marseille, Jean parcourut la vaste plaine de la Crau, si singulière avec son encombrement de grosses pierres qui semblent avoir servi à armer des frondes de géants. Cette plaine est fermée au nord par le canal de Crapponne et le massif des Alpines.

Il prit des notes intéressantes, et pouvant devenir utiles pour lui. Dans la plaine encombrée de pierres qui s’étend du Rhône à l’étang de Berre, — la plaine de la Crau, ancien lit de la mer, — le canal de Crapponne se ramifie en une multitude de rigoles ou « béais », qui ont fait des campagnes d’Istres — sur l’étang de Berre — une des régions agricoles les plus fécondes de la France ; la ville de Salon, qui se trouvait lors du creusement du canal, à la limite même de la Crau, en est séparée maintenant par une vaste étendue de terrains couverts des plus riches cultures. Un quart de cette plaine de cailloux a déjà été transformé.

La Crau n’était autrefois qu’un pâtis où se montraient les rares pasteurs des troupeaux transhumants. Maintenant les rideaux de cyprès, les cultures diverses, les maisons qui bordent les canaux d’arrosement introduisent quelque variété dans l’ancienne solitude, si morne jadis.

Toutes les excursions de Jean à travers la Crau et la Camargue le ramenaient à Arles, ancienne colonie grecque, qui devint capitale de ce royaume d’Arles créé par le démembrement de l’empire de Charlemagne. Nous avons dit déjà que Jean y trouva de nombreuses antiquités romaines. Le moyen âge se montra à lui dans les restes de l’ancien palais des rois d’Arles, la tour de l’horloge à l’hôtel de ville, et surtout l’église Saint-Trophime avec son portail et son magnifique cloître romano-byzantin.

Cette ville de 25,000 habitants, a conservé, malgré le voisinage de Marseille, un certain commerce maritime, grâce au canal qui va rejoindre la mer au port de Bouc.

Enfin Jean prit le chemin de fer de Cette, d’où il devait se diriger directement vers Bordeaux. Il passa par Lunel et Montpellier ; — Lunel, célèbre dans le monde entier par ses vins muscats ; Montpellier, ville d’étude, et aussi de commerce et d’industrie, où une population de plus de cinquante mille âmes trouve à s’occuper.

Jean devait revoir ces villes où il était passé à la suite de sir William et dans la compagnie de Maurice : Béziers, Narbonne, Carcassonne, Toulouse. Il aurait bien voulu, étant à Narbonne, faire une pointe jusqu’à Perpignan et Port-Vendres, afin de pouvoir dire qu’il connaissait la Méditerranée depuis les Alpes jusqu’aux Pyrénées ; mais l’état de ses finances ne le lui permettait pas. C’était pourtant bien séduisant : s’arrêter à Narbonne et y voir son hôtel de ville (ancien archevêché) à la fois gothique et mauresque, et à Perpignan le castillet maure, avec ses tourelles rondes à larges créneaux ; avoir une révélation complète de ce Midi d’au delà des Cévennes qui étonne tant les Français du Nord, — surtout lorsque connaissant l’histoire de leur pays et se rappelant les massacres et les destructions qui marquèrent les phases de la croisade contre les Albigeois, ils s’attendent à ne plus trouver partout que des ruines. Il y a des ruines, en effet, mais des ruines aimées du soleil, qui y sème des giroflées, des sempervirens, et fait pénétrer dans les fentes des vieux murs les racines tenaces du grenadier. Ils évaluent naïvement les kilomètres qui les séparent de Paris, par exemple, et sont tout surpris en constatant que, par son climat, ses rochers et ses plaines d’un caractère particulier, ses horizons d’une couleur inattendue, la belle mer bleue qui frange son littoral, ses monuments et son histoire, le Languedoc semble faire partie d’un autre monde que la France.

Cette impression que Jean ressentait fut fortifiée précisément par cette étrange ville de Carcassonne, — mal vue par lui la première fois : au milieu d’une plaine onduleuse et semée de forêts d’un vert pâle, s’élève un vaste rocher sur lequel des tours et des murailles, semblables elles-mêmes à d’autres rochers, brillent aux rayons du soleil comme une apparition de l’Orient, et se détachent en jaune d’or sur le bleu lointain des Pyrénées.

Notre futur explorateur africain passa par Montauban, l’ancienne forteresse huguenote qu’il connaissait grâce à l’éloge fait devant lui par l’un de ses bourgeois — à Toulouse, dans une soirée mémorable qui finit par des coups ; — et de même Agen. Il vit Marmande, port de commerce très fréquenté sur la Garonne et qui compte 9,000 habitants ; il vit la Réole, ville de 4,000 habitants, étagée sur les flancs d’une colline baignée par le même fleuve.

Et Jean, tandis que les wagons roulaient avec bruit, franchissaient ponts suspendus et tunnels, pensait : — C’est un sujet d’inépuisable étonnement que la diversité du sol de la France ! Tout y est représenté : les hautes cimes telles que les Alpes et les Pyrénées, couronnées de neiges, les montagnes volcaniques, brûlées et bouleversées comme celles du massif central, les hauteurs boisées arrondies en dômes comme dans les Vosges ; il y a des vallées et des plaines fertiles ainsi que le Graisivaudan et la Limagne, des prairies herbeuses telles que celles de la Normandie, des jardins et des vergers comme en Touraine, des forêts comme dans l’est et le centre, des terres noyées comme le delta du Rhône, des plages aréneuses comme celles du littoral de la Manche et du golfe de Gascogne, où la dune se meut au gré des vents du large ; il y a des landes stériles et des vignobles fameux…

La France a des côtes développées sur plusieurs mers ; elle a de grands fleuves reliés entre eux par un système de canaux qui permet d’aller de Rouen à la Méditerrannée et de Bordeaux au Rhin ; sa constitution économique est de nature à être enviée ; son sol admet les cultures les plus variées ; ses campagnes sont riches par les produits de la ferme et l’élevage du bétail, ses villes riches encore par les industries les plus diverses ; elle possède des bassins houillers, des minerais ; elles a à la disposition de son trafic des chemins de fer développés, une marine marchande importante ; enfin, chose précieuse entre toutes, ses populations, si diverses par leurs origines, leurs mœurs, leurs usages, leurs idiomes provinciaux sont confondues en une admirable unité ; cette unité française qui brille par une phalange d’hommes d’élite — ceux dont Jean avait visité les villes natales et tant d’autres bien plus nombreux… À lui seul, Paris en a fourni une légion.

En faisant toutes ces réflexions, qui fortifiaient son patriotisme, Jean arriva à Mérignac, un peu après le 15 mars. Il était attendu par Bordelais la Rose qui lui avait préparé un petit trousseau de linge de corps, — toile et laine.

— J’ai accepté enfin quatre-vingt-dix mille !

Ce fut la première parole que lui dit son vieil ami, lorsqu’il put se dégager de son étreinte.

Et sans plus d’ambages, l’excellent homme déclara à Jean qu’il le faisait son héritier.

— Si tu reviens un jour, comme j’en ai le ferme espoir, tu trouveras cet argent en bonnes rentes sur l’État, augmenté des intérêts. Et si Bordelais la Rose n’est plus là, — sac et giberne ! — tu te rappelleras qu’il a voulu t’adopter et tu l’aimeras un peu avec cette vigueur de sentiment que tu as montrée quand il s’est agi de la mémoire de ton père. Vois-tu, Jean, quatre-vingt-dix mille francs, — mettons cent mille avec les intérêts, — ça leste joliment un gaillard retour du Congo ; et il me semble que si j’étais le baron du Vergier, je ne me trouverais pas trop noble pour acquitter envers toi une dette de cœur qu’il a contractée dans des conditions… Reste à savoir si la demoiselle…

— Oh ! fit Jean d’un air indiquant qu’il ne doutait point de Sylvia.

Toutefois il avait beaucoup rougi.

— Je m’étais toujours douté, sac et giberne ! que tu prenais par le Congo pour aller à Caen.

— Si ce n’était pour elle, murmura Jean, je n’aurais peut-être pas entrepris cette lutte pour la vie, comme disent les Anglais, d’où je dois sortir grandi et fortifié si je ne succombe…

Quelques jours s’écoulèrent bien rapidement, et Bordelais la Rose ramena son jeune ami à Bordeaux. On attendait l’arrivée de M. de Brazza, annoncée de Paris comme imminente.

De grand matin, Jean et Bordelais virent tout de suite, amarré au quai, le navire qui devait transporter l’expédition sur la côte africaine, le Précurseur, bateau à vapeur de la maison Tandonnet.

Le personnel qui suivait l’explorateur se composait d’une trentaine de personnes attachées à la partie scientifique ou politique de l’expédition, plus seize contremaîtres de différents corps de métiers ; en outre M. de Brazza devait prendre à Dakar cent tirailleurs sénégaliens. Il emportait des armes et des munitions : 350 mousquetons, 150 revolver, 4,000 sabres, 12 canons de campagne avec leurs affûts, de la poudre et des projectiles ; en outre un petit vapeur (le Papillon) dont la machine se démontait, destiné à explorer les cours d’eau peu profonds, enfin, une grande quantité de provisions de toute sorte, une balle de couvertures de laine, etc.

M. de Brazza devait rejoindre le Précurseur à Pauillac.

Autour du navire à vapeur régnait une grande animation. Chaque passager faisait embarquer ses bagages. Bordelais la Rose veilla à ce que tout ce que Jean emportait fût rangé soigneusement dans sa cabine. L’excellent homme avait les larmes aux yeux, et pour se donner une contenance mâle, il répétait sans fin : sac et giberne ! sac et giberne ! Puis, se ravisant :

— Mais ce ne sont pas les adieux ! J’irai te retrouver à Pauillac : une heure et demie de chemin de fer ce n’est pas une affaire ! Ici, c’est une fausse sortie, comme au théâtre : tu pars, et demain je te retrouve. Tu me diras si tu te sens le pied marin… Mais que cherches-tu ? ajouta Bordelais la Rose en voyant le regard de Jean errer vers les quais.

— Rien, rien, répondit ce dernier.

Les partants recevaient des accolades et des poignées de main de leurs amis, accompagnées de souhaits chaleureusement exprimés. Jean s’étonnait de n’avoir pas trouvé à Mérignac d’autre lettre d’adieu que quelques mots de Jacob Risler datés d’Ajaccio. Le porteballe se plaignait de son état de santé, qui lui laissait peu d’espoir de revoir son neveu… Jean se demanda si ses amis l’oubliaient. Il avait pourtant annoncé son départ à Maurice, à Modeste Vidal, à M. Pascalet, à Werchave ; il avait pris congé de son oncle Blaisot, du baron du Vergier et de sa femme, de Sylvia, de sir William et de miss Kate. Si Maurice allait lui faire la surprise de venir ?

— Que regardes-tu donc, enfin ? dit encore Bordelais la Rose.

— Je cherche si, parmi tant de monde, il n’y a pas des amis pour moi.

— Des amis ? s’il en vient, ils n’arriveront pas avant le chef de l’expédition, dont tout le monde connaît les mouvements, par les journaux. Va, je te les amènerai à Pauillac…

Le Précurseur largua ses amarres vers sept heures trois quarts du matin, pour aller mouiller devant l’Entrepôt, afin de faire son évitage avec le flot. Entre midi et une heure, il devait lever l’ancre pour Pauillac.

Ce moment arriva.

Il fallut se quitter — séparation douloureuse, prélude d’une séparation plus douloureuse encore.

Le lendemain, Bordelais la Rose se trouvait à Pauillac, mais non pas seul : le train venant de Paris avait amené à Bordeaux, en même temps que M. de Brazza et plusieurs personnes de sa suite, le baron du Vergier, son fils, Modeste Vidal et Werchave ; et Bordelais la Rose, grâce à sa faconde de méridional, avait su rallier dans tout ce monde les voyageurs venus pour son protégé.

Les amis de Jean montèrent à bord du bateau à vapeur. Le plus leste, ce fut Maurice, qui dit d’abord adieu à son ami au nom de sa sœur, très touchée, très fière de sa courageuse détermination. Le baron du Vergier mit fin à ces confidences en s’emparant du jeune homme qu’il serra tendrement sur sa poitrine. Le baron, toujours un peu solennel, se crut obligé de faire un petit discours. Il dit à Jean tout plein de choses très sensées et fort bienveillantes, et l’assura de la sympathie de la baronne.

— Souvenez-vous, mon cher Jean, dit-il en finissant, que si jamais vous avez besoin des conseils et du secours d’un ami, vous en avez un en moi. Je me croirai toujours trop heureux de vous servir. Inutile de vous recommander d’agir avec honnêteté dans la voie nouvelle où vous vous engagez hardiment : je n’ai jamais rencontré de jeune homme en qui les principes de l’honneur et la loyauté aient jeté de plus profondes racines. Dieu vous bénisse, mon enfant, et que le bonheur vous accompagne ! Aussi loin que vous irez nous vous suivrons, et nos vœux hâteront votre retour.

— Oui, oui, c’est bien cela, murmurait Bordelais la Rose très ému. Sac et giberne ! c’est bien cela !

Les adieux de Modeste Vidal et de Werchave furent ceux de joyeux jeunes gens, enviant le sort de leur camarade.

— Il ne faut pas compter sur le poulet à naître de l’œuf qui n’est pas encore pondu, dit le Flamand, toujours sentencieux. Il ajouta comme correctif : Mais, va toujours !

Jean pria Vidal de ne point perdre de vue l’oncle Blaisot et de lui expliquer les motifs de sa conduite. M. Pascalet ne fut pas négligé.

Maurice était chargé d’une commission mystérieuse : sir William et miss Kate souhaitaient toutes sortes de prospérités à leur ami Jean. Le baronnet, sachant que Jean avait été dépouillé de la montre offerte jadis par sa fille, envoyait au jeune homme sa propre montre, en le priant de la porter en souvenir de leurs « journées» à travers la France. Sir William espérait que Jean serait de retour pour le moment du mariage de miss Kate avec le jeune du Vergier.

Méloir aussi ne voulait pas être oublié par son petit monsieur de Paris, et se promettait déjà de festiner à son retour avec un entrain dont on se souviendrait à Caen.

Jean fut recommandé une fois encore à M. de Brazza par le baron.

Enfin le moment vint de la séparation définitive, — et il y avait dans tous ces cœurs d’hommes un trouble qui n’était pas de la faiblesse. Dans tout adieu n’y a-t-il pas un déchirement ?

Retournés sur le quai, tous suivaient attentivement les manœuvres du bateau à vapeur impatient de prendre la mer. Les moments étaient comptés. Les adieux du geste et de la voix se pressaient plus fébriles. Jean faisait bonne contenance, ferme comme ce jeune homme nouveau rêvé par lui ; il se multipliait pour répondre à tous ses amis.

Le navire reçut une secousse et l’eau bouillonna : on était en route. Jean éleva plus haut son chapeau, et cria d’une voix que l’émotion rendait vibrante : Vive la France !

S’il fut le premier, il ne fut pas le seul à pousser ce cri à bord. Des quais, cette exclamation revint au navire comme un suprême adieu.

Mais tout à coup, un homme fend la foule, l’œil en feu, le vêtement en désordre, gesticulant, le verbe haut :

— On s’en va donc ? on laisse les amis à bâbord sans rien dire à Vent-Debout, qui a démarré exprès de Rochefort ? Attrape à courir ! Arrêtez ! Je souffle comme un marsouin… (le vieux pilote élevait la voix à mesure que le bateau à vapeur s’éloignait). S’il n’y a pas de quoi s’arracher le gréement ! J’aurais pourtant gagé ma pipe contre une queue de sardine que j’arriverais à temps pour l’embrasser… C’est bien sûr ce beau monsieur, là-bas, qui me salue, mon petit Jean ? Ma foi, oui bien. Dire que je l’ai connu gros comme un rat de cale ! Il est spalmé et suifé ce steamer, je ne dis pas non ; c’est pas une raison pour aller si vite…

Le père Vent-Debout se mit à courir le long du quai pour se rapprocher du Précurseur.

— Bon voyage, mon ami Jean ! criait-il. Bon voyage ! On s’y rencontrera peut-être un de ces quatre matins dans le pays où tu vas. Le Congo ! c’était une frime autrefois : pour rimer avec matelot. Maintenant il en reviendra des neveux millionnaires. Adieu, mon fils ; tu as assez bourlingué pour avoir le droit de te requinquer un brin… Tremblement de Brest ! tu es un crâne, un soigné ! tu es taillé en lougre ; je veux être coulé avec la grande ancre en cravate si tu ne fais pas ton chemin ! Adieu !… Adieu !! Et surtout, mon garçon, pare la coque !

FIN