Le Tour du Léman/11

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 105-110).


XI

Lavigny.




Lavigny, 5 septembre.

J’ai été sur pied de bonne heure, malgré la fatigue de la veille. Pas de traces de l’orage d’hier au soir, un radieux soleil, un ciel limpide sourient à la terre émue. La campagne est calme, reposée, rafraîchie, j’aspire un air plein d’arômes, j’ai le cœur dilaté de bien-être, épanoui d’un bonheur inénarrable, trop senti pour pouvoir être rendu, Je suis prédisposé à tous les mouvements louables, généreux, bienveillants, nobles ; l’idée de Dieu me remplit ; les hommes me paraissent généralement bons, honnêtes, portés au bien ; le mal, le vice, le crime me semblent de très rares exceptions. Je voudrais épancher la sensibilité, l’exaltation, le ravissement que cette incomparable nature de la vallée du Léman fait naître en moi. Comment traduire par des mots cette poésie qui me transporte ! Je cherche, sans pouvoir les trouver, des expressions, des phrases, des épithètes, des périodes qui peignent dignement ma pensée ; tout ce qui me vient à l’esprit quand je veux écrire, fixer et conserver mes impressions, est pâle, indigne d’elles, insuffisant. — Je renonce à une entreprise trop au-dessus de mes forces ; et d’ailleurs à quoi bon peindre ?... mieux vaut jouir et sentir.

À l’extrémité orientale d’Aubonne, une ravissante promenade en esplanade, oblongue, ombragée de vieux marronniers et de tilleuls, domine le lac ; au milieu s’étend une pelouse fine et molle, il y a dans les allées un tir et des planchers pour les danses champêtres du dimanche : tout autour règne un parapet de pierres où je me suis installé contemplant tour à tour la Côte et ses riants villages de vignerons, l’eau pailletée, diamantée, scintillante, et la longue avenue d’énormes peupliers d’Italie qui, par une pente douce, aboutit à la grande route de Genève, entretenue avec autant de soin que l’allée sablée d’un immense parc.

Tous les clochers des paroisses qui entourent Aubonne se sont mis à chanter neuf heures avec des voix et des tons différents, depuis la basse jusqu’au ténor, depuis le contralto jusqu’au soprano. Le timbre grave de l’église de Lavigny m’a plu singulièrement, le village, assis sur un côteau, n’est séparé de la ville que par une courte distance et le ravin boisé que j’ai traversé hier à la brune en compagnie de la petite Marie. J’en ai pris le chemin et j’y suis arrivé bientôt.

C’est un lieu avenant, fort bien situé au-dessus d’un rideau de vignes d’où monte le bruit sec de la houe, je vois la promenade d’Aubonne et la ville bâtie comme l’étaient tous les bourgs fortifiés du moyen-âge.

Le nom de Lavigny a de la grâce et une distinction toute poétique. Le nom vaut l’endroit, l’endroit vaut le nom, chose assez rare et qui mérite d’être remarquée. Lavigny rappelle sans doute la vigne, les étymologies les moins alambiquées, les moins scientifiques, sont ordinairement les plus vraies. La gaillardise était la qualité saillante des anciens seigneurs de l’endroit, car leurs terres produisaient des vassales appétissantes et fraîches, des vins généreux, et leur manoir avait une exposition saine, chaude et délicieuse. Où sont les descendants de ces heureux gentilshommes, s’il en reste encore ? peut-être bien loin du berceau de leur race et encore plus loin de la condition des aïeux.


Un chat gris guette les oiseaux dans la vigne, au-dessous de la placette du village où je me suis arrêté ; les poules piaillent, les batteurs de blé fustigent les gerbes, j’entends une voix de marmot qui braille et une voix de mère qui dit en se grossissant : donnez-moi Ia verge ! Ceci est de tous les temps, de tous les lieux, et tu vas t’écrier : — Que diable me mande-t-il là ! C’était bien la peine d’aller en Suisse pour noter des vulgarités pareilles.

Je t’envoie quelques petites anecdotes vaudoises recueillies ça et là, elles rompront la monotonie de mes éternelles descriptions.




Un paysan du canton de Vaud était allé dans les états du czar pour s’y fixer, mais il revint au bout d’une année, et quelqu’un de son village de s’écrier en l’apercevant :

— Te voilà, Jean-Louis, pourquoi as-tu quitté la Russie ?

— Oh ! ma foi, il n’y a point d’arbres ni de lac.




Autrefois les habitants du district de La Vaux se recevaient réciproquement dans leurs caves. Un buveur ayant dit que les caves sont chaudes en hiver et froides en été.

— C’est pour cela que nous y restons toute l’année, s’écria un autre ivrogne.




Deux vieilles dames, vivant sans domestiques, occupaient dans la campagne une maison isolée ; craignant d’être attaquées par des voleurs, elles firent emplette d’un pantalon et d’un plat à barbe d’étain ; elles pendaient de temps en temps le vêtement masculin à une de leurs fenêtres et y plaçaient le bassin de manière à ce qu’il reluisît au soleil.




Quelques pâtres du Gessenay (canton de Berne) se rendaient à Vevey en traversant les montagnes ; arrivés sur un plateau élevé des Alpes, ils s’arrêtèrent pour admirer le Léman, calme et d’un bleu céleste. Alors l’un d’eux, qui n’avait jamais vu le lac auparavant, se mit, sans rien dire, à rebrousser chemin vers ses pénates. Ses compagnons, étonnés de ce brusque changement de résolution, le rappellent et lui en demandent la cause :

— Allez si cela vous plaît, répond-il, pour moi je retourne chez nous.

— Et pourquoi donc ?

— Dieu me préserve de descendre dans ces plaines où le ciel est tombé  !

Cette réponse ingénue rappelle celle d’une femme de Rougemont à qui on demandait ce qu’elle avait pensé en voyant le lac pour la première fois :

— Il me sembla, dit-elle, qu’il y avait deux ciels, l’un en haut, l’autre en bas.




Un enfant du hameau des Culayes, dans les monts du Jorat, avait coutume de manger, au seuil de la cabane paternelle, sur un banc de pierre, son déjeûner qui se composait d’une écuellée de pain noir trempé de lait.

On l’entendait tous les jours parler en prenant son petit repas, et I’on ne s’en inquiétait guère ; il disait d’une voix douce et caressante :

— Tu bois tout le lait, Zizi, mange aussi du pain.

On s’avisa enfin d’aller voir à qui il parlait ainsi, c’était à une belle couleuvre grise à taches jaunes qui buvait paisiblement dans son écuelle et en avait contracté l’habitude.

N’est-ce pas une charmante idylle en miniature que cette petite anecdote toute simple ?