Le Tour du Léman/13

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 117-120).


XIII

Toujours mon nom.




Aubonne, 5 septembre, — le soir.

Pendant que je soupais, il y a une heure, au bout d’une table dans la salle des buveurs, au rez-de-chaussée, l’aubergiste, qui semble m’avoir pris en amitié, je ne sais trop pourquoi, m’apporta une bouteille d’un vin blanc de fort bonne mine. — Le canton produit peu de vins rouges, et ce peu est très détestable. — Je le dégustai et témoignai ma satisfaction.

— Asseyez-vous là, maître Bron, et m’aidez à mettre à sec ce flacon, dis-je.

— Bien volontiers... Hump ! ça se laisse boire !

— Oui certes... à votre santé !

— Merci, monsieur... à la vôtre !... Ce vin-là est de 1837, il provient de ma vigne.

— Où est-elle votre vigne ?

— À la Côte, tout près d’ici, au village de Bougy.

— Vous avez des terres dans cet endroit ?

— Oui, monsieur, j’en suis natif et de plus bourgeois, ainsi que de Lutry et de Bremblens.

— Quel cumul de bourgeoisies !...

— C’est permis.

— Je bois à votre prospérité, triple bourgeois !

— Et moi à votre heureux voyage, monsieur le Français... À propos, voulez-vous écrire votre nom sur le registre des voyageurs, c’est une simple formalité d’usage à remplir.

— Je ne m’y refuse pas.

L’hôtellier se leva et alla chercher le livre où j’écrivis lisiblement mon nom, mon prénom, ma demeure, etc.

Maître Bron ayant lu poussa de grandes acclamations de surprise, puis s’écria :

— C’est une plaisanterie ça !

— Non vraiment.

— Mais c’est le nom de mon village et de mon vin.

— J’en conviens, votre village porte mon nom ou je porte le sien... comme il vous plaira.

— Tiens , tiens !... le singulier hazard !

— Je suis flatté d’avoir le nom de ce vin estimable, et si vous vous chargez de m’en approvisionner, je tâcherai de le faire connaître à Paris.

— Vous direz à tout le monde qu’il a crû dans votre terre.

— Hélas ! je crains bien de n’avoir jamais en propriété que deux mètres de terre, tout au plus, et encore pour les avoir faudra-t-il que je sois mort, dis-je tristement.

— Laissez donc, s’écria Bron, on ne peut pas savoir l’avenir ; tel que vous me voyez, fils d’un simple vigneron je suis bourgeois de trois communes, eh ! eh ! — Cela fut dit d’un ton de satisfaction quelque peu vaniteuse. — De plus, j’ai un domaine d’un bon rapport et deux auberges bien achalandées à Aubonne.

Je pensai qu’il vaut mieux cultiver la vigne que les lettres, vendre du vin en feuillettes que du roman en feuilletons, — et tu penseras sans doute comme moi. — Je demandai à l’hôtellier combien coûterait un tonneau de son Bougy, il fit un calcul d’après les mesures de capacité du pays, qui sont le char, le pot de Berne..., et me dit :

— Ça vous reviendra à deux cents francs... comprenez-vous ?

Je fis un signe de tête affirmatif, et pourtant je n’avais rien compris du tout, je le jure.

Une certaine paresse du cerveau et la sotte honte d’avouer notre ignorance ou la lenteur de notre entendement nous empêchent souvent d’apprendre bien des choses qui peuvent être utiles.

Comme nous finissions notre Bougy, une calèche élégante attelée de deux beaux chevaux harnachés avec luxe, — derrière laquelle se tenait, fier et raide, un chasseur magnifiquement empanaché, — montait la rue rapide. Cet attelage de luxe sentait Paris.

L’hôtesse, qui était accroupie devant sa porte et tenait dans ses bras son marmot en train de faire ses premières dents, m’apprit que cet équipage a pour maître notre préfet de police, M. Delessert. La superbe campagne de Bougy-Saint-Martin, tout près d’Aubonne, appartient à sa famille.

— Ne serait-il pas beaucoup plus convenable qu’elle m’appartînt à moi ?

Un jeune paysan vient d’entrer dans l’auberge.

— C’est le fils du fermier de votre endroit, m’a dit aussitôt maître Bron.

Toujours cette plaisanterie cruelle !

Aujourd’hui mon nom me poursuit partout, je ne puis faire un pas sans l’entendre prononcer, et à l’église je l’ai lu sur les stalles de mesdames Delessert.

Je trouve cela original.