Le Tour du Léman/16

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 133-139).

SAINT-PREX.



XVI

Basuges.




Après une courte station au gracieux village d’Étoy, j’ai regagné les bords du lac. Un chemin délicieux me ramène à la grande route, le soir vient et j’aperçois au loin la flèche élancée de la bourgade où je me propose de coucher. De beaux troupeaux défilent pesamment, les bœufs ont cette bonne physionomie paterne que rend si admirablement Brascassat, leurs conducteurs, après m’avoir salué avec la politesse qui distingue la population vaudoise, se livrent entre eux à des conjectures sur ma personne, ils me prennent pour un marchand nomade, ce qui me fait voir que les artistes fréquentent peu la contrée. Je débouche sur la route et des enfants me crient d’un champ : Cotonnade ! Cotonnade !




Saint-Prex, 6 sept. — 7 heures du soir.

En l’an 530, on transportait à Lausanne le corps de Saint-Prothais, évêque d’Avenches, mort près de Bière, dans l’intérieur du Pays de Vaud, le convoi s’arrêta à Basuges ou Lisus, petite ville d’origine romaine située sur une langue de terre de la rive du Léman, à l’embouchure même du ruisseau du Boiron. — Mais quand on voulut se remettre en marche le corps, dit la tradition, parut ne pas vouloir qu’on le portât plus loin ; c’est pourquoi on l’enterra à Basuges, où l’on fonda une chapelle en son honneur : telle est l’origine de l’église de Saint-Prex, la plus ancienne du canton au dire des antiquaires.

En 1400, la sépulture du saint fut ouverte, il s’agissait encore d’une translation de ses reliques qui ne put s’effectuer, l’évêque continuant à montrer la même aversion pour le voyage qu’on voulait lui faire faire. Basuges prit le nom du prélat dont elle possédait la dépouille, et c’est de ce nom qu’on a formé, par corruption, celui de Saint-Prex.

En 563, la cité fut détruite en grande partie par une inondation qu’occasionna la chute d’une montagne dans le lac, et n’a plus repris depuis le rang qu’elle occupait. Cependant au xiiie siècle le Chapitre de l’église de Lausanne la fit entourer de murs avec une vigie sur le Léman, pour la mettre à l’abri des descentes et des attaques des pirates savoyards qui infestaient alors les bords vaudois dans toute leur étendue.

Cette vigie était sans doute la massive et sombre tour carrée qui a frappé mes regards comme j’approchais du bourg, et qui, vue du lac, poétise singulièrement ces rivages ; elle n’est plus pourtant que la dépendance d’un cabaret assez semblable à celui de Pully.

J’ai fait mon entrée à Saint-Prex, aux approches de la nuit, par une antique porte cintrée couronnée d’une horloge et d’un beffroi, et je me suis engagé dans une rue assez large et fort mal pavée ; je cherchais une auberge et n’en trouvais aucune, car elles n’ont nulle apparence et sont peu fréquentées par les voyageurs, le village n’étant pas sur la grande route et occupant au bord de la plage une position qui rappelle beaucoup celle de Saint-Sulpice. Une paysanne, qui teillait du chanvre au seuil de sa maison, vit mon embarras et m’indiqua une hôtellerie fort rustique, à l’enseigne du Chasseur ; je m’y suis rendu de toute la vitesse dont sont susceptibles les jambes d’un homme fatigué par une longue marche ; mon estomac, stimulé dans ses fonctions digestives par l’air vif des eaux, des montagnes et des bois, réclamait impérieusement une convenable réfection. — Quand on a faim, en route, on tombe presque toujours dans des auberges dépourvues de toute espèce de comestibles ; c’est ce qui m’arriva, mais je m’y attendais, je m’étais résigné d’avance au potage d’herbes et de pommes de terre et à l’omelette brûlée, car je n’ai pas entrepris un voyage gastronomique autour du Léman.

L’hôtellier, qui m’a reçu dans une salle enfumée, semblable aux intérieurs flamands de Téniers, est un homme corpulent, à face débonnaire, sa grosse chemise de toile sort de ses chausses tout autour de son ventre arrondi, il a pour coiffure le classique bonnet de coton, il est en manches de chemise.

Au moment de mon entrée trois manouvriers étaient attablés autour d’une soupière de la grosseur d’un baquet, une servante plongeait ses bras dans un pétrin, une fumée épaisse remplissait la maison et des régiments de mouches bourdonnaient aux poutres noires du plafond, une lampe, perchée au sommet d’un de ces chandeliers très élevés en forme de colonne dont les villageois de ce pays font usage, rendait les ténèbres plus visibles.

Quand j’eus soupé je demandai une chambre.

— Monsieur, me dit l’aubergiste, ça ne vous ferait-il rien de ne pas coucher seul ?

— Comment ?

— Il y a une dame...

— À la bonne heure !

— Une dame de Genève qui...

— Achevez.

— Qui est venue passer ici quinze jours et...

L’aubergiste fut interrompu, on l’appela de la cuisine où il se rendit.

Je pensai au dernier épisode du voyage sentimental, la situation me paraissait semblable, en tout point, à celle d’Yorick.

L’hôte revint.

— Cette dame est-elle jeune ? lui demandai-je.

— Quarante-huit ans au moins, répondit-il.

— Miséricorde !... est-elle belle encore ?

— Ma foi, je n’en sais rien, on la dit poitrinaire.

— Et vous croyez que je consentirai à...

— Faites-moi l’amitié de consentir, monsieur.

— Je ne vous ferai point cette amitié-là, palsambleu !

— Voilà ce qui arrive : M. Craquelin, un de nos voisins, a cédé pour cette nuit son lit à la dame qui couchera demain dans une étable à vaches où on lui prépare un appartement, il va occuper un des deux lits de la seule chambre dont nous puissions disposer, et l’on vous destinait l’autre...

— Il fallait vous expliquer tout d’abord ! m’écriai-je, ma pudeur est rassurée.

— Qu’aviez-vous compris ?

— Que vous vouliez me faire partager mon lit...

— Avec M. Craquelin ?

— Avec la dame.

Nous avons été pris tous deux d’un accès de folle hilarité qui a duré longtemps.

Pendant que je soupais l’hôtesse, voulant me traiter cérémonieusement, a enlevé le pittoresque flambeau campagnard et l’a remplacé par un vulgaire chandelier de cuivre. J’ai été sur le point de dire :

— N’emportez pas cette lampe !




P. S. — 7 sept. — le matin.

J’ai bien dormi malgré la dureté de mon grabat et les effroyables ronflements de M. Craquelin. Je me suis levé de bonne heure pour voir la vieille tour accolée à l’auberge de la Fleur-de-Lys, et l’église où l’on cherche en vain des traces du tombeau de Saint-Prothais. J’ai essayé de dessiner ce champêtre temple entouré du cimetière, qui est clos de haies vives toutes emperlées de rosée, puis la porte du bourg.

Des enfants m’entouraient et me regardaient faire avec des exclamations de surprise, car mes mauvais croquis leur paraissaient des chefs-d’œuvre.

Un homme chargé d’une hotte pleine d’herbe a passé près de moi et m’a dit d’un ton bourru :

— Pourquoi ne chassez-vous pas cette marmaille ?

— Elle ne me gêne point, ai-je répondu.

L’homme s’est éloigné en grommelant.

Un petit garçon blond à mine éveillée a dit tout bas et en souriant à ses compagnons :

— Il est gentil ce monsieur.

Je ne te cache pas que cette parole m’a fait grand plaisir. — C’est peut-être un sentiment puéril. —

Adieu Saint-Prex ! Adieu Émile.


Église de Saint-Prex.