Le Tour du Léman/31

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 287-299).


XXXI

Le Pas-de-l’Échelle. — Mornex.




Genève, 26 sept. — le soir.

Il était midi.

Je ne pouvais mieux employer le reste de ma journée qu’en faisant l’ascension du Mont-Salève.

Apres une courte halte à Gaillard, je me suis rendu au pont de Sierne et j’ai franchi l’Arve rapide et bourbeuse qui fait trembler les poutres supportant ce rustique pont.

De là à Veiry, au pied de la montagne, la distance n’est pas grande ; en sortant de ce village genevois je me suis trouvé de nouveau en pays sarde, et j’ai commencé à gravir parmi les roches et les terrains incultes un sentier accessible seulement aux piétons et aux mulets, et qui coupe en travers le flanc du mont jusqu’à l’échancrure de son faîte, laquelle sépare le petit Salève du grand.

Le paysage de la plaine s’élargissait à mesure que je m’élevais ; je voyais le lac et les Alpes de profil ; et la cathédrale de Saint-Pierre, qui semble supportée par les maisons étagées de la haute ville, me tournait malhonnêtement le dos.

Aucun bruit sur cette pente rapide, si ce n’est le cri glapissant des corneilles au milieu des bois escarpés et des grands rochers à pics jaunâtres, anfractueux et surplombants.

À une certaine hauteur j’ai trouvé un escalier taillé dans la roche vive et une rampe de fer solidement scellée du côté des précipices. Sans ce garde-fou, qui témoigne d’une sollicitude louable pour les voyageurs, il serait difficile de se garantir du vertige, et un faux-pas pourrait avoir de terribles conséquences.

Je ne connais rien de plus merveilleux, de plus hardi, de plus sauvage que ce sentier de Salève, nommé le Passage ou Pas-de-l’Échelle.

Au bout d’une heure, je suis arrivé à l’échancrure dont je t’ai parlé ; vue d’en bas, elle paraît peu profonde, mais c’est en réalité une assez grande vallée de montagnes, la vallée de Monety ou Monetié qui renferme un fort pauvre hameau savoyard. Avant de m’y engager, j’ai grimpé à un ermitage en ruines, très visible des allées de Saint-Antoine à Genève, très haut perché, qui, par sa position, rappelle un nid d’hirondelles au faîte d’un mur, et que l’on est tenté de prendre pour une masure féodale.

De ce sommet aride qui reçoit de temps en temps la visite d’un touriste, d’un chasseur, d’un pâtre, on peut, par un temps clair, compter tous les bourgs et villages de la république genevoise que l’on découvre à vol d’oiseau.

Il m’a semblé qu’une gigantesque carte géographique-panorama fort détaillée, comme celles que l’on fait chez nous pour le dépôt de la guerre, — venait d’être déroulée à mes pieds.

Je me suis assis près de l’abîme, sous les rochers menaçants de la Balme-du-Démon, et, au milieu de toutes sortes de rêvasseries, ma pensée s’est reportée malgré moi sur Calvin, sur sa ville, et l’affreuse époque des persécutions.

Il y a eu à Genève huit procès criminels célèbres pour cause d’opinions religieuses ou irréligieuses, si tu aimes mieux.

Les voici par ordre de date :

Celui de Jacques Gruet, décapité, en 1547, pour crime d’impiété et de lèse-majesté — divine apparemment ; — trois ans après, on trouva chez lui un écrit de sa main qui fut brûlé par celle du bourreau. C’était un tissu de blasphèmes énormes ; on y lisait que Jésus ne fut qu’un méchant, un misérable fantastique, un rustre plein de présomption glorieuse et maligne, crucifié à juste titre, un hypocrite, un séducteur ; que les prophètes étaient des fous, des rêveurs et des fanatiques ; les apôtres des lourdauds, des apostats et des gens destitués de sens commun ; que la Vierge dut être une femme impudique, que l’Évangile est un tissu de menteries, etc.


Celui de Jérôme Bolsec, médecin parisien, qui attaqua le dogme de la prédestination et disputa contre Calvin. Cette polémique lui valut deux mois de prison et une condamnation au banissement perpétuel de la République. Il trouva un asile chez les Bernois (1549).


Celui de Troillet, homme influent de la ville, affilié à la faction des libertins, partisan de Bolsec. Il fut acquitté (1552).


Celui de Michel Servet (1553). — Je t’en ai dit les particularités.


Celui de l’Italien Valentin Gentil ou Gentilis, qui, condamné à mort, eut peur, se rétracta et dut faire amende honorable devant l’hôtel-de-ville, en chemise, une torche de cire à la main, parcourir la ville, précédé d’un trompette, et brûler lui-même son livre.

Il avait promis de ne pas sortir du territoire genevois et de se présenter devant les magistrats toutes les fois qu’il en serait requis, mais il manqua à sa promesse, s’enfuit, se mit à voyager, et crut pouvoir revenir sans danger à Genève après la mort de Calvin. Ayant demandé au bailli de Gex la permission de soutenir sa doctrine anti-trinitaire en public, celui-ci le fit arrêter et l’envoya à Berne. Là, Gentilis fut condamné à être décapité pour avoir opiniâtrement et contre son serment attaqué le mystère de la Trinité ; il livra sa tête au bourreau en se glorifiant de ce qu’il allait mourir pour Dieu le Père et en accusant ses adversaires de sabellianisme. Sa mort arriva en 1566, il s’était rétracté à Genève sept ou huit ans auparavant.


Celui de Jacques Spifame, appelé dans les livres du temps seigneur de Passy, d’abord président au parlement de Paris et conseiller d’État, puis prêtre et évêque de Nevers.

Les talents supérieurs de ce personnage lui avaient valu l’estime du roi Henri II ; une intrigue d’amour avec une dame de son diocèse qui s’abruita, et peut-être aussi ses opinions qui avaient tourné au protestantisme, lui firent prendre, en 1559, le chemin de Genève où il abjura sa première religion.

Spifame vécut là quelque temps comme un grand seigneur et en possession de l’estime et de la considération publiques ; il avait trouvé moyen, je ne sais comment, de conserver les revenus de quelques bénéfices ecclésiastiques en France et de faire confirmer par le Consistoire de Genève son union qu’il disait clandestine en produisant un faux contrat de mariage.

Par le fait de cette confirmation, des enfants adultérins qu’il avait eus de la dame nivernaise se trouvaient légitimés.

Le Conseil de la ville faisait fréquemment appel à ses lumières dans les questions ardues, il était en quelque sorte le mandataire des protestants français dans leur métropole spirituelle et notamment de la reine de Navarre, de l’amiral de Coligny et du prince de Condé.

Par malheur pour lui il encourut, je ne sais comment, l’inimitié de la reine de Navarre qui le dénonça à Théodore de Bèze.

Tout fut découvert : le faux, les menées sourdes de Spifame qui voulait rentrer dans le giron de l’église romaine et obtenir l’évêché de Toul.

Il fut mis en prison et fit des aveux au sujet de ses enfants et de l’évêché qu’il demandait, seulement il prétendit, — excuse pitoyable, — que son but avait été d’introduire la Réformation dans le diocèse de Toul.

Malgré cette justification inadmissible, l’ancienneté des méfaits qu’on lui reprochait, l’intercession pressante de ses amis, de ses compatriotes, de ses parents et des Bernois, enfin, malgré son âge, ses talents reconnus et les services rendus par lui à la République, le Conseil prononça la peine capitale, soit que l’ombre rigide de Calvin planât sur cette assemblée et imprimât à ses délibérations une sévérité excessive, soit que l’on voulut être agréable à la reine de Navarre qui se prétendait diffamée par Spifame.

L’infortuné eut la tête tranchée sur la place du Molard le 23 mars 1566 ; — il avait alors 64 ans.

Cet arrêt féroce révolta tous les honnêtes gens, qui se voilèrent la face.


Un autre procès digne de mémoire, et dont on parla beaucoup, fut entamé en 1628.

Il s’agit de celui de Reymond de la Croix et de Charles Braconnier, jeunes gens imberbes de vingt à vingt- deux ans.

Le premier, venu d’Annonay, étudiait le droit à Genève, — ou du moins avait été envoyé pour l’étudier, — je suppose que le second, son ami, était en même temps son condisciple ; ils faisaient la débauche ensemble.

Reymond s’étant moqué de l’Évangile avec Braconnier, la compagnie des pasteurs en eut vent et porta plainte de ces plaisanteries inconsidérées et simplement répréhensibles ; il n’en fallut pas davantage pour faire jeter ces jeunes gens en prison.

On instruisit aussitôt leur procès.

De la Croix fut accusé de jurer sans cesse, de parler mal des saintes Écritures, d’aller fort peu aux offices, d’avoir fait à l’auberge des Balances une mascarade sacrilége dans laquelle il tournait en dérision les ministres, leur faisait jouer un rôle ridicule ou odieux et mettait dans leur bouche des chansons grivoises, bachiques, obscènes et impies.

Reymond ne nia rien et fut condamné à mort comme athée, blasphémateur, renieur du saint nom de Dieu, etc.

Mais cet atroce jugement ne reçut point son exécution, le tribunal permit aux parents du condamné qui étaient accourus des Cevennes de présenter un recours en grâce au Grand-Conseil, lequel commua la peine de mort en une amende honorable publique.

Les pasteurs ne trouvant pas la punition assez forte réclamèrent pour que De la Croix fût excommunié de la grande excommunication et livré à Satan, afin que sa chair fût détruite et son âme sauvée. Je ne saisis pas trop le sens de ce dernier membre de phrase. — En conséquence le condamné fut anathématisé à Saint-Pierre pendant un office solennel, ensuite on le ramena en prison où il fut laissé jusqu’à l’année suivante.

Rendu à son pays, à ses parents, il se réconcilia avec l’Église à la suite d’une maladie grave.

Quant à Charles Braconnier, il avait été déclaré moins coupable que Reymond de la Croix et condamné à une amende de deux cents écus et à une réparation en Conseil, à genoux, une torche ardente au poing.

On l’accusait d’avoir bu à la santé du diable un jour qu’il était ivre ; d’avoir dit une autre fois à une personne trop polie : Vous êtes cérémonieux comme l’Ancien Testament ; de s’être écrié encore : Maugré du soleil ! enfin d’avoir proféré cette plaisanterie en manquant un coup au jeu de paume : Cela serait capable de faire renier un homme qui n’habiterait pas Genève.

C’était pour de pareilles vétilles que l’on traînait les gens devant les tribunaux genevois au seizième et au dix-septième siècle !


Le huitième et dernier procès fut celui de Nicolas Antoine, l’anti-trinitaire, qui était pasteur à Divonne, et qui fut étranglé et brûlé comme je te l’ai déjà dit ; ce procès eut lieu en 1632.


Il m’a paru curieux de réunir ces causes mémorables à peu près oubliées de nos jours et éparses dans les annales de la république genevoise ; elles mettent en relief l’esprit du temps tout aussi tracassier, intolérant, fanatique et inquisitorial dans le camp huguenot que dans le camp papiste.


Au revers de Salève, sur le versant opposé à celui qui est tourné vers Genève, se présente le gentil village de Mornex (prononce Morney) où I’on descend par des chemins rapides.

Ce lieu abrité du vent du nord, romantiquement situé au-dessus des gorges profondes où les torrents du Faucigny s’entrechoquent, et d’où l’on découvre parmi de grands entassements de montagnes le Môle et le Vergy, est en possession depuis longtemps de l’affection des Genevois ; ils y viennent les jours de fête en partie de plaisir, ils y mettent volontiers en pension l’été leurs femmes, leurs enfants, soit pour qu’ils respirent un air pur et salubre, soit peut-être pour pouvoir faire des retours momentanés à la vie de garçon, que l’on déteste quand on la mène et que l’on regrette quelquefois quand on est marié.

Le village a un air propre et endimanché, il renferme de petites auberges, de doux réduits, des maisonnettes à moitié rustiques où l’on trouve des chambres meublées à louer pour toute la belle saison. — Les gens qui ne possèdent pas de campagne, les familles aisées de la classe moyenne affluent à Mornex.

Séjour aimé de quiconque cherche un doux climat, des sites peu communs et la proximité d’une belle et riche ville.

On se croit très éloigné de Genève (d’autres horizons s’ouvrent, le lac a disparu), mais en moins de deux heures on peut s’y rendre sans trop se presser.

Que je voudrais pouvoir passer quelques jours ici !

J’ai vu dans les chemins de ce village de convalescents et de gens fatigués du monde des cavalcades charmantes : c’étaient des dames gracieuses, des jeunes filles épanouies, des jeunes gens allègres ; les femmes étaient assises à l’anglaise sur des baudets qu’elles stimulaient à coups d’ombrelles et de houssines.

Une accorte paysanne est venue m’offrir un âne pour descendre aux gorges ou monter à la petite chapelle ruinée que j’avais remarquée au-dessous de Monety. J’ai refusé, préférant esquisser un manoir, de respectable et piquante figure, qui appartient à je ne sais quel commandant retraité.

Comme je le dessinais, assis sur un mur à hauteur d’appui, un nuage de fine pluie a crevé subitement ; le feuillage clair d’un accacia me garantissait à demi de cette ondée passagère, et mon vélin commençait à s’humecter.

Deux dames (la mère et la fille, je crois,) revenaient de la promenade ; elles ont vu ma détresse et se sont approchées pour me présenter fort obligeamment un parapluie. Je refusais de le prendre en leur rendant mille grâces, car je ne voulais pas qu’elles se mouillassent pour moi, mais elles m’ont fait voir leur maison qui se trouvait à deux pas et se sont retirées.

J’ai pu continuer mon travail. — Dieu soit loué ! je rencontre partout de bonnes âmes.

Quelques instants après je m’affublais de mon mantelet de caoutchouc, je couvrais ma casquette de sa toile cirée, et me dirigeais vers la ville malgré la pluie battante et par un autre chemin, — le plus fréquenté, le moins difficile, celui qui descend au pont d’Étremblière.

— Tombe, tombe, eau du ciel ! disais-je, marchant du pas de la rêverie, je suis imperméable de pied en cap.

À Annemasse, village savoyard et partant catholique, j’ai aperçu un clocher qui a excité mon hilarité ; il est carré, le toit qui le surmonte a la forme d’un vase à fleurs renversé ; au sommet de ce toit, c’est-à-dire de ce vase à fleurs renversé, on a fixé une galerie de bois ; au-dessus de cette galerie on a élevé une sorte de diadème aussi en bois, lequel supporte une boule, laquelle soutient une croix qui est surmontée d’un coq.

Je n’avais jamais vu en aucun lieu construction plus saugrenue que ce clocher, qui, examiné en bloc, figurerait assez bien, n’étaient le coq et la croix, un biberon colossal.

Je parierais que le curé d’Annemasse est tout glorieux de son clocher, dont on doit trouver le modèle, en petit, dans les magasins de Darbo, breveté, passage Choiseul.

À Chêne, je me suis fourré dans une des voitures publiques à quatre places qui y stationnent et conduisent à Genève pour vingt-cinq centimes.

Au premier coup de cinq heures je mettais pied à terre à Genève, près du quai de Longemalle.

Autrefois les filles de joie que l’on saisissait dans la ville étaient mises à mort en ce lieu. La sentence portait :

« Une telle sera liée et menée au port de Longemalle, et là noyée et submergée à la façon accoutumée. »

Cet usage barbare s’est conservé jusqu’au commencement du siècle dernier.

Aujourd’hui les femmes de mauvaise vie exercent dans la ville, sans nul empêchement, leur industrie honteuse.