Le Tour du Léman/35

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 331-341).


XXXV

Miracles des Voirons.




Machilly.

Sur la froide cime des Voirons, parmi les sapins et les hêtres pressés, dans une alpestre solitude il y a un ermitage auquel je n’ai pas voulu prendre la peine de monter, — car je suis un pèlerin profane, — et dont l’histoire merveilleuse et édifiante se trouve tout au long relatée dans la vie de saint François de Sales, par Auguste de Sales, qui était, si je ne me trompe, le neveu du bienheureux.

Je t’envoie des fragments de ce récit empreint d’une grossière superstition, mais qui a parfois la poésie d’ignorance qui prête du charme à certaines légendes ; il y est question fréquemment de Langin d’où je descends :

« Du temps des Allobroges, on adorait là haut une idole dans laquelle le démon parlait, comme faisait la statue de Jupiter sur le Mont-Saint-Bernard.

» Ces autels furent renversés par deux des premiers évêques de Genève, lorsque le christianisme s’introduisit dans les Gaules et en prit possession.

» Cependant le malin esprit ne quitta pas tout-à-fait la montagne de Voiron ; mais sous la figure d’un horrible sanglier il exerçait sa rage sur tous ceux qui se hasardaient d’y monter : c’est pourquoi nul n’osait s’avancer trop avant dans le bois, à moins qu’il ne fût sorcier ou qu’il n’eût fait quelque pacte avec le diable. Le seigneur de Langin, village voisin, avait son château presque à mi-côte, et on en voit encore aujourd’hui une fort haute tour au milieu de plusieurs masures. Un jour ce seigneur voulant faire le hardi, et accusant quelques gentilshommes d’avoir peu de courage, fit tant qu’il les attira à la chasse dans ce lieu. À peine fut-il arrivé à la cime de la montagne, que voilà le sanglier qui se jette sur lui avec fureur, qui le déchire cruellement ; et il le maltraita d’une telle sorte, qu’il demeura comme mort sur la place. Bien loin que ses compagnons eussent le courage de le secourir, ils gagnèrent au pied très promptement et s’enfuirent l’un d’un côté, I’autre de l’autre.

» Alors le seigneur de Langin, détestant sa témérité, jeta les yeux vers le ciel et fit un vœu à la très sainte Vierge de lui faire bâtir une chapelle au même lieu, si par ses prières et son intercession cette bête farouche pouvait être tuée ou chassée, et si lui pouvait échapper à tant de plaies dont il pensait que la moindre était mortelle. La Sainte-Vierge ne lui refusa pas son secours ; car, quoiqu’il fût sur le point de rendre l’âme, il recouvra assez de force pour se retirer en son château.

» Mais lorsqu’il fut question d’exécuter son vœu et de faire bâtir une chapelle, il y trouva de grandes difficultés ; personne ne voulait entreprendre l’ouvrage, tant la crainte avait saisi tous les cœurs. Enfin il s’adressa à l’évêque de Genève et le pria d’envoyer quelque prêtre pour faire les exorcismes sur la montagne de Voiron, parce qu’on ne pouvait s’imaginer que le sanglier fût une bête naturelle. L’évêque députa le prêtre le plus pieux et le plus habile exorciste qu’il connut, et lorsqu’il fut monté et qu’il eut fait toutes ses oraisons, ses conjurations, ses bénédictions et cérémonies, il fit dresser une cabane sur le lieu pour attendre de pied ferme le perturbateur, se confiant sur le secours de Dieu, par l’autorité duquel il entreprenait le combat. Mais ayant parcouru toute la montagne pendant trois jours et n’ayant entendu aucun bruit, ni rien vu d’extraordinaire, il ne douta point que l’ennemi n’eût abandonné la place. Enfin, il descendit et assura le seigneur de Langin que s’il voulait accomplir son vœu, il le pouvait faire sans crainte, et que la faveur de la Reine des anges lui en donnait le moyen. »


Voilà pourtant une des aventures toutes simples, — mais réputées alors merveilleuses, surnaturelles, — qui faisaient prendre à nos pères la pieuse et méritoire fantaisie de fonder un monastère et d’accorder des rentes à de saints fainéants.

Les plus célèbres couvents tirent leur origine d’un conte absurde, d’une croyance superstitieuse, d’une terreur populaire, d’une imbécillité d’esprit.

Ici nous voyons un châtelain qui, se donnant le noble plaisir de la chasse, est grièvement blessé par un gros sanglier que l’on prend pour le diable ; les prêtres, — en tout temps prêts à tirer parti des faiblesses des âmes timorées et maladives, à changer en miracles, en prodiges les événements les plus communs, — accourent le goupillon à la main, commencent leurs exercices, leurs tours de jongleurs. Le sanglier a jugé à propos d’émigrer, on attribue sa disparition à l’eau bénite et aux patenôtres, — cela va sans dire, — l’Église enregistre un miracle de plus, et les fidèles s’abandonnent à la jubilation.

Dans cette affaire le clergé n’eut pas à déployer une bien grande habileté, les choses allèrent à souhait.

Bref, le sire de Langin fonda sur la montagne un oratoire et un ermitage dédiés à la Vierge, « pour lui et pour un compagnon, » s’y retira, « ne se réservant de tous ses revenus que ce qui était nécessaire pour la vie qu’il entreprenait... » établit une bonne fondation, — chose essentielle ! — fit de grandes aumônes et ordonna par testament que lorsqu’il viendrait à décéder son corps serait inhumé dans sa petite chapelle, que les corps de ses successeurs et héritiers mourant à Langin seraient au moins portés devant l’image de Notre-Dame avant d’être enterrés autre part...

Telle fut l’origine de ce moutier.


Les Bernois s’étant emparés du Chablais détruisirent les couvents de cette province, chassèrent les ermites des Voirons, « emportèrent par un horrible sacrilége les vases sacrés, les habits, meubles, papiers de fondation, donations, ventes, priviléges, indulgences et autres droits, mirent le feu aux bâtiments et les détruisirent entièrement, jusqu’à faire rouler les pierres par la montagne. »

Les miracles continuèrent alors de plus belle :

Un nommé Jean Burgnard, du village de Brens, qui s’était fait protestant, avait voulu servir de guide aux Bernois dans leur expédition et montra beaucoup d’acharnement contre la statue de la Vierge. Il l’arracha de l’autel, lui mit une corde au cou et la traîna ignominieusement sur la pente raide de la montagne en lui tenant ce langage :

— Viens après moi, petite Maure ; si tu as autant de pouvoir qu’on le dit, montre-le maintenant... Pourquoi te laisses-tu traiter de la sorte, que ne te défends-tu ?

Comme il disait ces mots la statue s’arrêta, et il lui fut impossible de la tirer en avant, bien qu’il se trouvât dans un pré glissant et rapide. Alors il tourna la tête pour voir ce qui la retenait là, et demeura dans cette posture, de plus perclus subitement d’un bras et d’une épaule. Il dut abandonner sa capture et demeura estropié et difforme jusqu’à la fin de ses jours.

Quant aux soldats bernois qui avaient dévasté l’ermitage, ils périrent tous misérablement à quelque temps de là.

Ces faits, présentés comme des manifestations de la colère céleste, furent relatés dans les registres publics de la ville de Thonon, par ordre du duc de Savoie, lors de la conversion du Chablais.

« Mais voici encore une autre merveille, ajoute Auguste de Sales : Il y avait une grosse cloche que l’on pouvait entendre de Genève et de Lausanne ; les hérétiques l’ayant démontée et ne pouvant pas l’emporter, parce qu’elle était trop pesante, ni la mettre en pièces, la roulèrent dans un vallon que l’on appelle le bois de Lajoux, avec le dessein de la venir reprendre le lendemain : c’était au commencement du mois d’août où les chaleurs sont extrêmes ; néanmoins toute la nuit il tomba une si grande quantité de neige, seulement sur cet endroit de la montagne, que les soldats étant de retour avec des cordes et des marteaux pour rompre et emporter la cloche ne purent jamais retrouver aucun sentier, ni connaître en aucune façon où elle était, et qu’ils furent contraints de s’en retourner d’où ils étaient venus.

« Quelque temps après, la neige étant fondue, un paysan de Boëge, nommé Chevalier, à qui la place appartenait, la trouva, et présentement elle est dans le clocher de l’église paroissiale pour être rendue à l’ermitage. »

La statue fut retrouvée par un religieux de l’ordre de Saint-Augustin.

Quand l’ermitage eut été rebâti, « la dévotion recommença avec une si grande ferveur, que les hérétiques étant indignés firent tout leur possible pour empêcher les saints exercices que le peuple de Faucigny y faisait. Mais les habitants de Boëge et d’autres paroissiens du voisinage s’y rendaient en armes, surtout le jour de la visitation, et par de continuelles défenses donnaient le loisir de célébrer les messes et les autres offices divins, à la consolation des pauvres catholiques. »

L’explication du miracle de la neige est facile :

Quiconque a parcouru les Alpes sait qu’en été, après l’orage, on voit souvent le sommet des hautes montagnes blanchi de frimas, qu’un seul beau jour suffit à fondre.

La température est extrêmement variable dans les pays montueux.

Le religieux qui avait retrouvé la statue s’établit dans le nouvel ermitage et le céda en mourant aux Pères Jean du Vernay et Jean Grillet. Le premier, désirant obtenir du pape des indulgences pour les pèlerins qui visiteraient l’ermitage, se munit de lettres de recommandation de François de Sales, son évêque, et prit le chemin de Rome, habillé d’une soutane grise, pardessus laquelle il portait un petit manteau de cuir noir.

Vient ensuite le chapitre des tentations, je laisse parler Auguste de Sales :

« Cependant le frère Grillet, qui était resté seul, eut beaucoup à souffrir. L’hiver fut si rigoureux et les neiges si hautes, que presque tout le carême il ne put sortir, et qu’il demeura sans pain, sans feu et sans secours.

» Le malin esprit, prenant occasion de cette fâcheuse solitude et nécessité, n’oublia rien pour le faire tomber dans le désespoir ; il lui fit éprouver les mêmes insolences qu’au grand saint Antoine, car il venait jour et nuit avec d’horribles hurlements, rugissements et tintamarres ; il frappait contre les murailles de la cellule, comme si c’eût été un tambour ; il imitait tantôt le jappement des chiens, tantôt le miaulement des chats ; il chantait des chansons profanes et lascives, tantôt avec la voix d’une jeune fille, tantôt avec celle d’un homme ; il remplissait la chambre de crapauds, de serpents et d’autres bêtes venimeuses ; il contrefaisait des disputes et des querelles, et ébranlait tout l’ermitage.

» Cependant il ne put jamais ébranler le dévôt ermite... »


Au risque de passer pour un homme profondément sceptique, pour un mécréant, je vais te dire en peu de mots, mon cher Émile, ce que je pense de tout ceci :

Les hurlements, rugissements et tintamarres qu’entendait le reclus étaient, selon toute apparence, ceux des loups et des ours rôdant autour de la cellule et flairant de la chair humaine ; quant aux chansons profanes et lascives, aux disputes et aux querelles, il faut les mettre sur le compte d’une imagination exaltée, fébrile, troublée par la solitude, l’horreur du paysage, les visions, privations, hallucinations, cogitations, intuitions et macérations cénobitiques.


« Le Père du Vernay étant de retour de Rome avec tout ce qu’il avait désiré, le diable redoubla ses attaques envers les deux serviteurs de Dieu ; et ne se contentant pas de les tourmenter au dehors, il les battait, les secouait, les tirait par les pieds et les jetait par terre, se présentant à eux en grommelant comme un gros chat noir effarouché[1] ; quelquefois il venait siffler à leurs oreilles comme un brigand, et continua fort longtemps telles ou pareilles insolences et singeries, à l’étonnement d’un chacun, et en particulier des prêtres voisins, qui allaient par intervalle visiter, consoler et encourager ces pauvres ermites, et qui contribuèrent beaucoup à leur bâtiment. »

François de Sales donna un règlement définitif, des constitutions écrites à ces solitaires, qui auparavant « vivaient à leur fantaisie ; » il leur prescrivit dans quinze articles comment ils devaient employer le temps, prier, se mortifier, se discipliner ; il voulut qu’ils exerçassent l’hospitalité, qu’ils observassent le silence et fussent vêtus « d’une soutane de drap blanc battant sur les talons ; sur la soutane, d’un manteau en façon de rochet jusqu’à mi-jambe ; et sur le manteau, d’un camail, avec le capuce rond ; » il leur permit « de porter du linge, à cause de la mondicité, excepté au lit. »

Je n’ai pas pensé à m’enquérir de la situation actuelle de l’ermitage, et j’ignore s’il est encore habité.

Trop consciencieux observateur et lecteur, je t’assomme, cher Émile, de tout ce qui a trait aux lieux dans lesquels ou près desquels je passe ; ces découvertes, ces détails me plaisent, rendent mes promenades plus charmantes, tiennent en haleine ma pensée, et je me laisse aller au plaisir de conter, sans songer que tu te trouves dans des conditions toutes différentes, que tu ne peux voir ce que je vois, visiter ce que je visite, explorer ce que j’explore ; je n’ose espérer que tu ne lis pas avec ennui, avec indifférence, ces pages écrites à bâtons rompus, tantôt en gravissant les montagnes, tantôt en traversant les plaines, tantôt accoudé sur un quartier de roche moussue, tantôt sur la table d’un cabaret villageois, tantôt assis sur un tronc d’arbre renversé.

Quand je me dis cela, j’ai grande envie de terminer mon journal avant mon voyage... Combien je regrette qu’il ne m’arrive aucune aventure terrible, dramatique, mystérieuse, romanesque, propre à t’impressionner, à t’émouvoir.

J’ai beau m’enfoncer dans les forêts d’aspect druidique, dans les gorges embrunies, hélas ! je n’y vois pas même l’ombre d’un homme ou d’un animal à mauvaise mine, personne ne songe à m’attaquer, à me molester, à me dévaliser, et je ne puis faire usage de ma massue de chêne.

Le pays est on ne peut plus poétique, mais tout ce qui m’advient est d’un prosaïsme désespérant.

Quel guignon ! quelle fatalité !... n’ai-je pas lieu de me plaindre de mon destin ?

  1. Il est à remarquer que dans certains pays les chats noirs sont un objet d’horreur pour les gens superstitieux ; dans d’autres, au contraire, on les aime et on les regarde comme des animaux portant bonheur à ceux qui les possèdent.