Le Tour du monde en quatre-vingts jours/Chapitre 13

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J. Hetzel et Compagnie (p. 62-69).

XIII

dans lequel passepartout prouve une fois de plus que la fortune sourit aux audacieux.

Le dessein était hardi, hérissé de difficultés, impraticable peut-être. Mr. Fogg allait risquer sa vie, ou tout au moins sa liberté, et par conséquent la réussite de ses projets, mais il n’hésita pas. Il trouva, d’ailleurs, dans sir Francis Cromarty, un auxiliaire décidé.

Quant à Passepartout, il était prêt, on pouvait disposer de lui. L’idée de son maître l’exaltait. Il sentait un cœur, une âme sous cette enveloppe de glace. Il se prenait à aimer Phileas Fogg.

Restait le guide. Quel parti prendrait-il dans l’affaire ? Ne serait-il pas porté pour les Indous ? À défaut de son concours, il fallait au moins s’assurer sa neutralité.

Sir Francis Cromarty lui posa franchement la question.

« Mon officier, répondit le guide, je suis Parsi, et cette femme est Parsie. Disposez de moi.

— Bien, guide, répondit Mr. Fogg.

— Toutefois, sachez-le bien, reprit le Parsi, non-seulement nous risquons notre vie, mais des supplices horribles, si nous sommes pris. Ainsi, voyez.

— C’est vu, répondit Mr. Fogg. Je pense que nous devrons attendre la nuit pour agir ?

— Je le pense aussi », répondit le guide.

Ce brave Indou donna alors quelques détails sur la victime. C’était une Indienne d’une beauté célèbre, de race parsie, fille de riches négociants de Bombay. Elle avait reçu dans cette ville une éducation absolument anglaise, et à ses manières, à son instruction, on l’eût crue Européenne. Elle se nommait Aouda.

Orpheline, elle fut mariée malgré elle à ce vieux rajah du Bundelkund. Trois mois après, elle devint veuve. Sachant le sort qui l’attendait, elle s’échappa, fut reprise aussitôt, et les parents du rajah, qui avaient intérêt à sa mort, la vouèrent à ce supplice auquel il ne semblait pas qu’elle pût échapper.

Ce récit ne pouvait qu’enraciner Mr. Fogg et ses compagnons dans leur généreuse résolution. Il fut décidé que le guide dirigerait l’éléphant vers la pagode de Pillaji, dont il se rapprocherait autant que possible.

Une demi-heure après, halte fut faite sous un taillis, à cinq cents pas de la pagode, que l’on ne pouvait apercevoir ; mais les hurlements des fanatiques se laissaient entendre distinctement.

Les moyens de parvenir jusqu’à la victime furent alors discutés. Le guide connaissait cette pagode de Pillaji, dans laquelle il affirmait que la jeune femme était emprisonnée. Pourrait-on y pénétrer par une des portes, quand toute la bande serait plongée dans le sommeil de l’ivresse, ou faudrait-il pratiquer un trou dans une muraille ? C’est ce qui ne pourrait être décidé qu’au moment et au lieu même. Mais ce qui ne fit aucun doute, c’est que l’enlèvement devait s’opérer cette nuit même, et non quand, le jour venu, la victime serait conduite au supplice. À cet instant, aucune intervention humaine n’eût pu la sauver.

Mr. Fogg et ses compagnons attendirent la nuit. Dès que l’ombre se fit, vers six heures du soir, ils résolurent d’opérer une reconnaissance autour de la pagode. Les derniers cris des fakirs s’éteignaient alors. Suivant leur habitude, ces Indiens devaient être plongés dans l’épaisse ivresse du « hang », — opium liquide, mélangé d’une infusion de chanvre, — et il serait peut-être possible de se glisser entre eux jusqu’au temple.

Le Parsi, guidant Mr. Fogg, sir Francis Cromarty et Passepartout, s’avança sans bruit à travers la forêt. Après dix minutes de reptation sous les ramures, ils arrivèrent au bord d’une petite rivière, et là, à la lueur de torches de fer à la pointe desquelles brûlaient des résines, ils aperçurent un monceau de bois empilé. C’était le bûcher, fait de précieux sandal, et déjà imprégné d’une huile parfumée. À sa partie supérieure reposait le corps embaumé du rajah, qui devait être brûlé en même temps que sa veuve. À cent pas de ce bûcher s’élevait la pagode, dont les minarets perçaient dans l’ombre la cime des arbres.

« Venez ! » dit le guide à voix basse.

Et, redoublant de précaution, suivi de ses compagnons, il se glissa silencieusement à travers les grandes herbes.

Le silence n’était plus interrompu que par le murmure du vent dans les branches.

Les gardes des rajahs, éclairés par des torches…

Bientôt le guide s’arrêta à l’extrémité d’une clairière. Quelques résines éclairaient la place. Le sol était jonché de groupes de dormeurs, appesantis par l’ivresse. On eût dit un champ de bataille couvert de morts. Hommes, femmes, enfants, tout était confondu. Quelques ivrognes râlaient encore çà et là.

À l’arrière-plan, entre la masse des arbres, le temple de Pillaji se dressait confusément. Mais au grand désappointement du guide, les gardes des rajahs, éclairés par des torches fuligineuses, veillaient aux portes et se promenaient, le sabre nu. On pouvait supposer qu’à l’intérieur les prêtres veillaient aussi.

Le Parsi ne s’avança pas plus loin. Il avait reconnu l’impossibilité de forcer l’entrée du temple, et il ramena ses compagnons en arrière.

Phileas Fogg et sir Francis Cromarty avaient compris comme lui qu’ils ne pouvaient rien tenter de ce côté.

Ils s’arrêtèrent et s’entretinrent à voix basse.

« Attendons, dit le brigadier général, il n’est que huit heures encore, et il est possible que ces gardes succombent aussi au sommeil.

— Cela est possible, en effet, » répondit le Parsi.

Phileas Fogg et ses compagnons s’étendirent donc au pied d’un arbre et attendirent.

Le temps leur parut long ! Le guide les quittait parfois et allait observer la lisière du bois. Les gardes du rajah veillaient toujours à la lueur des torches, et une vague lumière filtrait à travers les fenêtres de la pagode.

On attendit ainsi jusqu’à minuit. La situation ne changea pas. Même surveillance au dehors. Il était évident qu’on ne pouvait compter sur l’assoupissement des gardes. L’ivresse du « hang » leur avait été probablement épargnée. Il fallait donc agir autrement et pénétrer par une ouverture pratiquée aux murailles de la pagode. Restait la question de savoir si les prêtres veillaient auprès de leur victime avec autant de soin que les soldats à la porte du temple.

Après une dernière conversation, le guide se dit prêt à partir. Mr. Fogg, sir Francis et Passepartout le suivirent. Ils firent un détour assez long, afin d’atteindre la pagode par son chevet.

Vers minuit et demi, ils arrivèrent au pied des murs sans avoir rencontré personne. Aucune surveillance n’avait été établie de ce côté, mais il est vrai de dire que fenêtres et portes manquaient absolument.

La nuit était sombre. La lune, alors dans son dernier quartier, quittait à peine l’horizon, encombré de gros nuages. La hauteur des arbres accroissait encore l’obscurité.

Mais il ne suffisait pas d’avoir atteint le pied des murailles, il fallait encore y pratiquer une ouverture. Pour cette opération, Phileas Fogg et ses compagnons n’avaient absolument que leurs couteaux de poche. Très-heureusement, les parois du temple se composaient d’un mélange de briques et de bois qui ne pouvait être difficile à percer. La première brique une fois enlevée, les autres viendraient facilement.

On se mit à la besogne, en faisant le moins de bruit possible. Le Parsi d’un côté, Passepartout, de l’autre, travaillaient à desceller les briques, de manière à obtenir une ouverture large de deux pieds.

Le travail avançait, quand un cri se fit entendre à l’intérieur du temple, et presque aussitôt d’autres cris lui répondirent du dehors.

Passepartout et le guide interrompirent leur travail. Les avait-on surpris ? L’éveil était-il donné ? La plus vulgaire prudence leur commandait de s’éloigner, — ce qu’ils firent en même temps que Phileas Fogg et sir Francis Cromarty. Ils se blottirent de nouveau sous le couvert du bois, attendant que l’alerte, si c’en était une, se fût dissipée, et prêts, dans ce cas, à reprendre leur opération.

Mais — contre-temps funeste — des gardes se montrèrent au chevet de la pagode, et s’y installèrent de manière à empêcher toute approche.

Il serait difficile de décrire le désappointement de ces quatre hommes, arrêtés dans leur œuvre. Maintenant qu’ils ne pouvaient plus parvenir jusqu’à la victime, comment la sauveraient-ils ? Sir Francis Cromarty se rongeait les poings. Passepartout était hors de lui, et le guide avait quelque peine à le contenir. L’impassible Fogg attendait sans manifester ses sentiments.

« N’avons-nous plus qu’à partir ? demanda le brigadier général à voix basse.

— Nous n’avons plus qu’à partir, répondit le guide.

— Attendez, dit Fogg. Il suffit que je sois demain à Allahabad avant midi.

— Mais qu’espérez-vous ? répondit sir Francis Cromarty. Dans quelques heures le jour va paraître, et…

— La chance qui nous échappe peut se représenter au moment suprême. »

Le brigadier général aurait voulu pouvoir lire dans les yeux de Phileas Fogg.

Sur quoi comptait donc ce froid Anglais ? Voulait-il, au moment du supplice, se précipiter vers la jeune femme et l’arracher ouvertement à ses bourreaux ?

C’eût été une folie, et comment admettre que cet homme fût fou à ce point ? Néanmoins, sir Francis Cromarty consentit à attendre jusqu’au dénouement de cette terrible scène. Toutefois, le guide ne laissa pas ses compagnons à l’endroit où ils s’étaient réfugiés, et il les ramena vers la partie antérieure de la clairière. Là, abrités par un bouquet d’arbres, ils pouvaient observer les groupes endormis.

Cependant Passepartout, juché sur les premières branches d’un arbre, ruminait une idée qui avait d’abord traversé son esprit comme un éclair, et qui finit par s’incruster dans son cerveau.

Il avait commencé par se dire : « Quelle folie ! » et maintenant il répétait : « Pourquoi pas, après tout ? C’est une chance, peut-être la seule, et avec de tels abrutis !… »

En tout cas, Passepartout ne formula pas autrement sa pensée, mais il ne tarda pas à se glisser avec la souplesse d’un serpent sur les basses branches de l’arbre dont l’extrémité se courbait vers le sol.

Les heures s’écoulaient, et bientôt quelques nuances moins sombres annoncèrent l’approche du jour. Cependant l’obscurité était profonde encore.

C’était le moment. Il se fit comme une résurrection dans cette foule assoupie. Les groupes s’animèrent. Des coups de tam-tams retentirent. Chants et cris éclatèrent de nouveau. L’heure était venue à laquelle l’infortunée allait mourir.

En effet, les portes de la pagode s’ouvrirent. Une lumière plus vive s’échappa de l’intérieur. Mr. Fogg et sir Francis Cromarty purent apercevoir la victime, vivement éclairée, que deux prêtres traînaient au dehors. Il leur sembla même que, secouant l’engourdissement de l’ivresse par un suprême instinct de conservation, la malheureuse tentait d’échapper à ses bourreaux. Le cœur de sir Francis Cromarty bondit, et par un mouvement convulsif, saisissant la main de Phileas Fogg, il sentit que cette main tenait un couteau ouvert.

En ce moment, la foule s’ébranla. La jeune femme était retombée dans cette torpeur provoquée par les fumées du chanvre. Elle passa à travers les fakirs, qui l’escortaient de leurs vociférations religieuses.

Phileas Fogg et ses compagnons, se mêlant aux derniers rangs de la foule, la suivirent.

Deux minutes après, ils arrivaient sur le bord de la rivière et s’arrêtaient à moins de cinquante pas du bûcher, sur lequel était couché le corps du rajah. Dans la demi-obscurité, ils virent la victime absolument inerte, étendue auprès du cadavre de son époux.

Puis une torche fut approchée et le bois imprégné d’huile, s’enflamma aussitôt.

À ce moment, sir Francis Cromarty et le guide retinrent Phileas Fogg, qui, dans un moment de folie généreuse, s’élançait vers le bûcher…

Mais Phileas Fogg les avait déjà repoussés, quand la scène changea soudain. Un cri de terreur s’éleva. Toute cette foule se précipita à terre, épouvantée.

Un cri de terreur s’éleva.

Le vieux rajah n’était donc pas mort, qu’on le vit se redresser tout à coup, comme un fantôme, soulever la jeune femme dans ses bras, descendre du bûcher au milieu des tourbillons de vapeurs qui lui donnaient une apparence spectrale ?

Les fakirs, les gardes, les prêtres, pris d’une terreur subite, étaient là, face à terre, n’osant lever les yeux et regarder un tel prodige !

La victime inanimée passa entre les bras vigoureux qui la portaient, et sans qu’elle parût leur peser. Mr. Fogg et sir Francis Cromarty étaient demeurés debout. Le Parsi avait courbé la tête, et Passepartout, sans doute, n’était pas moins stupéfié !…

Ce ressuscité arriva ainsi près de l’endroit où se tenaient Mr. Fogg et sir Francis Cromarty, et là, d’une voix brève :

« Filons !… » dit-il.

C’était Passepartout lui-même qui s’était glissé vers le bûcher au milieu de la fumée épaisse ! C’était Passepartout qui, profitant de l’obscurité profonde encore, avait arraché la jeune femme à la mort ! C’était Passepartout qui, jouant son rôle avec un audacieux bonheur, passait au milieu de l’épouvante générale !

Un instant après, tous quatre disparaissaient dans le bois, et l’éléphant les emportait d’un trot rapide. Mais des cris, des clameurs et même une balle, perçant le chapeau de Phileas Fogg, leur apprirent que la ruse était découverte.

En effet, sur le bûcher enflammé se détachait alors le corps du vieux rajah. Les prêtres, revenus de leur frayeur, avaient compris qu’un enlèvement venait de s’accomplir.

Aussitôt ils s’étaient précipités dans la forêt. Les gardes les avaient suivis. Une décharge avait eu lieu, mais les ravisseurs fuyaient rapidement, et, en quelques instants, ils se trouvaient hors de la portée des balles et des flèches.