Le Tourment du passé - Fragments d’un journal intime

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André de La Pagerie
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 74-87).
LE TOURMENT DU PASSÉ
FRAGMENTS D’UN JOURNAL INTIME

Le sentiment qui nous ramène vers le passé historique n’est, à première vue, rien autre chose que la curiosité, curiosité réfléchie et très noble chez le savant qui aspire à déterminer les lois de la vie sociale et les conditions du progrès, curiosité instinctive chez la plupart d’entre nous, inquiète envie de rencontrer dans l’histoire des générations antérieures d’autres mœurs et d’autres idées que les nôtres. La tentation devient faible d’être « ce monsieur qui passe ; » nous le soupçonnons de n’être pas très différent de nous. Être « celui qui a passé, » celui qui vivait il y a deux cents ou deux mille ans, cela tente davantage, quoique là encore peut-être nous soyons dupes d’une illusion. Peut-être l’homme a-t-il toujours été le même à peu de chose près. Imaginez Renan assis aux soupers d’Auteuil avec Racine, Molière, Boileau et La Fontaine : auraient-ils eu tant de peine à causer ensemble et à se comprendre ? Il leur eût paru un disciple de Gassendi plus téméraire que son maître ; mais étaient-ils moins intelligents et moins raffinés que lui ?

J’avoue toutefois qu’il est impossible de s’imaginer un Saint-Simon qui vivrait de nos jours.

Analysez plus profondément la curiosité historique, et vous y trouverez le sentiment de notre brièveté, le désir d’arracher à la mort sa proie, de rendre la vie aux morts et de revivre leur vie, de nous faire les contemporains de ceux qui ont vécu avant nous. La passion de l’histoire est une forme de la résistance à la mort. Elle est la passion du vrai, soit ; elle est surtout l’irrésistible besoin d’accroître notre être, de posséder de la vie plus que le destin ne nous en concède, d’étendre notre existence infiniment au delà de ses limites naturelles, de nous prolonger dans le passé.

Les forts interrogent l’histoire pour en dégager des leçons de volonté et des raisons de vivre. D’autres n’y cherchent que l’oubli du présent qui est par trop misérable, le rêve, la beauté, la volupté des vaines tendresses et des vains regrets, les lentes promenades à travers l’irréel au pays des Cimmériens. Et ceci n’est pas moins légitime.


Ces siècles écoulés, ces ruines, ces cendres, pour un Michelet c’est de la vie. Il vit avec ceux qu’il exhume, il entend leur voix. Un véritable historien est toujours un poète.


On peut être très sensible à la poésie du passé, s’y abandonner tout entier, sans pour cela souhaiter qu’il redevienne du présent. Il nous touche précisément parce qu’il n’est plus qu’un songe. Je ne regrette pas, en visitant le parc de Versailles, qu’il ne soit peuplé que de fantômes. Je sens combien la mort et le temps y ont embelli toutes choses.

Que seraient les pompes royales, les splendeurs d’une vie de cour, comparées à ce charme infini d’irréalité ? « Mœurs d’autrefois, vous ne renaîtrez pas ; et si vous renaissiez, retrouveriez-vous le charme dont vous a parées votre poussière ? » (Chateaubriand, Vie de Rancé).


La nature a un passé si vieux que le regard y plonge et s’y perd comme en un gouffre.

Gouffre au fond duquel il y a l’énigme de la création, la double énigme, celle de l’homme et celle de Dieu.

Vieillesse formidable des montagnes, de la mer. La mer roule des épaves sans âge et recouvre des villes ou des mondes engloutis ; la terre est toute mêlée de poussière humaine. Des silex, des graffiti, des ossements attestent que des hommes ont vécu sur cette rive, dans cette grotte, il y a dix mille ans, vingt mille ans, plus peut-être. Quels hommes ? Et avant eux, des milliers et des milliers d’années avant eux, la terre, la mer, les astres existaient, sans qu’aujourd’hui même la science puisse chiffrer l’âge des sphères innombrables.

Pascal a le premier ressenti le vertige de l’infinie durée. Mais ce vertige, c’est Buffon qui l’a révélé aux hommes. Il nous a fait remonter jusqu’aux origines du Cosmos. Ses Époques de la nature sont l’œuvre d’un génial visionnaire ; il voit les états successifs du globe, il le voit, globe à peine refroidi, crevassé, fumant encore et roulant à travers l’espace ; puis il voit s’ébaucher le paysage préhistorique, naître les premières formes, formes monstrueuses, de la vie animale ; et soudain l’homme apparaît, nu et vénérable, perdu dans l’infini des temps.


Par ces journées d’octobre où des brouillards traînent au ras du sol, le soir surtout, quand le couchant se noie dans une vapeur de forge, la terre redevient pour nous la planète mal éteinte qui fume et qui roule. Nous reprenons conscience du Cosmos.

Sensation que donne aussi la montagne avec ses lignes brusques et chaotiques, son apparence de paysage lunaire, ses cratères éteints où la brume semble un reste de fumée.



Presqu’île de Crozon, août 1908.

Des falaises de granit que tapissent des ajoncs nains, des falaises à pic hautes de cent mètres, entre Morgat et le Cap de la Chèvre. A mes pieds, la baie de Douarnenez, immense, aussi bleue que la Méditerranée, zébrée de traînées blanches par les courants, tachetée de plaques violettes par le varech des bas-fonds, ridée, gaufrée à tout petits plis réguliers par la brise, parcourue de frissons qui se propagent lentement. Deux ou trois roches grises émergent de cet azur. La côte opposée, très lointaine, s’estompe au Sud dans une buée de soleil.

Au-dessous de moi, à ma droite, s’arrondit une petite anse d’un bleu profond, frangée d’écume blanche. Trente barques de pêche y sont tapies, sans voiles, les filets pendus à la pointe des mâts ; l’une d’elles s’éloigne ; une autre qui s’en vient du large va les rejoindre.

Derrière moi, au Nord, de l’autre côté de la presqu’île aride et parsemée de menhirs, encore la mer, l’anse de Dinant, la mer couleur d’étain, vaguement, miroitante, à peu près confondue avec le ciel vaporeux.

Adossé à un bloc de rocher, tout ce que je vois, mer grise et mer bleue, azur du ciel, rivages antiques, tout est sans date, immuable depuis toujours ; tout donne la même impression d’infini, d’éternité, de « hors des temps. »

Est-ce la barque d’Iseut qui vient là-bas ?


La préhistoire a maintenant ses rêveurs, ses innocents monomanes, non seulement parmi les savants, mais parmi les humbles, médecins ou notaires de campagne, petits retraités, qui fouillent le sol, collectionnent les débris, et correspondent avec quelque société régionale d’archéologie. Ils ont le cerveau hanté de visions à la Cormon. Après leur partie de bézigue, ils s’en reviennent rêvant d’ichtyosaures et de mastodontes ; en arrosant leurs pétunias, ils habitent en esprit une cité lacustre ; en endossant leur robe de chambre, ils se voient revêtus de la dépouille d’un auroch et armés d’une hache de silex.


L’Antiquité chez Leconte de Lisle a le tort de nous apparaître à l’état de neuf. Il y manque le charme de l’effacement et de l’usure, le rêve, la poésie de la ruine et de la tombe. Ses meilleurs poèmes font penser aux peintures de Rochegrosse et à ces vieilles églises d’Angleterre, si soigneusement restaurées, recrépites, revernies, qu’elles ne nous disent rien.


La nature nous apporte des joies sans nombre ; l’homme lui doit beaucoup. Mais lui doit-elle moins ? Un grand souvenir humain qui s’attache à un paysage le transfigure : poétique souvenir à Combourg, à Milly ou aux Charmettes, glorieux souvenir à Versailles ou à la Malmaison, souvenir sublime à Port-Royal des Champs. Homo additus naturæ.

Le plus humble coin de terre, la plus morne plaine peut ainsi devenir la source d’inépuisables rêveries. L’âge ajoute à la beauté physique des choses, et leur prête une beauté morale qu’elles ne pouvaient avoir dans leur nouveauté.


Il arrive qu’en face d’un paysage, au lieu de le voir tel qu’il est, nous le rêvions tel qu’il fut aux jours de légende ou d’histoire, en Grèce par exemple ou en Palestine, et au pays de Fenimore Cooper comme au pays de Walter Scott.


Prestige des vieilles demeures où a vécu un mort illustre, et des moindres objets qui lui ont appartenu. Au château des Rochers : « Voilà, dit la concierge qui fait visiter la chambre de Mme de Sévigné, la table où elle écrivait ses lettres. » Et les yeux se fixent sur cette table comme si elle y était pour quelque chose.


Une large pierre grise dans un champ, au bord de la route. Vous passez sans tourner la tête. Quelqu’un vous dit : « Dans le pays, on appelle cette pierre le Tombeau du pèlerin ; on raconte qu’un pèlerin revenant de Jérusalem ou de Rome est mort et a été enseveli là. » Vous voilà intéressé ; et jamais vous ne referez le même trajet sans regarder la pierre, sans qu’il vous semble voir, comme à travers la brume des siècles, cette agonie d’un Tannhäuser inconnu au milieu de rustres qui s’apitoient.

Dans la banlieue de C., parmi les champs d’ajoncs et les bois de pins, se cache une maison de campagne qui parait dater du XVIIIe siècle, et qui me touche par son isolement, son silence, son air de mystère et d’abandon. Ses contrevents verts sont fermés, sa porte est close. Je ne sais trop pourquoi elle me fait toujours penser aux romans de l’abbé Prévost et à Jean-Jacques. Quelle existence d’amant en deuil s’y est abritée ? Quel Des Grieux y est venu vieillir et mourir ? Quel adieu s’y est dit ?

Plus d’une fois, aux jours d’automne, alors que le vent soupirait dans les pins, j’ai eu l’impression que ce que je sentais là d’autres jadis l’y avaient senti, et que leur mélancolie se continuait en moi. Certains aspects de la nature, une solitude, un ciel gris, ne disent-ils pas éternellement la même chose au passant ?


Les hommes d’autrefois étaient assez indifférents aux vieilles choses. Moins instruits et d’humeur moins rêveuse, ils n’avaient pas comme nous le sens du paysage historique et le culte un peu maladif des vieux édifices, des ruines, de tout débris du passé. A cet égard, Chateaubriand et les romantiques ont été les vrais initiateurs. Sauf des exceptions dont la liste ne serait pas longue, tout le monde jusque-là pensait comme le bon Hollandais Aarsens qui, revenant d’Espagne en 1666 et traversant Roncevaux, écrivait dans son journal de voyage : « Pour nous qui n’avons jamais eu une curiosité si creuse que celle qui s’amuse au marbre, aux pierres, à la terre, aux tombeaux et à tous ces objets muets, nous ne vîmes tout cela qu’en chemin faisant... Portés par l’envie d’être bientôt au delà des Pyrénées, nous nous hâtâmes de traverser tous ces pays de roman ou d’histoire. »

Sous le Premier Empire encore, les châteaux de Blois, d’Avignon, étaient transformés en casernes ; celui d’Amboise était en partie démoli.

De nos jours, l’État s’occupe de classer, de protéger et d’entretenir les monuments et les sites qui font partie de notre histoire. Des sociétés particulières comme « Les Amis de Versailles, » des hommes de grand goût comme M. André Hallays secondent et contrôlent utilement son œuvre. Et le moindre objet, pour peu qu’il soit un témoin du passé, semble respectable.

J’ai vu naguère au musée de l’Hôtel Carnavalet le « bouton de la porte de la salle de bains où a été poignardé Marat. » Y est-il encore ?


En écoutant le vieil amiral P. me parler de son père, chirurgien de la marine sous le Premier Empire, j’entrevois ce que pouvait être la vie dans une ville de province au temps des diligences. Vie plantureuse, car Brest était alors à cinq jours de Paris, toutes les bonnes choses du pays, huîtres, poisson, volailles, gibier ou primeurs, tout ce qui maintenant s’expédie aux Halles, se consommait sur place ; vie cordiale, car on se mariait entre gens de la ville et il y avait des cousinages sans fin ; vie sereine, car on vivait sur des idées traditionnelles, sur des croyances séculaires, au lieu de subir à tout instant comme nous des influences extérieures et des secousses, au lieu d’être enfiévré chaque matin et chaque soir par le journal et les télégrammes, par des nouvelles « sensationnelles » venues des quatre coins du monde. La famille était unie et fortement constituée ; les santés étaient robustes, les esprits équilibrés ; la vie coulait monotone et douce, égayée d’innocentes gaillardises, et la mort était aussi facile, aussi douce que la vie.

Avec ses 2 400 francs de retraite, le vieux chirurgien vivait honorablement. Il faisait donner de l’instruction à ses fils. Les souvenirs de la Révolution et de nos grandes guerres maritimes embellissaient ses récits, et il avait sa chaise étiquetée à son nom dans la « Chapelle de la Marine. »


Toute œuvre d’art porte sa date, même celles qui expriment l’éternelle vérité et l’éternelle beauté, celles d’un Shakspeare ou d’un Molière, d’un Michel-Ange ou d’un Beethoven. Mais il en est de plus visiblement datées, qui sont tout à fait de leur époque et ne pourraient être d’une autre, et celles-là plaisent par cela même qu’on les sent très vieilles. On ne tarde pas, d’ailleurs, à y retrouver quand même un peu de soi, le visage humain sous le masque d’un siècle ; la surprise enchante.

Je rêve d’une bibliothèque qui ne serait composée que de Mémoires, de Correspondances, de tous les écrits qui peignent un homme ou une société d’autrefois, et où prendraient place l’Illusion comique de Corneille et l’Alceste de Quinault aussi bien que le Nécrologe de Port-Royal, la Vie de Saint Louis par Joinville aussi bien que le Journal intime de Benjamin Constant.

Dans les vieux livres, c’est tantôt un trait de mœurs, une nuance de sentiment, tantôt un détail de vocabulaire ou d’orthographe, une tournure de phrase, la discrétion d’une épithète, qui donne la sensation du passé.

La povre dame de mère estoit en une cour du chasteau qui tendrement plorait ; car combien quelle feust joyeuse dont son filz estoit en voye de parvenir, amour de mère l’admonestoit de larmoyer. (Histoire de Bayard, par le Loyal Serviteur.)

Mon âme, qu’est-ce qui te triste ?


(BERNARD PALISSY.)


Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise au coin du feu, devisant et filant…

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison...

Sévigné, de qui les attraits
Servent aux Grâces de modèles...


Réponse de Turenne, quelques instants avant sa mort, à M. d’Hamilton qui l’engageait à se détourner d’un passage dangereux : Monsieur, vous avez raison ; je ne veux point du tout être tué aujourd’hui ; cela sera le mieux du monde.

Certains critiques reprochent à Chénier la strophe finale de la Jeune captive, dont la grâce un peu madrigalesque leur parait jurer avec l’ensemble de l’immortel poème. Ne voient-ils donc pas ce qu’elle y ajoute en le datant ?


Et, comme elle, craindront de voir finir leurs jours
Ceux qui les passeront près d’elle.


Qu’est-ce les Anecdotes et bons mots de Chamfort, sinon l’étincelant répertoire de l’esprit français au XVIIIe siècle ?

A la bataille de Rocoux ou de la Lawfeld, le jeune M. de Thyange eut son cheval tué sous lui, et lui-même fut jeté fort loin ; cependant il n’en fut point blessé. Le maréchal de Saxe lui dit : « Petit Thyange, tu as eu une belle peur, — Oui, Monsieur le Maréchal, dit celui-ci ; j’ai craint que vous ne fussiez blessé. »


Le théâtre de Favart a été écrit pour un public qui n’existe plus, pour des raffinés qui goûtaient les nuances sentimentales, les sous-entendus piquants, l’aimable facilité du bien dire. Cela donne à présent le même plaisir que de respirer quelque sachet très ancien, ou de manier de vieilles soieries aux couleurs à demi passées.


La Correspondance de la comtesse de Sabran et du chevalier de Boufflers est le dernier sourire de l’Ancien Régime, l’image d’un temps où l’on se donnait la peine, dans une lettre comme dans une conversation, de penser finement et de s’exprimer avec élégance, où l’on voulait et où l’on savait plaire, où l’amour même le plus vrai et le plus profond avait de l’esprit.

Cette Correspondance est un roman honnête, chose rare, un roman authentique et délicieux. Le dialogue se prolonge dix ans, quinze ans, sans que la lassitude vienne ni pour lui, ni pour elle, ni pour nous qui les écoutons. Toujours même joli ton, toujours des pensées délicates mêlées aux paroles de tendresse, du badinage, de la grâce, de la mélancolie parfois, mais si discrète ! la distinction native, la race ; deux amants devenus époux qui jusque dans l’intimité restent de parfaitement bonne compagnie ; des aristocrates, des « ci-devant ; » ce qui ne se verra plus jamais.


Il y a peu de vivants avec qui j’aie autant conversé qu’avec Pascal et Jean-Jacques ; peu de vivantes qui me soient aussi chères que Mme de La Fayette ou Mme de Sabran.


Le grand public ne sait pas retrouver le passé dans les écrits ou les monuments du passé ; il faut que quelqu’un les lui commente et fasse pour lui le travail d’évocation : il lui faut un médium. De là le roman historique et le drame historique, deux genres faux, mais qui plaisent.


Opéras de Lully ; phrase du prologue d’Alceste qui obsédait Mme de Sévigné :


Le héros que j’attends ne reviendra-t-il pas ?


rythmes sautillants des sarabandes, des gigues et des chaconnes ; lentes cadences des allemandes et des menuets ; pièces de clavecin, « airs à chanter » de Lully, de Chambonnière ou des Couperin ; rigodon de Dardanus ; ballets de Gluck ; fraîche musique de Monsigny et de Grétry ; tendres romances :


Pauvre Jacques, quand j’étais près de toi...
Plaisir d’amour ne dure qu’un moment...
S’il est ici, dans ce village...
L’Amour est un enfant trompeur...
N’oubliez pas votre houlette...


mieux encore que dans les vieux livres l’âme de la vieille France revit dans la vieille musique.

Elle revit, elle chante dans les charmantes Variations de Mozart sur le menuet de Fischer et sur celui de « Monsieur Duport. » Elle chante au deuxième acte d’Orphée, dans le divin menuet des « Ombres heureuses. »


Je me plais aux récits des anciens voyageurs, que le voyageur se nomme La Fontaine ou d’Assouci, Saint-Simon ou Rousseau, Mme d’Aulnoy on Mme de Sévigné, qu’il chemine à pied ou qu’il coure la poste, qu’il prenne « le coche de voiture » ou le « coche d’eau. » Je sais gré à Balzac des menus renseignements qu’il nous a conservés sur les diligences Laffitte et Gaillard. Et j’ai dans mon cabinet de travail, avec le précieux Voyage à l’île de France de Bernardin de Saint-Pierre, la grande Histoire des voyages de mon cher abbé Prévost, en quatorze volumes in-4o, qui est toute l’épopée de la navigation au vieux temps. Château de poupe, portulans, feu Saint-Elme, le Havre-de-Grâce, le Nouveau-Monde, les Iles, la Compagnie des Indes, le Grand Seigneur, Surinam, Baltimore... mots qui parlaient à mon imagination d’enfant, et qui gardent aujourd’hui encore pour moi je ne sais quel indéfinissable prestige.

Temps lointains où toute traversée était une aventure, tout départ un coup d’audace, où l’Océan était plein de mystère, et où il y avait des îles désertes qui attendaient Robinson !


Beauté de l’Espagne au XVIe siècle et au commencement du XVIIe, entrevue à travers les portraits peints par Gréco et Velasquez, par exemple dans l’Homme à l’épée, grave, fier et doux, gentilhomme-soldat qui a tout le rêve chrétien dans les yeux. De même le personnage principal des Lances. A ce moment de l’histoire, le type humain accompli, supérieur, est là, en Espagne.


Comme je relisais ce soir l’épisode d’Orphée et d’Eurydice, au quatrième livre des Géorgiques :


Tænarias etiam fauces, alla ostia Ditis...


je me suis pris à songer aux morts, aux millions de morts que ces vers si beaux ont émus comme ils m’émeuvent, humanistes, maîtres ou écoliers du temps jadis ; et ils m’ont semblé plus beaux, plus vénérables.

Tout chef-d’œuvre antique, toute Bible de l’humanité suggère cette impression. Elle n’est jamais plus forte qu’à la lecture de l’Évangile et des vieilles prières qui ont si longtemps bercé la souffrance humaine. Les relire, c’est entrer en communion avec la foule immense des morts.

N’entend-on pas dans la Marseillaise le chœur invisible de tous ceux qui se sont fait tuer en la chantant ?


Au petit musée de Waterloo, on s’attarde à regarder le trou qu’un biscayen a fait dans une cuirasse, celui qu’a fait une baïonnette dans une tunique ou un dolman, la large tache aujourd’hui noire autour de la déchirure, la trace du coup qui a tué.

De même dans l’œuvre des grands artistes et des grands écrivains on s’attache à la page dernière, parfois inachevée. Là aussi, la trace que la mort laisse en passant reste visible et nous émeut.

Telle, la lettre de Rotrou écrite de Dreux pendant l’épidémie de peste, peu de jours ou peu d’heures avant qu’il y succombât lui-même ; tel, le billet sur lequel se referme la Correspondance de Vauvenargues, le court billet qu’il adressait, déjà tout près de sa fin, à son bien cher Saint-Vincens, et qu’il signait ingénument d’un : « A vous pour toute ma vie. »

Tels, le Requiem de Mozart, l’Abrégé de F Histoire de Port-Royal, la Jeune captive et les Iambes ; telle la dixième et dernière Rêverie du promeneur solitaire...

Pages dont nous sentons tous la beauté particulière. Une âme encore vivante les a dictées ; mais, comme dans une gravure d’Holbein, c’est la Mort qui tenait la plume.

Ah ! cette dixième Rêverie, cette Rêverie inachevée, elle suffirait à me faire tout pardonner à Jean-Jacques. « Aujourd’hui, jour de Pâques fleuries, il y a tout juste cinquante ans depuis ma première connaissance avec Mme de Warens »... Celui-là, certes, est bien demeuré jusqu’à la fin fidèle au passé, fidèle à sa morte chérie. Sottise de ceux qui s’en vont répétant, après Chateaubriand, qu’en parlant d’elle il l’a déshonorée, il l’a douée d’une vie idéale et d’une immortelle grâce, il l’a couronnée de sa pervenche à jamais jeune et fraîche. Braves gens qui faites les scrupuleux, je vous souhaite d’aimer comme lui, et je souhaite à vos amoureuses que vous leur soyez des Jean-Jacques.


Maintes fois j’ai relu les lettres de Racine à sa femme, à ses enfants, à son ami Boileau, et les Mémoires de son fils Louis.

Double attrait de ces vieux textes.

D’une part, ils nous permettent de constater, et la constatation nous touche, que, d’une époque à l’autre, le fond de la vie ne varie guère : grâce et naïveté de l’enfance, inquiète tendresse des parents, incertitude des médecins au chevet du malade, — le poème du foyer est toujours fait à peu près des mêmes joies et des mêmes angoisses.

Que de différences, en revanche, dans la façon de sentir et de s’exprimer, dans les menus faits de la vie quotidienne ! Au moindre malaise, on a recours à la saignée, à l’émétique. On met trente-six heures pour aller de Paris à la Ferté-Milon. On s’excuse d’écourter sa lettre en disant : « Je suis paresseux d’allumer la bougie, » c’est-à-dire de souffler sur un tison ou de battre le briquet, ce qui n’est pas petite affaire. Et quelles belles formules de politesse ! Racine dit à Boileau : « Monsieur, » ou « Mon cher Monsieur. » Boileau répond : « Monsieur votre fils me montra une traduction d’une harangue de Tite-Live qu’il a faite, et j’en fus fort content. » Les lettres de Racine adressées à ses proches portent : A Monsieur, Monsieur Rivière. — A Mademoiselle, Mademoiselle Rivière. — A Monsieur, Monsieur Racine le fils (ou : le jeune), au-dessus de l’appartement de Mme de Ventadour, près celui de M. Busca, à Versailles. Ce fils étant l’aîné a droit à une marque spéciale de considération ; en parlant de lui, le père l’appelle « Racine ; » il lui écrit : « Votre mère vous salue » (parfois aussi : « vous embrasse de tout son cœur ») ; il lui dit vous, comme à sa sœur Mlle Rivière. A sa femme qu’il appelle « mon cœur » et « mon cher cœur » il dit tantôt vous et tantôt tu. « Faites, écrit-il à son fils aîné, mes baisemains à M. Rivière, à vos sœurs. » En lui parlant de Marie-Catherine, la plus âgée d’entre elles, il dit : « Votre sœur » ou : « Votre sœur aînée ; » quant aux cinq autres enfants, . les petits, il ne les désigne que par des diminutifs : Nanette, Babet, Fanchon, Madelon, Lionval.

Une vie lente, sage, fermée, grave, une sainte et douce vie de foyer ; des écrivains de génie qui étaient de bonnes gens ; beaucoup de dignité, de courtoisie cérémonieuse, et en même temps une grande simplicité de conduite et de cœur ; de dévotes pratiques, une piété profonde, une foi tranquille, en toute chose des certitudes ; dans l’ordre des questions sociales, nulle velléité de révolte ou de critique, le dogme monarchique accepté sans effort, un dévouement absolu à la personne du Roi considéré comme au-dessus de l’humanité et comme le vivant symbole, comme l’incarnation de la patrie ; enfin, de grandes satisfactions d’orgueil, l’orgueil de nos victoires et des drapeaux qui tapissent Notre-Dame, — telle nous apparaît la vieille France à travers les lettres de Racine et les Mémoires de son fils. Aussi ne les lisons-nous pas sans mélancolie. Malgré nous, l’opposition se fait dans notre esprit entre notre vie fiévreuse, toujours en quête de principes certains, et cette vie un peu monotone, mais si disciplinée, si régulière, si ferme en son Credo, et comme éclairée d’un dernier reflet de gloire :


Sagesse d’un Louis Racine, je t’envie !
Oh ! n’avoir pas suivi les leçons de Rollin,
N’être pas né dans le grand siècle à son déclin,
Quand le soleil couchant, si beau, dorait la vie !


Au bas de la descente, à la vue de l’étroit vallon où fut Port-Royal des Champs, l’émotion est la même à peu près que devant un tragique et glorieux champ de bataille, la même à peu près qu’à Waterloo. A Port-Royal aussi les vaincus furent grands, plus grands que les vainqueurs.

De quelles luttes avec soi-même et avec les ennemis du dehors, de quelles victoires sur la chair, sur l’humaine nature, ce coin de terre a été le théâtre !

Coin de terre si petit, d’où l’âme s’est élevée si haut ! Pour bien goûter le charme de Port-Royal, il faut regarder les gravures du XVIIe siècle qui représentent la pauvre abbaye entre son étang et ses jardins, celle où l’on voit les religieuses filant et priant dans l’espèce de rond-point appelé « la Solitude, » et puis relire l’exquis Abrégé de Racine et les Mémoires de Lancelot.

Nulle part ne se sont rencontrés des cœurs plus purs et des âmes plus fortes ; nulle part la vie monastique n’a été aussi mêlée de pensée ; nulle part elle n’a été plus imprégnée de poésie.

Bien des hommes de ma génération, j’imagine, ont dit comme H. et moi : « Ah ! si Port-Royal existait encore et qu’on voulût bien nous y recevoir !... »


Une sérieuse objection à opposer aux incrédules, à nous opposer à nous-mêmes quand nous souffrons trop de douter : Pascal a cru, et de celui-là qui dira que c’était un ignorantin ?

« Ils ne peuvent plus nous dire, s’écriait le vieux Bayle après avoir lu la Vie de Pascal par Mme Périer, qu’il n’y a que les petits esprits qui aient de la piété ; car on nous en fait voir de là mieux poussée dans l’un des plus grands géomètres, des plus subtils métaphysiciens et des plus pénétrants esprits qui aient jamais été au monde. »

Aujourd’hui, les historiens renchérissent encore sur l’hommage rendu par Bayle à Pascal, ils voient en lui un des principaux fondateurs de la science moderne.

Et Pascal a cru, comme croyait aussi Pasteur.

Sur certains points, à vrai dire (exégèse, miracles), l’auteur des Pensées semble bien s’être trompé. Il n’a pu prévoir les révélations de la critique historique et de la physiologie ; il n’a pu résoudre des problèmes qui ne se posaient pas de son temps, et auxquels Renan s’est heurté.


Reste toujours son analyse de notre être et des contradictions qui sont en nous, de notre « grandeur » et de notre « misère ; » reste son propre exemple, la poignante beauté de sa vie et de sa mort. C’est assez.


RENE DE LA PAGERIE.