Le Trésor de Mr. Toupie/02

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (p. 8-19).
SI NOUS PARTIONS !…


Lorsqu’à deux heures Charles rentra au lycée, une grande animation régnait parmi les élèves. Tous, pendant le déjeuner, avaient lu le Coq gaulois, ou avaient entendu parler de ce que proposait M. Toupie, de sorte que chacun s’abordait en disant :

« Tu as lu ?

— Oui.

— Qu’en penses-tu ?

— Ce sera le diable de trouver ce trésor.

— Moi, s’écria un jeune garçon exubérant, j’ai fait un pari avec papa. Il dit que le trésor est dans un endroit presque inconnu afin qu’on ait plus de peine à le trouver ; moi, je prétends qu’il est à Notre-Dame de Fourvières. Je passe mes vacances près de Lyon, chez ma grand’mère ; je connais ce pays comme ma poche… il y a une île…

— Une île ? On ne parle pas d’île dans le concours ? s’écrièrent quelques voix.

— Ah ! Ah ! bien… Mais il y a un fleuve, une cathédrale ancienne, un château en ruines.

— Dis donc, interrompit un autre… Moi, je croirais volontiers qu’il s’agit de Notre-Dame de la Garde, à Marseille.

— Oui, il y a une île,… en mer… celle où s’élève le château d’If, et puis d’autres encore. »

Les rires interrompirent les deux bavards.

« Ce n’est pas aussi simple que vous pensez, de trouver ce trésor. On donne onze points de repère, ne l’oubliez pas, dit un « grand ». Moi, je ne peux pas m’occuper de cela, mais mon jeune frère a une envie folle de faire ces recherches. Pendant le déjeuner j’y ai réfléchi et, ma foi ! ce n’est pas facile.

— C’est ce que je pense, » dit sérieusement Charles.

On entra en classe. Les conversations cessèrent et le travail commença.

Ces jeunes têtes s’exaltaient, car beaucoup se disaient comme Charles qu’entrer en possession d’un trésor était une belle perspective. Charles eut des distractions. Il avait laissé chez lui le Coq gaulois, mais il avait copié les onze points du Concours, et il les relisait sans cesse tout en se disant que lui ne pourrait faire ces recherches que de Versailles, assis devant sa table de travail. Et cette idée d’être ainsi immobilisé lui faisait pousser de gros soupirs.

Arthur lui avait jeté de loin un vigoureux bonjour. Pendant la classe, il parvint à lui faire passer un bout de papier sur lequel il avait inscrit ces mots : « Attends-moi à la sortie. Nous irons dans le parc. J’ai à te parler. Arthur. »

À quatre heures, le temps était meilleur, bien qu’il plût encore un peu. Les deux amis, toujours couverts de leurs capuchons, traversèrent la place d’Armes et le Château.

« Allons sur la terrasse de l’Orangerie, veux-tu ? proposa Charles.

— Oui, » répondit laconiquement Arthur toujours silencieux.

Lorsqu’ils furent près de la balustrade, Arthur jeta un coup d’œil autour de lui. Ils étaient complètement seuls. Charles regardait les bois de Satory, enveloppés d’une légère brume, la pièce d’eau des Suisses sur laquelle le vent traçait de gracieux sillons, la noble façade du château et les rangées de magnifiques arbres jetant leur ombrage sur les allées qu’avaient parcourues Condé, Turenne et le Grand Roi. Puis, ses regards s’arrêtèrent sur la figure amusante d’Arthur dont l’enjouement faisait contraste à toute cette grandeur.


la vieille brigitte ouvrit la porte.

« Nous sommes seuls, personne ne peut nous entendre, écoute-moi ! papa veut que tu ailles, pendant les vacances, chercher le trésor. »


charles et arthur lurent avec attention le journal.

Arthur s’arrêta quelques secondes, puis reprit :

« Oui, il sait que si tu étais libre, tu partirais. Il aime beaucoup ton frère. Il sait que vous ne pourrez pas dépenser beaucoup d’argent pour voyager, alors il m’a dit :

« Tu iras avec Charles qui est un garçon intelligent, « débrouillard », qui n’est pas étourdi comme toi. Ça c’est vrai. Ce sera excellent pour toi ; je voulais que tu fisses un voyage pendant les vacances, le voilà tout trouvé. Cela te plaît-il ?

« — Oui, ai-je dit.

« — Parles-en à ton ami et donne-moi sa réponse. »

Charles était aussi ému que stupéfait. Il ne trouvait pas de mots pour répondre à cette étonnante proposition.

« Merci, Arthur, merci. Comme ton père est bon ! Écoute, dis-lui que si je… nous trouvons le trésor, je lui rendrai tout ce qu’il m’aura avancé. Si je ne le trouve pas… eh bien ! plus tard…

— Oui ! Oui ! s’écria Arthur en se jetant au cou de son ami. Mais nous trouverons le trésor !

— Qui sait ? » dit pensivement Charles.

Tandis que Charles et Arthur rentraient chez eux, ils échangèrent peu de paroles. Charles réfléchissait ; quant à Arthur, ce n’était pas l’envie qui lui manquait de parler, mais il n’osait pas troubler son camarade qui méditait sur l’expédition et se demandait quel serait son point de départ. Lui laissant tout le poids des responsabilités, l’humeur légère, il sautait d’une pierre à l’autre, mettait ses pieds dans les flaques d’eau, en murmurant :

« Ce que nous allons nous amuser pendant les vacances ! En verra-t-on du pays et des gens ! Et quel bonheur, lorsque Charles reviendra, tenant le trésor dans ses mains ! »

Charles voulait avoir l’approbation de son frère avant d’accepter l’offre si généreuse de M. Treillard. Mais il ne dit rien de ses scrupules à Arthur ; il était inutile de lui gâcher sa joie.

Charles quitta son ami à la porte de la maison où il habitait avec son frère le docteur Louis Lefrançois.

Les deux frères avaient arrangé leur petit appartement d’une façon très confortable : chacun était installé selon son goût et les nécessités de son travail. Louis occupait deux pièces, l’une était sa chambre à coucher, l’autre son cabinet.

Louis n’était pas encore de retour lorsque Charles rentra.

Celui-ci s’assit à son bureau, prit ses livres et commença à travailler.

Mais son esprit était distrait : tandis qu’il tenait son porte-plume au-dessus d’une feuille de papier, tout à coup, il vit un petit dessin qu’il avait tracé inconsciemment. Ce dessin représentait une Vierge sur un rocher très abrupt, une ancienne cathédrale — d’un style fort mélangé — et sur le bord d’une rivière, une vieille, très vieille maison : large portail et à toit pointu. À l’arrière-plan de ce dessin, une niche à chien se dressait, beaucoup plus haute que la cathédrale.

D’un coup de plume, Charles effaça tout et se plongea dans l’étude.

Il travailla sans lever la tête jusqu’au moment où son frère entra dans la pièce et lui mit la main sur l’épaule.

« Eh bien ! Charles, tu n’as pas faim ? Il est tard. As-tu fini tes devoirs ? »

Les deux frères se ressemblaient beaucoup. C’étaient, chez l’un et chez l’autre, les mêmes cheveux blonds, les mêmes yeux bleus, la même fermeté de manières : mais chez l’aîné, des plis un peu amers paraissaient au coin de ses lèvres et barraient son front. Il était pâle et ses yeux révélaient un peu de tristesse.

Charles se leva vivement.

« Oh ! mon vieux frère, j’ai un tas de choses à te dire. Figure-toi… Mais d’abord, comment va ton rhume ?

— Oh il se porte très bien, je n’en ai plus que pour un ou deux jours.

— Tu ferais mieux de te soigner plutôt que de soigner les autres, » dit Charles en prenant le bras de son frère pour se rendre à la salle à manger.

Lorsqu’ils eurent avalé le brûlant et excellent potage que le vieille Brigitte avait posé sur la table, Charles commença d’un air triomphant :

« Louis, mon frère, as-tu lu ce matin le Coq gaulois ?

— Non, je t’avoue que je n’ai lu aucun journal ce matin.

— Alors, tu ne connais pas le concours de cet excellent M. Toupie ?

— Non ! Qu’est-ce que c’est que M. Toupie ?

— C’est un homme tout à fait extraordinaire… il offre un trésor au jeune garçon qui saura le découvrir dans le coin de France où il est caché ! »

Louis regarda son frère, n’ayant pas l’air de comprendre ce qu’il disait. Celui-ci, pendant un instant, s’amusa de cet étonnement, puis il exposa avec beaucoup de précision et de clarté les données du concours et ce que lui avait fait proposer, dans l’après-midi, le père d’Arthur.

Il y eut un moment de silence. Charles était un peu anxieux de connaître l’opinion de son frère.

« Mon cher Charles, commença celui-ci, je ne veux pas m’opposer à ton désir et je ne veux pas non plus refuser l’offre de M. Treillard…

— Je te remercie, s’écria Charles en battant des mains.

— Attends… Mais je ne veux pas que tu partes comme un fou, sans plan, sans savoir si tu as quelques raisons d’aller ici plutôt que là. On ne peut s’embarquer à la légère. Tu me dis en gros les conditions du concours, il faut que je les connaisse en détail… Au fait, non. Tu es assez grand pour savoir te conduire. Passe donc tes vacances avec Arthur : mais ne commence ce voyage qu’après beaucoup de recherches et d’études. C’est un peu fou ; mais, enfin, si tu ne trouves pas le trésor, tu t’instruiras et cela te fera du bien physiquement, à condition de ne pas te laisser entraîner dans de folles aventures par Arthur, qui est le meilleur garçon du monde, mais aussi, comme tu sais, l’étourderie en personne.

— Mon cher Louis, comme tu es bon !…

— Je mettrai une petite somme d’argent à ta disposition… celle que j’avais réunie pour les vacances…

Le dîner achevé, bras dessus, bras dessous, les deux frères passèrent dans la chambre de Charles, et tandis que Louis allumait une cigarette en s’installant sur le divan, Charles prit une feuille de papier sur laquelle il avait copié de sa plus belle écriture les conditions du concours, et, en face de son frère, debout, d’une voix claire, il commença à les lire. Lorsqu’il eut terminé, Louis demanda :

« Alors, comment vas-tu t’y prendre ?

— J’y ai réfléchi… pas encore beaucoup… mais il me semble que le mieux serait de prendre successivement les guides de toute la France, province par province, de les lire avec soin et de savoir d’abord quelles sont les statues de la Vierge élevées sur des rochers.

— Parfaitement, c’est un travail éliminatoire.

— Ensuite, continua Charles en se promenant de long en large dans la pièce, dans les guides je verrai si, près de ces statues de Vierge, il y a d’anciennes cathédrales, de vieilles maisons, des ruines ; et si un endroit me semble répondre aux données du concours, eh bien ! nous nous dirigerons vers cet endroit.

— Ton plan me semble assez bon, dit le jeune docteur… Mais il est bien entendu que tes études ne souffriront pas de tes recherches ? D’ici la mi-juillet tu as deux bons mois devant toi, puisque nous sommes le 10 mai ; tu peux concilier ton travail et tes projets.

— Tu ne me demandes pas ce que je ferai du trésor si je le trouve ? dit Charles.

— Oh ! ça… On a toujours l’emploi d’une somme d’argent, lorsqu’on est, comme nous, sans fortune. En tout cas, j’espère que tu le mettras de côté… pour plus tard.

— Eh bien ! pas du tout, mon vieux, tu es dans l’erreur la plus profonde. Si je trouve le trésor de M. Toupie, je te le donne ; nous quittons Versailles, nous nous installons à Paris : toi qui as toujours regretté d’être obligé de t’établir sitôt ton diplôme conquis et de ne pas pouvoir poursuivre des recherches scientifiques, tu travailles pour toi, moi pour moi, et voilà !

— Hum ! Hum ! s’écria Louis, plus ému qu’il ne voulait le laisser paraître de la pensée de son frère ; nous verrons. En attendant le jour problématique où nous mettrons la main sur le trésor, je vais terminer un petit travail, et toi ?

— Moi, je vais écrire un mot à Élisabeth pour lui raconter ces événements sensationnels. »

Élisabeth Tourneur était une fillette de douze ans dont le père, professeur au lycée du Puy, avait été un grand ami du père des jeunes Lefrançois ; leurs enfants étaient liés par la même amitié. M. Tourneur avait perdu sa femme l’année précédente. Élisabeth, sa fille aînée, s’occupait de la maison, de deux frères et d’une petite sœur. La perte de sa mère avait été une grande douleur pour elle, mais elle s’efforçait de la dissimuler à son père qui avait passé de longs mois dans le désespoir.

Il avait été nommé au Puy au mois d’octobre précédent ; l’éloignement était chose pénible pour les Lefrançois comme pour les Tourneur. Mais les uns et les autres avaient l’habitude de s’écrire souvent, de se revoir pendant les vacances, et jamais une semaine ne s’était passée sans que les deux familles n’eussent échangé des nouvelles. C’est ce qui explique le désir qu’avait Charles de connaître l’opinion d’Élisabeth au sujet du concours de M. Toupie.


charles se mit au travail.

Mais la lettre de Charles ne fut pas écrite ce jour-là. Il avait ouvert sa bibliothèque pour chercher les guides qu’il possédait : étant tombé sur celui de Normandie, il s’était mis à le feuilleter, et l’heure du coucher sonna sans qu’il eût commencé sa correspondance.

Mais le lendemain dimanche, Charles écrivit ces lignes à son amie :

« Ma chère Élisabeth. Un mot pour te dire de lire le Coq gaulois du 9. Tu verras une nouvelle extraordinaire. Dis-moi ce que tu en penses, car je n’entreprendrai rien sans avoir ton avis. Je suis sûr que tu approuveras ma décision. En hâte. Ton ami, Charles.

« Mlle Élisabeth Tourneur, rue Pannesac. Le Puy (Haute-Loire). »

Le dimanche suivant, Charles recevait la lettre suivante :

Mon cher Charles,

« J’ai eu beaucoup de peine à trouver le numéro du Coq gaulois dont tu me parles. Il était épuisé, car, paraît-il, on y donnait le programme d’un concours passionnant. Enfin, grâce à un collègue de papa, j’ai pu l’avoir quelques instants. Du coup j’ai compris ta pensée : Tu veux chercher et trouver le trésor de M. Toupie. C’est bien ça. n’est-ce pas ? Je t’approuve, mais tu vas avoir bien des difficultés. Primo, l’argent, mais passons ; secundo, le temps. C’est sans doute pendant les vacances que tu chercheras le trésor, mais, en deux mois, parcourir la France ! Enfin, en se préparant comme il faut…


les frères d’élisabeth étaient de vrais diables.

« Tu sais qu’au Puy, il y a une Vierge célèbre sur une vieille église, de vieilles rues, mais pas de lac, du moins pas aux environs, Pourtant, je m’informerai et te dirai mes découvertes. Si j’avais le temps, cela m’aurait joliment amusée d’aller avec toi, de voir du pays… Que comptes-tu faire ? Parle-moi de ton ami Arthur. Comment va-t-il ? Est-il toujours aussi étourdi ? Ici, la vie s’écoule calme et agitée selon les heures ; les deux jumeaux, Bernard et Édouard, vont avoir cinq ans demain. Ils sont terribles, cassent tout à la maison, grimpent sur tous les fauteuils, mangent les gâteaux et les confitures que l’on a l’imprudence de laisser sur une table : aussi nous avons décidé avec papa de les mettre, pendant l’après-midi, dans une pension pour les petits enfants. Pendant leur absence, je pourrai un peu travailler, car mes études ne sont pas fameuses. Quant à ma sœur Marie, elle est très fière de ses huit ans.

« Sais-tu qu’ici tout le monde s’agite au sujet du concours de M. Toupie ? Les gens se disputent même. Les Ponots (c’est ainsi que se nomment les habitants du Puy) se fâchent et prétendent que le trésor est là, sous le rocher Corneille qui supporte la Vierge, les étrangers rétorquent qu’il y a bien d’autres Vierges en France, entre autres Notre-Dame de Fourvières, à Lyon ; Notre-Dame de la Garde, à Marseille, etc…

« Au revoir, mon cher Charles ; écris-moi souvent, car l’idée du trésor de M. Toupie m’empêche de dormir.

« Élisabeth Tourneur. »

Charles serra la lettre d’Élisabeth dans son portefeuille et descendit l’escalier en courant. Il se rendait chez M. Treillard, où lui et Arthur devaient compulser des guides et des livres relatifs à toute la France.

M. Treillard possédait une très belle bibliothèque qu’il avait mise à la disposition des deux garçons.

L’hôtel où demeuraient le père et la mère d’Arthur n’avait que deux étages ; au rez-de-chaussée se trouvaient les salons, au premier les chambres à coucher et la grande bibliothèque dont les fenêtres donnaient sur le jardin.

Sur une grande table on pouvait étaler des cartes, des livres, des dictionnaires. M. Treillard aimait beaucoup ses livres et ne les communiquait pas à tout le monde ; mais il avait pris Charles en affection ; il appréciait son caractère sérieux, et comme il désirait son amitié pour son fils Arthur, il l’autorisait à lire les ouvrages qu’il voulait. Quand il entendit ce qu’Arthur lui raconta au sujet du concours organisé par M. Toupie, l’idée lui vint aussitôt d’aider Charles à entreprendre la recherche du trésor.

« Voilà une expédition toute trouvée pour Arthur, dont les vacances sont toujours un problème pour moi ; j’ai une très grande admiration pour le docteur Lefrançois, qui est aussi savant qu’estimable et, pour une fois que l’on peut rendre un service à un homme de sa valeur, il faut en saisir l’occasion. Arthur est un bon garçon, dont toutes les qualités sont gâchées par un terrible défaut, une étourderie qui lui fait commettre les pires sottises. Si Charles pouvait lui mettre du plomb dans la tête, comme je le bénirais !… »

Allant et venant dans la bibliothèque, M. Treillard prononçait ce monologue qu’écoutait sans l’interrompre Mme Treillard, étendue sur un rocking-chair. D’une santé très délicate, elle ne pouvait sortir qu’en voiture ; les voyages lui étaient interdits parce que ses nerfs n’auraient pu supporter l’agitation des embarquements, des débarquements et le tumulte des gares.

Arthur faisait tout ce qu’il pouvait pour se corriger de son étourderie proverbiale, mais il n’y parvenait pas. Et Dieu sait si ses camarades lui ménageaient peu leurs quolibets ! Combien de fois n’était-il pas arrivé au collège, ayant laissé sur sa table le cahier ou le livre nécessaire, ce jour-là même, en classe. Les mauvaises notes de ses professeurs, les punitions de ses parents, les déceptions qui résultaient de ses étourderies, rien n’y faisait.

Charles était déjà venu, le jeudi précédent, pour consulter dans la bibliothèque de M. Treillard guides et livres de voyage, et Arthur lui avait tenu compagnie, car rien ne l’amusait autant que d’être avec son ami. Mais ce jour-là, Charles Lefrançois ne trouva dans la bibliothèque que M. Treillard, qui achevait de fumer un cigare.

« Mon garçon, lui dit-il, Arthur est consigné dans sa chambre aujourd’hui. Non pas qu’il ait commis une faute grave, mais vous ne me croirez pas : ce matin sa mère lui fait porter sur son lit, avant son lever, une paire de chaussettes bleu-paon qu’il désirait vivement… Eh bien ! cinq minutes après, une des chaussettes avait disparu. On l’a cherchée partout, dans son lit, dans ses livres, partout… partout… Impossible de trouver cette seconde chaussette… J’ai décidé qu’il ne vous verrait que lorsqu’il aurait mis la main sur la chaussette… »


arthur rendit la liberté au papillon.

Charles, en lui-même, pensait : « En voilà une affaire pour une chaussette ! » Mais il dit seulement :

« Oh ! monsieur, vous me permettrez bien d’aller lui dire bonjour… avant de me mettre au travail ?

— Eh bien ! oui, allez. »

Charles monta rapidement dans la chambre d’Arthur. Il le trouva sur le balcon de sa fenêtre, tenant dans ses mains un merveilleux papillon aux ailes veloutées de couleurs éclatantes.

« Bonjour, toi, dit-il à Charles. Regarde-moi cet étourdi : il s’est laissé prendre comme un nigaud.

— Laisse-moi rire, je t’en prie… Allons, donne la liberté à cet étourdi, comme tu l’appelles.

— Oui… il est prisonnier comme moi… »

Arthur ouvrit ses doigts et le papillon s’envola, dessinant sous le soleil radieux une grande courbe avant d’aller se poser sur une des plus belles roses du parterre.


« où ai-je donc mis ce journal ? »

Les deux garçons le suivirent des yeux et restèrent un moment sous le charme de cette belle journée de printemps ; mais Charles se reprit bien vite pour dire :

« Et ta chaussette ?

— Ma chaussette ? Ma chaussette ? s’écria Arthur en ouvrant de grands yeux ; si tu crois que j’ai pu penser à cette bêtise !… Elle est dans un endroit bizarre… sûrement. Quant à la chercher, j’ai bien autre chose à faire… Lis-tu le Coq gaulois ?

— Bien sûr que non, je n’ai pas le temps.

— Alors, tu ne prends plus part au concours ? »

Et Arthur ouvrait des yeux exprimant la plus profonde déception.

« Mais si, répondit Charles.

— Alors, dit Arthur d’un air désapprobateur, il faut un peu suivre le journal. C’est très important. Chaque jour, il y a un article à propos du concours. Enfin, continua Arthur avec une pointe de mépris assez comique, je suis là, et puni encore… cela me donne heureusement des loisirs.

— Mon cher Arthur, commença Charles…

— Mais je ne trouve plus ce journal ! » s’écria Arthur en tournant dans sa chambre comme un ours en cage, secouant les vêtements dispersés ici et là, prenant les livres qui encombraient la table et les mettant sur son lit, déplaçant les fauteuils, les chaises, les coussins qu’il jetait à l’autre bout de la pièce.

« Diable ! Diable ! Où est ce journal ? Je me moque bien de la chaussette, mais le journal !… Sapristi de sapristi ! Où a-t-il bien pu passer ? »

Et Arthur tournait toujours comme un ours en cage.

Charles riait sans oser remuer, de peur d’accroître le désordre de la pièce.

« Le journal s’est envolé avec la chaussette ! »

Arthur commençait à se fâcher.

« Que je suis stupide ! Je l’avais mis là, sur ma table…

— Comment peux-tu trouver quelque chose dans ce capharnaüm ? Range d’abord ta chambre et tu le retrouveras…

Arthur prit un air tellement consterné, que Charles en eut pitié.

« Écoute, dit-il, je veux bien t’aider, mais dépêchons-nous, il ne faut pas perdre notre temps ainsi… »

Comme il se baissait pour ramasser un livre, Charles poussa un cri d’étonnement.

« Oh ! mais combien as-tu mis de chaussettes à un de tes pieds ? »

Arthur regarda le pied désigné.

« Mais… Mais… Ah ! là ! là ! j’ai mis deux chaussettes sur le même pied… C’est incroyable ! Voilà la seconde chaussette bleue retrouvée… Mais le journal ?

— Il est peut-être dans la chaussette ? » dit Charles avec un peu d’ironie.

Arthur, assis sur un tabouret, enleva ses chaussettes : il en avait une cachou par-dessus celle bleu-paon, de sorte que personne n’aurait eu l’idée de chercher là cette dernière.

« Tu ne sentais donc pas ton pied plus à l’étroit dans ta chaussure ?

— Non, car j’ai gardé mes pantoufles.

— Ah ! mais…

— Quoi donc ? s’écria Arthur en suivant le regard de Charles dirigé vers ses pieds.

— Le journal est là,… dans ta pantoufle !…

— C’est vrai. Je l’avais mis là afin qu’il ne s’égare pas. Quelle joie, mon vieux ! »

Et Arthur prit dans sa pantoufle le numéro du Coq gaulois qu’il cherchait depuis un moment.

« Veux-tu que je lise la rubrique du concours ? »

Charles acquiesça d’un signe de tête et s’assit dans un large fauteuil, le dos appuyé sur un moelleux coussin. Arthur commença d’une voix grave.


CONCOURS DE M. TOUPIE.


« Un lecteur du Coq gaulois a demandé à M. Toupie si les conditions du Concours excluent ceux qui cherchent le trésor en groupe ; s’il faut effectuer les recherches individuellement ou si l’on peut agir en collaboration.

« Réponse : M. Toupie laisse liberté complète aux concurrents. Celui ou ceux qui entreront au même instant dans la cabane (point no 10 du concours) auront droit au trésor. Les concurrents se le partageront ou le donneront à celui qui aura montré le plus d’initiative dans les recherches, à leur guise !


DERNIÈRE HEURE.


« On nous signale de Marseille qu’un jeune garçon, prenant part au concours organisé par M. Toupie et visitant les rochers sur lesquels s’élève Notre-Dame de la Garde, a glissé malheureusement et s’est cassé la jambe. Il a été transporté à la maison de santé de l’avenue de Noailles. Espérons qu’il pourra reprendre ses recherches. »

Arthur plia le journal.

« Moi, je vais faire un dossier. Je collerai sur un cahier tout ce que je trouverai qui aura trait au concours de M. Toupie ; nous pourrons peut-être avoir par ce moyen quelques renseignements utiles… des pistes… grâce à l’expérience des autres…

— Oui, mais tu feras bien de ne pas égarer le registre.

— N’aie nulle crainte, » s’écria Arthur en riant et en dégringolant l’escalier pour se rendre dans la bibliothèque.

M. Treillard, lassé de la longue absence de Charles, était sorti. La pièce était vide.

D’un commun accord, les deux garçons décidèrent de chercher d’abord dans la bibliothèque les livres se rapportant aux pays qu’ils comptaient parcourir. Charles regardait avec admiration les beaux ouvrages magnifiquement reliés que M. Treillard s’était plu à rassembler, tandis qu’Arthur sifflotait un air joyeux. Puis les deux garçons, après avoir choisi divers volumes remontèrent dans la chambre d’Arthur.

« Écoute, dit Charles, il faut rattraper le temps perdu. Prenons le Guide Bleu et les divers ouvrages qui concernent Lyon. Nous allons voir si les dix points du concours s’adaptent à Notre-Dame de Fourvière : ensuite nous étudierons Notre-Dame de la Garde, à Marseille… puis nous passerons aux autres endroits de France où se trouve une statue de la Vierge.

— Prenons le programme du concours.

— Voilà le guide de Lyon.

Les deux garçons, penchés sur la table, se mirent à lire :

« Lyon… siège d’un archevêché dont le titulaire porte le titre de Primat des Gaules. Lyon s’étend dans un site admirable, au confluent du Rhône et de la Saône… »

— Voyons plus loin… Histoire : Le premier fait historique certain est la fondation d’une colonie romaine sur la colline de Fourvière.

— Alors, c’est un endroit historique et notre second point est acquis, interrompit Arthur.

— Oui, mais attends, regardons le tableau des conditions du concours et marquons d’une croix au crayon bleu ce qui s’applique à Lyon.

— Voilà. »

Arthur prit la feuille de papier sur laquelle Charles avait transcrit les « points » essentiels du concours.

Les points 9, 10 et 11 n’étaient pas transcrits, car ils ne concernaient que des détails qui précisaient l’endroit même où était caché le trésor.

« Bon ! dit Charles, le point 1 (le trésor se trouve dans une province française), le point 2 ? (dans un lieu historique) peuvent être appliqués à Lyon. Continuons… La ville centrale, les musées, la place Bellecour, etc., etc. Nous passons… »

Charles tournait les feuillets du guide.

Ah ! Voilà la ville ancienne : Quartiers de Saint-Jean, Fourvière et Saint-Paul. »

— Vois d’abord Fourvière, à cause de la statue de la Vierge et du « point » 3.

— « La première chapelle de Fourvière a été construite au ixe siècle.

— C’est pas aujourd’hui !

— Tais-toi donc ! Impossible de concentrer sa pensée.

— Bon, je me tairai jusqu’au jour où tu mettras la main sur le trésor. »

Charles se mit à rire à la vue de la drôle de figure que faisait son camarade en se pinçant fortement les lèvres.

« La première chapelle de Fourvière a été construite au ixe siècle avec des pierres provenant du forum de Trajan.

— Hum ! Hum !

— « Mais ce ne fut qu’à la fin du xiie siècle qu’on éleva sur la colline un édifice consacré à la Vierge et à saint Thomas de Canterbury. »

— Est-ce sur un rocher ?

— Attends… : La chapelle, relevée de ses ruines après les guerres de religion, fut reconstruite au xviiie siècle. Lors de la peste de 1643, le prévôt des marchands avait fait le vœu d’aller chaque année, le 8 septembre, au sanctuaire de Fourvière, pour disposer la Vierge à recevoir en sa protection particulière la ville… La nouvelle basilique, commencée en 1872, a été consacrée en 1896… La vieille chapelle du xviiie siècle, qui subsiste près de la nouvelle basilique, est toujours l’objet d’une grande vénération. Elle est dominée par un clocher roman moderne surmonté d’une vierge colossale.


« ah ! s’écria charles, ta chaussette regarde ! »

— Ce n’est pas sur un clocher, suivant le programme du concours, que se trouve la Vierge, mais sur un rocher.

— Bon, la Vierge au rocher n’est pas là.

— Attends ! Fourvière ne peut être abandonné définitivement tant que nous ne sommes pas assurés qu’il n’y a décidément pas de statue de la Vierge aux alentours. Quant aux vieilles maisons, je crois que Lyon en possède quelques-unes de fort curieuses.

— Prends ton guide, prends ton guide, mon vieux !

« Maisons curieuses : fenêtres sculptées… maison Henri IV… »

— Laisse-moi voir s’il n’y a pas autre chose… Voyons… la crypte… l’église supérieure… l’abside… chapelle des bas côtés…

— On ne parle pas de statue de la Vierge autre que celle du clocher de la vieille basilique ; donc il faut réserver le point 3… « Le panorama offre par un temps clair une vue inoubliable. » Ah ! Ceci paraît être intéressant pour le point 4.

— On ne dit pas que les vieilles maisons ont des toits pointus et des portes en arcades.

— Ce serait à voir. Je pense que nous classerons Lyon sous la rubrique : À revoir, ou À compléter. Certains points ne sont pas assez précisés encore.

— Parfait ! » s’écria Charles.

Le mercredi suivant dans l’après-midi, pendant la classe d’histoire, Arthur fit passer à Charles le petit billet suivant :

« J’ai trouvé une autre statue de Vierge. Mais, chut ! »

Charles prit le bout de papier et le serra dans son portefeuille. Comme Arthur prenait le concours à cœur ! Il en était extrêmement touché et il cherchait par quel moyen il pourrait montrer sa reconnaissance à son ami. En attendant, une constatation le réjouissait : son camarade devenait plus ordonné. La veille, il avait rencontré Place d’Armes M. Treillard, qui lui avait déclaré : « Mon fils me stupéfie. Tout ce qui a rapport au concours est rangé par lui avec un soin extraordinaire. Il ne permet à personne de toucher aux livres, cartes, plans, qui servent à vos recherches. Il collectionne les numéros du Coq gaulois, et le soir je le vois en découper et coller les articles avec une minutie et une propreté qui me surprennent. Si ce progrès vers l’ordre pouvait s’étendre à toutes ses actions ! »

À la sortie, Charles demanda à son ami de lui dire en quel endroit se trouvait la statue dont il parlait dans son mystérieux petit billet. Mais Arthur, amusé par cette vive curiosité, se montra taquin par jeu.


charles et arthur étaient penchés sur un guide.

« Non, dit-il, je ne te le dirai pas ce soir comme cela, en hâte. Demain, jeudi, nous aurons tout le temps voulu pour examiner ma suggestion. »

Durant l’après-midi du lendemain, chaude et orageuse, c’était au tour d’Arthur de manifester de l’impatience. Dans la demeure paternelle, du haut de l’escalier, il guettait l’arrivée de Charles. Enfin celui-ci parut.

« Allons, cloporte, arrive donc ! C’est la chaleur qui te rend lambin ?…

— J’avais un devoir à terminer. Tu sais que lorsque je suis ici, je ne me décide pas facilement à partir ; alors, pour être tranquille, je fais mes devoirs avant de venir.

— Homme raisonnable ! homme raisonnable ! je t’admire.

— Eh bien ! Cette statue ?

— Celle de Notre-Dame de la Salette, dans les montagnes de l’Isère… Il y a une basilique avec une statue de Vierge, répondit Arthur.

— Oh ! J’y ai bien pensé, mais la basilique est moderne.

— Tu es sûr ? s’écria vivement Arthur.

— Oui… L’église a été bâtie en 1852. Et puis la statue de la Vierge est sur le maître-autel… J’ai déjà regardé le guide. Rien ne s’adapte aux « points » du concours. Donc laissons la Salette de côté.

— Oui, » répondit Arthur un peu dépité.